Traité de la divinité de Jésus-Christ

Deuxième section

Où l’on fait voir que si Jésus-Christ n’était pas le vrai Dieu, d’une même essence avec son Père, le sanhédrin aurait fait un acte de justice en le faisant mourir, ou du moins que les Juifs auraient bien fait ensuite de s’en tenir à cette sentence.

Chapitre I

Première preuve tirée de ce que Jésus-Christ a pris le nom de Dieu.

Comme le sentiment de ceux qui croient que Jésus-Christ est un simple homme, ou même une simple créature, va à consacrer la religion mahométane, il tend aussi à justifier les Juifs du plus exécrable parricide qui fût jamais ni commis ni conçu, qui est le meurtre de Jésus-Christ notre Sauveur.

En effet, pour justifier parfaitement les Juifs à cet égard, il ne faut que montrer, premièrement, que le sanhédrin a eu droit de juger Jésus-Christ ; en second lieu, qu’il a eu raison de le condamner de blasphème ; pour un troisième, qu’il a eu droit de le faire mourir, et enfin, que les Juifs ont eu raison de s’en tenir à la sentence de leur sanhédrin, et de rejeter la prédication de ceux qui leur ont proposé de croire en ce crucifié. Or il est certain que ces quatre propositions sont véritables, s’il est vrai que Jésus-Christ soit un simple homme, ou une simple créature, et non pas le Dieu souverain.

Pour le droit que l’on a eu de juger Jésus-Christ, il est incontestable, puisque le sanhédrin était un conseil établi de Dieu même, et qu’il connaissait généralement de toutes les affaires capitales qui regardaient la tranquillité de l’État, ou la conservation de la religion.

Il n’est pas moins certain qu’on a eu le droit de le faire mourir, s’il a été convaincu de blasphème, et de rejeter la prédication de ses apôtres, si on l’a fait mourir avec justice. Ainsi la difficulté consiste uniquement à savoir si l’on a pu le convaincre de blasphème. Il n’est plus sur la terre. Les Juifs ne peuvent point instruire le procès de nouveau, en le mettant sur la sellette ; mais il leur sera facile de connaître sa doctrine dans les écrits de ses disciples qui nous l’ont conservée. En effet, le témoignage que Jésus-Christ rend de lui-même, doit être confondu avec celui que ses disciples rendent de lui, puisque tout le monde convient qu’ils ont parlé par l’ordre et par l’esprit de Jésus-Christ.

Or il paraît par les écrits de ses disciples, 1. que Jésus-Christ a été appelé Dieu ; 2. qu’on lui a attribué les vertus de Dieu, honneur qui n’avait jamais été rendu qu’à Dieu ; 3. qu’il s’est fait adorer ; 4. qu’on l’a fait égal à Dieu ; 5. qu’on lui a attribué les oracles de l’Ancien Testament, qui expriment la gloire de Dieu ; et il est évident, par la lumière naturelle, que tout cela ne se peut dire d’un simple homme ni ’d’une simple créature, sans un blasphème manifeste.

Mettons-nous pour un moment en la place des Juifs de nos jours, et voyons si, supposé que le principe de nos adversaires est véritable, nous ne serons pas obligés de persévérer dans notre incrédulité.

Pour sortir hors de cet état, il faudrait de deux choses l’une : ou que nous puissions nous persuader que Jésus-Christ ne s’est point appelé Dieu, qu’il ne s’est point fait adorer, qu’il n’a point prétendu être égal à son Père, et qu’il ne s’est point appliqué, ou qu’il n’a point permis qu’on lui appliquât les oracles de l’Ancien Testament, qui expriment la gloire de l’Être souverain ; ou bien il faut se persuader qu’un simple homme peut, sans impiété, porter le nom de Dieu avec l’idée que cet auguste nom renferme, et la gloire et le culte qui suivent cette idée.

