Suite de la même preuve.
Les Juifs qui vivaient du temps des apôtres ne sont point coupables de parler comme Dieu et les prophètes leur ont enseigné ; ils ne le sont point de n’avoir pu deviner qu’il y avait une signification du nom de Dieu, inconnue jusqu’alors, qui justifiait pleinement un homme convaincu sans cela de blasphème : les Juifs de nos jours le sont encore moins, de parler comme leurs pères ont parlé.
Mais il sera bon de voir en combien de manières les prophètes les avaient instruits à cet égard. 1. Ils les faisaient continuellement souvenir de cette loi du décalogue : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face, et jamais ils n’ont ajouté le moindre adoucissement, ni la moindre restriction, qui ait marqué que ce précepte ne devait point être regardé comme un précepte général, et qui obligeât les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Les Juifs ont-ils été obligés de croire, sans en être avertis, que l’obligation de ce précepte, si inviolable jusqu’alors, avait cessé du temps de Jésus-Christ ?
2. Ils opposent perpétuellement le Dieu qui a fait toutes choses, aux dieux qu’ils se sont faits eux-mêmes ; ils donnent ce caractère au Dieu dont ils défendent l’unité en toutes sortes d’occasions : c’est qu’il a fait les cieux et la terre ; et ils nous déclarent qu’il n’y a point d’autre Dieu. Les Juifs seront-ils plus sages que les prophètes, et apporteront-ils des exceptions là où les prophètes n’en ont jamais apporté ?
3. Ils nous disent que tous autres dieux que le vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, sont des dieux corruptibles, et périront tôt ou tard. Les dieux, disent-ils, qui n’ont point créé les cieux et la terre, périront de dessus la terre. Le prophète fait un raisonnement caché et implicite, qui peut être ainsi développé. Les dieux qui n’ont point créé les cieux périront sur la terre : or, les idoles qu’adorent les nations sont des dieux qui n’ont point créé les cieux ; donc les idoles qu’adorent les nations périront sur la terre. La première proposition de cet argument est une proposition générale, qui enseignait aux Juifs à ne reconnaître point d’autre Dieu que celui qui a créé les cieux, et qui demeure éternellement. Les Juifs ont-ils dû regarder ce principe des prophètes comme étant faux et illusoire ?
4. Ils nous donnent ce caractère de Dieu, c’est qu’il ne peut être portrait, parce qu’il n’y a rien qui soit capable de nous le représenter. A qui me feriez-vous semblable, dit Dieu par la bouche du prophète Esaïe ? Ma main n’a-t-elle pas fait toutes ces choses ? Ce qui apprenait aux Juifs à ne pas reconnaître pour Dieu tout ce qui pouvait être représenté par des statues ou par des images, et à croire par conséquent qu’un homme était bien éloigné de pouvoir porter ce nom glorieux.
5. Le nom de Jéhova et les autres noms de Dieu étaient des noms de distinction que Dieu s’imposait à lui-même, ou que les prophètes lui donnaient pour l’élever au-dessus des créatures. Je suis l’Éternel, dit Dieu par la bouche d’Esaïe ; c’est là mon nom ; il n’y a point d’autre Dieu que moi. Les prophètes enseignaient aussi à jurer par le nom de Dieu. Celui qui jurera, disent-ils, en la terre, jurera par le Dieu de vérité. Vous jurerez par mon nom, dit le souverain législateur. Ou ce nom devait le distinguer de toutes les créatures sans exceptions ou il ne devait le distinguer que de quelques-unes de ses créatures. S’il ne devait le distinguer que de quelques-unes de ses créatures, en vain Dieu s’écrie par la bouche du prophète : Je suis l’Éternel, c’est là mon nom ; il n’y a point d’autre Dieu que moi, puisqu’on peut lui répondre : Il est vrai, c’est là ton nom ; mais ce nom ne te distingue pourtant pas de toutes les créatures, puisqu’il y en a, ou qu’il y en doit avoir, qui le porteront aussi bien que toi. Que si ce nom devait le distinguer de toutes ses créatures sans exception, je dis que quiconque prend cet auguste nom, se tire par là de la condition des créatures ; et qu’ainsi, si Jésus-Christ prend ou ce nom, ou d’autres noms qui en expriment la gloire, ce qui est la même chose, les Juifs ne peuvent s’empêcher de l’accuser d’impiété et de blasphème.
