Olympia Morata, un épisode de la Renaissance et de la Réforme en Italie

V
1553-1554

Troubles de l’Allemagne. Brigandages d’Albert, margrave de Brandebourg. Siège de Schweinfurt. Maladie de Grunthler. Courage d’Olympia. Retraite du margrave. Destruction de la ville. Délivrance miraculeuse. Détresse et terreur. Captivité d’Hamelbourg. Les comtes d’Erbach. Hospitalité chrétienne. Vocation inespérée. Une scène d’hôtellerie. Arrivée à Heidelberg.

La mort de Luther (18 février 1546) avait ouvert en Allemagne la période des guerres civiles, entremêlées de paix intermittentes, que devait clore, un siècle plus tard, le traité de Westphalie. La Réformation, infidèle à son origine, à sa mission, à son esprit, était descendue de l’arène des consciences où devait s’accomplir son triomphe pacifique par l’abnégation et le sacrifice, sur les champs de bataille, où la victoire et la défaite devaient lui porter un coup également funeste, en l’assujettissant au joug de ses adversaires ou de ses protecteurs. La guerre de Smalkade fut le premier acte de ce grand drame, qui s’ouvrit à Muhlberg, par le désastre de l’électeur de Saxe, et par l’humiliation des princes protestants. Un noble caractère brilla du moins au-dessus de ces revers ; ce fut celui de l’Electeur. Sa disgrâce et sa captivité ne servirent qu’à faire mieux éclater la grandeur d’une âme plus haute que la victoire, qui se possède elle-même à travers les vicissitudes de la fortune, et qui grandit encore sous les coups du sort.

Le triomphe de l’empereur ne fut pas d’ailleurs de longue durée. Pendant qu’il s’endormait au fond du Tyrol dans une fausse sécurité, le nouvel électeur de Saxe, Maurice, son allié, renouait secrètement contre lui les fils d’une coalition universelle. Surpris tout à coup au mois d’avril 1552, dans la ville d’Inspruck, l’empereur, malade, souffrant de la goutte, n’eut que le temps de s’évader, la nuit, par un temps affreux, à travers les montagnes, en murmurant de mélancoliques paroles sur le déclin de sa fortune, dont il devait célébrer les funérailles au monastère de Saint-Just. Le traité de Passaw, signé le 2 août de la même année, et confirmé plus tard par la paix d’Augsbourg, sanctionna les droits des Etats germaniques, et parut clore à jamais l’ère des révolutions. Mais la tempête qui s’était déchaînée sur la haute Allemagne, et qui avait dispersé le concile de Trente, devait encore promener ses fureurs sur d’autres contrées. Les villes qu’arrose le Mein devaient en ressentir le terrible contrecoup.

Parmi les seigneurs dévoués à la cause impériale, moins par fidélité que par calcul, était le margrave Albert de Brandebourg. C’était un de ces types brillants du guerrier mercenaire au moyen âge, brave, habile, infatigable, pillard, barbare, sans foi ni loi. La Réformation n’était qu’une arène ouverte à son orageuse activité, la guerre qu’un brigandage impuni. Le traité de Passaw, en amenant une suspension d’armes entre les partis, le condamnait à l’inaction ; mais ce bouillant aventurier ne pouvait remettre l’épée dans le fourreau sans se renier lui-même : il protesta contre la trêve, encouragé peut-être en secret par l’empereur. Mis au ban de l’empire, il chercha des yeux une place forte où il pût se retrancher et tenir tête à ses ennemis. Il choisit Schweinfurt, d’où il se précipita, comme un vautour de son aire, sur les deux rives du Mein, portant partout sur ses pas la terreur et la dévastation. Les princes voisins, irrités, vinrent l’y assiéger. Les évêques de Wurtzbourg et de Bamberg, l’électeur Maurice et le duc de Brunswick avaient uni leurs bannières à celle des Nurembergeois, pour écraser leur adversaire dans la place qui lui servait de refuge. Ainsi les malheureux habitants de Schweinfurt allaient subir, dans une querelle à laquelle ils étaient étrangers, toutes les horreurs qu’une guerre d’extermination amène à sa suite. Les lettres d’Olympia Morata nous en ont conservé le sombre tableau.

