Consolations de l’amitié. Don des imprimeurs de Bâle. Etablissement dans une ville nouvelle. Indigence et charité. Préoccupations généreuses. Lettre à la duchesse de Guise en faveur des protestants français persécutés. La Bible. Epitaphe d’un pasteur. Maladie d’Olympia. Ses souffrances. Dernière lettre à Lavinia de Rovère. Adieux à Curione. Visions célestes. Mort d’Olympia, de Grunthler et d’Emilio. Deuil de l’Académie. Epitaphe de l’église de Saint-Pierre à Heidelberg. Inscription de Schweinfurt.
L’arrivée d’Olympia dans cette ville semblait marquer le terme des cruelles épreuves qu’elle avait essuyées, et ouvrir pour elle les perspectives d’un long repos. Elle ne tarda pas à y recevoir les témoignages les plus affectueux de la part de ses amis. Jean Sinapi et Celio Secondo Curione furent les plus empressés. Le premier, instruit promptement à Wurtzbourg du désastre de sa patrie, donna un libre cours à sa douleur, et pleura sur le sort de ses concitoyens et de ses proches. Mais il rendit grâces au ciel en apprenant la miraculeuse délivrance de son élève, et il lui offrit de pieuses consolations : « Nous n’avons rien apporté dans le monde en naissant, et nous ne possédons aucun bien, que nous ne l’ayons reçu. Pourquoi donc nous étonner si Dieu nous redemande ce qu’il nous a prêté pour un jour ? … — Laissez gémir, ajoutait-il, ceux qui n’ont d’espérance que pour ce monde. Votre trésor est au ciel, où les voleurs ne sauraient le ravir, ni les flammes le consumer. Ne portez-vous pas, comme le sage, tous vos biens avec vous, à savoir la science, la piété, l’honneur, les bonnes vertus et les bonnes lettres ? Que l’univers s’écroule sur nos têtes, ses ruines doivent nous frapper, sans nous ébranler ! » A ces fortes exhortations, Sinapi avait ajouté un présent qui devait être agréable à son amie. C’était un exemplaire des Vies de Plutarque portant inscrit à sa dernière page le nom d’Olympia, et retrouvé parmi les décombres et les inscriptions funèbres de Schweinfurt. Elle reçut avec reconnaissance ce volume « racheté, comme un pauvre captif, d’entre les mains des pirates, » et elle ne serra pas, sans émotion, cet unique débri de la bibliothèque de son père ensevelie sous les ruines de la cité de son mari !
Le message de Curione n’était pas moins touchant : « Inclinons nos esprits, disait-il, devant les jugements de Dieu, et adorons sans les comprendre ses justes dispensations. Il a usé de sévérité à votre égard en vous ôtant une patrie, et de douceur en vous sauvant à travers les flammes ! … Oh ! qu’il soit béni de ce qu’après vous avoir unis dans la détresse et l’épreuve, il vous unit maintenant encore dans l’offrande d’un cœur reconnaissant et pieux ! Je t’envoie, ô ma chère Olympia, l’Homère que tu m’as demandé, avec quelques-uns de mes écrits ; tu recevras aussi de Francfort les Lamentations du prophète Jérémie, que tu méditeras plus dignement dans le deuil de la ville natale de ton mari. A toi maintenant de reprendre tes travaux interrompus, de composer une œuvre digne de Sophocle, et d’obtenir le laurier sacré qui t’est dû depuis si longtemps. » Les collègues de Curione composèrent une nouvelle bibliothèque à son amie. Les plus célèbres imprimeurs de Bâle s’honorèrent par leur empressement à compléter cette offrande volontaire au malheur : « Remerciez Oporinus, Hervagius et Frobenius du don qu’ils m’ont fait de tant de livres précieux ; jamais rien ne pourra me faire oublier leurs procédés si généreux à mon égard ! »
