Olympia Morata, un épisode de la Renaissance et de la Réforme en Italie

IV
1551-1553

Période d’abnégation. Une proposition du roi des Romains. Réponse d’Olympia. Exil et regrets. Premières nouvelles de Ferrare. Evénements domestiques. Martyre de Fannio. Piété filiale. Lettres à Curione et à Lavinia de Rovère. Dialogue sur le véritable bonheur. Consolations de l’étude. Education d’Emilio et de Théodora. Perte d’une amie. Deuil de Jean Sinapi. Travaux littéraires d’Olympia. Traduction des Psaumes en grec. Agitations du siècle. Pressentiments de nouveaux malheurs. Elévations à Dieu. Foi et prière.

Ici commence une phase nouvelle dans la destinée d’Olympia Morata, celle du sacrifice. Elle avait dit adieu, en quittant l’Italie, à tout ce qui avait embelli jusqu’alors ou consolé son existence, et cependant les préoccupations d’un long voyage, l’accueil si bienveillant de George Hermann, à Augsbourg, la touchante hospitalité de Jean Sinapi, avaient fait diversion pour elle aux peines inséparables de l’exil. Elle dut les ressentir plus vivement en se séparant des seuls amis dont la présence lui rappelât encore les souvenirs de son enfance et de sa patrie sur une terre étrangère. L’isolement et l’obscurité, tel devait être désormais le lot de sa vie. Au mouvement animé d’une cour, à l’entretien des savants empressés à la visiter jusque dans sa disgrâce, allaient succéder pour elle le silence, l’oubli dans l’accomplissement des plus humbles devoirs. Tout devait concourir à rendre plus tristes les impressions de son établissement à Schweinfurt, ce ciel pâle du Nord, ce climat glacé, cette langue à demi barbare dont elle ne parvint jamais à comprendre les sons. Et cependant son cœur n’en fut point abattu. L’amie d’Anne d’Este, l’élève des Muses devait grandir encore dans cette épreuve, en montrant une âme plus forte que sa fortune, et en unissant le culte des lettres à ces vertus cachées qui n’ont que Dieu pour témoin. On suit, avec un intérêt plein de respect, cette jeune femme à travers les détails d’une vie qui s’écoule loin des applaudissements des hommes ; on oublie ses talents eux-mêmes, à l’éclat d’un rayon plus pur qui émane de la beauté morale, et qui projette ses divins reflets sur les âmes prédestinées à souffrir, mais sereines dans la souffrance, et douces envers le malheur !

Olympia était à peine établie dans la ville natale de son mari, quand elle fut appelée avec lui à donner une preuve de constance et de renoncement. Le conseiller Hermann écrivit à Grunthler, pour lui offrir, au nom du roi des Romains, une chaire de professeur de médecine à l’académie de Lintz, capitale de la haute Autriche. Les avantages les plus précieux, garantis par la faveur du prince lui-même, étaient attachés à cette position. Un seul privilège, celui de professer leurs croyances avec une entière liberté, semblait devoir leur être refusé. Olympia écrivit elle-même au fils du conseiller : « Nous recevons de votre père une lettre pleine de bonté, dans laquelle il nous offre une position véritablement digne d’envie. Un seul scrupule nous arrête, et nous voulons vous l’exprimer en toute franchise, afin que vous puissiez le dissiper, s’il est possible. Vous n’ignorez pas, sans doute, que nous sommes volontairement enrôlés sous la bannière du Christ. Le serment qui nous lie à son service est tellement sacré, que, si nous venions à le trahir, nous en serions punis par un châtiment éternel. Telle est, en effet, la majesté du prince sous lequel nous servons, qu’il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets. Nous devons donc le confesser en tout lieu, et conserver intact le bouclier de notre foi, qui peut seul nous préserver de la colère à venir. Si nous agissions autrement, nous commettrions le plus grand de tous les péchés. Qu’il nous soit donc permis de vous adresser une prière, et de vous demander s’il est vrai, ainsi que le bruit en est venu jusqu’à nous, que l’adversaire de nos croyances exerce ses fureurs dans la ville de Lintz, et poursuit sans pitié nos frères. Notre ferme résolution est de rester fidèles au culte que nous avons embrassé. » La réponse de leur protecteur n’ayant fait que confirmer leurs craintes, ils sacrifièrent, sans hésiter, une position flatteuse à l’adoration libre de Dieu dans une obscure cité.

