Traité de la divinité de Jésus-Christ

Chapitre IV

Où l’on compare le langage de Jésus-Christ avec celui de Mahomet, et où l’on montre que si Jésus-Christ n’est pas d’une même essence avec son Père, Mahomet a été plus véritable, plus sage, plus charitable et plus zélé pour la gloire de Dieu, que Jésus-Christ.

Voilà comment Jésus-Christ, parlant par lui-même ou par la bouche de ses disciples, s’égale et se confond avec le Dieu très haut ; tantôt disant de soi-même des choses qui ne peuvent convenir qu’à l’Être suprême, et tantôt s’appliquant des oracles qui ne peuvent convenir qu’à l’Être souverain.

Mahomet n’a pas fait cela ; il déclare, dans presque toutes les pages de son Alcoran, qu’il n’y a que le Père éternel qui soit Dieu : il se dit un prophète, un homme divinement envoyé ; mais il ne veut point passer pour Dieu : il avoue que Jésus-Christ a été envoyé divinement, mais il ne veut point qu’on le nomme ni Dieu, ni Fils de Dieu : ses paroles ne sont ni obscures ni équivoques ; il dit nettement que ceux-là sont incrédules et infidèles, qui disent que le fils de Marie est Dieu. Christ, le fils de Marie, n’est que l’envoyé de Dieu. Il dit que les chrétiens sont des infidèles, faisant trois dieux là où il n’y en a qu’un seul. Il représente même Dieu se plaignant ainsi à Jésus-Christ : O Jésus, fils de Marie ! persuades-tu aux hommes de vous placer en la place de Dieu, et de vous adorer, Marie ta mère et toi, comme si vous étiez des dieux ? A quoi Jésus répond : A Dieu ne plaise que je dise quelque chose contre la vérité ! Tu sais si j’ai enseigné cela ; tu connais les secrets des cœurs, etc. Il veut que les hommes invoquent Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui a fait la lumière et les ténèbres ; et il traite d’infidèles ceux qui établissent un autre Christ semblable et égal à Dieu.

De là il semble qu’on ne peut s’empêcher de conclure que Mahomet a été, si l’on suppose le principe de nos adversaires, et plus véritable, et plus sage, et plus charitable, et plus zélé pour la gloire de Dieu, que Jésus-Christ : ce sont là des conséquences que notre cœur abhorre comme pleines de blasphèmes, mais que notre esprit sera contraint de recevoir comme véritables, si Jésus-Christ n’est point d’une même essence avec son Père.

Je dis qu’en ce cas-là Mahomet serait plus véritable que Jésus-Christ, du moins en ce qui fait l’essentiel de la religion, et qui concerne la gloire de l’Être suprême. Il me semble que cela recevra peu de difficulté, si nous rappelons ici toutes ces propositions surprenantes de Jésus-Christ parlant par lui-même ou par ses disciples, par lesquelles il semble se confondre avec l’Être souverain, et que nous les comparions avec les propositions de Mahomet, qui leur sont contradictoires.