A ces effusions d’une reconnaissance littéraire se mêlaient cependant des préoccupations d’une autre nature. Il fallait supporter les fatigues d’un établissement dans une ville étrangère. Olympia trouvait dans son dévouement à son mari, dans son attachement à ses devoirs, le secret de pourvoir à tout, et de descendre jusqu’aux plus humbles détails du ménage. « Mon mari prépare ses lectures publiques, et moi, je consacre mes journées à l’acquisition des meubles qui nous sont le plus nécessaires. » — « La faiblesse de ma santé, dit-elle ailleurs, m’a obligée ces jours derniers à prendre pour servante la seule femme que j’ai pu trouver. Elle demande un florin d’or par mois, en se réservant la faculté de travailler encore pour elle-même. Contrainte par la nécessité, j’ai dû me soumettre ; mais toutes les richesses des satrapes ne pourraient me décider à porter plus longtemps un tel fardeau. Je vous prie donc de me venir en aide, et de me procurer une autre servante, jeune ou âgée. Je pourrai lui donner cinq florins par an. » Jean Sinapi lui ayant proposé, peu de temps après, de recevoir de nouveau Théodora, et de reprendre les leçons interrompues de sa fille, elle répond : « Je la verrai venir volontiers, si elle préfère le séjour de notre modeste intérieur à celui d’une cour ; mais il faut qu’elle apporte son lit avec elle. Les meubles sont fort chers ici, et nous ne saurions en acheter un plus grand nombre. » Une lettre de Grunthler à un de ses amis nous initie aux embarras secrets de leur intérieur. Ils durent emprunter vingt florins d’or, pour subvenir aux dépenses des premiers mois de leur séjour à Heidelberg.
Dans un état si voisin de l’indigence, Olympia trouvait encore de quoi exercer la charité envers les misérables familles échappées au sac de Schweinfurt. Son imagination lui représentait sans cesse ces malheureux errant autour des décombres fumants de leur patrie, sans vêtement, sans abri où reposer leur tête, et sans pain. Elle pensait surtout à ces malades qu’elle avait autrefois visités, à ces pauvres qu’elle avait vêtus, selon le commandement évangélique. Le dispensateur de ses aumônes cachées lui écrivait : « Les femmes que vous visitiez à l’hospice, et dont le sort est l’objet de vos sollicitudes, ont disparu ; on ignore leur destinée. Quoi qu’il en soit, la somme que vous m’avez envoyée sera distribuée pieusement, et selon vos désirs. » Admirable dispensation du ciel, qui avait uni aux plus beaux talents les plus tendres compassions de la femme ! Elle savait que donner est plus doux que recevoir, et qu’une seule vertu doit survivre à toutes les autres, la charité !
Les pensées d’Olympia se répandaient bien au delà de l’horizon borné dans lequel sa vie était contenue. Attentive aux grands événements contemporains dont le contre-coup se faisait sentir jusque dans son humble retraite, elle gémissait sur le sort de l’Allemagne déchirée tour à tour par la guerre civile et par les querelles ecclésiastiques. Elle faisait des vœux pour l’abaissement des barrières qui divisaient les Églises de la Réforme. « Je n’ignore pas qu’il s’est élevé une grande division entre les Églises chrétiennes, au sujet des sacrements. Mais ces tristes discordes s’évanouiraient bientôt, si les hommes avaient plus en vue la gloire du Christ et le salut de son Église, dont le secret est dans l’union de tous ses membres. » Elle priait pour ceux de ses compatriotes qui s’étaient réfugiés en Angleterre sous le règne d’Edouard VI, et que l’avènement de Marie condamnait à une vie errante et agitée : « J’apprends que Bernardino Ochino, de Sienne, cet homme pieux et éloquent, a dû s’enfuir de l’Angleterre pour chercher un refuge à Genève. Tant il est vrai que les tribulations sont le partage des disciples qui veulent rester fidèles à leur maître. Mais il vaut mieux tout endurer avec Jésus-Christ, que de posséder le monde entier sans lui. » Ses