Et tout le peuple dira : Amen
(Deutéronome 27.15)
Avons-nous réfléchi à la portée considérable de ce petit mot amen que nous disons, le plus souvent sans y penser, dans les exercices du culte public et en terminant toutes nos prières ? Rappelons-en l’étymologie et essayons de faire en quelques mots l’histoire de ce vocable biblique.
Le mot amen dérive d’un mot hébreu qui signifie « appuyer, soutenir ». Il exprime une affirmation énergique, une adhésion formelle à ce qui vient d’être dit. La locution française, « ainsi soit-il », en est, sinon la traduction littérale, du moins la fidèle interprétation.
C’est dans une circonstance mémorable de l’histoire des Hébreux que ce mot fait sa première apparition. Moïse n’est plus ; mais, avant de mourir, voici ce qu’il a ordonné : Après le passage du Jourdain et l’entrée d’Israël dans la terre promise, Josué, son successeur, élèvera un autel, formé de pierres, sur lequel il fera graver la loi de Dieu. Puis, la moitié des tribus se tiendra sur la montagne de Garizim et l’autre moitié sur la montagne d’Hébal ; les bénédictions de la loi seront lues sur la colline de Garizim, et le peuple répondra : « Amen » ; les malédictions de la loi seront lues sur la colline d’Hébal et le peuple répondra : « Amen », — c’est-à-dire : « J’adhère aux promesses, j’adhère aux menaces de l’Eternel. » Scène pittoresque et grandiose, accomplie par l’ordre de Josué dans la forme prescrite par le grand législateur Moïse, et qui dut laisser au cœur du peuple d’Israël une trace moins périssable que celle des caractères inscrits sur l’autel de granit. — Nous retrouvons cet amen dans plusieurs moments solennels de la vie du peuple de Dieu : — au temps de David, lorsque ce saint roi fait transporter l’arche de l’alliance à Jérusalem ; — au temps d’Esdras où la Loi, remise en honneur, est lue pendant plusieurs jours de suite devant les captifs revenus de l’exil. — Nous le retrouvons dans les Psaumes, notamment dans ce beau passage : « Béni soit à jamais le Dieu d’Israël d’éternité en éternité : amen, amen. » (Psaumes 41.14) Passons au Nouveau Testament. Là, ce mot se rencontre sur les lèvres de Jésus comme une formule qui précède ses enseignements et que nous traduisons ainsi : « en vérité, en vérité. » Il est à la fin de l’Oraison dominicale comme une ratification de la prière du Sauveur et il signifie : « ainsi soit-il. » Le mot amen apparaît dans le Livre des Actes et dans plusieurs épîtres qu’il termine. Il est le dernier mot de l’Apocalypse et comme le couronnement des Révélations divines. — Recueilli par l’Eglise apostolique, il retentit dans les assemblées des croyants ; il est prononcé par les ministres de Dieu, à travers les siècles, dans les diverses communions chrétiennes qui le chantent, ou le prononcent à haute voix, ou le disent silencieusement. Dès lors, le mot amen, ou son équivalent, ainsi soit-il, termine toutes les prières des cultes privés et publics, et devient partie intégrante de l’adoration de l’Eglise universelle. Voilà la portée historique de ce petit mot.