La persécution, qui sévissait alors en Italie, donnait encore plus de prix pour eux à cette liberté que d’autres étaient appelés à sceller de leur sang. Ils en jouissaient comme d’un trésor chèrement acquis, qui devait leur tenir lieu de tous les biens dont ils étaient privés. Et cependant aucune des privations qui rendent l’épreuve de la séparation plus amère, ne fut épargnée à Olympia. Un an s’écoula sans qu’elle reçût de nouvelles de sa famille et de ses amis. Le silence des êtres qui lui étaient le plus chers lui fit mesurer plus tristement la distance qui la séparait de Ferrare. « Voilà quatorze mois accomplis, et je ne sais encore rien de ma mère ni de mes sœurs ! Toutes mes lettres demeurent sans réponse. Je vous demande en grâce de m’écrire, si vous en avez le loisir, afin de me donner des nouvelles de l’Italie, et surtout de l’ingrate cité qui m’a donné le jour. » Ce mot est la seule plainte qui lui échappe du fond de l’exil. Ah ! sans doute, au milieu des tristesses d’une attente souvent trompée, parmi ces hommes aux mœurs rudes comme leur langue, devant ces horizons sévères de la Germanie, elle dut reporter souvent ses regrets vers la patrie brillante qui l’avait repoussée de son sein ! Les images de sa jeunesse se levant autour d’elle, et prenant une voix, durent lui dire, comme dans la mélodieuse strophe d’un poète de notre âge :

Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers ;
Où brillent dans le sombre feuillage les oranges d’or ;
Où souffle un vent plus doux du ciel bleu ;
Où s’élèvent le myrte silencieux et le laurier ;
        Le connais-tu bien ? »

Et la fille de Peregrino Morato ne trouva de soulagement à la mélancolie de ses souvenirs, qu’en élevant ses regards de la patrie d’un jour à la patrie éternelle, où les séparations sont inconnues, et où toutes les douleurs seront consolées !

Elle reçut enfin ces lettres tant désirées, qui la rassurèrent du moins sur le sort de ses proches. Son départ de Ferrare avait attiré de nouvelles rigueurs sur les membres de sa famille ; ses sœurs s’étaient vues exposées à la colère du duc, et aux injustes traitements des dames de la cour. Elles n’avaient trouvé d’appui que dans la protection de la princesse Lavinia de Rovère, qui avait emmené avec elle à Rome la cadette, Vittoria. Les deux autres étaient attachées, l’une à Hélène Rangone de Bentivoglio, l’autre à la fille de cette dame, mariée à Milan, La mère d’Olympia était restée seule à Ferrare, séparée de tous ses enfants, dans les larmes et le deuil. Elle revit enfin la plus jeune de ses filles. Celle-ci se disposait à quitter Milan, lorsqu’un jeune homme de cette ville, riche, de noble naissance, touché du récit de ses malheurs, avait demandé sa main, et l’avait épousée sans dot. Lucrezia reçut sous son toit désert son gendre et sa fille, et entrevit sans doute, à ce retour inespéré de fortune, un meilleur avenir.

Tels étaient les événements qui s’étaient accomplis dans la famille d’Olympia, durant le cours de cette année, et dont la nouvelle ne lui aurait causé que de la joie, si les souffrances de l’Église réformée de Ferrare ne l’avaient douloureusement émue. Les sollicitations de Lavinia et de ses amies, leurs actives démarches auprès du nouveau pontife Jules III, pour obtenir la délivrance de Fannio, avaient été inutiles. La condamnation depuis si longtemps suspendue sur la tête du prisonnier, avait été prononcée. Olympia ressentit, en apprenant cette nouvelle, un chagrin qui ne fut adouci que par les témoignages de constance et par l’admirable sérénité du martyr. Il résista aux prières de sa femme et de sa sœur, qui, prosternées à ses pieds, le conjuraient de sauver sa vie par une rétractation volontaire de sa foi. Il attendrit ses geôliers eux-mêmes par sa patience et sa douceur. Relégué, après deux années de captivité, dans une solitude absolue, il occupa ses dernières heures à composer des lettres à ses amis, et des méditations pieuses qui le soutenaient dans le combat de la mort. Il marcha au supplice d’un pas ferme, et d’un regard assuré. Ses cendres, jetées dans le Pô, n’entraînèrent pas sa mémoire dans l’oubli : son nom est inscrit, avant ceux d’Aonio Paleario et de Carnesecchi, sur le martyrologe italien du seizième siècle.

