Vous vous rappelez notre seconde affirmation sur l’importance qu’il faut donner, dans notre recherche de la vérité, au fait qui est en nous à la base du sentiment de l’obligation morale. Nous avons présenté la juste appréciation de ce fait comme le véritable point de départ de notre connaissance de Dieu. — C’est cette assertion qu’il s’agit maintenant de justifier.
Il y a deux hommes en nous. L’un, l’homme normal, qui s’y manifeste sous la forme d’un instinct non seulement persistant, mais dont l’autorité possède sur nous des droits irrécusables. L’autre, l’homme conscient de ses pouvoirs et de sa liberté, mais dont la liberté est limitée par les sollicitations découlant pour lui de la conscience qu’il a du premier.
D’où vient, au premier de ces deux hommes, la position spéciale qu’il occupe ainsi au dedans de nous ? En particulier, d’où lui vient cette autorité dont s’accompagne en nous sa présence ; et surtout, d’où provient le caractère absolu de cette autorité ?
Si nous nous bornons à dire que ce trait lui est essentiel, — que cet « homme intérieur » possède en lui-même, et par lui-même, cette autorité, — nous lui enlevons aussitôt son caractère réellement humain. Un fait essentiellement absolu n’est pas un fait humain. Dès lors, nous n’avons plus le droit d’appeler la conscience que nous possédons de sa présence au dedans de nous, la conscience que nous aurions de nous-même, ou notre conscience ; puisque ce dont nous avons ainsi conscience, est foncièrement étranger à notre personnalité humaine.
En conclurons-nous que ce ne peut être là, au dedans de nous, que la présence directe du Maître absolu de notre liberté, c’est-à-dire de Dieu lui même ?
Nous le savons, une semblable idée ne s’accorde pas avec les faits. C’est bien contre nous-même que nous sentons avoir péché, quand nous avons encouru le blâme de notre conscience ; lorsque notre conscience a témoigné d’un état mauvais en nous ; quand elle nous a montre que notre action aurait atteint et blessé ce qui, au dedans de nous, demeure l’objet de sa perception ; tout comme c’est à nous-même que nous nous sentons revenu, lorsque nous avons reconquis l’approbation de cette même conscience.
D’où vient donc, à ce qui est ainsi une portion de notre propre être, cette autorité indiscutable, cette autorité supérieure à nos droits personnels, cette autorité absolue ?
Nous ne saurions nous expliquer ce fait, qui semble d’abord contradictoire, qu’en comprenant que la seule raison pour laquelle la vue de cette portion centrale de notre être exerce sur nous une semblable autorité, c’est que nous la voyons soumise elle-même à la volonté absolue.
Ce n’est donc pas notre instinct moral en lui-même et à lui seul, — c’est uniquement la vue de sa soumission, — qui exerce sur notre liberté la sollicitation dont il s’agit.
Avec cela, cette vue ne saurait manquer de produire sur nous une semblable impression ; parce que le fait dont nous sommes ainsi les témoins ressortit déjà à notre vie personnelle elle-même. C’est bien là ce qui empêche que nous puissions jamais nous en désintéresser. C’est là ce qui en constitue sur nous et ce qui en assure l’autorité. De plus, cette approbation, ou cette désapprobation, sont l’une et l’autre tellement absolues, qu’il en ressort pour nous, pour peu que nous ne nous y soustrayons pas en nous faisant pour cela violence à nous-même, l’expérience directe de la volonté suprême.
Nous venons de parler d’une direction imprimée, sous nos yeux, au centre de notre vie personnelle.
Tel est, en effet, le caractère spécial de ce qui se passe en nous quand, dans l’acte de conscience morale, nous nous voyons placés, pour ainsi dire, nous-même devant nous-même. C’est bien comme si le principe originel et foncier de notre être était alors mis en face de nous. Il nous semble alors que nous soyons replacés en présence d’un moi dont nous aurions été séparés. Par cela seul, nous recevons l’impression de ce qui aurait réellement été, au dedans de nous, comme un déchirement préalable ; l’impression d’un abîme interposé, au dedans de nous, entre nous-même tel que nous aurions dû être, et nous-même tel que nous sommes.
