Parmi les causes, les unes sont dites procatarctiques, ou occasionnelles ; les autres synectiques, ou efficientes ; les autres auxiliaires ; les autres, sine quâ non. La cause procatarctique est celle qui développe, mais occasionnellement, un effet quelconque. Ainsi par exemple, l’aspect de beauté éveille les feux du désir dans le cœur de l’incontinent ; elle produit une affection érotique, mais qui n’a rien de nécessité. La cause synectique, que la synonymie grecque appelle aussi autotêlês, c’est-dire qui produit complètement son effet sans le concours d’une autre cause, a lieu quand elle est efficiente par elle-même. On donnera ensuite au disciple des exemples de ces différentes causes. Le père est la cause occasionnelle de l’enseignement ; le maître en est la cause efficiente ; l’esprit de celui qui apprend, la cause auxiliaire ; et enfin le temps joue le rôle de cause sine quâ non. On appelle proprement du nom de cause ce qui est apte à produire quelque effet. Ainsi, le fer est apte à couper, non-seulement lorsqu’il coupe, mais encore lorsqu’il ne coupe pas. Ainsi l’expression parectique, c’est-à-dire, habile à faire, signifie tout à la fois ce qui opère, et ce qui n’opère pas encore, mais qui a cependant la vertu d’opérer.
Suivant les uns, les causes viennent des corps ; suivant d’autres, des choses incorporelles. Quelques autres n’accordent qu’à la matière proprement dite le nom de cause ; s’ils appellent de ce nom ce qui n’a pas de corps, ajoutent-ils, ce n’est que par un abus de langage et pour rendre raison d’un effet. Écoutez ceux-là. Tout est changé. Il n’y a de causes véritables que les substances immatérielles. Ce n’est que par un abus de langage que l’on peut regarder les corps comme des causes. Prenons pour exemple l’incision, qui, étant une opération, est par là même quelque chose d’immatériel agissant à la fois comme cause sur les deux corps, sur l’épée qui coupe, ce qui est une opération, et quelque chose d’immatériel sur l’objet coupé, afin qu’il soit coupé. La cause agit sous trois aspects différents : Ici, par exemple, le statuaire, taillant le bloc de marbre ; là, ce dont il est cause, c’est-à-dire l’exécution d’une statue ; en troisième lieu, le marbre employé : le marbre est une sorte de cause de la statue. Devenir et être coupé, qui sont les causes de leurs effets, étant des opérations, sont des choses incorporelles. Voilà pourquoi elles produisent les catégories, ou bien les paroles, pour emprunter les locutions de Cléanthe et d’Archidème. Disons mieux ! les unes seront appelées causes des catégories, telles que, il est coupé, dont le cas est être coupé[1] ; les autres seront les causes des axiomes, comme, par exemple, un navire est construit, dont le cas est encore, construire un navire. Pour Aristote, il nomme appellation tout ce qui appartient à l’espèce suivante, maison, temple, brûlure, incision. Que le cas soit incorporel, le point est hors de doute. Voilà pourquoi le sophisme se résout ainsi : le mot que vous prononcez passe par votre bouche, cela est vrai, mais il est question de maison ; or, vous prétendez que la maison passe par votre bouche, cela est faux. Nous ne parlons point de la maison, qui est un amas de pierres, mais du cas grammatical de la maison, envisagé comme chose immatérielle. L’architecte édifie dans notre langage, par rapport à ce qui sera. Ainsi encore nous disons qu’un manteau est tissé, car ce qui agit indique un effet. Ce qui agit n’est pas cause ici, ni cause ailleurs à des titres divers : il est cause du manteau et de la maison. Il est causé que la chose est faite ; par la même raison il est cause efficiente de l’effet. La cause efficiente et la cause en vertu de laquelle une chose existe sont une seule et même cause. Toute cause qui est en même temps efficiente se confond avec la cause en vertu de laquelle une chose existe ; mais de ce qu’une chose existe en vertu de telle autre, il ne s’en suit pas absolument que ce soit une cause efficiente.