sollicitudes et ses prières se reportaient surtout sur l’Italie qu’elle avait tant aimée, qui lui gardait encore une mère et des sœurs chéries. Elle souhaitait de toutes les ardeurs de son âme les progrès de la Réformation dans ce pays, et ne pouvant contribuer elle-même à la propager, elle suppliait l’évêque Vergerio de traduire le catéchisme de Luther en italien, et de le répandre au delà des Alpes. Elle exhortait constamment sa mère et ses sœurs à rester fidèles dans leur profession de l’Évangile. La destruction de l’Église évangélique de Ferrare fut pour elle un sujet de deuil : « Les lettres que j’ai reçues dernièrement d’Italie m’annoncent, hélas ! que les chrétiens de Ferrare sont soumis aux persécutions les plus cruelles ; grands et petits sont également tourmentés : les uns sont chargés de chaînes, les autres sont condamnés à l’exil ; le reste trouve son salut dans la fuite ! — Ma mère est restée ferme au milieu de l’orage. Gloire soit à Dieu, à qui en revient tout l’honneur ! Je la conjure de sortir avec mes sœurs de cette Babylone, pour venir me rejoindre dans ce pays. » La chute de la duchesse l’attriste sans l’étonner, et lui inspire de mélancoliques paroles qui rappellent les réflexions de Calvin à Farel, sur le même sujet. Je reçois une triste nouvelle, malheureusement trop certaine, de la duchesse de Ferrare ! Vaincue par les menaces et par la crainte de l’opprobre, elle est tombée ! Que dirai-je, hélas ! si ce n’est que l’exemple de la constance est rare parmi les princes de ce monde ? »
Le nom de Renée rappelle naturellement à notre souvenir celui d’Anne d’Este, sa fille. Olympia n’avait pas oublié dans l’exil l’amie de sa jeunesse, devenue l’épouse du puissant chef de la maison de Lorraine, de l’adversaire le plus redoutable de la Réformation en France. Les protestants français gémissaient alors sous le poids de la plus dure persécution. Les souffrances des martyrs et leur fidélité retracées dans des récits populaires traduits dans presque toutes les langues de l’Europe, allaient exciter partout les larmes et la pitié. C’était un Louis de Marsac attendrissant ses juges par sa jeunesse et par sa beauté ; c’étaient les cinq étudiants de Lyon enchaînés sur le même bûcher, exhalant dans un baiser fraternel leurs âmes simples et généreuses. Olympia pleurait leur sort. Ce fut là sans doute l’inspiration de la noble lettre qu’elle écrivit alors à Anne d’Este pour l’affermir dans la foi, et exciter son intérêt en faveur des victimes :
« Puisque le Seigneur vous a honorée d’un si grand bienfait que de vous faire connaître la vérité, vous ne pouvez ignorer l’innocence de ces hommes qui tous les jours sont traînés au supplice, et qui s’exposent à de si cruels tourments pour la cause du Christ. C’est un devoir pour vous d’intercéder pour eux, de les justifier auprès du roi, de solliciter leur grâce. Si vous restez muette, si vous les laissez souffrir et mourir sans défense, vous devenez complice de leurs persécuteurs. Je sais qu’en plaidant leur cause vous pouvez provoquer la colère du roi, celle de votre époux, et la fureur de vos ennemis. Je réponds qu’il vaut mieux être en butte à l’inimitié des hommes qu’à celle de Dieu ! … Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »
L’histoire recueille avec respect ce cri de miséricorde et de justice, qui devait trouver quelques années après un écho éloquent, dans l’horreur des guerres civiles. Lorsque la conspiration d’Amboise fut étouffée sous les représailles atroces d’un parti, une femme osa seule, en présence de la cour, maudire ce sang versé, et annoncer les irréparables malheurs qui allaient fondre sur la France : ce fut Anne d’Este, l’amie d’Olympia Morata !