6. Les prophètes répètent ce qu’ils nous disent de l’unité de Dieu dans presque toutes les pages de leurs divins écrits. Or, pour le dire en passant, on ne peut rapporter ces soins extraordinaires de nous apprendre qu’il n’y a qu’un seul Dieu, si ce n’est au danger qu’il y avait que les hommes tombassent dans l’idolâtrie en reconnaissant pour Dieu ce qui ne l’était point. Or je demande, n’y avait-il plus aucun danger que les hommes tombassent dans l’idolâtrie, lorsque le sanhédrin a jugé Jésus-Christ ? Certainement le danger était aussi grand en ce temps-là que du temps des prophètes ; et s’il faut en croire nos adversaires, l’événement a fait voir que les hommes pouvaient redevenir païens, en mettant une créature honorée du nom de Dieu sur le trône de la Divinité. Les Juifs devaient avoir soin de la gloire de Dieu, comme les prophètes en avaient eu du temps de leurs pères. Les Juifs pouvaient prévoir que si l’on permettait à un simple homme de prendre le nom de Dieu, il serait mis bientôt en la place de l’Être souverain, et l’événement ne les aurait que trop justifiés à cet égard. Si donc les prophètes avaient crié pendant tant de siècles, qu’il n’y avait qu’un seul objet qui dût porter le nom de Dieu, pour empêcher les Juifs de tomber dans l’idolâtrie, les Juifs ont dû par ce même intérêt, s’élever contre un homme qui osait prendre les noms et les titres de Dieu.
7. Il est extrêmement remarquable que les prophètes prennent à tâche de faire voir aux Juifs que les êtres subalternes et dépendants ne doivent point être appelés des dieux, en nous disant qu’il ne faut point reconnaître les dieux qui n’ont point fait les cieux, qui ne font point pleuvoir sur la terre, etc. Les Juifs ont-ils dû perdre tout d’un coup, et sans aucune raison, ce juste préjugé ? ou, ne le perdant pas, ont-ils pu consentir à l’Évangile ? Ils voyaient que Jésus-Christ était un simple homme, et par conséquent un être subalterne et purement dépendant. Ils ont donc été obligés de regarder comme une superstition la religion qui lui attribuait les noms et la gloire de Dieu, ou de se moquer des principes de leurs prophètes.
8. Les prophètes voulant nous montrer que Dieu ne peut jamais consentir à voir honorer d’autres dieux que lui, en prenant une raison du conseil de Dieu, ils introduisent Dieu parlant ainsi : Je ne donnerai point ma gloire à un autre. Les Juifs avaient donc raison de penser qu’il n’avait point donné sa gloire à Jésus-Christ ; car, ou cette proposition est générale, de sorte qu’elle signifie que Dieu ne donne jamais sa gloire à personne ; ou elle est particulière, de sorte qu’elle marque seulement que quelquefois, et en certaines rencontres, Dieu ne donne point sa gloire à un autre. Si c’est une proposition particulière, le raisonnement du prophète ne vaut rien, car il doit être conçu de la sorte : Dieu ne donne point sa gloire à un autre en quelque occasion, bien qu’il la donne en d’autres ; donc il ne donnera point sa louange aux images taillées. Que si c’est là une proposition générale, comme le bon sens et la force des termes nous l’apprennent assez, et qu’elle signifie : jamais, en aucune occasion, Dieu ne donne sa gloire à un autre, il s’ensuit que les Juifs ont été obligés de croire que Dieu n’avait point donné sa gloire à Jésus-Christ, et qu’ainsi Jésus-Christ ne pouvait, sans une impiété manifeste, ni se revêtir des titres de Dieu, ni prétendre à des honneurs divins, ou à l’adoration qu’on avait accoutumé de rendre seulement à l’Être souverain.