En effet, bien des choses concourent de loin à une fin quelconque, sans être pour cela des causes réelles. Par exemple, Médée n’aurait pas égorgé ses enfants, si elle n’eût pas été aveuglée par la colère ; elle n’aurait pas été aveuglée par la colère sans le poison de la jalousie ; le poison de la jalousie n’aurait pas travaillé son cœur si elle n’avait pas aimé ; elle n’aurait pas aimé, si Jason n’avait pas fait voile vers Colchos ; Jason n’aurait pas fait voile vers Colchos, si le navire Argo n’avait pas été construit, si le bois n’avait pas été coupé sur les hauteurs du Pélion. Toutes ces circonstances, desquelles résulta l’immolation des enfants de Médée, n’en sont pas cependant la cause déterminante. Médée seule en est la cause. Voilà pourquoi ce qui n’empêche pas n’agit pas. Conséquemment ce qui n’empêche pas est séparé de ce qui a lieu ; tandis que la cause se rapporte à ce qui se fait, d’où il suit que ce qui n’empêche pas ne peut être une cause, et l’effet s’accomplit parce que celui qui peut l’empêcher refuse son assistance. Il y a quatre espèces de causes ; efficiente, c’est le statuaire qui produit la statue ; physique, l’airain dont elle est faite ; formelle, le caractère qu’elle prend ; finale, la gloire du gymnasiarque. L’airain représentant les éléments indispensables pour que la statue ait lieu, est également une cause. Car toute chose, sans le concours de laquelle un effet devient impossible, est nécessairement une cause, sinon absolue et renfermant en elle-même son effet, au moins une cause auxiliaire. Tout ce qui opère produit un effet concurremment avec l’aptitude de l’objet qui le souffre. La cause établit et dispose ; mais chaque objet s’affecte selon ses prédispositions naturelles ; car l’aptitude concourt aussi à l’action et tient la place des éléments indispensables. La cause est donc inefficace sans la coopération de l’aptitude. Néanmoins cette dernière n’est pas une cause, mais seulement un auxiliaire. Toute cause, en effet, porte avec elle l’idée d’action. La terre ne s’est pas faite elle-même : une cause conséquemment ne peut pas être cause d’elle-même. Dire que ce n’est pas le feu, mais le bois, qui cause la brûlure ; que ce n’est pas le glaive mais la chair, qui cause l’incision ; que l’athlète a été vaincu non par les forces de son adversaire, mais par sa propre faiblesse, c’est chose ridicule. La cause qui renferme en elle-même son effet n’a pas besoin de temps : appliquez le cautère sur la peau, il éveillera sur-le-champ la douleur. Quant aux causes occasionnelles ou procatarctiques, les unes ont besoin de temps pour que l’effet parvienne à sa consommation ; les autres n’en ont pas besoin comme dans le cas de quelque fracture. Entendons-nous, cependant. Ces causes sont dites opérant sans intervalle de temps, bien moins parce qu’il ne leur faut pas de temps pour se développer que par ce qu’il leur faut un terme très-court. Ainsi du mot soudain. Il ne signifie pas que l’effet a suivi immédiatement la cause.
