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Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas.
Après cette faiblesse de la chair qui nous empêche d’accomplir la sainte loi de Dieu, il n’y a rien de plus amer que l’impuissance de notre volonté pour réaliser les plans de vie que nous avons conçus. Peut-être même le regret de ne pouvoir pas ce que nous voulons a-t-il quelque chose de plus poignant que le repentir de n’avoir pas fait ce que nous devions, parce que ce regret, ayant un caractère moins précis et moins moral que le repentir, laisse moins de prise à l’Évangile, soit pour accuser le mal, soit pour le réparer. Tel contemple avec paix, quoique avec une paix humide de douleur et d’amour, les péchés de sa vie expiés par le sacrifice de la croix, qui ne s’est point encore résigné à sa carrière entravée, à ses dons naturels sans emploi, à ses espérances de fortunes détruites, que sais-je ? à moins que cela peut-être, à une alliance, à une place, à une faveur, qu’il a recherchée sans l’obtenir.
L’amertume de ce regret n’est pas seulement dans la valeur que l’on attachait aux objets de cette poursuite infructueuse : elle est encore, elle est surtout dans la stérilité même de la poursuite. Pour un esprit tel que le nôtre, capable de résoudre avec fermeté et d’agir avec énergie, il y a un mécompte cruel à voir échouer ses plans, jusqu’aux plus louables, et à trouver un rocher de Sisyphe dans presque chacune des pierres, grandes ou petites, qu’il s’évertue à rouler contre le penchant de la montagne. Averti par tant de tristes expériences, l’homme se prend enfin à douter de lui-même ; ce qui est la plus grande des humiliations, et tout ensemble le plus grand des malheurs. Car la confiance est la condition de la force ; et comme c’est une foi imperturbable au succès qui fait les hommes puissants dans tous les genres, c’est le désespoir de réussir qui fait les hommes faibles et timides dont la société est remplie, je voudrais n’avoir pas a ajouter, et les chrétiens faibles et timides dont l’Église est embarrassée.
Eh bien, ce sentiment de notre impuissance, voici un grand penseur, un grand saint, un grand prophète, qui le partage, mais pour le relever. Au lieu de déplorer seulement dans cette impuissance une chose qui est, Jérémie y reconnaît, en même temps une chose qui doit être : « Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas. » Je connais, littéralement, j’ai connu : voilà le langage de la réflexion ; ô Éternel : voilà le ton de la prière ; l’impuissance qui vous trouble est pour Jérémie une vérité d’expérience et de foi. Ce n’est pas que cette vérité ne soit, pour lui aussi, mêlée d’amertume : c’est du sein même de l’amertume qu’elle lui apparaît, dégagée qu’elle est des menaces que Dieu lui met à la bouche contre ses concitoyens.
[Par cette double relation du prophète, où semble se refléter la double nature du Fils de Dieu, ce prophète des prophètes, Jérémie représente à la fois Dieu auprès de son peuple et son peuple auprès de Dieu. C’est pour cela qu’on le voit, tour à tour, s’identifier tellement avec le Dieu qui parle par lui, qu’il épouse sa juste vengeance, et avec le peuple dont il est la chair et le sang, qu’il croit souffrir lui-même tous les maux dont il le menace. De là ce merveilleux dialogue, où la parole passe, sans transition indiquée, de celui qui frappe à celui qui est frappé (de 18 à 19, 20 ; de 21, 22 à 23, 25), Jérémie s’effaçant, tantôt devant le Dieu qu’il annonce, tantôt devant le peuple qu’il personnifie.]
C’est à la vue de la tente de Juda détruite et de ses enfants emmenés captifs, c’est au bruit des pas de l’ennemi descendant du pays d’Aquilon pour réduire les villes de Juda en désert, que Jérémie, personnifiant en lui-même tout son peuple, laisse échapper d’abord cette plainte : « Ma plaie est douloureuse, mais quoi qu’il en soit, c’est une maladie qu’il faut que je souffre ; » après quoi il s’arrête, comme s’il se reprenait, et se recueille dans cette expression plus tranquille de son profond abattement : « Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas. » Mais, au travers de cet abattement, ne discernez-vous pas un fond de paix et d’espérance ? Ce Dieu entre les mains de qui nous sommes, c’est un Dieu rempli d’une miséricorde qui pénètre jusqu’à ses jugements les plus rigoureux sur les siens. Aussi le saint prophète se repose dans le sentiment que c’est Dieu qui nous conduit, et non pas nous-mêmes ; il s’y repose, jusque sous les coups de sa verge sévère, mais toujours paternelle pour qui s’attend à lui : « O Éternel, châtie-moi, mais avec mesure et non dans ta colère, de peur que tu ne me réduises à néant ! » Puis, en prophète fidèle, qui dans sa vie et dans ses douleurs individuelles, recueille, comme autrefois David et Salomon, des expériences salutaires pour tout le genre humain, il transmet aux races futures, comme un gage d’humiliation et d’encouragement tout ensemble, cette maxime céleste : L’homme accomplit dans la vie, non son propre plan, mais celui de Dieu, qui triomphe toujours à la fin. Entrons plus avant dans sa pensée.