La correspondance d’Olympia occupait tous les loisirs que lui laissaient les soins de son intérieur, et l’éducation de son frère Emilio. Elle se plaisait à guider les premiers pas de cet enfant, dans ce monde de l’antiquité qu’elle s’était rendu si familier par ses propres études. Horace, Virgile, Cicéron, Homère, dont les souvenirs reparaissent constamment dans ses écrits, tels étaient les auteurs favoris qu’elle lisait avec son jeune élève. La Bible était l’objet de ses méditations habituelles. Elle y puisait ces mâles pensées qui fortifient le cœur, ces consolations saintes qui détachent de la terre, ces espérances éternelles qui entr’ouvrent aux regards de l’exilé une autre patrie. Elle s’y pénétrait surtout de ces images qui expriment si bien la vanité de l’homme et la brièveté de ses jours. Elle trouvait, dans les fréquentes élévations de son âme à Dieu, la force de remplir les devoirs dont l’accomplissement devait coûter le plus à ses goûts. Elle était ordinairement calme et sereine, avec un sourire plein de mélancolie. Je n’ai jamais connu, disait son mari après l’avoir perdue, une âme plus vraie et plus sainte ! Non, jamais tant de candeur, de grâce, de pureté n’a brillé sur cette terre ! »
Le charme qu’elle exerçait dans son intérieur, était également ressenti par tous les membres de la société, à la fois sérieuse et polie, qu’elle avait trouvée à Heidelberg. On y distinguait le bourgmestre Hartmann, ami de Jean Sinapi et admirateur de son élève ; le poète Mycillus qui lui consacrait quelques-uns de ses vers ; Hubert Thomas, le conseiller du prince palatin ; auxquels se joignaient les collègues de Grunthler à l’académie. Les étrangers eux-mêmes recherchaient l’honneur d’être présentés à Olympia dans sa retraite. C’est ainsi que le jurisconsulte français, Charles Dumoulin, se chargeait avec l’empressement le plus flatteur de lui apporter une lettre de Vergerio qu’il avait reçue pour elle à Stuttgard. Mais détourné de sa route, et arrêté à Worms par des circonstances imprévues, il lui écrivait de cette ville une lettre pleine de regrets, et il saluait de loin cette docte Italienne couronnée du double éclat de la poésie et de la piété.
Celle à qui s’adressaient de tels hommages, avait depuis longtemps appris à ne plus les rechercher. Les études et les compositions littéraires dont elle avait fait le délassement de sa vie, à Schweinfurt, ne l’occupèrent plus à Heidelberg. Elle ramena dès lors toutes ses inclinations à ses devoirs. Un seul fragment poétique de cette époque nous est parvenu. C’est une épitaphe en vers grecs, consacrée à la mémoire du pasteur, Jean Lindemann. L’inspiration en est simple, et la pensée qui s’en détache semble moins un regret qu’un pressentiment !
« Ici repose un fidèle berger, qui conduisit longtemps dans les pâturages les brebis de Jésus-Christ. Pour elles, il eut à subir de nombreux assauts, et il soutint beaucoup de combats contre les loups ravissants. Maintenant son travail est fini, et il est entre dans son repos. Le Seigneur l’a permis, afin qu’il ne fût plus le témoin des maux qui sont l’apanage des mortels, et qu’il n’eût plus à souffrir ! Il dort, mais le dernier jour est proche. Le fidèle pasteur va bientôt se réveiller et sortir du tombeau, à la voix de Jésus-Christ ! »
Ἔνϑα κατευνηϑέντα βροτὸν κατὰ γαῖα καλύπτει,
Ὅς ποιμαίνεσκεν πώεα καλὰ ϑεοῦ.
Ὅς τ᾽ ὀίων ἕνεκα πλείστους ἐμόγησεν ἀέϑλους,
Τὰς μὲν ῥυόμενος, μαρνάμενος δὲ λύχοις.
Νῦν δέ μιν ἀργαλέου καμάτοιο μίνυνϑ᾽ ἀπολήγειν,
Εὕδειν τ᾽ ἐν τύμβῳ Χριστὸς ἄνῳγε ϑεός.
Ὅφρα μὴ ὅσαγε κήδε᾽ ἅπασι βροτοῖσιν ἐφῆπται,
Οφϑαλμοῖσιν ἴδη, μηδὲ κακόν τι πάϑη.
Ἀνστήσει δὲ Χριστὸς εὸν τάχα μηλοβοτῆρα
Σήματος ἐξαγαγὼν ἤματι τῷ πυμάτω.