Quelle est sa valeur religieuse ? Elle est bien plus grande qu’on ne pense. Ce mot, amen, renferme toute une théodicée. Il exprime le libre rapport entre Dieu et l’âme humaine. Le Dieu de la Bible n’est pas le Dieu du déisme, immobile et muet, enchaîné à son œuvre qu’il ne peut modifier. Il n’est pas non plus le Dieu du panthéisme, abîme obscur où la créature et le créateur se confondent. Il est le Dieu personnel et vivant qui a fait l’homme à son image, c’est-à-dire, libre comme lui-même ; qui s’approche de cet homme et l’invite à s’approcher de Lui ; qui l’appelle à unir ses pensées aux siennes par un volontaire acquiescement. L’homme peut accepter ou refuser l’offre divine. S’il l’accepte, cette adhésion à ce que Dieu enseigne et commande, cet assentiment, que le mot amen exprime d’une manière si claire et si concise, c’est l’essence même de la piété ; c’est l’acte moral par excellence qui nous unit à la source de tout bien et qui parvient à faire de sa volonté notre propre volonté. Combien il y a loin de cet amen libre, filial, joyeux, à l’amen fataliste auquel se résignent des millions de bouddhistes et de mahométans ! Tel fut aussi le fond du paganisme grec et romain. Certes, nous reconnaissons que l’amen stoïque de plusieurs philosophes ne manqua pas d’une noble dignité, et nous pensons aussi qu’il n’est pas sans grandeur, l’amen fataliste de cet Arabe nomade, prosterné devant les décrets d’Allah, qui accepte « ce qui est écrit » et se couche au désert, drapé dans son manteau, pour mourir avec majesté. J’avoue préférer cette obéissance grave et pleine de respect à la révolte outrageante du pessimisme moderne contre l’inéluctable nécessité des choses qui nous broie dans son engrenage. Toutefois, la conception du bouddhiste et du mahométan a quelque chose de lugubre qui donne le frisson… Ce n’est pas de la sérénité, c’est de l’insensibilité, ce n’est pas l’effort de la volonté, c’est son inertie ; ce n’est pas un assentiment, c’est un écrasement ; ce n’est pas l’amen de la vie, c’est l’amen de la mort !
J’ai parlé d’Israël. Si jamais le jeu de la liberté morale entre ces deux contractants, Dieu et l’homme, a été manifeste, c’est bien dans la vie du peuple prophète, vrai type de l’humanité. De Moïse aux Rois, des Rois à l’exil, de l’exil à la restauration, qu’est l’histoire d’Israël, sinon la rencontre de deux libertés, celle de Dieu qui sollicite son obéissance et celle de ce peuple, appelé de « col roide », qui la refuse ? Jéhovah connaissant tous les secrets du cœur de l’homme, tous les moyens de le vaincre, emploie alternativement les promesses et les menaces, les sévérités et les délivrances ; Israël est souvent indocile, endurci ; souvent aussi il s’humilie, il se repent, il prononce cet amen de soumission qui lui fait trouver grâce devant Dieu : pages émouvantes de la Bible, véritable épopée où le ciel et la terre sont en scène dans une lutte grandiose ; réfutation victorieuse des doctrines modernes qui nient la liberté en Dieu et en l’homme, Dieu n’étant qu’une abstraction, et l’homme qu’un rouage de ce vaste mécanisme où ne se déploient que la Matière et la Force.
Nous retrouvons le même conflit entre Dieu et l’homme dans toute la révélation chrétienne. Qu’est-ce que l’homme, au sens chrétien ? C’est un coupable, un révolté qui a dit : « Rompons nos liens, brisons nos chaînes. » Le voilà qui dresse la tête devant son Maître, volonté contre volonté, et, pour ainsi dire, Dieu contre Dieu. Et ce Dieu, qu’est-il, au sens chrétien ? Un Père miséricordieux qui s’est dit à lui-même : « Ce rebelle, ce coupable, je le vaincrai à force d’amour. » Ce qu’il a dit, il l’a fait en lui donnant son Fils unique, mort sur une croix comme une victime expiatoire. Et lorsque le révolté se laisse vaincre par cet amour divin, c’est un homme qui reconnaît son péché, qui se repent, qui s’humilie, qui rétracte ses égarements, qui rentre dans l’ordre, c’est-à-dire, dans l’obéissance. Il dit maintenant à Celui qui l’a créé et sauvé : « Pardon, oh ! pardon, je me donne à toi par une conversion sincère. » L’entendez-vous prononcer cet amen décisif et irrévocable qui veut dire : « Je ne suis plus à moi-même, je suis à toi, ô Père, à toi pour toujours. » C’est le premier anneau de la chaîne qui l’attache à Dieu pour l’éternité, les amens successifs et journaliers de foi, de soumission, de confiance, viendront après, toujours plus fréquents, toujours plus décisifs, par le progrès de la vie divine. Eh bien ! je ne crains pas d’affirmer qu’il ne peut y avoir, sous le ciel, un spectacle plus grand que celui de l’homme libre devenant l’esclave volontaire du Dieu sauveur auquel il s’est donné, et que l’obéissance de cette créature déchue et relevée, dépendante de Dieu et affranchie du péché, est digne du regard des anges, et manifeste la gloire la plus haute du Tout-Puissant.
Avais-je raison de dire que ce petit mot de deux syllabes contient la plus belle des théodicées et comme le résumé du christianisme ?