Le siège commença au mois d’avril 1553, et se prolongea presque sans relâche durant quatorze mois. Les murs de la ville étaient incessamment battus par une puissante artillerie. Le bruit du canon retentissait nuit et jour. Les habitants, glacés de frayeur au fond de leurs demeures, redoutaient également toutes les issues de cette lutte funeste. Le foyer domestique n’était plus même respecté. Dans l’intervalle des combats livrés sur les murs, des bandes féroces se répandaient dans la ville, pénétraient dans l’intérieur des maisons, et contraignaient les misérables qui y étaient cachés à leur donner de l’or, en échange de la prétendue protection qu’ils se vantaient de leur accorder. Chaque jour se renouvelaient ces scènes de violence, auxquelles un fléau terrible vint ajouter un deuil de plus. La peste, fruit de l’accumulation d’une si grande multitude d’hommes dans une étroite enceinte, se déclara bientôt ; la famine suivit de près, et les assiégés, également pressés par leurs ennemis du dehors et ceux du dedans, n’eurent plus que le choix entre la mort par la contagion et la mort par la faim ou l’épée. Les ravages de la peste étaient effrayants. Elle emporta une moitié de la ville, et les souffrances de ses victimes, exaltées jusqu’à la folie, répandirent partout une épouvante mêlée d’horreur.

Le courage d’Olympia ne se démentit pas un instant au milieu de ces scènes de désolation, dont elle était témoin à chaque heure : « Sous le poids de tant de maux, écrivait-elle, nous n’avons éprouvé qu’une consolation, la prière et la méditation de la parole sainte. Je n’ai pas tourné une seule fois mes regards vers les richesses de l’Egypte. Mieux vaut périr sous les ruines de cette cité, que de jouir de toutes les délices sur une terre infidèle ! » Mais elle eut besoin d’un redoublement de force, quand elle vit son mari atteint par la contagion, et couché sur un lit de douleur. Tel était le nombre des malades, que les remèdes étaient partout épuisés. Il fallait un miracle pour sauver Grunthler ; tout espoir humain était perdu. Olympia, sans cesse en prières au chevet de son époux, demandait sa guérison à celui qui est l’auteur de la vie, et qui peut rappeler les morts eux-mêmes du tombeau. Ses prières et celles de l’Église de Schweinfurt furent entendues : Grunthler fut sauvé.

Cette délivrance domestique fit trêve un instant, pour les membres de la famille qui en était l’objet, aux sinistres appréhensions du siège. Olympia, rassurée sur le sort de son mari, trouva la force d’écrire, au milieu du fracas des armes, une lettre à Lavinia de Rovère, où elle répandait son âme en vives expressions de reconnaissance pour ce rétablissement inespéré :

« Combien je suis heureuse de trouver dans notre détresse une occasion de t’écrire et de t’informer de notre sort ! Pleure sur nous, ô mon amie ; mais en même temps réjouis-toi ! Nous sommes assiégés dans cette ville, et pressés sans relâche entre deux grandes armées ; mais Dieu nous a tellement gardés jusqu’à ce jour, que nous avons échappé à une mort presque certaine. Il nous a nourris, et il continue à nous nourrir encore dans une extrême disette. Que dis-je ? mon mari, consumé par un fléau terrible, était déjà aux portes du tombeau ! … Il a daigné le rappeler sur cette terre des vivants, par pitié pour moi qui n’aurais pu supporter une telle douleur. Qu’il soit loué mille fois de m’avoir épargné ce dernier coup ! Nous ne sommes pas encore affranchis de nos autres maux ; Dieu sait le jour et l’heure de sa miséricorde ; nous remettons notre sort entre ses mains. A toi de prier, ô mon amie, pour que cette épreuve si longue produise en nous, comme par un douloureux enfantement, des fruits bénis ! »

Les derniers mots de celle lettre semblaient trahir une émotion soudaine, et l’attendrissement involontaire d’une âme qui ne sait plus contenir le cri de ses affections :

Adieu, ô ma douce Lavinia, toi dont l’image est toujours présente à mes pensées ; toi que je ne cesserai jamais d’aimer tant qu’il me restera un souffle de vie… Encore une fois, adieu ! »

Quel ne dut pas être le saisissement de Lavinia en recevant à Rome la nouvelle des épreuves de son amie, et de ses périls qu’elle ne pouvait ni prévenir, ni partager !