9. Le respect que les prophètes ont eu pour les noms qui expriment l’essence et la gloire de Dieu est tel, qu’ils évitent d’en prendre leurs métaphores : c’est là une différence essentielle qu’on peut remarquer entre le langage humain et divin. Le premier, comme étant le langage des hommes qui ne respectent pas assez la divinité, est rempli de métaphores prises de Dieu : tout y est divin, adorable, éternel, infini. Les termes d’encens, de sacrifice, de consacrer, de se dévouer, et mille autres expressions prises du culte que nous devons à Dieu, ne coûtent rien ; mais elles sont bannies du langage du Saint-Esprit, qui, parlant de Dieu comme de Dieu, et de la créature comme de la créature, évite les métaphores prises de l’Être souverain, quand il faut parler de la créature. Elle ne dit point le Dieu des épouvantements, mais le Roi des épouvantements. Que s’il arrive une fois au psalmiste de dire : Vous êtes dieux, il ajoute immédiatement après : Mais vous mourrez comme des hommes. Sur quoi il faut remarquer quel est le terme original : c’est celui de אלהם, nom qui h’est pas si propre à Dieu que les autres, puisqu’il est aussi donné aux anges ; nom pluriel, qui est plutôt un nom appellatif qu’un nom propre, nom qui ne peut intéresser la gloire de Dieu, parce qu’il n’est donné en cet endroit aux puissances que pour former l’antithèse qui doit les humilier. Vous êtes dieux, mais vous mourrez comme les hommes. Que si le respect que les écrivains sacrés de l’Ancien Testament ont eu pour les noms propres de Dieu est si grand, et si l’on peut remarquer ce même respect dans les écrivains du nouveau, qui ne prennent point leurs figures et leurs métaphores, quand ils parlent de la créature, des attributs de Dieu, comme ont fait les auteurs païens, et comme font encore aujourd’hui les auteurs du siècle, peut-on condamner d’une excessive délicatesse les Juifs, lorsqu’ils ne peuvent souffrir qu’on donne à un simple homme le nom de Dieu, et même qu’on le lui donne dans un sens qui engage à l’adorer ? Car enfin, ou le nom de Dieu exprime la gloire du Créateur, ou il exprime la gloire de la créature, ou il exprime une gloire commune au Créateur et à la créature. On ne peut point dire qu’il exprime une gloire commune au Créateur et à la créature ; car si cela était, les prophètes n’auraient pu dire qu’il y a un seul Dieu, et chacun de nous pourrait prendre ce nom sans en faire difficulté. On ne peut point dire qu’il exprime la gloire de la créature ; cela serait extravagant : il s’ensuit donc qu’il exprime la gloire du Créateur. Or je soutiens que les Juifs ne peuvent se dispenser d’accuser de blasphème celui qui, sans être le Créateur, se donne un nom qui exprime la gloire du Créateur.
10. Enfin il est certain que les prophètes ont principalement deux fins lorsqu’ils nous instruisent du nom et des attributs de Dieu. La première est de glorifier Dieu en l’élevant au-dessus de toutes les créatures. La seconde est de sauver les hommes en les empêchant de tomber dans la superstition et dans l’idolâtrie. Or il est certain que ces deux fins de la religion périssent, si les Juifs permettent à un simple homme de prendre les noms de Dieu ; car, premièrement, comme les noms ont été imposés aux choses pour les faire connaître et pour les distinguer, il s’ensuit que, si un simple homme prend le nom de Dieu, il sera confondu avec Dieu, du moins en quelque manière ; ce qui est opposé a cette première fin qui est de glorifier Dieu en l’élevant au-dessus de toutes les autres choses. En effet, qui ne voit que, si Dieu se glorifie lui-même, lorsqu’il s’impose des noms qui ne conviennent point à la créature, il faut, par la loi des contraires, que la créature déshonore Dieu en tant qu’il est en elle, lorsqu’elle se donne les noms qui avaient été consacrés à Dieu ? A l’égard de la seconde fin de la religion, qui est d’empêcher que les hommes ne tombent dans l’idolâtrie, elle est encore détruite par cette usurpation du nom de Dieu ; car, ou Jésus-Christ s’attribue ce nom sans idée, ou il se l’attribue avec quelque idée : s’il se l’attribue sans idée, il se l’attribue follement ; ce qui est impie : s’il se l’attribue avec une idée, ou il se l’attribue avec l’idée que les autres hommes y ont attachée, ou il se l’attribue avec une idée particulière qu’il y attache lui-même : s’il se l’attribue avec l’idée que les autres hommes y ont attachée, il se l’attribue avec l’idée de l’Être souverain, et par conséquent il engage les hommes dans l’impiété : s’il se l’attribue avec une autre idée, et avec une idée inconnue aux hommes, il leur tend des pièges par là ; il les jette dans l’erreur, et de l’erreur dans la superstition ; il fait du langage un commerce d’illusion et de tromperie, au lieu que par sa naturelle distinction il doit être un commerce de vérité et de sincérité. Enfin on peut dire que la signification du nom de Dieu ne dépendant point de la fantaisie d’un particulier, mais du consentement et de l’usage, la direction de son intention ne peut le sauver ni lui de blasphème, ni ceux qui le suivront d’idolâtrie,