Après ces considérations générales, essayons d’étudier nos amens dans deux manifestations de notre vie chrétienne, la prière et le culte public, et voyons si elles correspondent, pratiquement, à la belle théorie que je viens de développer.
Les amens qui soulignent nos prières ne sont-ils pas souvent formalistes ? Où sont les coups d’ailes qui nous emportent vers Dieu ? Nous nous tenons dans le terre à terre des vaines oraisons ; quel bien peuvent-elles nous faire ? Et cependant, c’est nous qui avons dit de la sœur de charité égrenant dévotement son chapelet : Quel mécanisme ! — Nos amens ne peuvent-ils être coupables ? Nous nous sommes révoltés devant l’hypocrisie de Louis XI méditant un crime : « Que votre volonté soit faite, vierge mère ! » « Et la mienne aussi », murmure le vieux roi fourbe, superstitieux et cruel. Au temps du siège de Paris, l’âme française, à laquelle déplaît tout pharisaïsme, s’indignait devant les prières officielles pour le succès des armées allemandes, ordonnées par le roi Guillaume, se prenant au sérieux comme l’Oint de l’Eternel chargé de châtier nos péchés. Et nous, n’avons-nous jamais dit amen à une cause triomphante, même injuste, parce qu’elle servait notre égoïsme national ou notre amour-propre sectaire ? Ne nous est-il jamais arrivé de vouer au jugement de Dieu quelqu’un de nos ennemis et de prononcer sur son châtiment un amen vindicatif ? C’est un païen, Sénèque, qui a dit ce mot profond : « Nous faisons tous les jours aux dieux des prières que nous n’oserions adresser aux hommes » — Nos amens ne sont-ils jamais l’expression de notre orgueil ? Je me souviens d’avoir lu autrefois une autobiographie, traduite de l’anglais, qui m’avait vivement impressionné. L’auteur racontait lui-même qu’il avait demandé à Dieu, par une sommation hardie, de grandes richesses. Dieu avait daigné l’exaucer : l’or, l’argent, les billets de banque affluaient dans ses caisses. Mais, parvenu au faîte de la fortune, que voyait-il du haut de cette tour d’or et d’ivoire qu’il s’était plu à ériger ? Là-bas, son triste veuvage, la mort prématurée de plusieurs de ses enfants, l’ingratitude des autres ; c’était d’une mélancolie navrante… Eh bien, ne pourrait-il se faire que Dieu dit amen à quelqu’une de nos prières ambitieuses, bien moins pour nous bénir que pour nous châtier ?
Mais il est des amens de sainteté auxquels Dieu prend plaisir et qui sont la piété elle-même. Aspirer à la vie et à l’imitation de Christ, quel idéal déployé devant celui qui prie et qui voit une cime succéder à une autre cime sur les hauteurs de la perfection chrétienne ! Ici, nous pourrons tout demander pour tout obtenir ; ici, nous oserons être ambitieux, car Dieu se plaira à nos audaces comme à nos triomphes. Il est des chrétiens qui marchent de force en force, parce qu’ils ont entrepris ce noble labeur de croître dans la vie divine. Comme ils sont bienfaisants ! La lumière qui se détache d’eux, la sérénité de leur visage, la paix de leur âme, quelle belle apologie du christianisme ! Mais combien sont-ils, ces vaillants dont la vie n’est qu’un amen de sainteté ? D’autres chrétiens, ou demi-chrétiens, se soucient peu de grandir en piété, de devenir meilleurs ; peut-être même ne le désirent-ils pas du tout ? Ils sont de feu pour solliciter les bénédictions temporelles, de glace pour demander les biens spirituels. Quoi, tant d’ardeur à souhaiter la santé, la prospérité, le succès de leurs enfants, tant de froideur à demander leur conversion ! Allons plus loin, déchirons les voiles qui dissimulent nos hypocrisies ! Il est des grâces que nous ne désirons pas recevoir et des progrès que nous ne voulons pas accomplir parce qu’ils effraient notre lâcheté morale. Nos lèvres disent à Dieu : délivre-nous du mal, et nos cœurs se refusent « à couper ce bras, à arracher cet œil » qui nous font tomber dans le péché. Alors, une dualité s’établit au dedans de nous ; une fiction dangereuse trouve droit de cité dans notre vie chrétienne, et nous voilà semblables à Ananias et à Saphira qui voulaient donner quelque chose aux apôtres, tout en gardant par un mensonge une partie de leur fonds de terre. Bien des chrétiens pratiquent, peut-être sans en avoir conscience, cette hypocrisie redoutable. Dès lors leurs amens de sainteté sont absolument stériles, car aucun progrès spirituel n’est possible pour les âmes qui ne sont pas droites, et Dieu refuse son Esprit à ces chrétiens qui gardent en eux-mêmes des interdits sacrilèges…
