L’île terrible

11
La pluie d’en bas

Un matin, le vieux chef se rend à la station et trouve son « élève », une pioche à la main, en train de creuser un trou. Intrigué, il s’enquiert :

— Que fais-tu là ?

— Je creuse un puits pour trouver de l’eau. Peut-être Dieu nous en enverra-t-il de la fraîche, d’en bas !

John Paton souffre beaucoup du manque d’eau à Aniwa. Il en tombe très rarement et celle qu’il utilise, avec parcimonie, est à peine potable car on doit la conserver dans des conditions d’hygiène déplorables. Les natifs, eux, ne sont nullement éprouvés par cela. Il leur faut si peu d’eau pour leurs besoins personnels. Pour eux, pas de toilette ou de lessive à faire. Et quant à la boisson, ils préfèrent le liquide sain et rafraîchissant de la noix de coco qui abonde dans l’île.

C’est pour cette raison que l’infatigable écossais a entrepris de creuser un puits près des bâtiments de la Mission. Conscient de son incompétence en la matière, il compte sur son Seigneur pour conduire à bien sa recherche.

— J’espère tomber sur une nappe d’eau.

— Oh ! Missi, reproche le vieux chef. Sois raisonnable. Attends donc que la pluie tombe du ciel. Nous en recueillerons pour toi deux ou trois tonneaux.

— Tu sais bien que la sécheresse est très grande, poursuit Paton. Il faut se procurer de l’eau coûte que coûte si nous ne voulons pas périr ou… partir. C’est vital pour nous.

— Jamais de la vie, Missi. Tu ne dois pas nous quitter. Mais tu sais bien que la pluie ne vient que d’en haut. Comment peux-tu en attendre d’en bas ?

Paton oubliait que cet homme n’avait jamais vu de puits et donc, ignorait totalement l’existence de nappes souterraines.

— Dans mon pays, en Écosse, explique-t-il, l’eau fraîche jaillit de la terre. Et j’ose croire qu’il en sera de même ici. Il n’y a pas de raison qu’il en soit autrement.

Le vieux chef est sceptique :

— Tu deviens fou, Missi ! J’espère que tu ne diras à personne que tu cherches de l’eau sous terre. On se moquerait de toi et l’on ne te prendrait plus au sérieux. Ni ton message.

John reprend sa besogne devant l’indigène qui branle la tête. A quoi bon lui expliquer ce qu’il ne peut comprendre. La tâche avance lentement. Les quelques outils dont il dispose sont peu adaptés pour ce genre de travail.

Le vieux chef l’observe en silence, avec tristesse.

— Ce blanc devient fou. Peut-être est-il en train de creuser sa tombe pour mettre fin à ses jours ? C’est sûrement la bonne explication.

Convaincu d’avoir trouvé le vrai motif qui pousse Paton à forer le sol, il se rend auprès de ses amis pour les avertir et, surtout, pour leur demander de surveiller le missionnaire chaque fois qu’il reprend la pioche.

— Ne le quittez pas des yeux. Pas un seul instant. Quand nous le verrons fatigué, nous le presserons d’abandonner. Il doit traverser un moment difficile de découragement…

La tâche est harassante sous le soleil brûlant du Pacifique. Et… agaçante à accomplir devant une armée de spectateurs qui, installés sur la terre fraîchement remuée, gênent les mouvements du seul travailleur. Paton essaie de les intéresser à la besogne mais il ne trouve personne décidé à lui prêter main forte. Il doit distribuer des hameçons pour obtenir que tel ou tel accepte de monter les seaux remplis de terre. Hélas ! Le stock des hameçons s’amenuise rapidement… sans qu’on ait vu surgir la moindre goutte d’eau.

Une semaine plus tard, le vieux chef s’emporte pour de bon. Le stupide entêtement de son ami le met hors de lui et il ne peut supporter qu’il se montre si ridicule aux yeux de tous.

— Je te dis que la pluie ne viendra jamais d’en bas. Pourquoi t’obstiner de la sorte. Quel est ton but en creusant ce trou ?

Paton ne répond pas à cette question. A quoi bon ? Le lendemain, lorsqu’il revient sur le chantier, il a la désagréable surprise de constater qu’un éboulement important s’est produit durant la nuit, l’obligeant à déblayer de nouveau le fond de la fosse. Une partie du travail doit être recommencée.