La mort de Fannio dissipa les illusions des amis de la Réformation, dans la Péninsule, et interdit en même temps toute pensée de retour aux exilés. Olympia en s’éloignant de Ferrare avait accompli, tout entier, le sacrifice de sa patrie : « Vous nous recommandez, écrivait-elle à Curione, de passer par Bâle, dans le cas où nous pourrions reprendre le chemin de l’Italie ! Hélas ! il n’est que trop probable que nous ne le reprendrons jamais ! Nous ne sommes pas venus en Allemagne, avec l’espoir d’être sitôt rappelés dans mon infortunée patrie. Vous n’ignorez pas sans doute combien il est dangereux de vivre dans une contrée, où l’adversaire de notre culte exerce une si redoutable puissance. Le pontife romain déploie en ce moment une telle fureur contre nos frères, il les poursuit avec une telle inhumanité, que la rage de son prédécesseur semble n’avoir été qu’un jeu auprès de la sienne. Il a répandu ses espions dans toutes les cités de l’Italie, et il se montre sourd à toutes les prières. J’aimerais mieux chercher un refuge aux extrémités de l’univers, que de retourner dans un pays où nous aurions tant à souffrir. Toutefois, si nous étions appelés à quitter la ville natale de mon mari, aucune cité au monde ne me serait plus agréable que la vôtre. Vivant près de vous, je croirais me retrouver au milieu des miens ! Je serais du moins plus près de l’Italie. Je pourrais écrire plus souvent à ma mère et à mes sœurs dont l’image est continuellement présente à mes yeux, la nuit comme le jour. Je recevrais aussi plus souvent de leurs nouvelles. » Ce vœu de la piété filiale ne devait pas se réaliser, malgré les efforts de Curione pour attirer à Bâle la fille de son ami. La distance qui séparait Olympia de sa patrie demeura toujours la même ! Les rares messages qu’elle en reçut, à de longs intervalles, ne devaient pas la consoler. La terreur qui régnait à Ferrare y comprimait jusque dans les correspondances de famille, l’expression des sentiments naturels. Olympia elle-même était réduite, en l’absence de courriers sûrs, à écrire des lettres courtes, réservées, à s’interdire jusqu’aux salutations qui pouvaient compromettre un ami. Elle redoutait d’être funeste à ceux qui lui étaient chers. Ses plus touchantes sollicitudes se portaient sur sa mère. Elle lui envoyait pieusement du fond de sa retraite le fruit de ses modestes économies ; elle honorait doublement en elle, la mère qui l’avait élevée avec une affection si tendre, et la femme consacrée de la main de Dieu par le veuvage et l’affliction.

Il était cependant une amie dans le sein de laquelle Olympia pouvait épancher les secrets de son cœur : c’était Lavinia de Rovère. Leur intimité, née dans une cour, avait été cimentée par l’épreuve. Douée de tous les avantages que peuvent assurer une illustre naissance, un grand nom, un esprit distingué, Lavinia n’était point heureuse. Séparée presque continuellement d’un mari qu’elle aimait avec idolâtrie, et qui avait mis son épée au service du roi de France, Henri II ; privée d’enfants, dont l’éducation aurait pu seule adoucir les tristesses de son isolement, elle souffrait encore des atteintes d’une maladie qui ne lui laissait presque aucun repos depuis plusieurs années. La piété, dont elle avait appris à goûter les salutaires consolations, après les longues incertitudes de sa jeunesse, lui enseignait à supporter avec douceur les épreuves qui lui étaient imposées, mais dont le fardeau semblait quelquefois excéder ses forces. Les lettres d’Olympia venaient alors la relever et l’affermir : « Je te porte sans cesse dans mon cœur, ô ma chère Lavinia, et je fais continuellement mention de toi dans mes prières. Ton salut est le sujet de mes plus ardentes supplications ; car je crains que tu ne te laisses, selon ta coutume, distraire et consumer par les soucis de cette vie ! … Je t’envoie, par un messager sûr, quelques écrits du docteur Martin Luther, dont la lecture m’a fait du bien, dans l’espoir que tu pourras y puiser aussi quelques consolations. Applique-toi de plus en plus à ces saintes études ; demande au Seigneur les lumières de son Esprit, et il ne te laissera pas sans réponse. Crois-tu que ce Dieu soit un Dieu menteur ? Crois-tu qu’il ait fait tant de promesses à ses disciples, pour ne plus s’en souvenir à l’heure de leur détresse ? » A cette lettre était joint un dialogue, où Lavinia devait retrouver, sous une forme élégante et familière, quelques conseils appropriés à sa situation. Mais le dessein de cette composition est plus étendu. C’est une dissertation sur le véritable bonheur, où le langage de l’antiquité prête sa grâce aux inspirations sévères de la pensée chrétienne. C’est le génie de la renaissance souriant à la douleur, non plus sur la foi de Zénon, mais sur celle du Christ !

philotima et theophila.