Créature intelligente et responsable, je sais me proposer un but et prendre des moyens pour y atteindre. C’est ainsi que je me fais un plan pour le développement de mes facultés, pour le choix de ma carrière, pour l’éducation de ma famille, pour la conduite de ma maison. Mais, pour être capable de vouloir et d’agir, je ne dispose cependant à mon gré ni des choses, ni des événements, ni de moi-même ; et si parfois mes plans réussissent, souvent aussi, le plus souvent, ils échouent. Cette faiblesse inhérente à mon action y entretient quelque chose de manqué, par où ma vie réelle contraste péniblement avec ma vie idéale. C’est à ce moment qu’intervient Jérémie, pour me découvrir, dans ce désordre de mon plan, un ordre se rapportant à un plan supérieur, celui de Dieu pour moi : plan de perfection, qui vaut mieux que le mien, soit dans l’intérêt général, soit aussi dans mon intérêt personnel ; plan de puissance, qui s’accomplit infailliblement, quelles que puissent être les destinées et les vicissitudes du mien ; plan de contrôle, passez-moi l’expression, qui domine souverainement le mien, et qui au besoin le corrige. Alors, ce qui s’appelait revers dans mon plan, prend le nom de succès dans celui de Dieu ; à peu près comme dans ces tableaux en tapisserie qui se peignent par derrière, les fils colorés que l’ouvrier tisse d’une main docile n’offrent à l’œil qu’une confusion inextricable, jusqu’à ce qu’ils soient vus par leur vrai côté, qui est celui de l’artiste : le plan de l’homme n’est que l’envers de la vie, celui de Dieu en est l’endroit. Prise dans ce point de vue, mon action n’est jamais sans règle ni sans fruit ; car j’accomplis toujours le plan de Dieu, le sachant ou non, disons plus, le voulant ou non. Si je marche d’accord avec Dieu, je réussis, et j’accomplis son plan, tout en pensant peut-être n’accomplir que le mien ; si je marche en opposition avec lui, j’échoue, mais j’accomplis encore son plan, par le renversement même du mien, et faute de le servir par mon obéissance, je le sers par ma désobéissance elle même ; car « toutes choses le servent (Psaumes 119.91). »
Sommes-nous donc quiétistes, ou fatalistes ? Sommes-nous quiétistes ? et sous prétexte que Dieu peut tout ce qu’il veut, méconnaissons-nous l’action de l’homme, et demandons-nous qu’il attende, les bras croisés, le développement du plan divin ? Loin de nous cette pensée ! L’homme peut beaucoup, probablement plus qu’aucun de nous n’a jamais ni réalisé ni conçu : ce laisser-aller serait donc chez lui l’abandon du plus glorieux privilège, en même temps que des plus saints devoirs. Mais, par un mystère que nous ne saurons jamais ici-bas pénétrer jusqu’au fond, l’action humaine a son libre jeu dans le vaste sein de la volonté divine, qui l’isole, et, si j’ose ainsi dire, la respecte, tout en la contrôlant. Ou bien, sommes-nous fatalistes ? et sous ombre que Dieu dispose souverainement de l’univers, nions-nous la liberté de l’homme, avec sa responsabilité morale qui en dépend ? Encore moins. Nier la liberté de l’homme, le supposer contraint dans sa désobéissance, ou même dans son obéissance, ce serait renverser le fondement de toute la morale, de toute la religion, plus spécialement de la religion chrétienne. Mais, par un second mystère plus impénétrable encore que le premier, la liberté humaine s’allie, sans s’aliéner, à la souveraineté divine, qui la contient sans la contraindre, et la dirige sans la déterminer. N’entrons pas plus avant dans ce double problème, que la philosophie a toujours trouvé insoluble, et que l’Écriture elle-même a laissé irrésolu. Constater, comme des faits coexistants, tout contradictoires qu’ils paraissent, l’action réelle de l’homme et la toute-puissance de Dieu, la pleine liberté de l’homme et la souveraineté absolue de Dieu, c’est tout ce que nous pouvons faire. Aussi bien, c’est une assez glorieuse prérogative, pour un être créé, que d’avoir été fait capable du vouloir et du devoir, sans prétendre absorber dans son initiative empruntée l’initiative créatrice d’où elle émane. Quoi qu’il en soit, je me trouve dépendre à la fois de deux plans dont les secrets rapports m’échappent, le plan de Dieu et mon propre plan. Mais le premier de ces plans s’accomplissant infailliblement, ou avec l’autre, ou sans l’autre, ou contre l’autre, le domine toujours, sans l’écraser jamais ; ce que l’on ne saurait exprimer ni avec plus de concision, ni avec plus de vérité, que l’a fait Salomon : « Le cœur de l’homme délibère de sa voie, mais l’Éternel conduit ses pas. » (Proverbes 16.9)
L’expérience achèvera de nous éclaircir cette doctrine profonde. L’histoire des peuples, celle des grands hommes, celle de tous et de tous les jours, révèlent également à l’observateur attentif un plan de Dieu, décidant de tout, sans porter atteinte à l’action libre de l’homme.
De tous les peuples, celui qui me fournirait l’exemple le plus décisif, ce sont les Israélites. Leur histoire, où la direction de Dieu est rendue plus sensible qu’ailleurs par l’alliance qu’il a traitée avec eux, et plus visible par les révélations de sa Parole, met dans une égale lumière leur liberté, dont ils n’usent guère que pour traverser les desseins de la miséricorde céleste, et la souveraineté de Dieu, qui les emploie, jusque dans le jour de Golgotha, « pour faire toutes les choses que sa main et son conseil avaient auparavant déterminé devoir être faites » (Actes 4.28). Mais, pour prendre un exemple moins cité, contemplons cette ville étonnante qui a servi tour à tour de centre politique au monde ancien, et de centre religieux au monde moderne, et qui, aujourd’hui même que son étoile a pâli, possède encore, elle vient de le prouver, la redoutable prérogative de ne pouvoir ressentir de secousses intérieures qui n’aient leur contre-coup dans toute la chrétienté. Si jamais il y eut quelque part l’apparence d’un plan appartenant à l’homme, c’est dans Rome païenne, étendant de peuple à peuple le réseau d’une domination politique, qui parut longtemps douée du privilège unique de s’affermir en se développant ; ou dans Rome chrétienne, étendant d’Église à Église le réseau plus subtil d’une domination religieuse, qu’on vit tour à tour, que dis-je ? qu’on vit presque en même temps et dans les mêmes lieux énergiquement repoussée et mollement subie, sinon recherchée. Et pourtant, quand on y regarde de plus près, on découvre comme à l’œil, dans tout ce qui est arrivé à l’une et à l’autre Rome, les marques d’un plan qui n’est point né du cerveau d’un homme, et qui prend dans une région plus haute son point de départ et d’appui. Il faut laisser à un écolier traduisant son De Viris illustribus, ou aux disciples prévenus d’un catéchisme intéressé, ce point de vue sans portée historique qui prête aux premiers consuls de Rome païenne le plan d’un empire universel, ou aux premiers évêques de Rome chrétienne celui d’une Église à la fois romaine et œcuménique. L’un ou l’autre plan était en voie d’exécution depuis des siècles, quand il commença de se révéler, dirai-je ? ou de s’imposer aux hommes qui ont eu mission de le reconnaître ou de le proclamer. La moitié du monde ou de l’Église était au pouvoir de Rome, avant qu’un Jules César ou un Grégoire VII songeât à se rendre maître de l’autre ; et la vue de ce qui avait été fait a seule pu suggérer, même à leur ambition et à leur génie, la pensée de ce qui restait à faire. Ce ne sont pas les hommes qui ont fait le plan, c’est le plan qui a fait les hommes : ces hommes n’ont eu d’autre gloire que d’obéir avec intelligence à une direction que beaucoup d’autres avaient suivie sans la comprendre. Avec plus d’intelligence encore, ils auraient redit, chacun à sa manière, ce que dit Jérémie dans mon texte, en attendant que cette parole profonde fût vérifiée par le dernier des Césars, assistant au dernier jour de la Rome impériale, ou qu’elle le soit ci-après par le dernier des papes, assistant à cette chute terrible de la Rome pontificale, que la chrétienté spirituelle attend pour régner avec son roi Sauveur : « Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas ! »
Resserrons le champ de notre observation. Contemplons un de ces hommes que le monde honore du nom de grands, pour la longue trace qu’ils laissent après eux sur la terre. Lorsqu’on a, de nos jours, dépeint les grands hommes comme obéissant fatalement à l’esprit de leur siècle qu’ils résumaient, on avait perdu de vue la volonté et la liberté humaine ; mais cette erreur même dit assez combien est visible dans la vie de ces géants de l’histoire, à côté et comme au-dessus de leur action propre, un plan dont elle relève, et qui, plus que tous les leurs, les fait être ce qu’ils sont. Otez à un grand homme son pays, son époque, son éducation, son entourage, toutes choses qui ne dépendent pas de lui, et vous lui ôtez les éléments essentiels de sa grandeur. Pour ne rien dire que des hommes religieux, rappelez-vous comment ont été préparés ces instruments de Dieu qui ont imprimé une impulsion nouvelle aux affaires de son règne, un Moïse, un Samuel, un saint Paul, un saint Augustin, un Luther, un Whitfield : puis, dites si le plan réalisé par chacun d’eux est de lui-même ou de Dieu. Si ma pensée ne vous est pas encore bien sensible, prenons un exemple, Moïse, le premier homme bien connu que nous présente l’histoire de la religion.