Le premier n’est point possible. Jésus-Christ est appelé Dieu dans les écrits des apôtres : il est nommé le grand Dieu. Thomas lui dit après sa résurrection : Mon Seigneur et mon Dieu. Saint Jean commence ainsi son Évangile : Au commencement était la parole, et la parole était Dieu. Saint Paul l’appelle Dieu manifesté en chair et justifié en esprit. Il n’importe, au reste, que ce soit en grec ou en hébreu que ce nom soit donné a Jésus-Christ. Chacun sait que dans quelque langue que ce soit, ce nom exprime la gloire d’une essence élevée au-dessus de la nôtre. D’ailleurs on ne peut douter que les apôtres n’attribuent à Jésus-Christ tous les noms de Dieu consacrés dans l’usage de la langue sainte, puisqu’ils lui attribuent tous les oracles où il est parlé du Dieu souverain.

Il est bon de remarquer ici que ces cinq chefs de l’accusation que les Juifs peuvent former contre Jésus-Christ, se soutiennent mutuellement. On ne peut douter que Jésus-Christ ne s’attribue le nom de Dieu, puisqu’il se fait adorer ; on ne peut pas douter qu’il ne se fasse adorer dans un sens proprement dit, puisqu’il se fait nommer Dieu ; on ne peut disconvenir que ce nom ne lui soit attribué en tant qu’il exprime la gloire de Dieu, puisqu’on ne se contente point de lui donner ce nom, mais qu’on le lui attribue avec l’idée des perfections que ce grand nom renferme, et même qu’on le fait égal à Dieu, après lui avoir attribué les perfections divines ; on ne peut nier qu’on ne le fasse égal à Dieu, puisqu’on lui applique des oracles qui parlent du Dieu souverain, qui ne parlait que du Dieu souverain, et qui expriment les caractères de sa gloire essentielle. Mais il faut considérer toutes ces choses dans le détail.

Chacun sait que nous nous faisons naturellement un scrupule de prendre le nom de Dieu ; et l’on demande d’abord d’où vient cette répugnance, si c’est du respect que nous avons pour la Divinité, ou de quelque autre principe. Si c’est de quelque autre principe, qu’on nous marque ce principe-là ; si c’est du respect que nous avons pour la Divinité, je demande encore si c’est du respect que nous devons à l’Être souverain, ou du respect que nous avons pour quelque divinité subalterne. Ce n’est pas du respect qui est dû à quelque divinité subalterne ; car si cela était, il s’ensuivrait que ceux qui n’ont point reconnu la divinité subalterne, n’ont point dû faire difficulté de prendre le nom de Dieu ; ce qui serait rempli d’extravagance. Que si c’est le respect que nous avons pour le Dieu souverain, qui fait que nous refusons de prendre le nom de Dieu, il s’ensuit qu’en prenant ce nom, nous croyons faire tort à l’Être souverain ; et qu’ainsi il faut que nous soyons persuadés que ce nom est propre à l’Être souverain : et si nous croyons que ce nom est propre et consacré à l’Être souverain, nous ne pouvons regarder que comme un impie celui qui, sans être le Dieu souverain, ose prendre ce nom.

Et en effet, le nom de Jésus-Christ, celui de sauveur ou de rédempteur du monde, n’est assurément pas plus consacré au Fils de Marie que le nom de Dieu est consacré à l’Être souverain ; car, comme jusqu’ici personne n’a osé donner ce nom à un autre qu’au Fils de Marie parmi les chrétiens, aussi personne n’avait osé donner le nom de Dieu à un autre qu’au Dieu souverain parmi les Juifs ; et comme les chrétiens n’entendent pas plus tôt cet adorable nom, Jésus-Christ, qu’ils se représentent cet homme saint et divin qui a été conçu dans le sein de Marie, de même on ne prononçait pas plus tôt l’auguste nom de Dieu, ou celui qui répond à celui-ci, que les Juifs avaient l’idée de ce grand Dieu qui a créé les cieux et la terre. Comme donc un homme qui prétendrait porter le nom de Jésus-Christ sans l’être véritablement, et qui voudrait être adoré comme notre Sauveur, serait justement condamné de blasphème, on soutient qu’un homme qui a pris le nom de Dieu, sans être le Dieu souverain, peut être justement condamné d’impiété. Il ne servira de rien de dire que, quoique Jésus-Christ ait pris le nom de Dieu, il a pourtant fait entendre qu’il n’était point le Dieu souverain ; car, premièrement, il est faux que Jésus-Christ ait donné à entendre, du moins comme il fallait, qu’il n’était point le Dieu souverain. Le contraire paraît évidemment de son langage et de sa conduite ; car, s’il n’est pas le Dieu souverain, pourquoi prend-il un nom propre et consacré au Dieu souverain ? S’il n’est pas le Dieu souverain, comment se fait-il rendre l’adoration, qui est un hommage ou culte propre au Dieu souverain ? Je réponds, en second lieu, que, comme ce serait une impiété à un homme qui se reconnaîtrait n’être point Jésus-Christ, de prendre les noms et les qualités de Jésus-Christ, et de prétendre au culte qui n’est dû qu’à ce divin Sauveur, c’est une impiété tout de même à un homme qui n’est pas le Dieu souverain, de prendre les noms et les qualités du Dieu souverain, et, en se faisant adorer, se faire rendre un honneur qu’on n’avait accoutumé de rendre qu’au Dieu souverain.