On nous dira peut-être ici que Jésus-Christ ne s’est point dit Dieu, mais le Fils de Dieu, lorsqu’il conversait sur la terre, et que même il s’est justifié d’une manière qui montrait qu’il n’aspirait point à ce premier titre, lorsqu’il a cité à ce propos ces paroles du Psalmiste : Vous êtes dieux, etc. Comme l’on doit examiner ce passage à part dans son lieu, on se contentera de dire ici deux choses. La première est que ce n’est pas une chose qui puisse être contestée entre nos adversaires et nous, que Jésus-Christ se cache en cette occasion comme en plusieurs autres, et qu’il ne dit point aux Juifs tout ce qu’il est ; car, à ne considérer que l’impression de ses paroles, il semble qu’il ne se dise Dieu ou le Fils de Dieu, que dans le même sens que les hommes élevés en dignité dans le monde portent ce nom dans l’Écriture ; et nos adversaires mêmes conviennent que Jésus-Christ est Dieu d’une manière qui lui est propre, et qui ne saurait convenir aux puissances de la terre, mais dans un sens très éminent ; c’est ce qu’on montrera distinctement dans la suite. Il n’est point nécessaire de presser ici cette considération, elle est inutile ; car quand il serait vrai que Jésus-Christ n’aurait point pris le nom de Dieu dans aucune occasion, et que le sanhédrin ne pourrait rien dire de pareil pour justifier la sentence qu’il prononça contre lui, il est du moins incontestable que ses disciples lui ont donné et les noms et les éloges qui étaient consacrés à Dieu, et que les Juifs qui ont entendu depuis, et qui entendent encore leur langage, ne peuvent s’empêcher de condamner l’Évangile d’impiété, et sont forcés d’approuver la sentence du leurs pères, quand on leur dit que l’esprit de Jésus-Christ est le même que celui de ses disciples, et que ceux-ci ne nous disent rien que ce que celui-là veut bien qu’ils nous disent. On laissera là, si l’on veut, les Juifs qui ont condamné Jésus-Christ, et l’on s’arrêtera à ceux qui ensuite ont rejeté la prédication des apôtres. On fera voir qu’ils ont dû regarder ceux-ci comme des gens qui blasphémaient, et qu’ils n’ont pu s’empêcher d’approuver l’arrêt porté contre Jésus-Christ, s’il est vrai que celui-ci n’ait été qu’une simple créature, ou un simple homme par sa nature. En un mot, il ne s’agira point de justifier le sanhédrin, si l’on veut ; mais il s’agira de justifier l’attachement que les Juifs ont eu dans tous les siècles pour ce jugement du sanhédrin, en considérant que ceux qui le composaient avaient le droit de juger Jésus-Christ, puisqu’ils étaient établis de Dieu pour juger de cette sorte d’affaires ; qu’ils ont eu raison d’accuser Jésus-Christ de blasphème, puisque la doctrine que ses disciples annoncent, par laquelle seule on peut juger de ses sentiments, le revêt de tous les caractères du Dieu souverain, lui qui n’est qu’une créature : ce qui fait l’essence de la profanation et du blasphème, et qu’on ne peut pas nier que cette assemblée ne pût et ne dût condamner à la mort les blasphémateurs, ne pouvant même se dispenser de cette rigueur sans trahir son devoir. On objectera que les Juifs qui composaient le sanhédrin ont agi par passion et par envie. Cela peut être, répondra-t-on : tant pis pour eux, si cela est. Ce n’est point à nous, disent les Juifs qui viennent ensuite, à juger du cœur de nos pères, qui nous est inconnu ; mais il nous appartient de juger de la justice de leur sentence, qui nous est très connue. Il est inouï que devant aucun tribunal on s’arrête plutôt aux soupçons qu’on peut avoir de la mauvaise disposition des juges qu’aux caractères de justice ou d’injustice qui sont dans leur jugement. Les Juifs n’ont pas appris à sonder les cœurs ; mais leur loi leur enseigne à discerner les blasphémateurs, en leur disant : Tu n’auras point d’autres Dieux devant ma face, et en les obligeant par là à rejeter celui qui n’étant pas le Dieu d’Israël, le Dieu de leurs pères, ose prendre le nom et les titres de Dieu.
Si celui qui devait venir dans l’accomplissement des temps pour racheter Sion, et pour détourner les infidélités de Jacob, devait être le vrai Dieu, le Dieu d’Israël, et si les oracles des prophètes l’apprennent aux Juifs, comme on le montrera dans la suite, ceux-ci sont évidemment coupables d’impiété ; mais si celui qui devait venir pour faire l’ouvrage de notre rédemption ne devait être qu’un simple homme ou une simple créature, les disciples de Jésus-Christ ne peuvent être excusés de blasphème, ni Jésus-Christ lui-même regardé comme innocent, parce que nous supposons que ses disciples ne parlent que par son esprit et par son ordre : nous en verrons une confirmation dans les chapitres qui suivent.