Jésus-Christ dit, ou par lui-même ou par son évangéliste, qu’il était au commencement, et qu’il était Dieu. Mahomet vous dira que Jésus-Christ n’a point été Dieu, et qu’il n’a pas été au commencement. La doctrine de Jésus-Christ est, que toutes choses ont été faites par lui ; que sans lui rien de ce qui a été fait n’a été fait ; que toutes choses ont été créées par lui, les choses visibles et les choses invisibles ; que le monde a été fait par lui ; qu’il a fait les siècles ; qu’il a fondé la terre, et que les cieux sont l’ouvrage de ses mains. La doctrine de Mahomet est, que toutes choses n’ont point été faites par Jésus-Christ ; que le monde ni les siècles n’ont point été faits par lui ; qu’il n’a créé ni les choses visibles ni les choses invisibles ; qu’il n’a point fondé la terre, et que les cieux ne sont point l’ouvrage de ses mains. Les évangélistes parlent par Jésus-Christ, et, suivant ses principes, vous diront que Dieu a donné sa gloire à Jésus-Christ, et que celui qui honore le Fils, honore le Père. Mahomet, au contraire, vous soutiendra que Dieu ne donne sa gloire à personne ; que comme il ne se peut qu’un autre que lui soit le Dieu souverain, la gloire de l’Être souverain est une gloire incommunicable ; qu’il n’est pas vrai que celui qui honore le Fils, honore le Père, et qu’au contraire on déshonore le Père lorsqu’on veut trop honorer le Fils. Jésus-Christ s’appliquant les oracles des prophètes qui parlent du Dieu souverain, se qualifie par là même Jéhova, un Dieu aimant jugement, et haïssant l’iniquité ; celui qui a mesuré les eaux de la mer dans le creux de sa main, et qui pèse les montagnes à la balance, et qui sème les îles comme de la poudre menue ; le créateur, et aussi le destructeur de la terre et des cieux ; le premier et le dernier, le commencement et la fin de toutes choses ; le souverain, devant la face duquel devait marcher Jean-Baptiste, le Seigneur qui étend le ciel, et qui fonde la terre, et qui forme l’esprit de l’homme en lui ; lequel devait envoyer sur les habitants de Jérusalem l’esprit de grâce et de miséricorde, etc., celui qui jure par lui-même, celui devant lequel tout genou doit se ployer, celui qui appelle les générations dès le commencement, celui qui est vivant, et auquel toute langue doit donner louange ; le Seigneur, le Rédempteur, le Dieu d’Israël ; celui qui s’écrie : II n’y a point d’autre Dieu que moi. Qui est semblable à moi ? qui se nomme le Dieu des armées, notre crainte et notre épouvantement, le trois fois saint d’Esaïe, dont la gloire remplit toute la terre. Mahomet, au contraire, vous dira que tous ces titres sont justes et véritables, appliqués au Dieu souverain ; mais qu’ils sont impies et sacrilèges appliqués à un autre, parce qu’ils enferment évidemment les caractères de la gloire la plus incommunicable de Dieu. Ces deux langages ne peuvent être tous deux faux, et tous deux véritables, car ils sont contradictoires : il faut que l’un soit véritable, et l’autre faux. Celui de Mahomet, qui dit si fortement que Jésus-Christ est une simple créature, et qu’il ne doit point être confondu avec le Dieu souverain, n’est point faux, si Jésus-Christ n’est qu’une simple créature en effet. Il s’ensuit donc, ce qui est horrible à dire, que c’est celui de Jésus-Christ qui manque de vérité.

On dira que les expressions de Mahomet sont propres et littérales, au lieu que celles de Jésus-Christ sont figurées et hyperboliques, et qu’ainsi ces deux langages, qui sont contraires en apparence, ne le sont point en effet.

Mais quelle preuve a-t-on que ce langage de Jésus Christ soit un langage impropre ? Et puis il n’est point permis de se servir de figures qui font tort à la gloire de Dieu. On ne peut point dire sans profanation, qu’un homme est aussi grand, aussi puissant, aussi sage que Dieu. Il ne servirait de rien de dire que ce sont là des hyperboles, c’est-à dire des figures, et non pas des expressions propres ; car on répondrait fort bien qu’il y a des figures impies, et que les hyperboles qui osent mettre le Créateur en parallèle avec la créature, sont de ce nombre.

Si, dans le style du monde, on dit des beautés mortelles qu’elles sont adorables, si l’on en fait des divinités, si on prétend leur offrir de l’encens, et leur faire des sacrifices, ces expressions figurées, toutes figurées qu’elles sont, ne laissent point de passer pour des expressions impies. La qualité d’expressions figurées ne les en met point à couvert. On ne peut pas même faire leur apologie, en disant qu’elles ne seront jamais prises dans la rigueur de la lettre, et qu’il n’y a personne qui s’avise de prendre une femme qui a de la beauté pour une divinité, trompé par cette sorte d’expressions : car il suffit que ces figures enferment quelque irrévérence, et quelque manque de respect direct ou indirect pour le vrai Dieu, afin qu’elles passent pour impies. Que si dans le langage humain on ne doit point souffrir des figures qui enferment quelque idée désavantageuse à la Divinité, combien moins dans un langage saint et divin, comme celui de l’Écriture ? Et si les hyperboles ne sont pas supportables lorsqu’il s’agit de faire honneur à des beautés mortelles, qu’il est impossible que l’on confonde jamais avec le Dieu souverain, combien seront-elles plus dangereuses lorsqu’il s’agit d’un sujet qui peut facilement être confondu avec l’Être souverain, comme l’événement l’a assez justifié de Jésus-Christ !