Supposons que Moïse, revenant de la sainte montagne, et ayant la face toute resplendissante par le commerce qu’il venait d’avoir avec Dieu, eût osé prendre le nom de Dieu, qu’il se fût attribué ce qui ne convenait qu’à l’Être souverain, et qu’il eût voulu être adoré du peuple ; je veux qu’avec cela il eût été distinctement connu pour n’être qu’un simple homme, je soutiens que le peuple d’Israël aurait été bien fondé à rejeter Moïse comme un séducteur, sans considérer la gloire de ses miracles si grands et si sensibles : car Moïse aurait donné, et détruit la loi tout à la fois. Il aurait ordonné au peuple, de la part de Dieu, de n’avoir point d’autres dieux devant sa face ; et cependant il se serait lui-même mis en la place de Dieu. Que si les Juifs auraient bien fait de rejeter Moïse se disant Dieu, il semble qu’on soit de même obligé de reconnaître que les Juifs qui composaient le sanhédrin, n’ont pu s’empêcher de condamner Jésus-Christ à la mort pour cause de blasphème,’quand Jésus-Christ a voulu ou seulement permis qu’on le traitât de Dieu.

Car, quand il s’agit d’usurper les noms et la gloire de Dieu, ni les miracles ni la dignité prétendue de la personne accusée de ce larcin, ne doivent être comptés pour rien : non les miracles, parce que les miracles ne peuvent jamais faire recevoir un blasphème, mais qu’au contraire un blasphème doit faire rejeter les miracles ; non la dignité de la personne qui fait cette usurpation, car le larcin de la gloire de Dieu n’est que plus odieux lorsqu’il est fait par une personne excellence.

Si un père de famille s’avise de prendre la qualité de roi, sous prétexte qu’il a quelque autorité sur ses enfants, qu’il la prenne plusieurs fois sans restriction, sans adoucissement, et surtout qu’il veuille être traité en roi, il est sans doute fort coupable ; mais le crime sera plus grand si c’est un magistrat qui usurpe ce nom parmi ses concitoyens, parce que cet attentat devient alors d’une plus dangereuse conséquence ; le crime sera plus grand encore si c’est un gouverneur de province, et plus grand enfin à proportion que la personne est élevée en dignité.

Ainsi le nom de Dieu étant consacré, par un usage très ancien et très saint, à représenter le Dieu qui a fait les cieux et la terre, on peut dire que, bien loin qu’on puisse justifier le procédé de ceux qui le donnent à un autre, en disant que c’est à une créature noble et excellente qu’on l’attribue, qu’au contraire cela même augmenterait à cet égard le blasphème et l’impiété.

Au reste, il est bon de remarquer que le nom de Dieu en notre langue, et celui de Θεὸς en grec, répondent à ces noms augustes et vénérables que Dieu s’était imposés dans l’Ancien Testament ; noms qui doivent être sacrés, premièrement, parce que c’est Dieu lui-même qui se les est imposés ; en second lieu, parce qu’ils distinguent ce grand Dieu de ses créatures. Il y en a un qui signifie : Celui qui est suffisanta, pour marquer que les autres ont besoin de Dieu, mais que Dieu n’a pas besoin du secours des autres pour être parfaitement saint et heureux. Il y en a un autre qui marque : Je suis, ou je suis celui qui suis, pour marquer et que Dieu est essentiellement et par lui-même, et que Dieu n’est pas comme les créatures composées en partie d’être, et en partie de néant, et qu’il est éternel, et ne cessera jamais d’être. Il y en a d’autres qui emportent : Celui qui est le juge ou le fondement de toutes choses, etc.

a – El Schaddaï, Genèse 28.3.