Une dernière lettre à Lavinia de Rovère renferme l’expression de ce même détachement d’ici-bas : « Crois-moi, chère Lavinia, il n’est personne au monde qui ne soit exposé à toutes sortes de douleurs, s’il veut vivre selon la piété. Nous sommes étrangers et voyageurs sur cette terre ; mais nous ne pouvons éviter les pièges de l’esprit du mal tendus partout sous nos pas. L’adversaire de nos âmes, comme le souci rongeur du poète, suit le marin sur son vaisseau, et monte en croupe derrière le cavalier. Il faut prier sans relâche, afin de ne pas succomber dans la lutte, et d’obtenir la couronne de vie. Que la parole de Dieu soit donc la règle de tes actions, et la lampe qui éclaire tes sentiers. Applique-toi à la crainte de l’Éternel, et ne crains pas ces êtres d’un jour, dont l’existence est semblable à une ombre, à une herbe qui se fane, à une fumée. La guerre promène partout ses fureurs, et les saints sont exposés à mille tribulations… Mais les épreuves doivent les combler de joie, parce qu’elles présagent le jour glorieux et prochain où ils goûteront tous ensemble les félicités du ciel. C’est assez, ici-bas, de nous saluer par des lettres, et de nous contempler en esprit ! La figure de ce monde passe ! » Cette lettre elle-même, image de l’instabilité des choses humaines, était comme le dernier mot d’une affection qui allait se briser dans le temps, pour se renouer dans l’éternité.
Olympia l’avait compris, et de bonne heure elle s’était résignée. A l’âge où la vie s’offre encore riche d’espérances et de promesses, où le talent se recueille dans sa maturité, elle ressentait les atteintes d’un mal dont le germe, contracté sous un ciel étranger, s’était développé avec une nouvelle énergie parmi les agitations de sa destinée. Le siège de Schweinfurt, les veilles, les privations et les angoisses qu’elle avait eu à souffrir pendant quatorze mois, sa fuite nocturne de cette ville, ses terreurs, son existence errante, lui avaient porté un coup profond dont elle ne devait plus se relever. Elle jugea son danger sans illusion comme sans faiblesse. La culture des lettres ne fut dès lors, pour elle, qu’une application plus constante à l’étude de la parole sainte ; la poésie qu’une prière. La dernière muse dont elle fut visitée, fut celle des tombeaux.
Aux souffrances continuelles qu’elle éprouvait, se joignirent, au commencement de l’été (1555), les appréhensions d’une calamité publique. La peste éclata au mois de juin, à Heidelberg, et y fit de nombreuses victimes. Grunthler fut appelé, par les exigences de sa profession, à sortir souvent de sa demeure, et à quitter, la nuit comme le jour, le chevet de sa femme malade. Elle l’exhortait elle-même à ne prendre conseil que du devoir, et cependant, au mois de juillet, elle tomba dans une telle faiblesse qu’on désespéra de ses jours. Elle ne fut pour quelque temps « rappelée d’entre les morts » que pour vivre dans un état de langueur qui lui permettait à peine d’écrire à ses amis. Ses lettres à Curione sont le journal où ont été consignées les dernières pensées de son âme, et, pour ainsi dire, les suprêmes battements de ce cœur si noble et si pur !
L’épreuve avait aussi visité la maison de Curione. Il tremblait pour la vie de sa fille aînée, Violanthis, mariée au célèbre théologien Jérôme Zanchi, et fixée à Strasbourg, quand il tomba lui-même dangereusement malade. A cette nouvelle, Olympia s’oublie elle-même pour ne penser qu’à son ami. « J’ai appris par Herold que vous êtes couché sur un lit de douleur, et je suis fort en peine. Je vous prie donc de me tirer d’inquiétude, et vous ne le pourrez qu’en m’annonçant votre heureuse convalescence. Pour moi, mon cher Celio, je m’affaiblis de jour en jour ; la fièvre ne me quitte pas une heure. C’est ainsi que la main de Dieu nous saisit tout vivants, pour ne pas nous laisser périr avec le monde ! » Les hommes excellents, collègues ou amis de Curione, à Bâle, Ochino fixé alors dans cette ville, le jurisconsulte Amerbach, le théologien Sulcer, furent saisis de douleur à la lecture de cette lettre. Ils ne pouvaient croire au péril qui menaçait cette jeune femme, à laquelle de longs jours semblaient encore promis, et qu’ils honoraient « comme une gloire de leur siècle, » Amerbach était le plus ému. Il baisait avec respect les lettres d’Olympia, et il ambitionnait pour elle, de son vivant, les honneurs qui ne devaient être décernés qu’à sa mémoire.