Notre seconde proposition est, que si Jésus-Christ n’est pas d’une même essence avec son Père, il s’ensuivra que Mahomet aura été plus sage que Jésus-Christ. En effet, la sagesse consistant essentiellement à choisir les moyens les plus propres pour parvenir à la fin qu’on se propose, il n’y a qu’à examiner quelle est la fin de l’un et de l’autre dans l’établissement de leur religion, et de quelles voies ils se servent pour réussir dans leur dessein. Le dessein de Mahomet, à ce qu’il déclare, est de faire connaître le Dieu souverain pour le seul Dieu, qui est en lui-même élevé au-dessus de tous les autres êtres, et que nous devons, dans les actes de la religion, distinguer de tout autre, même de Jésus-Christ, reconnaissant que celui-ci est bien éloigné de partager avec lui la gloire de la divinité : c’est là ce qu’il veut persuader aux hommes. Pour y réussir, il choisit les expressions du monde les plus claires et les plus propres. Il déclare hautement et fortement que ceux-là sont de vrais idolâtres qui reconnaissent Jésus-Christ pour être Dieu : c’est venir parfaitement bien à son but. Voyons si Jésus-Christ réussira de même dans son dessein. Son but est, comme on le suppose, de glorifier Dieu. Glorifier Dieu, c’est évidemment l’élever au-dessus de tous les autres êtres : c’est là particulièrement le style de l’Écriture. Les anciens prophètes, pour dire que Dieu serait extraordinairement glorifié aux derniers temps, disent : En ce temps-là toutes choses seront abaissées, et Dieu sera seul élevé. Or, dans le même temps que Jésus-Christ dit avoir dessein d’élever Dieu, il l’abaisse, puisqu’il se confond avec lui par ses expressions ; car n’est-ce pas se confondre avec lui que se dire Dieu, s’attribuer l’ouvrage de la création, les attributs de la Divinité, et s’appliquer ou permettre qu’on lui applique les oracles de l’Ancien Testament, qui marquent les caractères les plus essentiels de la gloire de l’Être suprême ? On dira qu’il suffit que Jésus-Christ déclare que son Père est plus grand que lui. Premièrement, ce serait une modestie bien superbe à une simple créature, de dire que le Dieu souverain est plus grand qu’elle. Moïse, Esaïe, les prophètes ne parlent point ainsi. Un sujet n’affecte point de dire que son roi est plus grand que lui ; cela va sans dire. Une créature ne le dira point non plus de son Créateur, parce que c’est se mettre en parallèle avec lui. D’ailleurs, que sert-il que Jésus-Christ déclare que son Père est plus grand que lui ? (Nous verrons dans la suite quel a été son sens en le disant.) Que sert-il que Jésus-Christ le déclare une seule fois, dans une seule occasion, lorsque sa conduite constante, ses manières, son langage, et le langage qu’il a appris à ses disciples, disent très fortement qu’il se confond avec l’Être souverain ? On dira que lorsque nous disons que Jésus-Christ se confond avec l’Être souverain, nous supposons ce qui est en question, et que les expressions qui nous donnent cette idée, doivent être prises dans un autre sens que celui que nous leur donnons. On veut, par exemple, que quand Jésus-Christ est appelé Dieu, cela signifie un homme envoyé de Dieu, et représentant Dieu ; que quand il est dit qu’il a fait les siècles, cela veuille dire qu’il fait tout le bonheur de ce siècle à venir que les Juifs attendaient avec tant d’ardeur ; que lorsque ses disciples nous apprennent qu’il a créé les choses visibles et les choses invisibles, cela veuille dire qu’il a apporté ce changement qui consiste en ce que les créatures visibles, comme les hommes, ont été éclairées de la connaissance de l’Évangile, et que les créatures invisibles, comme les anges, ont commencé d’avoir un chef qu’elles n’avaient pas, à savoir, Jésus-Christ ; que lorsque ses disciples disent qu’il était au commencement, et que toutes choses ont été faites par lui, cela signifie qu’il était dès le temps de Jean-Baptiste, et qu’il est l’auteur de l’Évangile, et de tout ce qui se fait sous cette dispensation ; que lorsque Jésus-Christ est appelé Dieu manifesté en chair, cela veuille dire une créature qui représente Dieu ; que lorsqu’il est dit de lui, par opposition aux anges, qu’il a fondé la terre, et que les deux sont l’ouvrage de ses mains, cela lui est attribué par accommodation, et non pas à la rigueur de la lettre, etc.