Et il est remarquable que tous ces noms renferment une éminence de gloire et de perfection, qui est telle, qu’ils ne peuvent jamais convenir qu’à l’Être souverain : car on ne peut point dire d’une créature qu’elle est le fondement de toutes choses, qu’elle est par elle-même, ou qu’elle sera infailliblement, etc.

Or, il est remarquable qu’il y a dans la langue du Nouveau Testament deux noms qui expriment ce qui avait été signifié par ces noms divers, qui sont celui de Θεὸς et de Κύριος, employés et par les Septante et par les apôtres mêmes, pour rendre les noms que Dieu s’attribue dans les oracles de l’Ancien Testament ; mais deux noms qui sont aussi tellement propres et consacrés à Dieu, que nous ne voyons point d’exemple de gens qui se les soient donnés sous la nouvelle dispensation.

Et certainement il ne faut pas s’imaginer que les noms que Dieu s’est consacrés sous le Nouveau Testament, soient moins sacrés, et lui soient moins propres que ceux qu’il s’est imposés sous l’Ancien ; car s’il était nécessaire que Dieu fut alors distingué de ses créatures, et si s’est pour cela qu’il prend des noms qui expriment la gloire qui lui est la plus essentielle et la plus incommunicable, il n’est pas moins nécessaire que Dieu soit aujourd’hui distingué de ses ouvrages : au contraire, la nécessité est encore plus grande, puisque c’est ici le temps marqué par les prophètes, où toutes choses doivent être abaissées, et où Dieu doit être lui seul élevé. Comme donc on n’aurait que faire de chercher des preuves pour convaincre d’impiété et de blasphème un homme qui, sous l’Ancien Testament, aurait osé usurper le nom de Jéhova, avec l’adoration qu’on rend à l’objet représenté par ce nom ; ainsi aussi il n’y a rien qui frappe davantage que l’impiété de celui qui usurpe aujourd’hui le nom de Dieu, et qui prétend à l’adoration, qui est un culte qui a toujours été attaché à ce nom.

En effet, le blasphème et l’idolâtrie ne consistent pas seulement à s’attribuer toute la gloire de Dieu, mais encore à s’en attribuer une partie ; c’est ce qu’on peut justifier par des exemples incontestables. Lorsque Hérode, haranguant le peuple, fut frappé d’un ulcère pour avoir permis ces acclamations, Voix de Dieu, et non point d’homme, ni le peuple ni Hérode n’entendaient assurément point que tout cela fût vrai au pied de la lettre. Hérode ne se croyait pas le Dieu souverain, et le peuple ne s’imaginait pas aussi que son roi eût été changé tout d’un coup en l’Être suprême ; cependant son impiété ne laissa pas d’être exemplairement punie. Ainsi il ne servira de rien, pour justifier Jésus-Christ de blasphème, s’il est tel que nos adversaires se l’imaginent, de dire qu’il se déclare homme, qu’il reconnaît que son Père est plus grand que lui. On peut être impie sans se dire le Dieu souverain, comme cela paraît par l’exemple ci-dessus marqué ; et l’impiété et l’idolâtrie ne consistent pas seulement à usurper toute la gloire de Dieu, elles consistent aussi à en usurper une partie.