Le siège durait depuis neuf mois, et la population de la ville, réduite aux dernières extrémités, n’entrevoyait aucun terme à ses maux. Les murailles, constamment exposées aux coups des machines de guerre, étaient encore debout, et semblaient défier la fureur des assiégeants. Irrités de l’impuissance de leurs efforts, les princes appelèrent de nouveaux secours, et recoururent aux moyens les plus terribles. Le jeu de l’artillerie ne se ralentit plus un seul instant. Une pluie de feu tombait la nuit sur la place, qui paraissait, au milieu des ténèbres, en proie à un immense incendie. Les maisons elles-mêmes n’offraient plus un abri. Les assiégés furent réduits à chercher un asile dans les entrailles de la terre, où ils ensevelirent leur dernière obole. Olympia, Emilio son frère, et Grunthler à peine convalescent ; passèrent plusieurs semaines cachés au fond d’une cave obscure. Ils n’osèrent en sortir que mus par l’espoir d’une délivrance prochaine ; cet espoir devait être cruellement déçu.

Les ressources du margrave étaient épuisées dans cette lutte désespérée, où il avait tenu en échec deux des plus puissants princes de l’empire. Il ne pouvait prolonger la défense de la place sans y trouver, avec son armée, un sanglant tombeau. Il résolut donc de l’évacuer, et d’opérer hardiment sa retraite en grossissant ses troupes, sur son chemin, de ces milliers de vagabonds et d’aventuriers que la guerre avait déchaînés sur l’Allemagne. Il sortit de la ville, au milieu de la nuit, à la grande joie des habitants, qui espéraient trouver grâce auprès des vainqueurs : cette joie fut de courte durée. L’électeur Maurice et le duc de Brunswick s’étant détachés à la poursuite d’Albert, qu’ils devaient atteindre sur le champ de bataille de Siewershausen, les évêques de Wurtzbourg et de Bamberg, suivis des Nurembergeois, se précipitèrent, malgré les ordres de l’empereur, sur la ville désormais sans défense, la pillèrent et y mirent le feu.

Alors se succédèrent dans cette triste cité les scènes de deuil dont une place prise d’assaut offre seule l’image. La multitude suppliante se portait vainement aux portes ; elle était impitoyablement repoussée à l’intérieur, et condamnée à périr. Les uns faisaient leurs préparatifs funèbres au fond de leurs demeures, ne voulant pas survivre à la perte de leur fortune, de leurs parents, de leurs amis ; d’autres, à genoux et les mains jointes, essayaient de fléchir la barbarie des vainqueurs ; d’autres, enfin, et c’était le plus grand nombre, couraient vers le temple, comme à un asile dont la fureur des hommes devait au moins respecter le seuil. Grunthler et Olympia, entraînés par ce dernier flot, se dirigeaient de ce côté, quand, au milieu des ténèbres, un soldat inconnu s’approche d’eux et les presse de fuir, s’ils ne veulent être ensevelis sous les cendres de la ville. Ils obéissent à cet avertissement, suivent les pas de leur guide mystérieux qui, par des chemins détournés, les conduit hors des murs. Les flammes montaient déjà vers le ciel ; les maisons s’écroulaient avec un lugubre fracas dans l’incendie. Le temple lui-même ne fut pas épargné, et les malheureux qui y cherchaient un abri, périrent tous étouffés par la fumée, ou écrasés sous les décombres.

Olympia et son mari précipitaient leur fuite, et ils croyaient avoir échappé à tous les dangers, quand ils furent arrêtés par une bande ennemie qui les dépouilla entièrement, et qui retint Grunthler prisonnier. Séparée, malgré ses cris et ses larmes, de son mari qu’elle voyait entraîné à une mort presque certaine, et n’ayant pas même une obole à offrir pour sa rançon, Olympia puisa dans l’excès de son désespoir une énergie surhumaine, et sut trouver des mots capables de fléchir ces hommes féroces. Jamais sans doute la piété conjugale n’inspira de plus éloquentes prières : « Dans l’angoisse de mon cœur, je poussai d’inexprimables gémissements. Je criai au Seigneur, dans ma détresse : Aide-moi ! aide-moi, pour l’amour de ton nom ; — et je ne cessai de le prier jusqu’à ce qu’il m’eût rendu mon mari ! J’aurais voulu que vous vissiez l’état pitoyable auquel j’étais réduite ; les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les pieds déchirés, à peine revêtue d’une chemise. On nous avait complètement dépouillés. En fuyant, j’avais perdu mes souliers, et il nous fallait courir, en suivant les rives du fleuve, sur les pierres et le gravier. A chaque pas, je m’écriais : Je n’en puis plus ! je suis morte ! Seigneur, si tu veux me sauver, commande à tes anges de me porter sur leurs ailes, car autrement je ne puis plus me soutenir ! » Elle franchit, pendant cette nuit fatale, un espace de plus de dix milles. Son visage était amaigri et pâle ; une fièvre, qui ne la quitta presque plus depuis, la dévorait. Elle arriva ainsi à Hamelbourg, se comparant elle-même à la reine des mendiants. Elle entra dans cette ville, vêtue d’une robe d’emprunt qu’elle devait à la pitié d’une pauvre femme, et dont les lambeaux couvraient à peine ses membres souffrants.