Il ne faut qu’un peu de sens commun pour voir combien toutes ces explications sont violentes ; mais supposons qu’elles peuvent avoir lieu, du moins ne peut-on point nier que ces expressions, si elles doivent être prises dans ce sens, ne soient un peu obscures et équivoques. On ne le peut nier, puisqu’on a été tant de siècles sans les entendre, et que constamment la première impression qu’elles forment naturellement dans notre esprit, nous donne un autre sens que celui-là.

Or cette vérité, qui est incontestable, suffit pour nous persuader que Jésus-Christ a été moins sage dans ses expressions et dans son langage, que n’a été Mahomet (si je puis le dire sans blasphème) ; car Mahomet a parlé juste, clairement, expressément et fortement, pour montrer que le Dieu souverain ne devait point être confondu avec la créature : on ne le peut nier, la chose parle. Chacun peut voir de quelle manière il s’exprime dans son Alcoran. Jésus-Christ, au contraire, a employé, ou, ce qui revient à la même chose, il a permis que ses disciples employassent des expressions obscures, équivoques, captieuses même, et qui semblent, par leur impression naturelle, confondre Jésus-Christ avec le Dieu souverain, les hommes étant obligés de prendre les termes dans leur signification ordinaire et naturelle, et non pas dans un sens violent et extraordinaire. Il s’ensuit donc que le langage de Mahomet est plus propre que celui de Jésus-Christ à élever le Dieu souverain, et à le glorifier ; et qu’ainsi, si le dessein de Jésus-Christ est de glorifier Dieu, il a moins réussi dans ce dessein que Mahomet : ce qui est une conclusion également impie et extravagante.

On ajoute, en troisième lieu, que Mahomet aurait été plus charitable envers les hommes que Jésus-Christ, si le sentiment de nos adversaires avait lieu. En effet, deux choses sont certaines : la première est que la plus grande marque de charité qu’on puisse donner aux hommes, c’est de les défendre de l’idolâtrie, puisque l’idolâtrie donne la mort à leur âme, et que les idolâtres n’hériteront point le royaume des cieux. La seconde est que c’est Mahomet, et non pas Jésus-Christ, qui a pris des mesures justes, afin que les hommes ne tombassent point dans l’idolâtrie, s’il est vrai que Jésus-Christ ne soit pas d’une même essence avec le Dieu souverain. Mahomet a aboli l’idolâtrie chrétienne, et jeté de tels fondements de sa religion, qu’on ne commence d’être idolâtre qu’en cessant d’être du nombre de ses disciples. Mais pour Jésus-Christ, on peut dire qu’il a donné occasion ou par ses expressions, ou par celles de ses disciples, à la plus véritable idolâtrie qui fût jamais, si les sentiments de nos adversaires sont véritables ; car non seulement il permet qu’on le traite de Dieu, mais encore il souffre qu’on lui attribue les vertus les plus incommunicables de la Divinité, et qu’on lui applique les oracles de l’Ancien Testament, qui expriment les caractères les plus propres de la gloire de l’Être suprême. C’est une chose surprenante, par exemple, que Jésus-Christ apparaissant à Thomas après sa résurrection, il lui permette de s’écrier : Mon Seigneur et mon Dieu ! sans lui rien dire qui marque combien cette exclamation, qui confond la créature avec le Créateur, est impie et pleine de blasphèmes. Thomas avait été incrédule, et le voici idolâtre. Auparavant il ne pouvait se persuader la résurrection de Jésus-Christ, et à présent il le confond avec la Divinité, en lui donnant un titre qu’on ne donne qu’à Dieu. Certainement, de ces deux extrémités, la dernière est la plus condamnable. L’incrédulité est beaucoup moins criminelle que l’idolâtrie ; car l’incrédulité ne fait tort directement qu’à Jésus-Christ, et l’idolâtrie en fait à Dieu. Il aurait donc valu beaucoup mieux que Thomas eût persévéré dans l’incrédulité, que de ne sortir de l’incrédulité que par l’idolâtrie : cependant Jésus-Christ lui reproche la première, et point du tout la seconde ; cela est surprenant. Cela me paraît d’autant plus contraire à la charité que Jésus-Christ devait avoir pour les hommes, qu’il ne pouvait pas ignorer l’impression que ces expressions faisaient sur les hommes en général, sur ses amis, sur ses ennemis. Il connaissait le passé et l’avenir ; il savait donc bien que les Juifs l’avaient accusé de blasphème, trompés par des expressions moindres que celle-là ; il n’ignorait pas que ces mêmes expressions donneraient occasion aux chrétiens qui viendraient dans la suite, de le confondre avec le Dieu souverain, en soutenant qu’il était d’une même essence avec lui. Connaissant donc le passé et l’avenir à cet égard, il est évident qu’il était de la charité de Jésus-Christ de supprimer et de défendre toutes ces expressions qui pouvaient faire une impression si dangereuse ; cependant il nous paraît que non seulement il permet que ses disciples parlent ainsi, mais encore qu’il fait rédiger par écrit, sans explication, sans adoucissement, des choses si pleines d’une impiété apparente.