— Tu vois bien, dit le vieillard toujours présent, si tu avais été au fond du trou, tu serais mort, enseveli sous cette terre dont tu troubles la paix. Et quand un navire de guerre serait venu, les autorités nous auraient accusés de t’avoir tué. As-tu songé à cela ? Missi, tu creuses ta tombe et la nôtre. Abandonne ton dangereux caprice.

Une fois de plus, Paton ne répond pas, apparemment insensible à de tels arguments. Il creuse, creuse encore. Le voici à sept, puis à huit, à neuf mètres de profondeur. Toujours rien. En haut, les moqueurs plus nombreux que d’ordinaire se joignent au vieux chef aussi entêté que celui qu’il gourmande, pour inciter Paton à suspendre ses travaux de forage. A vrai dire, Missi a follement envie de tout lâcher mais la sécheresse qui persiste l’en empêche.

A dix mètres de profondeur, et pour la première fois, John rencontre une couche vaguement humide. Oh, peu de chose ! Mais la crainte le saisit :

— Et si l’eau était salée ?

Le soir, avant de quitter le vieux chef toujours à son poste et toujours mécontent, Paton déclare :

— Je crois que Dieu nous donnera de l’eau demain.

L’homme s’indigne :

— Mais tu sais bien que l’eau ne viendra jamais d’en bas. Quitte cette idée qui te tourne la tête.

— Reviens demain et tu verras qui a raison.

De grand matin, les deux hommes sont sur le chantier. En approchant du puits, Paton éprouve quelque anxiété : et s’il échouait ? Il perdrait la confiance de tous. L’œuvre missionnaire serait entravée.

John se laisse glisser dans le trou encore sombre puis, avec émotion, reprend sa besogne. En haut, sceptique, le chef branle la tête. Son ami est vraiment têtu…

Soudain, du fond du puits, un cri. L’eau vient de jaillir. John se hâte de la goûter… Est-elle bonne à boire ? Son visage amaigri s’illumine. Oui, elle est bonne ! C’est de l’eau fraîche, de l’eau excellente. Alléluia !

Le chef s’est penché, étonné de voir son ami à genoux. Et autour de lui, quelque chose de brillant. Le vieillard distingue mal mais il comprend. Il y a de l’eau en bas et Missi répand sa louange devant Celui qui fait monter l’eau de la terre.

Alors, brusquement, comme un être qui perd la raison, il se redresse et détale en gesticulant et en hurlant :

— Venez voir la pluie qui vient d’en bas. la pluie d’en bas.

Toute la jungle est en effervescence, car la nouvelle se répand comme le feu en brousse. De partout, de tous les sentiers, on accourt, tandis que Paton toujours au fond de son trou, appelle en vain son ami qu’il s’étonne de ne plus voir. Lorsqu’il remonte à la surface, il trouve une foule d’indigènes, hommes, femmes et enfants, qui le regardent curieusement comme s’il venait du centre de la terre.

Devant tous, il s’approche du vieux chef bouleversé et lui verse un peu d’eau dans le creux de la main. De l’eau claire dont il a rempli sa gourde. Son ami la fait couler entre ses doigts, la regarde longuement, sans oser cependant y porter les lèvres.

— Goûte-la donc, insiste Missi. Elle est bonne, l’eau d’en bas.

Une crainte superstitieuse le retient. Paton doit insister pour qu’il boive. Alors, le vieillard approche les lèvres, timidement, réfléchit… avale une gorgée.

— C’est de la pluie ! C’est de la pluie. dit-il en sautant de joie. De la vraie pluie.

— C’est vrai, reprend le missionnaire, de la pluie que Dieu nous donne.

— Merveilleuse, merveilleuse est l’eau du Seigneur… s’exclament les Aniwéens s’avançant à tour de rôle déguster ce vrai don du ciel.

Le puits devient très vite la merveille de l’île. On accourt des villages les plus éloignés pour venir admirer l’œuvre de l’Écossais. Le vieux chef ne quitte plus l’endroit : il tient à fournir à chacun, lui-même, ses longues explications pleines d’éloges à l’égard de son patient ami. Le puits est aménagé et gardé par les natifs qui ne cessent de proclamer :

— Merveilleuse ! Merveilleuse est l’eau du Seigneur.

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