Phil. — Je crois entendre la voix de mon amie ; c’est elle. Tu viens à propos, Théophila. Telle est l’affliction dont je suis accablée, que je n’ai pu rester plus longtemps enfermée dans ma demeure. J’avais besoin de ta vue et de tes entretiens, pour trouver une diversion à mes peines. Le secret t’en est connu ; je te l’ai confié plus d’une fois dans l’intimité de nos épanchements mutuels. Personne n’ignore, d’ailleurs, les chagrins que me cause l’absence continuelle de mon mari. Il est parti tout à l’heure encore, me laissant seule, sans égard pour mes plaintes. Hélas ! ce qui me fait tant souffrir semble le rendre heureux ! … Lorsque j’étais jeune fille, mon rêve le plus cher était de trouver un époux dont tous les goûts fussent semblables aux miens, dont la société ne me fût jamais ravie ; car il n’est pas de plus grande félicité sur la terre, que de vivre sans cesse auprès de ce qu’on aime. Ce bonheur m’est refusé, et je le regrette d’autant plus amèrement, que je l’avais souhaité avec plus d’ardeur.

Théoph. — Le plus beau privilège d’une amitié vraiment chrétienne, est de donner ou de recevoir des avertissements avec une égale douceur. Laisse-moi donc te répondre avec la liberté qu’autorise mon affection pour toi.

Phil. — Parle, mon amie, ne devons-nous pas nous reprendre mutuellement ? J’écouterai, sans me plaindre, tes paroles les plus sévères.

Théoph. — Si tu avais lu plus attentivement les livres sacrés, tu aurais appris à mieux connaître la vie. L’exemple des saints t’aurait enseigné que la destinée humaine est sujette à beaucoup de maux, dont l’union la mieux assortie ne peut nous préserver. Que d’épreuves imposées aux saintes femmes de la Bible, qui cherchaient dans le mariage, non pas tant la réalisation de leurs rêves de bonheur ici-bas, que la gloire de servir Dieu, en obéissant à leurs maris, en élevant pieusement leurs enfants et en les instruisant dans la doctrine du salut ! Pourquoi donc t’étonner, ô mon amie, si tout n’arrive pas dans ce monde au gré de tes vœux ? Lorsque tu poursuis dans tes actions et tes pensées un autre but que la gloire de Dieu, as-tu le droit de te plaindre, s’il ne t’inflige, en retour d’une telle ingratitude, que la plus légère des corrections ?

Phil. — Il est vrai, le châtiment n’est pas en proportion avec l’offense, et il mérite à peine le nom de châtiment. Mais je vois tant d’autres femmes plus coupables que moi, jouir en paix de ce bonheur dont je suis privée !

Théoph. — Tu les crois heureuses, parce que tous leurs caprices sont satisfaits. Elles vivent dans la mollesse, se couvrent de riches vêtements, se promènent sur des chars dorés, comme les dames de Ferrare et des autres cités d’Italie. Elles se parent avec soin, non pour être agréables aux yeux de leurs maris, mais pour plaire aux autres hommes, pendant que la colère du ciel s’amasse lentement sur elles. Oh ! diras-tu encore que ces femmes sont heureuses, et que leur sort te paraît digne d’envie ?

Phil. — Non, ce n’est ni l’éclat de leur parure, ni leur vaine coquetterie qui me séduit. Être aimée de mon mari, c’est là pour moi tout le bonheur. Mais je voudrais aussi jouir des avantages attachés à mon rang ; goûter les douceurs de la promenade, emportée sur un char léger ou sur un coursier rapide ; avoir une suite nombreuse, un palais magnifique, une table couverte de mets exquis, à laquelle je pourrais inviter mes amies ; je voudrais enfin disposer de vastes trésors pour les répandre, à pleines mains, autour de moi !

Théoph. — Je me suis reconnue, ô mon amie, dans l’énumération de tous ces biens, objets de tes désirs. Et moi aussi, je serais encore entraînée dans le tourbillon de ces vanités, si la miséricorde divine ne m’avait ouvert les yeux ! Mais, dis, que penserais-tu d’une femme, vêtue de pourpre, d’or et de pierres précieuses, dont le visage serait souillé de fange ?

Phil. — Je l’estimerais non seulement digne de pitié, mais encore tout à fait insensée.

Théoph. — Et tu aurais raison, car elle aurait négligé de parer ce qui doit être surtout l’objet de nos soins. Mais alors, quelle ne te paraîtra pas la folie de ceux qui laissant leur âme, c’est-à-dire la portion la plus noble et la plus divine d’eux-mêmes, souillée de toutes sortes de péchés, prodiguent tous leurs soins au corps, prison de l’âme immortelle ! Telle est cependant notre propre folie. Nous aspirons à monter sur un char, pour parcourir plus rapidement cette carrière si courte qu’on nomme la vie, et nous ne songeons pas à prendre une place sur ce char de la foi, qui peut seul nous transporter de la terre au ciel. Nous voulons convertir en magnifique demeure notre tente d’un jour, et nous n’avons pas une pensée pour ces parvis célestes dont la splendeur est sans égale. Nous recherchons une table chargée de mets délicats, et nous n’allons jamais nous asseoir au banquet spirituel et pur de la parole de Dieu ! Ah ! ma chère Philotima, quel aveuglement est le nôtre ! et comment trouverions-nous le bonheur en le demandant aux seuls objets qui ne peuvent nous le donner ?