La réponse de Curione fut un des derniers événements de cette vie à la fois si pleine et si courte. Olympia la reçut avec un profond attendrissement, comme le témoignage d’une amitié à laquelle elle avait attaché tant de prix, et dont elle ne devait plus jouir sur la terre. J’ai reçu, disait Curione, les deux lettres que tu m’as adressées en des temps si divers, et je transmettrai tes remerciements aux imprimeurs de cette ville. Que dis-je, ô mon Olympia, tu les remercieras toi-même en personne. A la lecture et à la vue de ces pages, ils reconnaîtront la grâce, l’élégance de celle qui les a tracées ; ils croiront l’entendre et la voir… J’ai été bien douloureusement ému à la nouvelle de tes souffrances. Ce n’était donc point assez pour moi d’être frappé au cœur d’un double trait ; il fallait que je fusse encore atteint de ce nouveau coup ! Ma fille Violanthis a lutté durant sept mois contre la mort. Depuis quelques jours seulement elle revit, et elle respire. J’espère que, par la grâce de Dieu, elle se rétablira comme moi. Rien ne manquerait alors à mon bonheur, si j’apprenais ta convalescence. Je croirais être remis en la possession de tous mes trésors ! … »
Olympia lut et relut plusieurs fois ces pages, en pleurant, dans les intervalles de repos que lui laissait la maladie. Elle voulut y répondre de sa main, malgré son extrême faiblesse, et dire encore adieu à l’ami qu’elle allait précéder dans un monde meilleur :
« Vous pouvez juger, cher et bien-aimé Celio, de la tendresse des sentiments qu’éprouvent les uns pour les autres ceux qui sont unis par la vérité, c’est-à-dire par l’amour chrétien, quand je vous dirai que la lecture de votre lettre m’a fait verser des larmes. J’ai pleuré de joie en apprenant que vous aviez été arraché au tombeau ! Que Dieu vous conserve longtemps pour le bonheur de son Église ! … Quant à moi, mon cher Celio, je dois vous dire qu’il n’y a guère plus d’espoir que je vive encore longtemps. La médecine ne peut rien pour moi. Chaque jour, chaque heure, mes amis me voient dépérir. Il est probable que cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi. Mon corps et mes forces sont épuisés. Je n’ai plus d’appétit, je suis menacée jour et nuit d’être étouffée par la toux, une fièvre ardente me consume, et les douleurs que je ressens par tout le corps m’ôtent le sommeil. Il ne me reste donc plus qu’à rendre l’âme ! Mais jusqu’à mon dernier soupir je me souviendrai de tous ceux que j’ai aimés. Que la nouvelle de ma mort ne vous afflige point ; je sais que la couronne de justice m’est réservée, et je désire quitter cette vie pour être avec Jésus-Christ. »
A ce touchant adieu étaient jointes quelques-unes des poésies d’Olympia, perdues dans l’incendie de Schweinfurt, et qu’elle avait recomposées de mémoire. Elle les confiait à son ami, comme un legs pieux que celui-ci devait transmettre à la postérité. Vous serez mon Aristarque, lui disait-elle, et vous y mettrez la dernière main. Encore une fois, adieu ! » Elle put à peine écrire ces derniers mots, « présages d’un deuil prochain. » Quelques jours après elle essaya de revoir cette lettre, et d’y faire quelques changements. Elle reconnut qu’il était trop tard ! Ses forces trahirent son âme, et ses affections survécurent presque à sa vie.
