L’île terrible

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Le bois qui parle

Après une longue escale en Australie, Paton se rend en Écosse dans l’espoir de refaire une santé sérieusement ébranlée — pour ne pas dire ruinée — par tant de privations, d’émotions et de luttes. Un temps d’absence prolongé mais bien rempli car le missionnaire n’est pas homme à se tourner les pouces. Partout où il passe, le valeureux pionnier plaide avec chaleur la cause de la mission.

— Nous attendons de nouveaux ouvriers pour voler au secours des quatre survivants qui tiennent courageusement sur le sol de Tanna.

En outre, il réussit à convaincre son comité qu’il est indispensable et urgent d’acquérir un bateau qui assurera la liaison entre les diverses stations missionnaires du Pacifique. Ainsi, périodiquement et régulièrement, il sera possible de leur apporter non seulement des provisions et du matériel, mais plus encore le réconfort moral et spirituel qu’exige leur existence difficile, traversée trop souvent de durs moments de découragement, de solitude déprimante, de souffrance et de deuil. Les visites fréquentes d’amis chrétiens sont toujours toniques : elles renouvellent le zèle et la joie des combattants.

Paton ne s’illusionne pas. Il sait qu’il faut une somme énorme pour devenir propriétaire d’un bateau d’un certain tonnage. Mais il croit fermement la trouver ! Lui qui a vu tant de miracles, peut-il douter de l’intervention de Celui à qui sont « l’or et l’argent » ?

Et Dieu répond. Le missionnaire attendait 75 000 F (or) : il en reçoit 120 000. Quelle joie ! Et c’est dans un sentiment d’immense gratitude — et de fierté — qu’il s’embarque en 1866 sur le « Dayspring », le nouveau bateau de la mission qui appareille pour sa nouvelle destination : les îles du Pacifique.

Le navire se comporte bien tout au long du voyage, faisant escale à Aneityum, puis à Tanna où Paton a de si chers et de si douloureux souvenirs *. Durant son escale à Port-Résolution, son ami Nowar, informé de son passage, vient à sa rencontre, chargé de présents, suppliant Missi de rester à Tanna parmi son peuple. Ce cannibale si près du royaume des cieux insiste avec larmes. John répondrait volontiers à cet appel ; il retournerait même avec joie vers cette population hostile, mais, le cœur brisé, il doit y renoncer car la mission en a jugé autrement. Il lui a été demandé de s’installer en pionnier dans l’île voisine d’Aniwa tandis que d’autres ouvriers — déjà désignés — iront à Tanna continuer la tâche.

* Sa femme et son fils étaient morts quelques années auparavant, tous deux emportés par la maladie. Paton s’était remarié lors de son voyage en Europe.

Lorsque Nowar prend congé du missionnaire, Missi ne peut retenir ses larmes en voyant s’éloigner cet homme qu’il aime, la tête dans les épaules, désemparé et profondément malheureux. Au lieu de retourner dans son village, Nowar se rend auprès d’un chef d’Aniwa qui doit justement emprunter le « Dayspring » pour retourner dans sa patrie. Il lui remet des coquillages précieux en lui disant :

— Promets-moi de veiller sur Missi et sa famille. Qu’il ne leur arrive aucun mal, sinon mon peuple le vengera.

Une heure plus tard, le navire quitte le port et reprend la haute mer. Tandis que les côtes de Tanna s’estompent à l’horizon, Paton, accoudé au bastingage, seul sur le pont, prie pour ce vieux chef et pour cette terre qu’il ne reverra plus.


♦   ♦

Sitôt débarqué à Aniwa, le missionnaire se met à l’ouvrage, hardiment. Il a hâte de construire la station qui doit abriter sa famille et ses collaborateurs ainsi que d’apprendre le dialecte du pays, si différent du Tannésien. Les bâtiments s’élèvent rapidement, aucun contretemps ne venant ralentir la marche des travaux. Il est vrai que les gens d’Aniwa, qui passent pour être moins sanguinaires et moins violents que leurs voisins, accueillent favorablement les nouveaux venus, cherchant parfois à leur être utiles. L’ami de Nowar y serait-il pour quelque chose ?

Une foule de curieux, un peu encombrante parfois, considère avec étonnement les bâtisseurs. Paton se garde de les chasser car il peut ainsi, tout en travaillant, converser avec eux et établir d’utiles contacts.

— Tiens, dit Missi à un vieux chef qui l’observe depuis les premiers coups de pioche, apporte ce bout de planche à ma femme et elle te donnera ce dont j’ai besoin.

Interloqué, le vieillard secoue la tête et interroge :

— Mais de quoi as-tu besoin ?

— Le bois le dira à Mme Paton.

Réponse étrange ! Nullement satisfait, le chef continue :

— Mais le bois ne lui dira rien.

— Justement si ! Je ne me moque pas de toi. Va donc et tu verras !

John a toutes les peines du monde à convaincre son nouvel ami, persuadé qu’on se joue de lui. Aussi est-ce à contre-cœur que le vieux chef cède et se rend chez Mme Paton pour lui remettre le bout de bois. Timidement, car il s’attend à ce qu’elle éclate de rire ou se moque de lui. Mais pas du tout ! La missionnaire regarde attentivement la planche comme si elle recevait d’elle un message… et puis, comme l’avait promis son mari, remet à l’indigène l’outil et les clous demandés.

De retour, l’homme demande :

— Missi, explique-moi ça. Comment le bois a-t-il parlé à ta femme ?

— Oh ! Je veux bien te le dire, répond l’Écossais amusé.

Alors il s’approche du vieux chef et lit tout haut ce qu’il a crayonné sur la planche, montrant du doigt chaque mot qu’il énonce. Ensuite, il ajoute, en le regardant avec affection :

— Dieu nous parle de la même manière dans la Bible. C’est pourquoi je te conseille d’apprendre à lire pour savoir ce qu’Il dit dans ce livre merveilleux, Dieu te parlera à toi comme Il me parle.

— Est-ce bien vrai ?

— Mais oui ! Seulement, il faut d’abord qu’on traduise ce livre dans ta langue. Hélas ! Je la connais si mal qu’il m’est actuellement impossible de le faire tout seul.

— Si ce n’est que ça, Missi, je veux bien t’aider. Dès maintenant, tu peux compter sur moi. Je suis à ta disposition.

Le vieux chef tient parole, lui qui voudrait tant voir la Bible imprimée dans sa propre langue. Il se rend tous les jours à la station pour enseigner à son nouvel élève le vocabulaire aniwaïen et les secrets de ce dialecte difficile. C’est providentiel et Paton fait de rapides progrès. Bientôt, il sera en mesure de parcourir l’île pour raconter à ses habitants la vie et l’œuvre de Jésus-Christ, le Sauveur du monde.

La page qui parle ! C’est prodigieux !

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