Phil. — Cela est vrai, mon amie, si nous recherchons les biens de la terre à l’exclusion de ceux du ciel. Mais n’a-t-on pas vu des femmes pieuses et saintes qui ont reçu également en partage les dons terrestres, les richesses, la beauté, une position éminente dans le monde, comme Esther, devenue la compagne d’un grand roi, Abigaïl, l’épouse de David, qui cependant demeurèrent fidèles à la piété, au comble de la fortune et des grandeurs ? …

Théoph. — Dieu distribue comme il lui plaît les disgrâces ou les faveurs, et il sait mieux que nous ce qui nous convient… Mais pourquoi, mon amie, ne fixer nos regards que sur les heureux de ce monde, ou sur ceux qui paraissent tels, au lieu de comparer notre sort à celui des pauvres, des misérables, des affligés, dont le nombre est si grand ? … Je ne parle pas du Christ, le Fils du Dieu tout-puissant, qui a bu jusqu’à la lie la coupe des douleurs ; je ne parle pas des saints, dont tu peux lire l’histoire, pour y apprendre que, meilleurs que nous, ils ont enduré des souffrances auxquelles les nôtres ne sauraient être comparées ; je ne rappellerai pas même l’exemple de plusieurs femmes qui vivent de nos jours. Je n’en veux nommer qu’une seule, la noble compagne de l’Electeur de Saxe. De quelles douleurs la séparation de ces illustres époux n’a-t-elle pas été la source pour l’Electrice ? Celui qu’elle aime de toutes les forces de son âme est privé de tous ses honneurs ; il est captif, pauvre, dépouillé, méprisé, à la merci de ses ennemis, et cependant telle est sa constance qu’il n’a pas laissé échapper un mot de découragement et de plainte. Leur malheur, s’il faut l’appeler de ce nom (car cette prison, cette ignominie, me semblent préférables à tous les triomphes de la terre), n’est-il pas plus grand que le tien ? … Que dirai-je enfin de ceux qui, pour le Christ, endurent l’opprobre, l’exil, le feu ou l’épée ? Considère leur sort, tes peines te paraîtront légères. Que dis-je ? tu t’estimeras heureuse de souffrir quelque chose ; car si Dieu t’éprouve, c’est qu’il te traite comme son enfant. Il châtie celui qu’il aime. Est-il un plus beau privilège que d’être enfant de Dieu, sœur de Jésus-Christ, participant de sa gloire dans l’éternité ?

Phil. — Tes paroles sont pleines de sagesse ; mais je suis si faible, que je demeure comme écrasée sous le poids de mes maux, et que je soupire sans relâche après la délivrance… Toutefois, si mon fardeau ne doit pas être allégé, j’aime mieux souffrir dans ce monde, et hériter du royaume du Christ, que de supporter dans l’autre une condamnation éternelle.

Théoph. — Les plus grandes épreuves paraissent faciles à accepter, quand elles sont de courte durée ! Or, est-il rien de plus court que la vie ? Que de princes contemporains, que d’hommes illustres de ce siècle sont déjà couchés dans le tombeau ! Leur nom même est enseveli dans la poudre, et le monde ne se souvient pas plus d’eux que s’ils n’avaient jamais existé ! Tant il est vrai que la vie de l’homme, sans cesse dévorée par la mort, est semblable à un souffle léger, à une vapeur qui s’évanouit ! Il n’y a point de bonheur solide ici-bas, et l’âme, après s’être vainement consumée à la poursuite d’une ombre, parmi les objets périssables, ne peut trouver le repos qu’en Dieu !

Phil. — Tu dis vrai, ô mon amie ! et je veux désormais m’attacher à Dieu seul, qui est le souverain bien. Mais les souvenirs d’une vie de péché s’élèvent entre le ciel et moi, et me ferment la route qui y conduit.

Théoph. — Le Christ a rouvert ce chemin par son sacrifice, et l’offrande volontaire de sa vie a été tellement agréable à son Père, qu’il nous a rendu le ciel. Cherche donc Jésus-Christ par la lecture de la parole sainte, par la prière, par l’adoration, et tu le trouveras. Demande le don du Saint-Esprit, et tu recevras en même temps la paix, la sérénité. Adieu.

Phil. — Pourquoi sitôt me quitter ? Accorde-moi quelques instants encore.