Le récit de ses derniers moments nous a été conservé par l’inconsolable ami qui lui ferma les yeux, et qui ne devait pas lui survivre. Elle ne connut pas les troubles de la mort ; elle n’en connut que les allégresses et les joies. Elle entrevit d’avance les glorieuses réalités du ciel où elle allait entrer, et où les regards de ceux qui l’aimaient purent en quelque sorte la suivre. « Peu d’heures avant sa fin, elle se réveilla d’un court sommeil, et sourit d’un air mystérieux, comme ravie par je ne sais quelle ineffable pensée. Je m’approchai d’elle, et je lui demandai la cause de ce sourire si plein de douceur : — Je voyais, dit-elle, en rêve un lieu éclairé de la plus brillante et de la plus pure lumière. — Son extrême faiblesse ne lui permit pas d’en dire davantage. — Courage, ô ma bien-aimée, lui répondis-je, tu vivras bientôt dans le sein de cette lumière si pure. — Elle sourit de nouveau, et de la tête fit un léger signe d’assentiment. Un peu après elle dit : — Je suis heureuse, entièrement heureuse ; — et elle cessa de parler jusqu’au moment où sa vue commença de s’obscurcir. — Je ne vous vois presque plus, dit-elle alors, mes bien-aimés, mais tout ce qui m’environne me semble paré des plus belles fleurs. — Ce furent ses dernières paroles. Un instant après, elle parut comme ensevelie dans un paisible sommeil, et elle exhala le dernier soupir. » C’était le 26 octobre 1555, à quatre heures de l’après-midi. Elle était âgée, de moins de vingt-neuf ans.
La nouvelle de sa mort, bientôt répandue parmi les Églises réformées de l’Allemagne, de la France et de la Suisse, excita partout une douloureuse émotion. Mais elle fut particulièrement un sujet de deuil pour les savants qui l’avaient connue dès ses premières années, et qui avaient vu naître ses beaux talents à la cour de Ferrare. Les regrets du vénérable Sinapi sont exprimés d’une manière bien touchante dans une lettre à Calvin : « Gloire, jeunesse, force, beauté, rêves d’une ombre qui se consume dans la nuit, et qui prête un nouvel aiguillon au malheur. Pour moi, séparé de tout ce qui m’était cher, je traîne mes jours languissants, seul et triste, comme l’ermite au désert, ou comme le passereau sur un toit. » La douleur de Curione ne fut surpassée que par le désespoir de Grunthler : « Voyez par combien d’épreuves le Seigneur me fait passer, lui qui, après m’avoir rendu témoin de la ruine de ma patrie, de la perte de mes biens, et de la mort de mes amis, vient de me retirer encore une épouse chérie, dont la présence pouvait seule me consoler de tout ce que j’ai perdu. Ce dernier malheur, le plus grand de tous, pareil à la vague qui couvre le naufragé, me plonge dans un abîme, où rien ne peut adoucir l’amertume de mes maux. Le chagrin que j’éprouve maintenant est d’une telle nature, ou plutôt d’un tel excès que je ne puis pas même pleurer ; mon âme, comme anéanti sous le poids de tant de calamités, ne pourrait plus même sentir de nouveaux coups. Elle demeure plongée dans une muette stupeur ! » Celio Secondo Curione, chargé d’annoncer cette nouvelle à la veuve de Peregrino Morato, dut réprimer sa propre douleur, pour adoucir celle d’une mère : « Est-il rien, ô ma chère Lucrezia, de solide sur l’arène mouvante de ce monde, rien qui soit digne d’occuper les désirs du chrétien ? Pour moi, je n’estime plus ce qui excite l’admiration des hommes… Mon unique vœu est de quitter ce monde pour être avec mon Sauveur et mon Dieu, ce qui m’est beaucoup meilleur. Tels étaient aussi, je vous assure, les sentiments de votre fille, comme ses lettres m’en ont souvent fourni le témoignage. Le Seigneur a répondu enfin à ses soupirs, et il l’a reçue, non des bras maternels (elle s’en était depuis longtemps détachée, comme un fruit mûr de l’arbre qui l’a nourri), mais des bras du plus tendre des époux, pour la transporter dans la gloire du ciel, parmi les biens seuls dignes de ce nom, qu’elle avait toujours souhaités. » La veuve de Morato s’inclina sous cette grande épreuve, et du milieu de tant d’afflictions, elle dut lever ses regards sur cette patrie éternelle qui devait lui rendre tout ce qu’elle avait aimé ! …