Toute cause, en tant que cause, n’est conçue que comme productrice d’un effet et s’exerçant sur quelque chose. Productrice d’un effet, par exemple, c’est l’épée qui coupe ; s’exerçant sur quelque chose, c’est-à-dire, sur un objet convenablement disposé, comme le feu sur le bois ; car la flamme ne brûlera pas le diamant. La cause se rapporte toujours à un autre objet. On ne peut en avoir l’idée que par cette espèce d’affinité avec une autre chose. Il faut donc que deux objets se tiennent réciproquement pour que nous comprenions la cause, en tant que cause. Il en est de même de l’ouvrier, du créateur, du père. Une chose n’est pas cause par rapport à soi-même, pas plus qu’un homme n’est son propre père ; sans quoi le premier deviendrait le second. La cause est active, elle affecte. Ce qui est produit par la cause est dans l’état de passiveté et d’affection. Un même objet en remontant à lui-même, ne peut agir et être affecté en même temps, ni être à la fois père et fils. D’ailleurs, la cause a nécessairement sur l’effet qu’elle produit l’antériorité d’existence. Il faut absolument que l’épée précède la blessure. La même chose, ne peut en tant qu’elle est cause, avoir l’antériorité par rapport à la matière, ni la postériorité en tant qu’elle est l’œuvre d’une cause. Il y a une grande différence entre être et devenir. Ainsi la cause est cause de ce qui devient ; le père est la cause du fils. Il ne se peut pas, en effet, que la même chose, en tant qu’identique, soit et devienne en même temps. Rien n’est donc à soi-même sa propre cause. Les causes ne sont pas causes réciproquement les unes des autres, mais bien les unes pour les autres réciproquement. Ainsi l’affection précédente de la rate n’est pas la cause de la fièvre, mais la cause que la fièvre arrivera ; et la fièvre précédente n’est pas la cause de l’affection splénique, mais la cause que le mal s’augmentera. Ainsi les vertus, par leurs conséquences réciproques, s’enchaînent dans un nœud indissoluble ; ainsi les pierres qui forment une voûte se retiennent mutuellement à leurs places réciproques ; mais elles ne sont pas réciproquement les causes les unes des autres. Le maître et le disciple, dans ce prédicament logique, sont réciproquement l’un à l’autre une cause de progrès. Il arrive quelquefois que les causes sont réciproquement entre elles cause des mêmes choses ; par exemple, lorsque le marchand et le cabaretier sont l’un pour l’autre une cause de gain mutuel. D’autres fois, les causes réagissent l’une sur l’autre, à des titres différents. Telles sont l’épée et la chair : l’épée agit sur la chair pour que celle-ci soit coupée ; la chair sur l’épée, pour que celle-ci coupe. – Il a été dit avec raison : œil pour œil, vie pour vie. En effet, l’agresseur qui a porté à la victime le coup mortel est pour la victime, cause direct de la mort, ou du moins cause que la mort s’en suivra. Mais l’agresseur, blessé à son tour mortellement par sa victime, l’a eu pour cause réciproque, mais d’une façon opposée et à un titre différent. Il a été pour lui une cause de mort. Ce n’est pas la mort qui lui a porté réciproquement le coup mortel ; il est parti du blessé. Il a donc agi sur un autre comme cause ; mais un autre est devenu cause pour lui. L’agresseur est cause par rapport à celui auquel il a causé dommage. La loi, au contraire, qui condamne le malfaiteur au supplice, n’est pas la cause de la violence ou du crime ; elle apporte à l’un justice et vengeance ; à l’autre correction et enseignement. Par conséquent, les causes ne s’engendrent pas mutuellement, elles restent à l’état de simples causes.
On demande en outre si des forces réunies deviennent les causes multiples d’un seul effet. Des hommes qui tirent d’un effort commun sur un navire sont cause, en effet, que le navire avance. Cela est vrai ; mais ils sont cause avec d’autres, à moins que la cause coopérante ne soit la même chose que la cause. Selon l’opinion de quelques autres, quoiqu’il y ait des causes nombreuses, une seule cause est séparément la cause d’un effet unique. Ainsi, par exemple, les vertus qui sont en grand nombre produisent le bonheur qui est unique. Il en va de même de la chaleur et de la souffrance. Bien des causes les produisent. Mais quoi donc ? la variété des vertus, tout ce qui échauffe, tout ce qui produit la douleur, a-t-il une vertu unique ? Est-il bien vrai que la multitude des vertus, une quant au genre, ne produise qu’un effet, c’est-à-dire le bonheur ?