Théoph. — Je dois retourner à la maison, pour vaquer aux soins de mon ménage. La mère de famille est-elle absente, il en résulte aussitôt un dommage irréparable. Je reviendrai avant le soir.

Phil. — Adieu donc ! Ton retour me sera très agréable. »

Ce dialogue, composé par Olympia, durant la seconde année de son séjour à Schweinfurt, nous montre la part qu’elle faisait aux lettres parmi les préoccupations de son existence nouvelle. Privée de tous les encouragements qu’elle puisait, en Italie, dans les applaudissements d’une cour et dans l’estime de savants illustres, elle ne demandait plus qu’à l’étude la récompense des heures consacrées à ces travaux ignorés. Les livres choisis qui formaient à Ferrare la bibliothèque de Morato, transportés par les soins de sa fille au fond de l’Allemagne, avaient recomposé autour d’elle l’asile studieux de ses jeunes années. C’est là qu’elle aimait à se retirer après les heures occupées par les soins domestiques ou par la visite des pauvres, des malades et des orphelins. Elle y retrouvait ces biens que l’exil n’avait pu lui ravir, l’enthousiasme du beau, la contemplation de ses grands modèles qu’elle avait appris dès l’enfance à lire et à admirer, et dont elle enseignait à son tour les secrets à de jeunes disciples.

L’éducation d’Emilio, son frère, commencée à Ferrare, n’était plus en effet l’unique objet de ses soins. Elle avait encore consenti, sur la prière de Jean Sinapi, à recevoir sa fille Théodora, qu’elle instruisait dans les langues grecque et latine, heureuse de pouvoir ainsi acquitter une dette sacrée envers son plus ancien précepteur. Plutarque, Virgile, Homère, tels étaient les auteurs qu’elle expliquait de préférence dans ces leçons de famille, auxquelles assistaient parfois quelques amis. Elle s’appliquait à inspirer à ses élèves le goût de l’étude, seul capable d’affranchir l’esprit de la tutelle des maîtres, selon cette belle sentence d’une de ses lettres : « Les maîtres ne peuvent tout enseigner à leurs disciples ; mais ils leur montrent, pour ainsi dire, du doigt, les sources de la sagesse. » Sous une telle direction, les progrès d’Emilio et de Théodora étaient rapides. Olympia écrivait à Sinapi : « Votre petite fille apprend tous les jours quelque chose : c’est ainsi qu’elle compose peu à peu son trésor. » Former le cœur de ces deux enfants par les leçons qui éclairaient leur intelligence, telle était l’ambition d’Olympia. Elle voulait que leurs talents fussent des vertus, et que leur âme grandît dans le commerce familier de l’antiquité profane et sacrée.

Les études de Théodora, commencées sous de si favorables auspices, furent trop tôt interrompues par un deuil domestique, qui trouva un douloureux écho à Schweinfurt ! Ce fut la mort de Francisca Bucyronia, la femme chérie de Sinapi, dont une lettre de ce dernier à Calvin nous permet de reproduire les touchants détails :

« Depuis le jour où nous nous sommes rencontrés et connus à la cour de Ferrare, vous m’avez donné tant de témoignages de votre bienveillant souvenir, et vous nous avez adressé de si pieuses exhortations, que je ne puis plus vous cacher mon malheur. Je l’ai perdue, cette compagne si douce, si fidèle et si sainte, dont la mort me plonge dans une inexprimable douleur. Elle avait souffert, l’année précédente, des atteintes d’une maladie légère pour les enfants, mais grave et dangereuse dans un âge plus avancé. Elle parut un instant rétablie ; mais elle retomba bientôt dans un état plus alarmant… J’étais alors éloigné de Wurtzbourg. Mon retour et celui de Théodora, sa fille chérie, que nous avions confiée aux soins d’une matrone aussi pieuse que savante, Olympia Morata, dont le nom vous est sans doute connu, lui apportèrent quelque soulagement. Mais, hélas ! la maladie reprit bientôt son cours avec une telle violence, que tout espoir s’évanouit ! Peu de jours après la Pentecôte, elle expira entre mes bras, sans lutte, sans agonie, en nous demandant avec simplicité de prier pour elle. Oh ! quelle amie fidèle et tendre j’ai perdue dans ma Francisca ! C’est avec joie qu’elle m’avait suivi en Allemagne, et elle s’était promptement familiarisée avec la langue et les mœurs de ce pays. Elle préférait la naïve rusticité de mes compatriotes aux calomnies dont elle avait été abreuvée, durant les derniers temps de notre séjour à Ferrare… Que le Dieu de miséricorde et de paix reçoive cette âme si douce dans son sein paternel ! … »

Cette nouvelle, qui émut douloureusement Calvin, au milieu des péripéties de la grande lutte qu’il soutenait alors à Genève, fit couler dans l’obscurité de la retraite les larmes d’Olympia. L’image de Francisca se confondait pour elle avec tous les souvenirs de leur patrie commune. Mais c’était une exilée affranchie ayant elle des peines de la vie, et qui semblait lui montrer le chemin du ciel !