On dira que ces expressions qui marquent la divinité souveraine de Jésus-Christ sont équivoques. Premièrement, je ne sais pas quelle équivoque on pourrait trouver dans des paroles qui marquent expressément que Jésus-Christ a fondé la terre, que les cieux sont l’ouvrage de ses mains, que par lui et pour lui sont toutes choses, etc. En second lieu, quand il serait vrai que ces expressions seraient équivoques, il suffirait que cette ambiguïté fût contraire à la gloire de Dieu, pour les faire condamner d’impiété.

Cette considération nous conduit à montrer, en quatrième et dernier lieu, que si Jésus-Christ n’était pas d’une même essence avec le Dieu souverain, Mahomet aurait paru plus zélé pour la gloire de Dieu que n’a fait Jésus-Christ. Pour le comprendre, il ne faut que considérer ce que c’est que glorifier Dieu. Comme la gloire essentielle de Dieu consiste dans l’éminence de ces perfections qui l’élèvent au-dessus de tous les autres êtres, la gloire extérieure de Dieu consiste dans les actes de la religion qui le distinguent de toutes ses créatures. Or, je comprends bien que Mahomet a glorifié Dieu en le distinguant de tous les autres êtres ; mais on ne comprendra jamais comment Jésus-Christ a glorifié Dieu, lorsque son langage et celui de ses disciples ne semblent tendre qu’à confondre une simple créature avec le Dieu souverain. Il est certain que ces expressions qui attribuent à la créature les caractères de la gloire du Créateur, sont véritablement sacrilèges. Je soutiens même que quand elles pourraient recevoir un sens qui ne soit pas impie, il suffit qu’elles soient équivoques et qu’elles puissent être expliquées au préjudice de la gloire de Dieu, pour les faire condamner ; car si dans le commerce de la vie civile on trouverait criminel un langage équivoque qui pourrait être expliqué aux dépens du service du souverain, et si, dans les occasions où l’autorité royale est intéressée, on regarde le silence et les équivoques de ceux qui s’expriment d’une manière ambiguë, lorsqu’il faut parler clairement pour la gloire de son maître, comme autant de crimes de lèse-majesté, n’a-t-on pas raison d’accuser d’impiété et de blasphème l’ambiguïté et les équivoques dont il s’agit ici, quand il n’y aurait rien que cela ? Mais il faut s’arracher les yeux pour ne point voir qu’il y a plus que de l’ambiguïté et des équivoques dans un langage qui, n’étant qu’une perpétuelle application des caractères de la gloire du Dieu souverain à Jésus-Christ, n’est qu’une continuelle profanation, si Jésus-Christ n’est pas d’une même essence avec lui.