Il est avéré du moins que les causes procatarctiques ou occasionnelles, produisent, quoique multiples, un seul effet, considérées dans leur genre ou dans leur espèce. Dans leur genre : prenez pour exemple toute espèce de maladie, le froid, la consomption, la courbature, l’ivresse, les langueurs de l’estomac. Dans leur espèce, la fièvre. Que quelqu’un exhale une bonne odeur, ce qui est un en soi du côté du genre, bien des causes peuvent y contribuer du côté de l’espèce, telles que l’encens, la rose, le safran, le styrax, la myrrhe et les parfums divers. Mais il y a différence d’odeur à odeur. La rose n’exhalera pas autant de parfum que la myrrhe. Quelquefois la même cause produit des effets opposés, ce qui arrive tantôt par la grandeur et par l’énergie elle-même de la cause, tantôt par les aptitudes ou les dispositions de l’objet affecté. Par une certaine énergie, disons-nous ! ainsi la même corde, selon son degré de tension ou de relâchement, envoie un son grave et aigu. En second lieu, par l’aptitude de l’objet affecté, le miel, par exemple, produit une douce saveur pour l’estomac qui est sain, il paraît amer au malade que travaille la fièvre. Le même vin provoque celui-ci à la colère, il délie la langue et la gaieté de celui-là ; le même rayon de soleil liquéfie la cire et sèche la boue.
Dans le nombre des causes, les unes sont manifestes aux yeux, les autres saisissables par le raisonnement ; celles-ci, obscures ; celles-là, perceptibles par voie de conclusion. Parmi les causes obscures, les unes sont voilées pour un temps : secrètes et mystérieuses, elles apparaissent après un certain intervalle ; les autres sont obscures par leur nature, et restent ensevelies sous des ombres éternelles. Dans cette dernière catégorie, quelques-unes peuvent être perceptibles à l’intelligence. Aussi quelques philosophes leur refusent-ils le nom de causes obscures, puisque le raisonnement parvient à les découvrir par des propositions générales, telles que le parallélisme de deux questions douteuses que pénètre la contemplation. Quelques autres, au contraire, inaccessibles à l’intelligence et inaccessibles à tout jamais, sont dites entièrement obscures. Les unes sont occasionnelles ; les autres, efficientes ; les autres, concomitantes ; les autres, auxiliaires. Celles-ci produisent des effets conformes à la nature ; celles-là, des effets en dissonance avec elle ; les unes, des maladies suivant telle ou telle circonstance ; les autres, des affections à des degrés divers, et en raison de leur intensité ; celles-là dépendent des temps et des occurrences. Détruisez la cause occasionnelle, l’effet subsiste néanmoins. Il n’en est pas de même de la cause synectique ou efficiente : présente, l’effet demeure ; détruite, l’effet disparaît. On appelle encore par synonymie, la cause efficiente, cause accomplissant d’elle-même son effet, parce qu’elle en renferme au fond d’elle-même la raison suffisante. Si une cause de ce genre signifie une opération complète en vertu d’une force intérieure, la cause auxiliaire désigne un ministère et une fonction qui s’exécutent avec une assistance étrangère. Si elle ne fournit aucun secours, elle ne sera pas dite auxiliaire. Au contraire, agit-elle pour une certaine part, elle sera dans une certaine mesure cause de ce qui s’accomplit par elle. La cause est donc auxiliaire, quand l’effet se produit par sa présence, effet manifeste dans une cause manifeste, obscur dans une cause obscure. La cause concomitante rentre dans la catégorie des causes, de même qu’un frère d’armes ou de jeunesse est soldat ou jeune avec un autre. La cause auxiliaire assiste la cause efficiente, pour redoubler l’intensité de son action. La notion de la cause concomitante n’a rien de semblable, puisque certaine chose peut être cause concomitante sans être cause efficiente. On lui donne ce nom parce qu’elle est impuissante à produire d’elle-même un effet ; c’est une cause avec une autre cause. L’auxiliaire diffère de la concomitante, en ce que celle-ci produit un effet concurremment avec ce qui n’en produirait pas, s’il était distinct et isolé ; celle-là, au contraire, incapable de produire lorsqu’elle marche seule, en s’adjoignant à la cause qui produit séparément, augmente l’intensité de son effet. Voulez-vous accroître singulièrement l’énergie de la cause et sa puissance d’action, convertissez une cause occasionnelle en cause auxiliaire.
[1] Texte altéré.