Les épreuves de cette triste famille n’étaient point encore terminées : les bourgeois d’Hamelbourg n’osèrent accorder l’hospitalité aux trois fugitifs, de peur d’attirer sur eux la colère des évêques, et ils ne leur permirent de s’arrêter que peu de temps dans leur ville. Olympia dut en partir le quatrième jour après son arrivée, quoiqu’elle fût malade et qu’elle eût à peine la force de se traîner, appuyée sur son mari. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à une autre bourgade, dont le lieutenant avait reçu l’ordre de mettre à mort tous les proscrits de Schweinfurt qui tomberaient entré ses mains. L’évêque du lieu était absent. Ils furent retenus captifs pendant plusieurs jours, « suspendus entre la crainte et l’espérance, » jusqu’à l’arrivée de la lettre épiscopale, qui enjoignait de les mettre en liberté. Ce péril, bientôt suivi d’une délivrance, fut du moins le dernier de leur pénible voyage. La faveur du ciel recommença enfin à luire sur ces infortunés. Un seigneur inconnu, instruit de leurs malheurs, leur fit remettre quinze écus d’or, en cachant la main qui leur venait en aide. Ils purent ainsi continuer plus commodément leur route, et se rendre auprès du comte de Reineck, qui leur fit le plus gracieux accueil, et enfin près des illustres seigneurs de la maison d’Erbach.

Les comtes d’Erbach appartenaient à cette génération fervente de princes et de chevaliers allemands qui saluèrent la Réformation avec transport, comme l’aube d’un avenir meilleur pour leur patrie, et qui unirent pour sa défense la parole du docteur à l’épée du soldat. Mêlés aux grandes agitations de l’empire, ils avaient plus d’une fois exposé leur fortune et leur vie pour la cause des croyances nouvelles. L’aîné d’entre eux, Eberard (ils étaient trois frères), avait épousé la sœur du comte palatin, Frédéric II, dont le magnifique château en ruines excite encore à Heidelberg l’admiration du voyageur. Leur savoir, leur vertu, la noblesse incorruptible de sentiments dont ils avaient plus d’une fois donné des preuves, leur avaient concilié, dans ces temps difficiles, le respect de tous les partis. Leur union était leur plus beau privilège. Ils habitaient ensemble la même demeure, dans une intimité qui puisait son origine à la source d’une commune foi. Ce fut dans le sein de cette illustre famille, qu’Olympia trouva l’hospitalité la plus flatteuse et la plus empressée.

Elle n’était point une inconnue pour ces seigneurs, auprès desquels la renommée de ses talents et de sa piété l’avait depuis longtemps précédée. Le récit de la catastrophe de Schweinfurt excita dans ces cours généreux une sympathie pleine d’attendrissement. Olympia était brisée. Elle avait perdu d’un seul coup la fortune modeste de son mari, le toit qui leur servait d’asile, ses livres transportés à grands frais d’Italie en Allemagne, et devenus, ainsi que ses manuscrits, la proie des flammes. A l’énergie fébrile qui l’avait soutenue pendant l’épreuve, avait succédé un état de langueur et de profond accablement. La comtesse Eberard reçut cette jeune sœur dont la Providence lui confiait le soin, avec les égards dus au malheur et la sollicitude touchante d’une mère. Elle voulut veiller elle-même au chevet d’Olympia, la servir de ses propres mains, la consoler par les témoignages de la plus délicate affection. Lorsque, relevée de son lit de souffrance, la convalescente put faire quelques pas, elle trouva dans les filles de la comtesse des amies assidues, et des compagnes de toutes les heures. Elle reçut de leur mère les dons les plus magnifiques : parmi les objets qui lui furent offerts, était un manteau estimé à plus de mille écus.