Les Juifs, qui considèrent toutes ces choses, n’ont-ils pas raison de s’attacher à leur sanhédrin, et de prétendre que Jésus-Christ notre Sauveur a été justement condamné à la mort après avoir été convaincu de blasphème ? Et que pourront répondre nos adversaires pour justifier notre Messie ? Ils diront une seule chose, car il n’y a qu’une chose à répondre ; c’est qu’il y a cette différence entre Hérode et Jésus-Christ, que le premier consent par orgueil qu’on le traite de Dieu, contre la volonté de Dieu, au lieu que Jésus-Christ ne se nomme Dieu que parce que Dieu le veut ainsi. Mais on pressera nos adversaires de dire en quel lieu Dieu a déclaré qu’il voulait que Jésus-Christ portât son nom, et alors ils seront obligés de répondre de ces trois choses l’une : ils diront que Dieu l’a déclaré par les prophètes, ou qu’il l’a dit par la bouche de son Fils, ou qu’il l’a fait entendre par le ministère des apôtres. Si l’on dit que Dieu a déclaré sa volonté à cet égard par le ministère de son Fils, les Juifs demanderont si ce n’est pas là ce que répondront tous les séducteurs du monde ; ils diront que Dieu leur ordonne de prendre les qualités qu’ils prennent ; mais on les convaincra de mensonge, et leurs miracles d’imposture, par cela même qu’ils usurpent les noms et la gloire de Dieu. Si l’on dit que Dieu a déclaré sa volonté, à cet égard, par les apôtres, on tombe dans un embarras qui n’est pas moins ridicule, car ceux qui ont condamné Jésus-Christ ne condamnent pas moins les apôtres, et ils les accusent de blasphémer, en ravissant à Dieu sa gloire pour la donner à un autre. Il ne reste donc sinon qu’ils disent que c’est par le ministère des prophètes que Dieu a fait connaître la volonté qu’il a que Jésus-Christ porte son nom, et qu’il soit adoré des autres créatures. Mais si nos adversaires répondent cela, ils sont forcés de reconnaître que Jésus-Christ est le Dieu souverain ; car tous les oracles de l’Ancien Testament qui parlent de Jésus-Christ comme d’un Dieu, le confondent avec le Dieu souverain, comme nous l’avons déjà montré en partie, et comme nous le montrerons ci-après. Il n’y a rien de si exprès que l’ordre qui est donné à tous les anges de l’adorer ; mais il n’y a rien de si vrai aussi, que c’est du Dieu souverain qu’il y est fait mention. Enfin, comme les prophètes ont mille et mille fois déclaré qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, qui était le Dieu créateur du ciel et de la terre, il est évident que celui que les prophètes traitent de vrai Dieu, est nécessairement confondu avec le Dieu souverain.

Il faut bien que le Dieu que nous annoncent les prophètes comme devant venir, comme envoyant son messager devant sa face, comme envoyant ses serviteurs pour dire à Jérusalem : Voici ton Dieu ; il faut bien, dis-je, que ce Dieu soit le même Dieu qui a fait le ciel et la terre ; car deux choses sont certaines : la première est que si ce n’est pas le même Dieu, il faut qu’il y ait deux dieux dont les prophètes nous parlent ; la seconde est que la loi et les prophètes ne nous enseignent rien de plus essentiel que ce principe : Il n’y a qu’un seul Dieu.

Les Juifs ne pouvaient ignorer une vérité qui fait le fondement essentiel de toute leur religion. Esaïe ne dit autre chose : Ainsi a dit l’Éternel, le roi d’Israël, son rédempteur, l’Éternel des armées : Je suis le premier, et je suis le dernier ; il n’y a point de Dieu si ce n’est moi. Cela veut dire que celui-là est Dieu qui peut se nommer Jéhova, le rédempteur d’Israël, le Dieu des armées, le premier et le dernier ; mais que celui qui ne possède point tous ces titres, ne peut et ne doit point être regardé comme Dieu. Vous voyez comment les Juifs ont raison de s’attacher à ce grand principe, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’autre que le Dieu souverain ne doit porter ce grand nom. Je suis l’Éternel, dit-il par la bouche du même prophète, et il n’y en a point d’autre. Il n’y a point d’autre Dieu que moi. Je t’ai ceint, bien que, tu ne me connusses point, afin qu’on connaisse depuis le soleil couchant, même depuis le soleil levant, qu’il n’y en a point d’autre que moi. Je suis l’Éternel, et il n’y en a, point d’autre qui crée les ténèbres, et qui forme la lumière, qui fait la paix et qui crée l’adversité : c’est moi, l’Éternel, qui fais toutes ces choses. Voyez, je vous prie, avec quel soin le prophète répète cette vérité essentielle et capitale, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’on ne doit reconnaître pour tel que celui qui a créé la lumière et qui forme les ténèbres. Vous, tous les bouts de la terre, dit-il ailleurs, regardez vers moi, et soyez sauvés : je suis le Dieu fort, et il n’y en a point d’autre.