Quoi de plus libre, de plus énergique, de plus individuel que Moïse, aux prises tour à tour avec le roi d’Égypte dont il brave la colère, avec Israël dont il surmonte les résistances opiniâtres, avec le désert dont il féconde la stérilité, avec le ciel même dont il désarme la vengeance ; Moïse, cet homme multiple, à la fois souverain, prophète, sacrificateur, libérateur, pourvoyeur, législateur, réformateur et fondateur d’un peuple nouveau, et de quel peuple, et dans quel temps ! Mais, pensez-vous que le plan exécuté par Moise fût de lui ? Eh ! qui pourrait attribuer un tel plan à l’esprit d’un homme, sans folie ou sans impiété ? Il était si peu de Moïse que, lorsqu’il lui fut proposé de Dieu, Moïse commença par s’y refuser obstinément, en s’excusant sur sa timidité naturelle et sur sa parole embarrassée. Le plan de Moïse n’était, et ne pouvait être, que de ce Dieu qui, avant de le proposer à Moïse, avait préparé Moïse pour l’accomplir durant tout le cours des deux premiers tiers de sa vie : quatre-vingts ans d’éducation pour une activité de quarante années, « est-ce la la manière d’agir des hommes (2 Samuel 7.19), » ou de celui qu’un Père de l’Église a si bien défini : « patient parce qu’il est éternel ? » Nourri dans le palais de ces mêmes Pharaons au joug desquels il devait soustraire son peuple, et là, mis en contact journalier avec cette double puissance des rois et des prêtres contre laquelle il devait lutter dans le temps de Dieu, Moïse s’instruit aussi directement pour une carrière dont il ne sait rien, qu’un soldat se forme au métier de la guerre par les exercices quotidiens de l’art militairea : en voilà pour quarante ans. Puis, après une courte visite faite à ses frères, il s’en va ajouter aux quarante années passées à interroger l’Égypte, quarante autres années passées à étudier le désert, conduisant les troupeaux de Réhuel par ces mêmes chemins où il devait un jour conduire ceux du Seigneur. C’est dans une de ces excursions nomades, c’est au pied de la montagne de Sinaï, c’est parvenu à cet âge de quatre-vingts ans qu’il assigne lui-même « aux plus vigoureux », que Moïse, croyant peut-être toucher au terme d’une carrière qu’il gémissait de n’avoir pu rendre utile à son peuple, apprend enfin à connaître le but de sa vie passée, qui l’avait préparé pour Israël, pour l’Égypte, pour le désert, pour tout, excepté pour Canaan, où Dieu savait qu’il ne devait pas entrer. Ah ! quand, à la vue de cette même Canaan et après les quarante ans de son vrai travail achevés, Moïse s’endormit en Dieu, de quel cœur jugez-vous qu’il lui aura dit dans ses dernières prières : « Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas ? »
a – « Et Moïse fut instruit dans toute la science des Égyptiens, et il était puissant en paroles et en actions. » (Actes 7.22). C’est probablement à la fin de ces quarante ans que Moïse commença de pressentir sa mission (v. 25).
Rapprochons-nous encore. Venons à la vie de tous et de tous les jours, et à cette vie prise dans ce qu’elle a de plus inhérent à notre personne et à notre action : quelle part réelle vous revient-il dans l’arrangement de votre vie domestique ? A commencer par le commencement, un proverbe populaire vous apprendrait à lui seul par combien de côtés l’union conjugale la mieux combinée échappe, non seulement au contrôle de l’homme, mais à ses prévisions mêmes : la vie, la santé, la famille, les ressources, que dis-je ? la sympathie et la tendresse mutuelle, de combien de choses dépendent-elles, qui ne dépendent guère plus de notre volonté « que le sort jeté au giron » dont « la décision est de par l’Éternel (Proverbes 16.1) ? » Mais, arrêtons-nous à ce qui en dépend le plus : l’éducation de nos enfants.
Voici un fils qui vient de me naître. J’exerce sur lui, après Dieu, la plus grande puissance matérielle, intellectuelle, spirituelle, qui soit au monde. On dirait qu’il va devenir ce que je voudrai le faire, à part l’imprévu, oui, à part l’imprévu ; mais que cette restriction va loin ! la France est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux ans, à part l’imprévu ; mais quand, de cet idéal d’un fils formé par vos soins, pour une carrière de votre choix, vous passez à la réalité, quelle chute ! Hélas ! l’humiliante distinction de la théorie et de la pratique, où est-elle plus humiliante qu’en éducation ? Où la théorie est-elle plus libre, plus expansive, plus confiante en soi-même, plus sévère envers autrui ; et la pratique ?… Mais admettons une éducation modèle, telle que nous la rêvions, vous ou moi, le jour que Dieu nous fit don de notre premier enfant : activité, fidélité, prudence, travail, sacrifices, piété, prières, exemples, rien n’aura manqué. Même alors, que de conditions où vous ne pouvez rien veulent être réunies pour l’heureux développement de ce fils, objet de tant d’amour et de tant de sollicitude ! Sa santé : un tempérament délicat, une conformation mal prise, une voix grêle, l’ouïe dure, la vue basse, en voilà assez pour entraver tous vos projets ; ou bien non, forcez la nature, jusqu’à ce qu’un vaisseau rompu dans la poitrine, ou les fibres du cerveau distendues, viennent anéantir toutes vos espérances… Ses facultés intellectuelles : une certaine mesure d’aptitude est nécessaire pour tout travail, et cette mesure n’est pas en tous. Votre enfant, se forçant pour vous plaire, languira peut-être sur la tâche à laquelle vous l’avez condamné, jusqu’au jour où, tardivement convaincu de votre erreur, vous lui laisserez suivre sa vocation propre ; le voici qui revit, qui devient un autre homme, qui l’emporte sur ses concurrents, seulement parce qu’il a échappé à votre plan pour entrer enfin dans celui de Dieu. Ses dispositions morales : ici encore vous n’êtes pas maître absolu. Au lieu d’un enfant qui veut et ne peut pas, c’est un enfant qui peut et ne veut pas, « un fils paresseux qui fait honte, » sur lequel vous épuisez toutes les voies d’avertissement, de supplication, d’exhortation, de châtiment, mais sans fruit, — le fruit, si