Les jours de la convalescence s’écoulèrent paisiblement pour Olympia, au milieu des soins empressés de cette noble famille. Tantôt retirée au fond d’un jardin délicieux, dans un pavillon qui s’élevait au-dessus des eaux, elle s’entretenait avec les filles de la comtesse, « aussi belles que pieuses et distinguées ; » ou bien elle s’occupait de son frère Emilio, dont le cœur s’ouvrait aux saintes impressions de la foi. « Emilio, écrivait-elle, est bien portant, et il grandira, je l’espère, dans la crainte de Dieu. Il assiste volontiers aux prédications, et lit avec ardeur la Parole sainte. » Le comte Eberard, fortifié par les exhortations de Calvin lui-même dans la profession des vérités évangéliques, donnait à tous l’exemple du respect pour la Parole de Dieu, qu’il méditait sans cesse. Un prédicateur de la ville de Michelstadt affirmait avoir plus appris de lui en quelques jours, dans les choses de la religion, qu’en six années passées à Wittemberg. « Le comte, écrivait Olympia, entretient des prédicateurs dans la ville, et il se rend toujours le premier à leurs prédications. Chaque jour, avant le repas du matin, il réunit autour de lui les membres de sa famille et les domestiques de sa maison. Il lit un fragment d’une épître de saint Paul, puis il s’agenouille avec toute sa cour, et il prie. Il visite ensuite chacun de ses sujets dans leur demeure, s’entretient familièrement avec eux, et les exhorte à la piété ; car il est, dit-il, responsable de leur salut devant Dieu. Oh ! combien je voudrais que tous les princes et les seigneurs fussent semblables à celui-ci ! » La comtesse d’Erbach était digne de s’associer aux préoccupations élevées de son mari. Condamnée, depuis dix-neuf ans, à un état de souffrances presque continuelles, elle montrait dans cette épreuve une patience qui ne s’était pas démentie un seul jour. Dieu, la mort, la vie future, tels étaient les sujets ordinaires des entretiens dans lesquels se retrempait cette âme héroïque au sein de la lutte, sévère pour ses faiblesses, compatissante et douce pour celles d’autrui. La maladie avait brisé de bonne heure les liens qui l’attachaient à la terre. Elle vivait ailleurs par ses pensées, et ne tenait plus au monde que par ses affections et ses devoirs.

Olympia jouissait avec une humble gratitude de l’affection qu’elle inspirait à ses hôtes, et dont elle devait recevoir un témoignage précieux avant de quitter leur demeure. Les amis de Grunthler, instruits de ses infortunes, travaillaient de concert à dissiper les incertitudes de son avenir, rendu plus triste encore par la perte de ses biens et de sa patrie. L’un d’eux, fixé à Heidelberg, et préoccupé, depuis plusieurs années, de l’attirer comme professeur dans cette ville, lui écrivait : « Vous dire la peine que j’ai ressentie à la nouvelle de vos malheurs, serait ajouter inutilement tristesse sur tristesse. Celle que j’éprouve est encore accrue par l’éloignement de tous ceux qui pourraient m’aider à la supporter. Les conseillers de l’électeur sont tous absents, et réunis à Worms pour chercher les moyens de conjurer, s’il est possible, les calamités qui menacent l’Allemagne. Je n’ai donc aucun espoir de vous attirer pour le moment dans notre académie. Mais sachez que ma maison vous est ouverte, ainsi qu’à votre famille. Venez ici sans hésiter… Des jours plus heureux ne tarderont pas à se lever pour vous ! » Au moment où ils recevaient cette offre généreuse, ils apprenaient que leur sort était fixé par les soins des seigneurs qui leur avaient accordé une si bienveillante hospitalité dans le château d’Erbach.

Le comte Eberard avait su distinguer en effet les talents de Grunthler comme médecin, et la noblesse de son caractère. Il le recommanda vivement à l’électeur palatin, son beau-frère, et il obtint pour lui la chaire de professeur de médecine à l’université d’Heidelberg. Le titre de dame d’honneur de l’électrice fut offert à Olympia ; mais elle le refusa pour demeurer éloignée de la vie des cours, dont l’expérience de sa jeunesse lui avait appris les périls et les écueils. Est-il vrai, comme l’assure également un historien contemporain, que par un privilège singulier mais non unique dans ce siècle du savoir, elle fut chargée d’enseigner la littérature grecque dans une des chaires de l’Académie, dont l’accès ne lui fut interdit que par la faiblesse de sa santé ? Malgré le grave témoignage du conseiller Hubert Thomas, secrétaire du palatin, nous hésitons à le croire. La correspondance d’Olympia Morata et de ses amis, Chilian et Jean Sinapi, Curione, où sont mentionnés jusqu’aux moindres détails de sa vie, est entièrement muette sur ce point, et l’histoire, s’autorisant avec raison de ce silence, doit sans regret sacrifier un piquant tableau aux exigences de la vérité.