Si les amens de sainteté sont indispensables à notre vie religieuse, il en est de même des amens de soumission. C’est ici que l’imitation de notre Maître devient à la fois tragique et sublime. Disciples de Celui qui fut obéissant jusqu’à la mort de la croix, nous ne pouvons nous soustraire à une obéissance libre et filiale. Mais combien douloureuse ! Et cependant, il est des chrétiens qui trouvent une paix céleste dans l’immolation de leur volonté à celle de Dieu. Je ne connais pas de plus belle démonstration de l’Evangile. Ils finissent par aimer leur calice parce qu’ils le partagent avec Jésus ; ils éprouvent une joie mystique à être enveloppés dans la communion de ses souffrances, à le rencontrer chaque jour au jardin des Olives. Là, le drame de Gethsémané — hors son côté divin et rédempteur — s’est accompli pour eux. Quelle lutte avant l’apaisement ! Ils ont commencé par crier, chacun dans sa langue et selon sa détresse personnelle : « Père, si tu voulais que cette coupe passât loin de moi ? » Cette coupe, c’était un enfant chéri à sacrifier ; c’était peut-être l’exil, l’abandon, la pauvreté, la flétrissure… Et le Père : Mon enfant, cela n’est pas possible. — Père, pourquoi me traiter ainsi, pourquoi m’infliger un si cruel châtiment ? — Mon enfant, pour t’humilier, pour t’apprendre à te dépouiller de toi-même, pour briser ta volonté, pour mettre sur ton front un reflet de l’image de mon Fils. — O Père, je ne puis dire amen ; mon cœur se révolte ; aie pitié de moi ; je suis triste jusqu’à la mort ; tu vois mes larmes, ma sueur, mon agonie ; ne peux-tu donc m’épargner ? — Et le Père : Mon enfant, cela n’est pas possible ! — O Père, tu le veux, tu l’ordonnes, je m’immole sur l’autel du sacrifice. Que ta volonté soit faite, non la mienne !… Et l’amen de la soumission est prononcé, et les anges de tressaillir devant cet apogée de la souffrance humaine transfigurée par une sublime obéissance.
Mes frères, toute vie a, dès à présent, ou elle aura un jour son Gethsémané. Connaissez-vous une seule vie qui ait échappé à cette loi universelle ? Pour moi, je déclare n’en point connaître. Mais ce que je sais avec non moins de certitude, c’est qu’il en est beaucoup qui expérimentent les douleurs du jardin des Olives sans en recueillir les bénédictions. Combien de chrétiens, ou qui se disent chrétiens, qui succombent sous leurs épreuves sans en chercher le sens profond et le but sanctifiant ! Quoi, chers affligés, vous avez été épargnés jusqu’ici, vous avez passé à côté de vos bonheurs terrestres sans les considérer, pour ainsi dire, sans prononcer des amens de reconnaissance qui les eussent soulignés aux yeux de votre âme, et maintenant que Dieu vous les ôte, il vous semble qu’il n’en a pas le droit. Vous vous plaignez amèrement, vous doutez de son amour ! Sans vous révolter ouvertement, il y a en vous une impatience secrète, et vos larmes, d’ailleurs légitimes, tournent au dépit et à l’irritation. O l’horrible torture de ne pouvoir se soumettre à la volonté de Dieu ! Comme elle aggrave nos épreuves ! Comme elle les rend intolérables ! Allez, mes amis, allez visiter à nouveau le jardin des Olives : là, en voyant votre Sauveur — plus pâle que les pâles oliviers témoins de son agonie — fléchir sous le double fardeau des misères et des péchés de l’humanité, de vos péchés à vous, vous aurez des remords de vos douleurs égoïstes et vous apprendrez de lui le secret des amens de soumission filiale. « O Roi de gloire et homme de douleur, quiconque t’a aimé a souffert ; quiconque t’aime consent à souffrir ! Il est voué tout ensemble à la gloire et à la douleur ! » (Vinet) Consentir librement à la souffrance, tel est l’amen héroïque qui nous unit, à Jésus-Christ et met sur nos fronts un trait de ressemblance avec lui !