vous êtes fidèle, viendra dans le temps de Dieu ; mais après que Dieu vous aura bien fait voir qu’il est seul Dieu, et que vous ne tenez pas même dans vos mains le cœur de cet enfant que vous dirigez « dès le sein de sa mère. » Et sa vie ? — vraiment j’oubliais sa vie, — sa vie, hélas ! coupée peut-être dans sa racine, au moment où l’éducation commence ; ou bien, deux fois hélas ! coupée dans sa fleur, au moment que l’éducation finit… Et l’occasion ? et l’entourage ? et l’exemple ? et les camarades ? et les maîtres ? et la fortune ? et la localité ? et l’esprit de l’époque ? et la législation du pays ? et l’organisation de l’instruction publique, que vous blâmez peut-être, et que vous suivez en dépit de vous ? Où est l’homme assez insensé pour se flatter de fixer l’avenir de son fils ? Que d’éducations qui trompent toutes les prévisions ! les unes, échouant malgré les précautions prises, et où ces précautions mêmes semblent nuire ; les autres, réussissant malgré les précautions négligées, et où cette négligence même semble avoir provoqué un développement plus individuel et plus vrai ! Est-ce à dire qu’il faille tout abandonner au hasard des événements, sous prétexte de laisser faire à Dieu ? Non, sans doute : il faut n’avoir rien à se reprocher ; il faut même redoubler de vigilance et de sagesse, par la pensée de travailler a un plan qui est de Dieu ; mais, après tout, l’éducation, ce champ de la plus grande puissance de l’homme, est aussi celui de sa plus grande impuissance, et il n’y a personne sur la terre de mieux instruit à redire la leçon de Jérémie que le père d’une nombreuse famille, entrant, comme Moïse, dans son repos, en présence de cette Canaan inconnue où s’aventure la génération qui le suit : « Je connais, ô Éternel, que la voie de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas ! »
Désormais, la maxime de notre prophète, tour à tour proclamée par les Écritures, conciliée avec la saine philosophie, suivie dans tout le cours de l’expérience humaine, et je pourrais ajouter, passée en dicton populaire : L’homme propose et Dieu dispose, nous apparaît sans contestation possible, et sans autre obscurité que celle qui demeure au fond de toutes les grandes questions morales. Les plans humains sont dominés par un plan divin, qui s’accomplit dans l’homme sans porter atteinte à sa volonté efficace ; ni surtout à sa liberté morale. Mais il y aurait peu d’avantage à avoir établi cette doctrine, si nous ne montrions l’usage que le chrétien en doit faire dans la conduite de la vie. Ce sera l’objet du reste de ce discours, dont nous abordons ici le point vivant et capital. Que l’Esprit de Dieu nous soit en aide !
Le chrétien n’a pas de moyen plus simple, ni tout ensemble plus sûr, d’entrer dans l’esprit d’une doctrine révélée, que de la contempler mise en action par « Jésus-Christ venu en chair, » cet homme type, en qui toutes les grandes vérités invisibles ont revêtu un corps visible et reçu le souffle de la vie. C’est donc en lui qu’il faut rechercher, disons mieux, qu’il faut regarder comment doit être pratiquée la maxime de Jérémie, devenue la maxime de Jésus, le prophète des prophètes et le saint des saints.
Nul autre n’a réalisé plus complètement que Jésus la pensée de mon texte. Nul autre ne s’est plus exactement réglé sur le plan divin : Jésus ne fait rien, ne peut rien faire de lui-même (Jean 8.28 ; 5.30) ; il n’annonce pas sa doctrine, mais la doctrine du Père qui l’a envoyé (Jean 7.16) ; il ne cherche pas sa gloire, mais la gloire du Père qui l’a envoyé (Jean 7.18) ; il n’accomplit pas sa volonté, mais la volonté du Père qui l’a envoyé (Jean 5.30) ; il ne dit que les choses que le Père lui a dites, il ne fait que les choses que le Père lui a commandées. Nul autre aussi n’a été plus visiblement préparé de Dieu pour l’exécution d’un plan divin : la tribu de Jésus, sa parenté, sa naissance, Bethléem et son étoile, les bergers et les mages, la fuite en Égypte et la retraite à Nazareth, le baptême de Jean et la tentation du désert, tout est arrangé par la main paternelle ; de préparation humaine, de plan humain, il n’y en a pas trace dans la vie de Jésus.
Et pourtant, en nul autre la volonté de l’homme ni sa liberté n’ont relui plus clairement qu’en Jésus. Ce même plan qui vient de nous apparaître comme n’appartenant qu’au Père qui l’a conçu, nous apparaît également comme n’appartenant qu’au Fils qui l’exécute. Du commencement à la fin, dès avant sa naissance et jusqu’après sa mort, Jésus ne fait rien qu’il ne veuille faire. S’il naît dans la race humaine, c’est qu’il l’a voulu : « Étant en forme de Dieu, il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme d’un esclave, ayant été fait à la ressemblance des hommes (Philippiens 2.6-7). » S’il meurt comme un homme, c’est qu’il l’a voulu : « Étant trouvé quant à la figure comme un homme, il s’est abaissé lui-même, étant devenu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. » Que dis-je ? S’il est ressuscité d’entre les morts, c’est qu’il l’a voulu : « Je laisse ma vie pour la reprendre ; personne ne me l’ôte, mais je la laisse de moi-même ; j’ai le pouvoir de la laisser et j’ai le pouvoir de la reprendre (Jean 10.17-18) ; » et ce témoignage, le plus éclatant qu’il ait rendu de sa puissance propre, il le termine, chose étrange ! par ces mots qui semblent le contredire : « J’ai reçu ce commandement de mon Père. »
Il n’y a qu’une solution possible à ce problème : si le Fils réalise à la fois le plan de son Père et son plan personnel, c’est que ces deux plans n’en font qu’un. C’est que le Fils a tellement adopté le plan du Père, qu’il l’a fait sien ; ce plan, qu’il semble tour à tour avoir accepté ou choisi, suivant qu’on le contemple dans son obéissance ou dans sa liberté ; par où il accomplit la loi de la nature humaine que Jérémie a révélée dans mon texte, mais en la dépouillant de tout air d’infirmité ou même de nécessité, d’autant plus obéissant qu’il est plus libre, et d’autant plus libre qu’il est plus obéissant.