Ainsi, si nous supposons que Jésus-Christ n’est qu’une simple créature, il s’ensuit clairement que Mahomet, qui n’a eu rien plus à cœur que de faire recevoir ce principe, a parlé conformément à la vérité, à la prudence, à la charité et à la piété ; au lieu que Jésus-Christ aura parlé d’une manière fausse, imprudente, cruelle envers nous, impie envers Dieu, si l’on ose parler ainsi : différence qui n’est point petite, mais tout à fait extrême.

Si nous supposons, au contraire, que Jésus-Christ soit d’une même essence avec le Dieu souverain, il est clair que Jésus-Christ a parlé conformément à la vérité, lorsqu’il s’est attribué les noms, les titres et les ouvrages de Dieu. Il a parlé d’une manière très sage, puisqu’il a employé les expressions qui étaient les plus capables de nous faire connaître ce grand principe. Il a parlé avec charité, puisqu’il n’a pas voulu nous laisser ignorer une vérité si nécessaire. Il a parlé d’une manière très convenable à la piété, puisque nous ne pouvons manquer à ce que nous devons à Jésus-Christ sans offenser Dieu même, s’il est vrai que Jésus-Christ soit d’une même essence avec Dieu.

Mahomet, au contraire, dans cette supposition, n’aura parlé ni conformément à la vérité, puisqu’il aura soutenu que Jésus-Christ n’est point ce qu’il est en effet, ni conformément au dessein qu’il dit avoir de glorifier Dieu, puisque en faisant tort à Jésus-Christ, on en fait à Dieu même ; ni conformément à la charité, puisqu’il enseigne aux hommes à blasphémer contre Jésus-Christ, et les engage par là dans la mort ; ni conformément à la piété, puisqu’il ne peut intéresser la gloire de Jésus-Christ sans intéresser celle de Dieu, supposé que Jésus-Christ soit d’une même essence avec lui.

Il est facile de juger si c’est le sentiment de ceux qui croient que Jésus-Christ est une simple créature, et duquel on tire des conséquences si affreuses, qui doit être regardé comme véritable ; ou si c’est le sentiment qui établit la consubstantialité de Jésus-Christ avec son Père, d’où il coule des conséquences si raisonnables, qui doit être reçu comme orthodoxe.

Au reste, il n’y a guère d’objections que l’on puisse faire contre tous ces principes, auxquelles il ne nous soit bien facile de répondre.

Car si l’on dit que Mahomet est coupable de n’avoir pas eu d’assez grandes idées de Jésus-Christ, il est aisé de répondre que le préjudice qu’il a fait à la religion à cet égard, est très petit auprès de l’avantage qu’il lui a procuré en détruisant les idées excessives que les hommes s’étaient faites du Fils de Marie : car se représenter une créature moins excellente qu’elle n’est en effet, n’est pas un grand malheur, surtout lorsque cette créature était devenue l’idole des hommes ; mais apprendre à ne pas confondre la créature avec le Créateur, est le chef-d’œuvre de la piété et de la religion. Mahomet a regardé Jésus-Christ comme un simple homme ; mais Mahomet a regardé Jésus-Christ comme étant l’envoyé de Dieu ; et c’est principalement sous cette notion que nos adversaires veulent que nous le considérions. Au fond, quand Mahomet abolit une idolâtrie détestable, et que par là il élève le Dieu souverain autant que les hommes l’avaient abaissé, il faut compter pour rien ce petit défaut qui consiste à ne pas élever assez Jésus-Christ. On peut dire même que l’abaissement de Jésus-Christ, simple homme ou simple créature, serait très juste et très légitime, s’il servait à glorifier ou à élever le Dieu très-haut.

Si l’on objecte en second lieu, que, quand il serait vrai que Mahomet aurait quelque avantage sur Jésus-Christ à certains égard, cela n’empêcherait pas que Jésus-Christ n’en eût d’autres bien plus grands encore à d’autres, nous répondrons que ce qu’il peut y avoir de plus essentiel et de plus important dans la religion, regarde là gloire de Dieu et le salut des âmes, puisque ce sont ici les deux grandes fins de cette religion ; de sorte qu’étant évident que Mahomet a mieux réussi que Jésus-Christ dans le dessein d’élever Dieu et de le glorifier, et de défendre les hommes de l’idolâtrie qui est contraire à leur salut, comme nous l’avons fait voir, il s’ensuit que Mahomet est en effet préférable à Jésus-Christ. Je passe plus avant, et je dis que si le principe de nos adversaires est véritable, Jésus-Christ ôte à Dieu sa gloire, et que Mahomet la lui rend.