J’ai parlé jusqu’ici pour des chrétiens, ou qui font profession d’être chrétiens. Mais si je voulais décrire les révoltes de notre siècle contre la destinée humaine, alors quel douloureux spectacle s’offrirait à nos regards ! Fut-il jamais un siècle plus désenchanté, plus sombre en son pessimisme, et en même temps plus avide de jouissances ? Il ne veut pas souffrir ! De là ses blasphèmes en demandant compte à Dieu, — s’il y a un Dieu, — des mystères qui nous déconcertent : pourquoi les fléaux, les maladies, les infirmités, la misère, l’inégalité des conditions, la vieillesse, la mort ? C’est une clameur universelle contre Celui qui est le créateur et qui n’a pas fait de notre terre un paradis. Et notre siècle nie l’un des termes du problème, le péché, et, avec non moins d’incrédulité, il nie le plan rédempteur par lequel Dieu a daigné réparer le péché en donnant son Fils au monde, son Fils, le divin médecin des maux du corps et de l’âme ! Lui, ce Fils, roi de l’humanité, notre peuple le repousse tantôt avec dédain, tantôt avec colère. O peuple généreux, mais égaré, qu’il nous soit donné de te présenter le vrai Christ des Evangiles tout fait de mansuétude ! C’est lui qui éclairerait ta raison, qui dissiperait tes noirs cauchemars, qui guérirait tes blessures… Et nous, comme nous serions dans l’allégresse si, de ta poitrine oppressée par le doute et la révolte, s’échappait enfin, au lieu de cris de haine, un amen libérateur de foi, de soumission, de confiance filiale à l’égard de ce Dieu qui est amour et qui, par son amour, peut transfigurer notre destinée !
Après les amens de la prière individuelle, voici les amens du culte public. Dans cette heure sacrée, Dieu parle et l’homme écoute. Un dialogue dont le pasteur est l’organe s’établit entre les enfants de la terre et le Père qui est aux cieux. Sublime échange ! Doux concert des âmes ! Simple et haute poésie de notre culte réformé qui trouva autrefois son berceau et son baptême dans une persécution de deux siècles. J’ai vu dans les Cévennes les gorges profondes où se tenaient « les assemblées » ; j’ai vu la chaire portative qu’on y dressait et dont la vieille étoffe de serge noire frémissait sous le vent des forêts de châtaigniers. J’ai vu les escabelles où s’asseyaient nos aïeules, tremblantes de peur en songeant aux dragons du Roi qui pouvaient surprendre l’assemblée, mais pleines d’allégresse à écouter les prédicateurs de la sainte Parole du Roi des Rois ! J’ai vu les livres de Psaumes vénérables, noircis par la fumée, qu’avaient tenus les mains ridées des vieillards, et il m’a semblé entendre les prières, les accents frémissants de cette Eglise sous la croix, comme ses amens de confiance, de patience héroïque, qui précédaient pour plusieurs un autre amen tragique, celui que les martyrs et les confesseurs prononçaient sur les bancs des galères et sur les marches des échafauds. Et puis, quand j’ai considéré les héritiers de ce grand passé, une indicible tristesse m’est montée au cœur. Un grand nombre des descendants de ces persécutés ne vont plus dans nos temples, pour plaire à la libre pensée dont ils reçoivent le mot d’ordre, d’autres n’y vont qu’aux grandes fêtes ; d’autres s’y rendent par bienséance, par habitude, et, dans certaines Eglises, parce que cela est bien porté et fait partie d’une bonne éducation… Voici la loi de Dieu, écho vibrant du Sinaï, avec sa sève morale, ses ordres impératifs qu’on ne doit ni affaiblir, ni discuter ; — voici la confession des péchés qui déclare que nous avons transgressé ces commandements et, comme, conséquence, que nous méritons « la condamnation et la mort ». Le pasteur ratifie ces aveux en prononçant le mot amen. Mais combien nombreux aujourd’hui, ceux qui, gagnés par l’esprit du siècle, n’ont ni le sens de la justice de Dieu et de ce que nos pères appelaient noblement « l’honneur de Dieu », ni la conviction tragique du péché et de