Voilà le secret que nous cherchions : « Allez et faites de même. » De ces deux plans qui sont devant vous, celui de Dieu et le vôtre, n’en faites qu’un ; et ne pouvant imposer votre plan à Dieu, adoptez le sien, non dans l’esprit d’une contrainte servile, mais dans celui d’une adhésion filiale. S’agit-il des choses qui dépendent de vous ? Ne faites que ce que vous avez lieu de croire conforme au plan de Dieu. Au lieu de demander, dans le choix d’une carrière, quelle est celle qui vous promet le plus de succès, de bien-être, d’influence, demandez avant tout quelle est celle que Dieu vous a marquée, ou par votre aptitude, ou par votre préparation, ou par les circonstances, ou par ces appels intérieurs qui s’expliquent à l’âme fidèle. Au lieu de demander, dans la formation d’une alliance, quelle est celle qui flattera le plus vos vues d’ambition, vos projets de fortune, votre volonté propre, demandez avant tout quelle est celle qui vous prêtera le plus sûr appui pour croître dans la vie de Dieu, et pour accomplir l’œuvre qu’il vous donne à faire sur la terre. Au lieu de demander, dans l’éducation d’un enfant, quelle est la direction conseillée par l’usage, par l’opinion, par la vanité, par l’intérêt, demandez avant tout quelle est celle qui entre le mieux dans les indications de santé, de facultés, de penchant ou de position, que Dieu vous a fournies. S’agit-il de choses qui ne dépendent pas de vous ? laissez faire à Dieu, et que votre paix soit de vous dire que son plan dispose de tout. A lui seul de mesurer la part de joies et de douleurs qui vous convient. Les douceurs, les consolations que Dieu vous a ménagées, prenez-les, savourez-les, jusqu’aux plus petites, d’un cœur d’autant plus heureux et plus reconnaissant, que vous les recueillez de sa main paternelle ; mais celles qu’il vous a refusées, jusqu’aux plus désirées, aux plus désirables, faites-en le sacrifice, et contentez-vous de savoir que c’est cette même main qui vous les a retranchées. Au contraire, les privations, les amertumes que Dieu vous épargne, ne les enviez pas à « ces bienheureux qui ont souffert, » et craignez, si vous les alliez chercher, de succomber sous un fardeau de votre propre choix ; mais celles qu’il vous a dispensées, dussent-elles vous entraver dans les projets les plus chers, les plus utiles, les plus bienfaisants, acceptez-les comme des exercices salutaires, appropriés à votre éducation spirituelle et miséricordieusement mesurés à votre portée. En deux mots, sachez quel est le plan que Dieu a formé pour vous ; et ce plan trouvé, adoptez-le pour vôtre, comme vous voyez que Jésus a fait.
Ne me répondez pas que vous êtes en peine de discerner le plan de Dieu : ce discernement est promis à la simplicité d’un cœur droit. Quand l’âme fidèle, humblement pénétrée de cette parole : « Les pas de l’homme sont de par l’Éternel : comment donc l’homme entendra-t-il sa voie ? » a prié ainsi : « Enseigne-moi le chemin où je dois marcher, car tu es mon Dieu ! » le Seigneur lui répond : « Je t’enseignerai le chemin où tu dois marcher, mon œil sera sur toi (Psaumes 143.8, 10). » C’est assez que Jésus n’ait d’autre plan que celui de Dieu, pour que ce plan se révèle à lui, disons-mieux, se déploie devant lui, jour après jour, et pour que ce chemin de bonnes œuvres que Dieu lui a préparé se fraye, pas après pas, tantôt par un appel qui lui est adressé, tantôt par un fait qui survient, tantôt par un sentiment intérieur, tantôt par les nécessités matérielles ou spirituelles de la vie, et tout cela avec tant d’ouverture et de facilité, que la question même qui vous préoccupe ne semble pas se poser pour lui. Ayez son esprit, vous aurez sa lumière : la nature, les hommes, les événements, toutes choses vous seront comme un cours d’instruction divine, où la fidélité qui donne se proportionnera à la fidélité qui reçoit. Que s’il entre dans les vues de votre Père de vous dérober quelque temps encore la connaissance de ses desseins, comme pour vous obliger tendrement à le serrer de plus près, rappelez-vous alors que ce qui importe, après tout, c’est moins de discerner le plan de Dieu que de le suivre, et que Dieu a des moyens de nous le faire suivre, même sans nous le faire discerner. « Par la foi, Abraham, étant appelé obéit, pour aller dans la terre qu’il devait recueillir en héritage, et il partit sans savoir où il allait ; mais Dieu le savait, et c’était assez. Marchez aussi par la foi, et Dieu vous conduira jusque dans les jours les plus sombres, si vous ne voulez que ses voies pour vos voies, et ses pensées pour vos pensées. (Ésaïe 55.8)
Par là, comme Jésus, vous accomplirez tout ensemble le plan de Dieu devenu le vôtre, et votre plan uni au sien ; ce qui sera pour vous, comme pour Jésus, le principe d’une conciliation parfaite entre des intérêts qui semblaient opposés. Car, d’une part, accomplissant le plan de Dieu, vous vous sentirez dans l’ordre ; et de l’autre, accomplissant votre propre plan, vous vous sentirez dans la liberté. Ceci mérite de nous arrêter quelques instants : ce n’est rien moins que la solution, simple autant que profonde, d’un des plus grands problèmes moraux qui aient jamais préoccupé la conscience humaine.
Vous vous sentirez dans l’ordre, parce que vous accomplirez un plan qui est de Dieu, et non pas de vous. Pour reconnaître la vérité de cette réflexion, renversez les choses ; supposez que vous accomplissiez, au contraire, un plan qui soit de vous, et non pas de Dieu : quel désordre ! Désordre caché, mais pourtant réel, alors même que ce plan pourrait être exécuté ; désordre éclatant et manifeste, chaque fois que ce plan sera renversé. Faisons l’hypothèse la plus favorable : ce plan que vous aurez conçu vous-même, il vous sera donné de l’exécuter pleinement, invariablement. Même alors, je devrais dire peut-être surtout alors, quel désordre ! Car enfin, nous ne saurions nous dissimuler que nous sommes des créatures bornées, qui ne voient qu’à quelques pas devant elles, et qui ne peuvent rien contempler dans l’ensemble des temps et des choses. Charger une pareille créature d’arrêter le plan qui doit décider de son existence, c’est risquer une perturbation terrible dans ces innombrables rapports qui aboutissent à elle, toute bornée qu’elle est. Mais restreignons-nous à son seul intérêt personnel, malgré l’étroitesse de ce point de vue : charger une pareille créature d’arrêter le plan qui doit décider de son existence, c’est lui imposer une responsabilité auprès de laquelle le supplice d’Atlas, écrasé sous le poids du ciel, serait digne d’envie. C’est votre propre plan qui décide de votre destinée ? Véritablement, ce bonheur inouï est le plus grand malheur qui vous puisse arriver. Votre plan qui décide ! mais avez-vous bien calculé les suites incalculables que peut entraîner pour vous la moindre de vos actions, de vos paroles, de vos pensées ? Votre plan qui décide ! mais qui vous garantit que votre plan soit bon, plus encore, qu’il soit le meilleur possible, car vous ne sauriez, ni ne devez vous contenter à moins ? Votre plan qui décide ! mais voilà de quoi vous faire perdre le repos le jour, et le sommeil la nuit ; j’aimerais mieux avoir, quant à moi, à gouverner le monde, même dans la confusion où il est aujourd’hui, qu’à régler le dessein immense et si prodigieusement compliqué de ma condition présente et future, matérielle et spirituelle. Votre plan qui décide ! mais, sérieusement, voudriez-vous qu’il en fût ainsi ? Si Dieu vous offrait de tout régler conformément à votre plan, accepteriez-vous ? Non, mille fois non, si vous n’êtes pas un enfant, pour ne pas dire un insensé ! Eh ! quel homme de sens aurait le courage de choisir ses pas, quand chaque pas qu’il fait retentit jusque dans les profondeurs du temps et de l’espace, de ce temps qu’il ne saurait prévoir, de cet espace qu’il ne peut découvrir ! Dans l’illusion tristement plaisante de ce fou qui n’osait bouger de sa place, par la crainte où il était de se casser en marchant, je vois une juste image de l’angoisse où vous jetterait ce choix terrible, tremblant toujours de prendre l’intérêt apparent pour l’intérêt réel, le passager pour le permanent, le visible pour l’invisible, le petit pour le grand ; ne sachant à quoi vous résoudre entre les chances de l’action et les périls du quiétisme, et ne trouvant enfin de repos qu’à vous décharger de tout sur celui qui connaît aussi bien l’avenir que le présent, l’ensemble que le détail, le fond des choses que la surface ; en d’autres termes, ne trouvant de repos que dans ce qui est aujourd’hui.