Le départ de Théodora laissa un vide dans l’intérieur où elle avait vécu, sans rien changer aux habitudes à la fois simples et nobles de la famille qui l’avait adoptée comme un de ses membres. Les journées se succédaient pour eux invariablement consacrées aux mêmes devoirs, et remplies des mêmes délassements. Elles s’achevaient ordinairement dans la société de quelques amis pieux, appartenant à l’Église évangélique de Schweinfurt. On y remarquait le pasteur Jean Lindemann, André Roser le maître d’école, le diacre Léonard Zeul et Jean Crémer, « ce disciple des muses, » dont il avait reçu les premières leçons à Ferrare. La soirée se terminait par une lecture de la Bible, entremêlée d’un de ces chants religieux popularisés en Allemagne, par le génie de Luther. Olympia s’était exercée à traduire quelques psaumes en grec ; Grunthler les avait mis en musique, et ces hymnes sacrées étaient devenues le langage de l’adoration des deux époux, dans le rythme d’Homère et de Sapho.

On aime à voir se détacher ces scènes si pures de la vie domestique, sur le fond orageux des événements qui agitaient alors toute l’Europe. Le gigantesque duel de la Réformation et de l’Empire, un moment interrompu par la soumission des princes protestants et par l’astucieuse politique de l’électeur Maurice, allait recommencer avec plus de fureur. Aux deux extrémités de l’Allemagne, la lutte était déjà engagée. Le roi de France, allié secret au dehors de la cause qu’il persécutait dans ses propres états, s’emparait rapidement des trois Evêchés ; les Turcs pénétraient en Hongrie, et toutes les nations semblaient entraînées dans cet immense conflit, qui semblait devoir raffermir ou dissoudre à jamais la monarchie universelle des consciences.

Au milieu de ces ébranlements dont elle allait bientôt ressentir le terrible contre-coup, Olympia savait s’élever par la pensée à une région de lumière et de paix. Elle se recueillait chaque jour dans l’étude des livres sacrés. Elle se consacrait avec ardeur à la traduction des psaumes. Ce travail était moins une application littéraire de ses talents, qu’un exercice pour sa foi. Elle se plaisait à reproduire, dans le langage harmonieux de la Grèce, ces hymnes du roi-prophète, ces monologues, tantôt tristes, tantôt joyeux, de l’âme qui raconte devant un invisible témoin, ses combats, ses chutes, ses relèvements et ses délivrances. Elle y trouvait de mystérieuses conformités avec les calamités de son temps, et avec les détresses de sa destinée. Elle y puisait à la fois des encouragements et des consolations. Le sujet des psaumes dont la traduction nous est parvenue, révèle les préoccupations sous l’empire desquelles Olympia entreprit ce travail, et en quelque sorte le drame intérieur dont il était l’expression. C’est le cri de la foi qui s’élance vers Dieu, et qui retentit au-dessus des agitations du siècle !

« Pourquoi les nations se lèvent-elles en tumulte, et pourquoi les peuples agitent-ils des choses vaines ?

Les rois de la terre et les princes se lèvent ensemble, et ils consultent entre eux contre l’Éternel, et contre son oint.

Rompons, disent-ils, leurs chaînes, et rejetons leur joug loin de nous !

Celui qui règne dans les cieux se rira d’eux ; le Seigneur se moquera de ses ennemis !

Il leur parlera en sa colère, et il les remplira de terreur par la grandeur de son courroux !

Maintenant, Ô rois de la terre, ayez de l’intelligence ! Juges de la terre, recevez instruction ! »

Τίπτε τόσος ϑνητῶν ἀνδρῶν ὀρυμοιγδός ὀρώρει;
Τί κλονἐουσ᾽ οἱ λαοὶ ἐτώσια μοχϑίξοντες;
Σκηπτοῦχοι βασιλεῖς, ἀρχοίϑ’ ὁμοῦ ἠγερέτοντο,
Σύμπαντες καχὰ μητιόωντες ἐνὶ φρεσὶν ἧσιν,
Οὐ ϑνητῷ βροτῷ, ἀλλὰ ϑεῷ καὶ Χριστῷ ἄνακτι,
Καρτερὰ δεσμὰ, λέγοντες, ἀπὸ χροὸς ἡμετέροιο
Ρίπτωμεν, καὶ ζεύγεα τῇδε βαλῶμεν ἡφ᾽ ἡμέων.
Τῶν δ᾽ ἀΐων γελάσει μὲν ὃς οὐρανῷ ἐμβασιλεύει.
        (Oly. Morat. Carm., lib II.)

