Depuis le cyclone, Paton est soucieux. Plus que jamais. A cause de lui, l’île de Tanna est à feu et à sang. Miaki ne désarme pas et la tempête de l’avant-veille n’a pas éteint sa fureur. Ses troupes patrouillent non loin de la station, prêtes à fondre sur les missionnaires, aussi les habitants de la contrée viennent-ils, en pleurant et à tout moment, le supplier de partir. Sa présence constitue pour eux un danger perpétuel.
— Missi, tu dois nous quitter car Miaki veut te tuer. A quoi bon persister à tenir ici ? Une nuit ou l’autre il reviendra avec ses hommes pour en finir avec toi.
Alors Paton s’interroge :
— Est-ce vraiment juste de prolonger mon séjour sur cette terre que j’aime, certes, mais où des tribus s’affrontent à cause de moi ? Le moment ne serait-il pas venu, raisonnablement, de laisser Tanna pour un temps, jusqu’à ce que les esprits soient apaisés ?
Même ses fidèles amis lui conseillent de quitter l’île sans tarder davantage.
— Il ne faut pas tenter Dieu, répète Abraham. Missi, la mort plane sur toi. Une mort inutile. Tu dois te décider à partir, au plus vite.
— Tu as raison. Je crois maintenant que Dieu me demande de quitter cette terre sans plus attendre, mais comment ? Par quels moyens ? Tout mon être dit : non ! à cette idée car j’aime ce pays autant que ma chère Écosse. Je me révolterais si je ne savais la volonté de Dieu plus excellente que la mienne. Or, la volonté de Dieu, c’est la seule qui compte. La seule raisonnable.
Soudain Paton entend des cris :
— Un bateau ! Un bateau !
Quoi, un bateau ? On n’en a pas vu depuis des mois et il est exceptionnel qu’il en accoste un en cet endroit de l’île. Le missionnaire se précipite pour voir du côté de la mer. C’est bien vrai, un navire est en vue, à l’horizon. Sa fumée noire, presque immobile dans le lointain, semble plaquée contre le ciel bleu.
— C’est Dieu qui l’envoie, s’écrie John, bouleversé. Pas de doute, il descend… du ciel. Vite, vite ! Faisons des signaux pour qu’il vienne à notre secours.
Tous les hommes courent vers le promontoire dénudé qui domine la station et la mer. Au sommet, on entasse fiévreusement tous les combustibles qu’on a pu ramasser en chemin : paille, roseaux, feuilles sèches, brindilles de toute espèce… Et bientôt, une épaisse fumée blanchâtre s’élève dans le ciel tandis que Paton, juché sur le toit de tôle de la station, hisse un grand drap blanc qu’un vent léger déploie et rend visible de loin.
Et, en effet, c’est Dieu qui envoie le « Blue Bell ». Les missionnaires d’Aneityum, sachant Paton et ses collaborateurs en grand danger, avaient supplié le capitaine du navire de bien vouloir faire escale à Tanna pour les recueillir s’il était encore temps ! Le « Blue Bell » était donc à leur recherche.
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Deux heures plus tard, une scène déchirante se déroule sur la grève, tout près des canots qui doivent emmener Paton et ses amis jusque sur le « Blue Bell ». Usé par tant de luttes et d’épreuves, anéanti par la fatigue et l’émotion, bouleversé à l’idée de devoir quitter une contrée si chère à son cœur…, Matthieson refuse soudain de partir. Il déclare vouloir mourir sur cette île où dort son enfant bien-aimé, victime de la fièvre.
— C’est bien décidé : je reste car je n’ai pas reçu de Dieu l’ordre de partir. Ma décision peut vous paraître folle ; pourtant, je veux finir mes jours ici pour les consacrer à l’évangélisation de cette population malheureuse. N’insistez pas, je vous en conjure.
Paton a beau argumenter, essayer par tous les moyens de le persuader que c’est folie d’agir ainsi, qu’il fait courir des risques à sa femme… peine perdue ! Rien ne peut le fléchir. Mme Matthieson, un instant hésitante, se rallie à son mari : elle non plus ne veut pas quitter l’île. Aussi est-ce dans une immense tristesse que Paton et ses amis abandonnent leurs hôtes sur le rivage, les confiant à la grâce de Dieu.
Les adieux sont déchirants. En larmes, Nowar qui assiste à la scène, supplie :
— Missi, reviens vers nous. Nous t’aimons et tu nous aimes. Reviens bientôt.