Deux êtres qui semblaient appelés à lui survivre longtemps sur la terre, la devancèrent bientôt à ce rendez-vous des cœurs brisés et des divines consolations : ce furent Grunthler et Emilio. La peste continuait ses ravages à Heidelberg. L’académie était dispersée, la ville presque déserte. Grunthler portait partout ses soins avec l’ardeur d’une âme qui n’attend plus rien de la vie, et qui cherche la mort comme une délivrance. Il fut le premier atteint par le fléau, et il expira, le vingt-deuxième jour du second mois qui suivit celui de son deuil, en murmurant les versets d’une complainte touchante qu’il avait composée sur la mort de sa femme, et dont les premières paroles étaient empruntées au psaume quarante-deuxième :
« Comme le cerf brame après le courant des eaux, ainsi mon âme soupire ardemment après toi, ô Dieu ! »
Emilio, faible et souffrant, succomba bientôt après, comme frappé du même coup, et invinciblement uni au même sort. On ne peut lire sans émotion l’épitaphe consacrée à sa mémoire par une main inconnue :
Et toi aussi, doux enfant, tu as été ravi par la mort, jeune par les années, semblable aux vieillards par la sagesse. Tu aimas de bonne heure la parole de ton Dieu, et tu fus aimé de Jésus-Christ comme un frère. Rappelé auprès de lui, tu dépouillas avec joie ta frêle enveloppe pour monter aux demeures célestes, et tu nous laissas sur cette terre de larmes. Ainsi le Seigneur exerce sur nous ses colères : non content d’enlever les justes du milieu des méchants, il retire aussi leur postérité, afin que cette terre maudite ne se pare plus d’aucun fruit ! »
Cette double mort, qui suivit de si près celle d’Olympia, ne fit avec elle qu’un même deuil, et fut pleurée comme un malheur public. Un gentilhomme français, professeur de l’académie, Guillaume Rascalon, s’honora en subvenant généreusement aux frais de la sépulture des trois exilés, qui ne laissaient pour toute richesse, après eux, qu’une mémoire bénie dans le cœur de leurs amis. Ils furent ensevelis tous trois dans une chapelle de l’église de Saint-Pierre, à Heidelberg, où l’on peut lire encore aujourd’hui l’inscription, récemment restaurée, qui rappelle leur pèlerinage si court ici-bas.
Voici celle d’Olympia :
au nom du dieu éternel ;
et à la mémoire
d’olympia fulvia morata,
fille de peregrino morato, de mantoue,
professeur illustre, a ferrare ;
épouse chérie du médecin andré grunthler.
son esprit et son intelligence singulière
de l’une et de l’autre langue,
l’incomparable pureté de ses mœurs et de sa piété,
l’élevèrent au-dessus de son sexe.
le témoignage de sa vie
fut encore surpassé par celui de sa mort,
paisible, heureuse et sainte.
elle mourut l’an du salut mdlv,
agée de xxix ans, sur une terre étrangère.
ici elle repose,
avec son mari et son frère emilio.
Pendant que l’académie d’Heidelberg déposait ainsi le tribut de ses regrets sur la tombe à peine fermée de celle jeune femme, les habitants de Schweinfurt, émus d’une touchante émulation, rendaient un hommage non moins remarquable à ses vertus. Ils ordonnaient, par un décret solennel, que la maison qu’elle avait habitée, durant trois ans, au milieu d’eux, serait rebâtie aux frais publics, et ils y gravaient une inscription honorifique terminée par quelques vers où la noblesse du sentiment rachète l’imperfection de la forme :
Vilis et exilis domus hæc quamvis, habitatrix
Clara tamen claram reddidit et celebrem.
Humble et pauvre maison, mais non sans gloire ;
Elle fut habitée par Olympia Morataa.
a – Cette maison est aujourd’hui celle des Messagers, rue du Pont (Bruckengasse), no 157 b, près de l’Hôtel-de-Ville. Beck, kurze Geschichte der Stadt Schweinfurt, p. 6 et 7. Voir également Nolten, Vita Oly. Morat. Ed. Hesse. Nous avons fait plus d’un emprunt aux notes curieuses dont le savant éditeur a enrichi le travail de son devancier.