la condamnation nécessaire qu’il entraîne à sa suite ? — Voici le Symbole des Apôtres : c’est comme un phare qui projette ses clartés puissantes sur la chrétienté tout entière et qui rallie les diverses communions de l’Eglise de Jésus-Christ, à travers les siècles, à un symbole universel. Et le pasteur dit amen à ces vérités éternelles. Mais combien, parmi ces protestants, qui ne voient dans ce symbole qu’un vieux document sans valeur dont il serait opportun d’alléger notre culte, en le débarrassant de dogmes surannés, répudiés par les jeunes générations ? — Voici le chant des Psaumes des Huguenots, cordial de ces grandes âmes, — et celui de nos cantiques, expression poétique et touchante de la piété des chrétiens ; nous disons amen à ces mâles accents comme à ces ferventes adorations, mais combien d’auditeurs qui ne chantent ni du cœur, ni des lèvres, et qui restent indifférents, distraits, devant ces effusions de l’âme de l’Eglise ! — Voici la prédication. Quand elle ne pactise pas avec l’effacement de la doctrine, cette mœlle des lions, sous le frivole prétexte d’être actuelle, c’est-à-dire de favoriser l’ignorance de notre époque, dédaigneuse de toute théologie, — quel puissant moyen de conversion, quelle action sur les âmes ! Le pasteur termine ses appels par le mot amen. Mais combien l’ont ratifié par un humble retour sur eux-mêmes ; combien se sont écriés : O Dieu, sois apaisé envers moi, pécheur ? Combien se sont véritablement donnés au Dieu de Jésus-Christ ? Ils ont écouté le sermon en dilettantes et, le plus souvent, avec un esprit critique qui ne prépare guère à la conversion. — Enfin, voici la bénédiction, si simple et si belle ! Nous pourrions l’emporter avec nous, le dimanche, comme une sorte de talisman fait pour protéger et bénir nos jours ouvriers ; mais nous ne l’écoutons même pas, pressés que nous sommes d’aller reprendre le cours de conversations frivoles, interrompues pendant l’heure du culte… En sorte que dans ces coupes d’or où sont contenues les prières des saints, dit l’Apocalypse, nous mettons des gouttes délétères dont « l’encens monte au ciel en nuage odieux », selon les expressions sévères de Vinet.
Ah ! mes frères, il est un être qui n’a pas connu ce désaccord entre son cœur et ses lèvres, un être dont les pensées et les paroles, les sentiments et les actes ont tous été une adhésion absolue à la volonté de Dieu : c’est Jésus, notre Sauveur et notre modèle parfait. Voilà pourquoi l’Ecriture l’appelle l’Amen, le Témoin fidèle et véritable, un des plus beaux noms qui lui aient été donnés. Il a été l’Amen de la vérité, car jamais l’ombre d’un mensonge ou même d’une exagération n’a effleuré sa pensée. De là, l’autorité absolue de son enseignement. Il a été l’Amen de la sainteté. Cherchez une tache à ce soleil, vous ne sauriez la trouver. C’est pourquoi, Jésus restera jusqu’à la fin des siècles l’idéal moral de l’humanité. Il a été l’Amen de la soumission. Nous le voyons, la nuit et le jour, se pénétrer de la volonté de son Père, n’enseigner, n’agir, ne faire des miracles que par Lui et pour Lui, jusqu’à cette obéissance sublime de la croix où il expire, tout sanglant, et qui est l’Amen final de sa vie divine. Alors, le Père l’a glorifié en prononçant sur lui cet amen suprême : « Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’aie mis mes ennemis sous tes pieds », et les anges se sont associés à son élévation dans le ciel par cette salutation magnifique : « Portes, élevez vos linteaux ; laissez entrer le Roi de gloire. »
O mes frères, que nos pensées, nos volontés, nos sentiments, nos actes, nos prières, soient tous des amens. Que le nom Amen, c’est-à-dire le Témoin fidèle et véritable, puisse nous être appliqué ! Qu’il passe du Maître aux disciples, afin que, au dernier jour, Dieu puisse prononcer sur chacune de nos vies l’amen de miséricorde qui nous mettra en possession de la gloire éternelle !