La majesté de l’harmonie homérique répond dignement, dans la traduction grecque de ce psaume, à la grandeur sombre du sujet. La traduction du psaume suivant n’est pas moins remarquable. Le rythme, imité de Sapho, en est rapide, énergique, impétueux comme la pensée. C’est l’héroïque invocation de Luther se rendant à Worms, répétée par le cœur d’une femme, qui saurait aussi, dans les saints combats de la conscience, s’immoler et souffrir !

Notre Dieu est une retraite, un rempart inébranlable, un secours et une délivrance pour tous ceux qui sont dans la détresse.

C’est pourquoi, ô mon âme, tu ne craindrais rien, quand même tu verrais les montagnes, ébranlées sur leurs fondements, se précipiter dans la mer ;

Quand tu verrais leurs cimes s’abîmer sous les eaux, et la terre agitée çà et là par les flots en furie !

Tu ne craindrais rien…

Le Dieu fort et puissant, l’Éternel des armées est avec nous. Il est notre haute retraite. »

Τῶν οἷξυρῶν βροτέων ἀρήγων,
Κ᾽ εἴλαρ ἄῤῥηκτον πέλεται ϑεὸς μοῦ,
Ὃς κ᾽ ἀοσσητὴρ μόνος ἤλυϑεν τοῖς
        Πολλά μογοῦσι.

Τοὔνεχ᾽ οὐ δείσεις, ἐμὸν ἧτορ, οὐδὲν,
Εἴχε προὐφϑαλμῶν ἅμα πάσαν αἶαν
Κ᾽ οὐρε᾽ ὠϑεῖσται σχιόεντα λεύσῃς
        Εἰς ἁλοσύδνην.

Ἠν γὰρ αἵπειν ὑφικόμων χάρηνα
Οὐρέων πλήρης στυγεροῖσι πόντος
Ρεύμασιν κ᾽ αὐτὴν ὀροϑύνοι αἴαν.
        Ἐὐρυοδείην.
                (Ibidem)

Les deux fragments que nous avons cités, peuvent donner une idée de la difficulté du travail entrepris par Olympia, et de l’habileté avec laquelle elle savait manier la langue des anciens, et l’assujettir au rude génie de la langue hébraïque. Elle avait ainsi traduit un assez grand nombre de psaumes. Quelques-uns seulement nous ont été conservés. Ce sont ceux qu’elle transmit elle-même à ses amis, et particulièrement à Celio Secondo Curione, dont l’approbation était pour elle le plus précieux encouragement : « Je suis heureuse de savoir, lui écrivait-elle, que le temps ni l’éloignement ne peuvent rien changer à vos sentiments pour moi. C’est là en effet le signe auquel on reconnaît les amitiés véritablement chrétiennes. Dieu soit loué de ce qu’il m’accorde le privilège d’être ainsi aimée ! … Le jugement si bienveillant que vous portez sur mes vers, est pour moi la plus flatteuse des récompenses. Si ce jugement était moins favorable, je renoncerais pour toujours à écrire. Mais puisque des hommes d’une si haute piété croient devoir m’accorder leurs suffrages, je m’appliquerai à rendre mes faibles compositions moins indignes de leurs éloges. » Elle terminait cette lettre, en annonçant à Curione l’envoi de plusieurs morceaux de poésie, et d’un dialogue qu’elle venait de composer. « Recevez ces vers, ajoutait-elle avec grâce ; c’est là toute ma postérité, et jusqu’à présent, je ne dois pas en espérer d’autre. »

Ainsi s’élevaient dans la solitude les chants de cette jeune femme reléguée, loin du spectacle brillant et animée de la civilisation, dans une contrée à demi-barbare. Ni les incertitudes de l’avenir, ni les menaces d’une guerre prochaine, ni les tristesses de l’isolement auquel elle était condamnée, ne pouvaient la détourner de ses études favorites, où elle cherchait d’avance comme une mâle préparation aux assauts de la destinée. Elle semblait pressentir les épreuves nouvelles qui lui étaient réservées dans la patrie de son mari. Elle écoutait du fond de sa demeure l’orage qui grondait aux deux extrémités de l’Empire, en demandant à Dieu de le détourner des têtes qui lui étaient le plus chères. Mais déjà la tempête, descendant des Alpes du Tyrol sur les plaines de la Bavière, accumulait ses fureurs sur l’humble cité de Schweinfurt, et sur une famille innocente qui ne devait trouver nulle part sur la terre un abri contre la disgrâce et la persécution !

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