Mais venons à l’hypothèse la plus vraisemblable, et qui deviendra inévitablement vraie une fois ou une autre. Que vos plans échouent, que la machine à la construction de laquelle vous vous serez consacré tout entier se brise, « comme le seau sur la fontaine ou la roue dans la citerne » : quel désordre, si vous n’avez appris à vous réfugier dans un plan de Dieu, qui peut se réaliser sans le vôtre, malgré le vôtre ! Quel désordre, si toutes les espérances de votre fortune terrestre viennent à s’évanouir tout d’un coup ! quel, si tous les liens les plus chers viennent à se rompre sans retour ! quel, si vous venez à vous voir enlevé vous-même, plein de vie, plein de forces, plein de projets, plein d’avenir… comme le jeune Chénier, conduit à une mort prématurée autant qu’affreuse, et révélant le trouble du dedans, sous la tranquille fermeté du dehors, par ce mot amer et naïf qu’il prononce en se touchant le front : « Et pourtant il y avait quelque chose-là ! » Mais transportez-vous dans le plan de Dieu : la réparation de tout ce désordre, la réponse même que sollicite un Chénier montant sur l’échafaud, la voici trouvée. Car dans le vaste plan de Dieu, qui a les ressources de tout l’univers pour le seconder, l’espace infini pour se déployer, le temps éternel pour se développer, jamais rien d’irréparable, rien de désespéré, rien d’imprévu, rien de compromis seulement. Là se recueille tout ce qui se perd ici, là reparaît tout ce qui s’ensevelit ici, là continue tout ce qui s’arrête ici, là revit tout ce qui meurt ici. Que dis-je ? Elle devait se perdre pour se recueillir, elle devait s’ensevelir pour reparaître, elle devait s’arrêter pour continuer, elle devait mourir pour revivre, cette semence précieuse, qui ne pouvait fleurir et fructifier dans le plan de Dieu qu’à la condition de périr dans le nôtre ; et le moment où un Jacob s’écrie, resserré qu’il est dans les bornes étroites de son plan personnel : « Toutes ces choses sont contre moi (Genèse 42.36), » est celui où toutes choses s’arrangent, dans le plan étendu et prévoyant du Seigneur, pour lui préparer la plus grande joie peut-être qui ait jamais fait battre le cœur d’un père.
Au lieu de nous consumer en efforts stériles pour peindre la beauté de cette doctrine, regardons-la plutôt en Jésus, dans la vie duquel elle se convertit en histoire. Quelle vie a été plus dominée, plus pénétrée, hélas ! plus déchirée par le plan de Dieu, que celle de Jésus ? mais, où trouver un sentiment plus constant ou plus profond d’ordre et de paix « qu’en Jésus-Christ, et en lui crucifié ? » Il suffit au Fils bien-aimé de savoir que les plans miséricordieux du Père s’accomplissent dans sa personne. Que s’il entre dans ce plan de le faire souffrir comme jamais homme n’a souffert, il se soutient en se disant à lui-même : C’est pour cela que je suis venu. Ce mot qu’il prononce en finissant : « J’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire, » ce mot seul explique tout. Qu’importe alors qu’il meure sur une croix, qu’il meure à la fleur de l’âge, qu’il meure sans laisser ses disciples affermis, qu’il meure avant d’avoir terminé son œuvre ? Ce n’est pas son œuvre qu’il est venu faire, c’est celle de son Père ; cette œuvre-là, elle est accomplie, ou le Père ne le retirerait pas encore. Le quelque chose qui meurt en Chénier est terrestre, passager, peut-être personnel ; le quelque chose qui meurt en Jésus, c’est le salut du monde, c’est la fondation du royaume des cieux, c’est la prophétie vérifiée, c’est le serpent écrasé, c’est le rétablissement de toutes choses. Aussi, ce quelque chose qui meurt, ne meurt pas ; tous ces germes ne se voilent que pour se déposer dans le sein du Père, comme dans une terre féconde qui les rendra avec usure : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. » L’heure de la croix, heure de bouleversement, de confusion et de ténèbres, dans la région des plans humains, est, dans la région du plan divin, l’heure de l’ordre, de l’harmonie et de la délivrance : « Tout est accompli. »
Mais s’il n’y a de paix que dans l’ordre, il n’y a de vie que dans la liberté. Eh bien, dans la ligne de conduite dont vous trouvez le précepte dans mon texte et l’exemple en Jésus, vous vous sentirez en même temps dans la liberté, parce que, tout en accomplissant le plan de Dieu, vous accomplirez aussi votre propre plan, que vous aurez conformé au sien. Ce n’est pas là la liberté absolue, d’accord ; mais c’est toute la liberté à laquelle la créature peut prétendre. Cette liberté absolue, qui consiste à accomplir ce qu’on veut, sans se régler sur personne, ni rendre compte à personne, elle n’appartient qu’à Dieu seul ; et l’unique liberté dont nous soyons capables consiste à mettre dans nos intérêts cette liberté divine, que nous aurons contre nous, si nous poursuivons un plan indépendant, et pour nous, si nous nous en tenons au plan de Dieu. Prétendez-vous à une liberté plus haute que celle que je vous propose ? Voulez-vous être indépendant, même de Dieu, et accomplir votre plan personnel ? Essayez, j’y consens. Il demeure vrai, cependant, « qu’il n’y a ni conseil, ni force, ni sagesse, qui puisse tenir tête à l’Éternel. » Eh bien, quand votre plan et celui de Dieu se rencontreront et se heurteront, ce qui ne peut manquer d’arriver s’ils sont indépendants l’un de l’autre, lequel des deux, je vous le demande, sera arrêté, froissé, réduit en poudre par l’autre ? Est-ce là la liberté que vous revendiquez ? Qu’un stoïcien s’en contente, ou qu’il feigne de s’en contenter, je le conçois ; mais un chrétien ? … C’est la liberté « du cheval et du mulet auxquels il faut emmuseler la bouche avec un mors et un frein, de peur qu’ils ne s’approchent de nous (Proverbes 31.30) ; » ou, si cette image effarouche votre délicatesse, c’est la liberté d’un enfant indiscipliné, qui se joue imprudemment sur la voie ferrée, où déjà court derrière lui, avec le bruit du tonnerre, la lumière de l’éclair et la rapidité de la foudre, le convoi qui va le balayer et le mettre en pièces, en gémissant à sa manière, mais sans pouvoir suspendre sa marche, qui est la marche du siècle, des hommes, des choses, de tout et de tous.