[Voici en quels termes Olympia elle-même annonçait à Curione la vocation de son mari à l’Université d’Heidelberg : « Heidelbergam, ubi nunc agimus, maritus meus ab illustrissimo principe Palatino, imperii septemviro, accitus est, ad medicinam publice docendam, quanquam hac calamitosa ac turbulenta tempestate magis arma quam literæ quærantur. » Opera, p. 177. Pas un mot, on le voit, sur une vocation personnelle, dont la flatteuse exception ne pouvait être omise par celle-là même qui en eût été l’objet. Rapproché de ce silence et de celui de Curione, le témoignage d’Hubert Thomas ne perd-il rien de sa valeur ? C’est au lecteur d’en juger.]

Olympia et son mari prirent congé de leurs bienfaiteurs dans les premiers jours de l’été pour se rendre à leur résidence future. La distance qu’ils avaient à franchir est environ de dix lieues, dans un pays hérissé de montagnes et de forêts, que sillonnaient à peine quelques sentiers où s’aventuraient, à cette époque, de rares voyageursa. Ils franchirent lentement cette distance, sous la conduite des guides que le comte leur avait donnés, et dont ils ne se séparèrent qu’à leur entrée dans la vallée du Necker, au village de Hirschhorn. Un incident qui n’est pas rare en Allemagne, et qui caractérise bien les mœurs naïves de ce pays, où la pauvreté n’exclut pas le goût des arts, et où Luther enfant allait mendiant son pain en chantant de porte en porte, donna un intérêt particulier à leur passage dans ce petit bourg. Les trois voyageurs étaient descendus le soir dans une hôtellerie, où le maître d’école et ses élèves réunis improvisaient un concert. Ceux-ci ne s’étant pas acquittés convenablement de leur partie, et ayant commis plusieurs fautes dans le chant, s’arrêtèrent confus et la rougeur sur le front. Olympia se leva aussitôt avec une grâce charmante, s’approcha d’eux, et les encouragea en les accompagnant de la voix et du geste. Le maître, rappelant depuis ce trait à ses élèves, aimait à leur répéter : « Souvenez-vous toujours de cette soirée, mes enfants. N’est-il pas merveilleux, dites-moi, que cette jeune dame ait si bien chanté ce morceau avec vous, sans préparation ? » Ce maître d’école s’appelait George Treuthuger. Il était habile et versé dans les lettres. Il s’entretint longtemps avec les deux étrangers dont il ignorait le nom. A peine l’eut-il entendu, qu’il courut chercher à sa maison quelques morceaux de poésie sacrée mis en musique par André Grunthler, et dont il avait souvent chanté des passages en famille avant de connaître leur auteur. Olympia parut charmée de cet hommage rendu aux talents de son mari. Le lendemain de ce jour, ils quittèrent cette humble bourgade où ils avaient rencontré des cours amis, et ils arrivèrent heureusement au terme de leur voyage.

a – C’est l’Odenwald actuel, dont la pittoresque ville d’Erbach, couronnée du château de ses comtes, est la capitale.

La ville d’Heidelberg assise dans cette vallée du Necker, qui déploie tant de magnificence avant de se perdre dans la vallée du Rhin, était alors le siège d’une cour brillante, et le rendez-vous des personnages les plus distingués. Son université, fondée par les comtes palatins, au quatorzième siècle, et dotée d’une riche bibliothèque, était un des plus actifs foyers du réveil des lettres anciennes préparé par le savant Agricola, qui fut loué par Erasme et qui mérita le titre de Politien de l’Allemagne. Ses leçons avaient formé de nombreux disciples et suscité de puissants docteurs, également versés dans la littérature profane et sacrée. Chaque génération nouvelle léguait un nom glorieux de plus à l’université d’Heidelberg, depuis Jérôme de Prague qui y avait soutenu des thèses avec éclat, jusqu’à Luther qui était venu y composer ses Paradoxes. Elle se souvenait avec orgueil d’avoir inscrit parmi ses écoliers Brentius et Bucer ; au nombre de ses maîtres ce Jean Reuchlin qui excitait l’admiration d’un auditoire romain en expliquant Thucydide, et dont la merveilleuse science arrachait cet aveu au Grec Argyropolos : « Hélas ! hélas ! La Grèce proscrite et fugitive est allée se cacher au delà des Alpes ! »

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