Si l’on dit que Mahomet a fait semblant d’avoir dans le cœur le désir d’avancer la gloire de Dieu, qu’il n’y avait pas en effet, on répond que, selon la maxime de Jésus-Christ, on reconnaît les docteurs à leurs fruits.

Si l’on objecte que Mahomet n’a point fait de miracles, nous dirons qu’il n’est pas essentiel à un prophète véritable de faire des miracles, comme cela paraît par l’exemple de Jean-Baptiste ; et qu’au reste la loi nous apprend à juger, non de la doctrine par les miracles, mais des miracles par la doctrine.

Si l’on dit que Jésus-Christ avait été prédit par les oracles des prophètes, et que Mahomet ne peut se vanter de cet avantage, c’est cela même qui augmente l’embarras de nos adversaires : car peut-on comprendre que les anciens oracles n’aient point prédit la venue de Mahomet qui détruit l’idolâtrie dans les plus belles et les plus considérables parties de l’univers, et qu’ils aient annoncé la venue de celui qui devait être l’idole des chrétiens pendant plusieurs siècles, et qui, par ses expressions et celles de ses disciples, devait donner lieu à la plus horrible et plus monstrueuse idolâtrie qui fût jamais ? N’est-ce pas une belle matière de joie que la venue et le ministère d’un homme qui devait s’égaler et se confondre avec le Dieu souverain, pour être ainsi célébré par un prophète ? Lève-toi, et sois illuminée, car ta lumière est venue, et la gloire de l’Éternel s’est élevée sur toi.

Si l’on dit que la morale de Jésus-Christ surpasse celle de Mahomet, on demande quelle peut être cette morale qui n’empêche pas les chrétiens d’être coupables d’impiété et de blasphème, ni Mahomet d’être plus charitable et plus zélé pour la gloire de Dieu, que Jésus-Christ. Certainement si Jésus-Christ n’est point d’une même essence avec le vrai Dieu, c’est une doctrine d’impiété plutôt qu’une doctrine de piété, que la religion chrétienne.

Si l’on dit que Mahomet a agi par politique, au lieu que Jésus-Christ a agi par persuasion, nous demandons en qui l’on remarque le plus de caractères de l’esprit du monde, ou en un homme qui s’attribue tous les caractères les plus essentiels de la gloire de Dieu, sans l’être véritablement, tel qu’est Jésus-Christ ; ou en un homme qui ne se propose rien de plus essentiel dans l’établissement de sa religion que d’élever et de glorifier le vrai Dieu, en montrant qu’on ne lui doit point associer une simple créature.

Si l’on objecte que Mahomet flatte la chair et le sang, en promettant un paradis charnel et des délices grossiers, nous n’avons, sans examiner si les disciples de Mahomet ne spiritualisent pas leur Alcoran, en prenant ces expressions grossières dans un sens mystique et spirituel comme c’est la vérité, nous n’avons qu’à répondre en tout cas, que les vices qui naissent des affections de la chair et du sang ne sont pas si dangereux que ceux qui naissent de l’orgueil et de l’impiété de l’esprit, et qu’ainsi la morale de Mahomet serait encore à cet égard moins dangereuse que la doctrine de Jésus-Christ.

Enfin, tandis qu’on supposera que Jésus-Christ a donné lieu à l’idolâtrie chrétienne, en parlant comme il a fait, et que Mahomet, au contraire, a aboli cette idolâtrie, on trouvera que les avantages que Jésus-Christ peut avoir sur Mahomet sont très petits, et les avantages que Mahomet a sur Jésus-Christ très considérables, parce qu’il n’y a rien de plus essentiel dans la religion que de glorifier Dieu.

Ce qui commence à nous faire voir que la vérité de la religion chrétienne et la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ sont si essentiellement jointes, qu’on ne peut établir l’une sans justifier l’autre, ni détruire celle-ci sans renoncer à celle-là ; mais on le montrera beaucoup plus clairement et plus fortement encore dans la suite de cet ouvrage.

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