Votre liberté véritable datera du jour où, reconnaissant « qu’il vous sied mal de regimber contre l’aiguillon, » vous accepterez le plan divin, vous vous l’approprierez, vous le ferez vôtre, non en fataliste, par nécessité, mais en chrétien, par amour. Nous parlons improprement, ou tout au moins incomplètement, quand nous appelons cela sacrifier notre plan, renoncer à notre volonté. Subordonner notre plan au plan divin, c’est moins le sacrifier que le sauver : car nous commençons à exécuter notre plan, quand nous l’unissons à ce plan suprême qui s’exécute toujours. Conformer notre volonté à la volonté divine, c’est moins y renoncer que lui tout soumettre : car nous commençons à faire ce que nous voulons, quand nous voulons ce que veut celui qui peut tout ce qu’il veut. Si cette subordination de notre plan au sien pouvait être parfaite et cette conformité de notre volonté avec la sienne entière, il ne nous en faudrait pas davantage pour être aussi infaillibles dans nos desseins que l’est Dieu lui-même, selon cette pensée profonde de Jésus-Christ : « Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voulez, et il vous sera fait (Jean 15.7). »
Ceci tient aux plus intimes profondeurs de l’Évangile. Dieu a traité alliance avec nous, non comme un maître avec son esclave, mais comme un père avec son fils, qu’il n’assujettit pas à ses desseins, mais qu’il y associe. C’est en fils que Jésus adopte les desseins de Dieu sur lui, et qu’il nous invite à adopter ses desseins sur nous ; en fils, voilà le mot de l’énigme, parce que c’est à la fois le mot de la soumission et celui de l’amour ; en fils, un avec son Père, et qui est d’autant plus dans sa nature et dans son esprit propre, qu’il est plus dans la nature et dans l’esprit paternel ; en fils, et c’en est assez pour que la dépendance se confonde avec la liberté. Voyez cet esclave, attaché par le commandement et retenu par la crainte auprès d’un maître infirme, dont l’état réclame les soins les plus pénibles, et tout ensemble capricieux, irritable, dont l’air sombre fait peser d’un double poids les fers de la servitude. Avec quel sentiment de nécessité cruelle le malheureux traîne sa captivité ! avec quelle impatience homicide il soupire en lui-même après le terme fatal qui doit lui ouvrir sa prison ! avec quelle secrète envie il regarde l’oiseau qui vole de rameau en rameau, en chantant sous le feuillage l’hymne de sa joie, ou bien de ses douleurs ! Ne changez à ce tableau qu’un seul trait : au lieu d’un esclave, mettez un fils. N’est-il pas vrai que ce fils ne céderait à aucun autre le triste privilège des soins qu’il rend à son père ; qu’il y trouve un je ne sais quel charme, qui se proportionne à leur amertume ; qu’il ne peut songer qu’avec effroi au jour prochain où la fin de son cher malade va lui rendre à lui-même une indépendance, qui lui pèsera durant le reste de ses jours ? … Que sera-ce donc si la volonté de son père est la bonté, la sagesse, la sainteté même ? si son service est le besoin du cœur, et la loi de la conscience ? si le père qui commande est le Père céleste, et le fils qui obéit l’enfant de Dieu en Jésus-Christ ? Quel spectacle plus grand de liberté trouverait-on sur la terre, en attendant cet autre séjour où toutes les barrières. auront été enlevées, pour faire place à la liberté parfaite par l’amour infini ?
Au reste, ce spectacle, vous n’avez rien à attendre pour le contempler en Jésus, ce Fils unique et bien-aimé. Qu’y a-t-il jamais eu au monde de plus docile, de plus soumis, de plus acquiesçant au plan de Dieu, que la vie de Jésus ? Mais qu’y-a-il eu au monde de plus personnel, de plus individuel, de plus libre ? D’autant plus soi qu’il est plus un avec le Père, l’oserai-je dire ? d’autant plus homme qu’il est plus Dieu, Jésus résout dans sa personne le problème de la liberté sans limites par la conformité sans réserve, et se montre à la terre ce qu’elle a vu de plus silencieux, de plus dépouillé, de plus pliant devant les desseins paternels, et tout ensemble ce qu’elle a vu de plus vivant, de plus énergique, de plus fortement empreint dans toute l’histoire des hommes. Comment cela ? par l’amour filial : Jésus ne sacrifie pas son plan, il le réalise dans celui de Dieu ; il n’abandonne pas sa volonté, il l’accomplit dans celle de Dieu ; libre parce qu’il est Fils, et faisant part de sa liberté à quiconque reçoit de lui « l’esprit d’adoption, par lequel nous crions Abba, c’est-à-dire « Père ! »
Mais au reste, pour être conforme à l’ordre et à la liberté, ce que je vous demande n’en coûte pas moins à la volonté propre, à la gloire propre, à la force propre, à la justice propre, à l’homme naturel tout entier. Oui, il en coûte, et plus que nous ne pensons peut-être, vous ou moi, faute d’avoir sérieusement essayé de ce renoncement sans restriction : c’est le grand sacrifice, c’est la crucifixion de la vie chrétienne. Eh bien ! cette crucifixion s’apprend de Jésus-Christ crucifié. Placez-vous devant cette croix sur laquelle il a tout souffert et tout accompli, pour se conformer à la volonté du Père, et il n’y aura plus rien dans les plans divins que vous refusiez ou d’accomplir ou de souffrir. Si la croix de Jésus-Christ ne vous a point appris cela, elle ne vous a rien appris ; et pour peu qu’il y ait en vous une étincelle de foi chrétienne et de vie chrétienne, votre cœur, loin de résister à la doctrine de mon texte, ira au-devant d’elle avec une sainte jalousie. Réaliser le plan divin, soit qu’il pénètre les vôtres pour s’unir à eux, soit qu’il les renverse pour se fonder sur leurs ruines, ce sera pour vous, je ne dis pas seulement une obligation, mais un privilège, je ne dis pas seulement un privilège mais un besoin, mais votre faim, votre soif ; et vous substituerez désormais une sympathie vivante à la froide admiration que vous avez accordée jusqu’ici peut-être à cette parole de votre Sauveur : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre (Jean 4.34) ! »