C’est sur ce principe, diront les Juifs, que nos pères ont jugé votre Messie : il s’est dit Dieu, et nous savons qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui a créé les cieux et la terre. Votre Messie n’étant point ce Dieu, il ne saurait l’être, puisque nous savons qu’il n’y en a point d’autre. Il a blasphémé.

Quand les Juifs parleront ainsi, qu’aurons-nous à répondre, si nous supposons que Jésus-Christ est un simple homme, et que néanmoins il s’est dit Dieu ? Dirons-nous que c’est un Dieu équivoque ; qu’il n’y a que le son de cette expression qui lui convienne ? Non, car si cela était, Jésus-Christ ne mériterait pas mieux qu’un autre homme de porter le nom de Dieu. Dirons-nous que c’est ici un Dieu métaphorique, et que Jésus-Christ est dit Dieu dans le même sens qu’un roi porte ce nom ? Mais ce qui montre que Jésus-Christ ne se donne pas pour un Dieu métaphorique, c’est qu’il se fait adorer. Quand nous appelons un homme extrêmement brave le roi des vaillants, nous ne le traitons pas pour cela de majesté. Outre qu’on n’a pas accoutumé de prendre un nom simplement, sans correctif et sans adoucissement, lorsqu’on ne peut se l’attribuer que par métaphore. Dirons-nous que Jésus-Christ est, à la vérité, un Dieu proprement dit, mais que ce n’est qu’un Dieu subalterne et dépendant du Dieu souverain ? C’est là, en effet, la réponse de ceux qui croient qu’il est une simple créature par son essence ; mais, par malheur pour eux, lorsque l’Écriture exclut la pluralité des dieux, en établissant l’unité de, Dieu, elle exclut les dieux subalternes ; car elle exclut les dieux qui n’ont point créé toutes choses, comme cela se voit partout dans l’Ancien Testament.

D’ailleurs je demande si, lorsque le souverain législateur dit dans le décalogue : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face, il prétend exclure généralement tous les objets qui ne sont pas le Dieu souverain, ou seulement quelques-uns d’eux : s’il n’en a voulu exclure que quelques-uns, il s’ensuit que dans le temps que le législateur disait : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face, les Israélites pouvaient entendre qu’il leur était permis d’avoir quelques autres dieux devant sa face. Que si Dieu défend d’adorer tous autres objets qui ne sont point le Dieu souverain, sans exception, il s’ensuit que les Juifs ont eu raison d’accuser Jésus-Christ de blasphème, lorsque celui-ci a voulu se faire reconnaître d’eux comme un Dieu subalterne, contre ce précepte si exprès de leur loi.

On me dira ici, que lorsque le souverain législateur dit dans la loi : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face, il prétend principalement exclure les faux dieux des païens : cela ne fait rien ; car, premièrement, lorsque le législateur exclut les faux dieux en cet endroit, c’est par une proposition générale qui exclut tous les objets de notre culte qui ne sont pas le Dieu souverain : car le législateur n’abhorre point les idoles païennes parce qu’elles sont païennes, mais parce qu’elles ne sont point le vrai Dieu, et qu’elles sont adorées comme si elles l’étaient. Prenez donc non seulement le bois, la pierre, mais un homme, mais un ange ; dès que vous l’adorez comme Dieu, vous en faites une idole païenne : autrement, on ne pourrait point redresser celui qui adorerait quelque ange, en lui disant ce précepte du décalogue : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. C’est donc ici un précepte général qui défend de reconnaître d’autre dieu que le Dieu souverain, et qui par conséquent exclut tous les dieux subalternes.

Que si le sens du législateur était : Tu n’auras point, d’autres dieux souverains devant ma face, on peut dire que de tous les dieux des païens il n’y aurait que leur Jupiter dont le service fût condamné dans la loi du décalogue ; car il n’y avait que Jupiter qui passât parmi eux pour le Dieu souverain.