J’aurais fini, si je parlais ailleurs et dans un autre temps. Mais, au risque de paraître oublier les habitudes de cette chaire, comment omettre, dans un tel sujet, l’application spéciale que réclame la France de 1850 ? Eh ! « si je me tais, ces pierres ne crieront-elles pas ? » Que la voie de l’homme ne dépende pas de lui, qu’il ne soit pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas, — quand cette grande vérité ne serait pas proclamée par l’Écriture, par l’expérience, par la voix du peuple, n’est-elle pas changée en vue par l’histoire contemporaine ? Ne s’impose-t-elle pas à nous avec tous les droits d’un axiome historique ? ne sort-elle pas de dessous terre à chaque pas, ne tombe-t-elle pas du ciel dans chaque orage, ne court-elle pas de bouche en bouche, ne remue-t-elle pas tous les esprits, jusqu’aux plus indifférents ? Diriger ses pas : eh ! quel homme sage s’en flatterait après ce que nous venons de voir, ajouterai-je, et à la veille de ce qui nous reste à voir encore ? Qui a moins dirigé ses pas, ou de ceux qui sont tombés des premières dignités de l’État, ou de ceux qui y sont montés à leur place pour en tomber à leur tour, ou de ceux qui ont recueilli l’héritage des uns et des autres — jusques à quand ? Qui a moins dirigé ses pas, ou de ces tempêtes populaires, aussi promptes à rentrer dans l’ordre qu’elles l’avaient été à balayer devant elles les plus fermes États, ou de ces vieux navires, usés dirai-je ? ou raffermis par le travail des siècles, reparaissant quand on les croyait engloutis, et cinglant avec un nouvel orgueil — au-devant peut-être de quelles tempêtes nouvelles ?
Mais laissons l’avenir et renfermons-nous dans le présent. Deux grandes questions s’agitent : celle de la société et celle de l’Église. Dirige-t-elle ses pas, cette société, qui chancelle comme un homme ivre, et qui ne peut trouver, contre des maux qu’elle juge intolérables, que des remèdes qui menacent de les accroître encore ? Dirige-t-elle ses pas, cette Église chrétienne, qui aspire tout à la fois à une vie nouvelle et à des formes nouvelles, mais qui ne sait où prendre son point d’appui pour une réforme si désirée, sur un sol qui manque à chaque pas, et sous un ciel chargé de dissentiments sans fin ? Eh bien ! que faut-il faire aujourd’hui, pour être fidèle à l’esprit de Jérémie et à l’exemple de Jésus ? Faut-il désespérer de la situation, laisser l’eau couler et les choses aller comme elles peuvent, et ne plus former de plans ni pour le salut de la société, ni pour le renouvellement de l’Église ? Non, sans doute ; mais, nous rappelant ce qui est écrit : « Quand je suis faible, alors je suis fort (2 Corinthiens 12.10), » il faut tirer le bien du mal, et nous appliquer, avec une ardeur redoublée, à former tous nos plans sur celui de Dieu, qui peut seul nous venir en aide, mais qui saura, tôt ou tard, tout réparer et tout rétablir. Si la société doit se rasseoir sur des bases solides, il faut que le plan de Dieu préside à son raffermissement. Cette sagesse charnelle qui se flatte d’en guérir les plaies, ou par l’inauguration d’un ordre inconnu et chimérique, ou par le maintien pur et simple de ce qui est parce qu’il est, elle est convaincue de folie par tous les enseignements du passé. Demandez plutôt à l’histoire, éclairée par la révélation, à l’Écriture, acceptée comme la Parole de Dieu, à la prophétie, reçue comme un avertissement d’en haut pour marcher au-devant de l’avenir, demandez-leur quel est le plan de Dieu pour le développement de l’humanité, et pour l’avènement et le règne du Fils de l’homme ou si de telles pensées sont trop étrangères aux délibérations des princes et aux suffrages des peuples, si le plan de Dieu doit être mis hors de cause dans les conseils de la politique contemporaine, craignez que nous ne soyons venus au commencement de la fin, que nous ne roulions d’abîme en abîme, et que la société ne marche vers sa dissolution prochaine…
Si l’Église chrétienne doit retrouver au-dedans le bel ordre qui convient à sa vocation sainte, et au dehors la place d’honneur qui lui appartient dans l’opinion des peuples, il faut que le plan de Dieu préside à sa réorganisation. Gardez-vous de vous aller jeter, à droite et à gauche, dans les premières réformes qui se présenteront à votre esprit, pour sauver ou sa doctrine ou sa discipline compromise. C’est aujourd’hui que nous avons besoin de « balancer le chemin de nos pieds : » ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas dans les esprits, un travail aussi profond qu’étendu, qui réclame des mesures à la fois si vastes et si pénétrantes, que Dieu seul en peut prendre la redoutable initiative ? Écoutez-le, interrogez-le, attendez-le, pour savoir enfin à quelles destinées nouvelles, par quels chemins nouveaux, il veut conduire son Église — ou si vous n’êtes pas capables de cette foi et de cette longanimité, si vous vous précipitez dans vos propres voies, craignez que tout ne se mêle, que les plus beaux dons ne se dépensent en vain, que les plus saintes aspirations ne se perdent en l’air, que les plus nobles efforts ne soient frappés de stérilité, et que, de division en division et de déchirement en déchirement, l’Église ne finisse enfin par se réduire en poussière…
Dieu de Jérémie ! Dieu de Jésus-Christ ! nous avons connu « qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui marche de diriger ses pas, » et nous venons à toi, pour remettre la conduite des nôtres entre tes mains paternelles ! « Châtie-nous, mais par mesure, et non en ta colère, de peur que tu ne nous réduises à néant ! » Qu’un éclair sillonne la nue, pour nous découvrir, au travers de nos ténèbres, ton plan et tes desseins, où nous souhaitons d’entrer désormais sans réserve ! Mets un terme à nos perplexités infinies, à nos tâtonnements perpétuels, à notre société sans principes, à notre Église sans vie commune et à notre chrétienté sans vie chrétienne ! Au reste, Seigneur, parle toi-même à la place de celui qui parle ! Il a connu, lui aussi, que la parole de l’homme ne dépend pas de lui, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme qui parle de diriger ses discours ; et c’est à toi seul qu’il s’attend pour guider ce peuple, et pour le guider lui-même, dans les chemins où tu daignes te faire trouver !
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