On peut dire que le dessein de la loi et des prophètes, lorsqu’ils répètent si souvent que l’Éternel seul est Dieu, qu’il n’y en a point d’autre que lui, que nous ne devons point avoir d’autres dieux devant sa face, n’est pas d’exclure la multitude des dieux souverains ; car pourquoi entreprendraient-ils de condamner une erreur qui n’a jamais été, et qui apparemment ne sera jamais ? mais que leur but est surtout d’exclure la multitude des dieux subalternes ; ce qu’ils font en montrant l’impossibilité qu’il y a que des créatures basses et faibles partagent la gloire de la Divinité avec une essence si grande, si parfaite et si puissante, telle qu’est le vrai Dieu ; c’est là la raison pour laquelle ils font les descriptions les plus magnifiques et les plus éclatantes qu’il est possible de ce Dieu, qu’ils représentent tantôt comme le créateur du ciel et de la terre, etc., tantôt comme le souverain dispensateur de la prospérité et de l’adversité, etc., et des descriptions si basses et si tristes des idoles, qu’ils représentent comme n’étant dans leur substance que des pierres qui ont été tirées de la carrière, ou une partie d’un bois qui a crû par la rosée des cieux.

Les Juifs n’ont-ils donc pas raison de trouver mauvais que Jésus-Christ n’étant qu’un simple homme, il se fasse un Dieu ? Et pouvons-nous condamner leur jugement, à moins que nous soyons persuadés que Jésus-Christ n’est point essentiellement différent du Dieu qui a créé le ciel et la terre ?

Ils attachent l’idée de l’Être souverain à ce nom de Dieu, parce qu’ils ont appris des prophètes qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui a fait les cieux et la terre, et que tous les autres dieux ne sont que vanité, et qu’ils doivent périr sur la terre : s’ils se trompent, ils se trompent avec les prophètes, qui les ont jetés dans l’erreur. s’ils ne se trompent pas, ils ont raison de condamner d’impiété tous ceux qui usurpent le nom de Dieu.

En effet, les noms, comme chacun sait, ne signifient point naturellement, mais par institution ; ainsi il ne faut point considérer les lettres et les voyelles qui composent le nom de Dieu en notre langue, ou Θεὸς en grec, ou יהוה en hébreu ; mais il faut voir quel sens les hommes lui ont attaché. Or, ce sens n’est pas celui qu’il plaît à un particulier de lui donner, mais celui que le consentement des hommes lui a attaché. S’il prenait envie à un comte de l’Empire de se qualifier empereur, il courrait grand risque de déplaire aux puissances, et il ne lui servirait de rien de dire que par le nom d’empereur il n’entend autre chose qu’un homme qui est souverain dans ses États ; on lui dirait que c’est le consentement des hommes, et non pas son caprice particulier, qui fait la signification des noms. De même il ne servira de rien aux chrétiens de dire que Jésus-Christ véritablement a pris le nom de Dieu, mais que, par ce nom, il n’entend pas ce que les hommes ont accoutumé d’entendre ; car il ne s’agit pas de savoir ce qu’il a entendu, mais ce que les autres ont dû entendre lorsqu’ils ont vu qu’on lui donnait ce nom.

Ainsi, pour savoir ce que Jésus-Christ a prétendu s’attribuer en se disant Dieu, ou ce que les disciples ont prétendu lui attribuer en lui donnant ce nom, il ne faut que considérer quelle était la véritable signification de ce nom établie par l’usage : cet usage est ou des hommes en général, ou des païens, ou des Juifs, ou des prophètes, ou de Dieu même. Si le nom de Dieu convient à Jésus-Christ simple homme, dites-nous suivant quel usage. En voilà cinq, choisissez. Ce n’est point suivant l’usage des hommes en général, ou des païens en particulier, puisqu’ils n’ont pas accoutumé de donner le nom de Dieu à celui qui est un simple homme, ou un simple esprit par sa nature. Ce n’est pas non plus selon l’usage des Juifs, des prophètes, et de Dieu même ; car les Juifs étaient accoutumés à attacher à ce nom l’idée de l’Être souverain, l’idée de Dieu, qui a créé les cieux et la terre : ils n’en connaissent point d’autre. On peut dire la même chose des prophètes qui les avaient ainsi instruits, et du Saint-Esprit qui avait ainsi instruit les prophètes.

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