Et cette impression est juste ; puisque ce que nous voyons ainsi en nous soumis à une volonté étrangère, c’est bien encore nous ; puisque c’est même là notre moi essentiel et originel.
Aussi ne nous est-il pas loisible, — ne nous est-il même pas possible, — de nous refuser à subir nous-même l’influence résultant pour nous de celle à laquelle est ainsi soumise, devant nous, la portion normale de notre être.
Avec cela l’improbation dont il a été question plus haut, porte sur la direction de notre volonté consciente et délibérée. Or cette direction, nous ne la pouvons changer. Malgré cela, nous approuvons forcément l’improbation dont elle est l’objet ; nous sommes même entièrement incapables de ne pas l’approuver. Cette sanction involontaire, — sanction négative si l’on veut, mais qui pour cela n’en est pas moins explicite, — cette sanction nous prouve que la portion de nous-même que nous voyons ainsi dans un état de soumission, est soumise à une autorité qui demeure essentiellement supérieure, non seulement aux droits historiques de notre volonté réfléchie, mais encore aux droits essentiels de notre être normal lui-même.
Or nous n’avons qu’un seul nom pour l’agent dont la volonté constitue ainsi une loi pour notre nature normale. Ce nom, c’est celui de l’auteur de notre être normal, du Maître de notre liberté, du Seigneur. De même, nous n’avons qu’un seul nom pour cette obéissance absolue, pour cette abdication volontaire, dont notre moi normal nous donne l’exemple au dedans de nous-même, c’est l’adoration. Or, le seul être qui a le droit et le pouvoir de se faire adorer, c’est Dieu.
Voilà comment notre conscience morale nous fait discerner, et en nous même et sur nous-même, l’impression ou la marque de la réalité présente de Dieu. Ce n’est pas qu’elle nous le nomme, qu’elle nous révèle son nom. C’est bien plutôt en nous donnant, si je puis ainsi dire, l’adoration de notre être en exemple à nous-même. C’est donc en nous montrant, au dedans de nous, une soumission qui, à elle seule, implique l’action personnelle, et la présente vivante, de Dieu lui-même.
Et non seulement notre conscience nous montre cette soumission, mais cette vue nous sollicite forcément à nous y associer d’une façon délibérée. En effet, bien que notre « homme intérieur » n’obéisse pas devant nous d’une obéissance active, il nous est évident qu’il le ferait s’il pouvait agir. De là vient aussi que, ne pouvant nous désintéresser de ce qui demeure pour nous la portion centrale et normale de notre être, nous nous trouvons sollicités à traduire, dans la portion de nous-même qui peut agir, cette soumission instinctive de notre moi normal, en une obéissance délibérée de notre moi libre et conscient.
C’est de la sorte que nous sommes éclairés, puis guidés, par la conscience que nous avons de notre homme intérieur. Dans la soumission qui lui est imposée sous nos yeux, — et que nous ne saurions ignorer qu’en nous reniant nous-même, — nous voyons ce que doit devenir notre obéissance volontaire et délibérée.
Sans doute ce n’est encore là qu’une sollicitation, ou qu’une protestation, muette. Mais ce n’en est pas moins un fait positif. En effet, c’est là la source pour nous de joies, — comme aussi de souffrances, — si réelles, que nous les éprouvons avant même d’en avoir discerné la cause ; et que, de plus, lorsque nous sommes parvenus à apprécier cette cause, il se trouve toujours que c’est une action dont nous avons été, ou dont nous sommes encore nous-même, tout d’abord l’objet, — puis aussi, et cela au même degré, — le moyen.
Tel est, au centre de notre être, le témoin vivant de Dieu. Et si tous nous nommons « une voix de Dieu, l’expression que nous avons su donner à son témoignage, c’est que cette expression est celle que nous a dictée la vue d’une soumission qu’une volonté divine est seule à même d’avoir imposée. Fût-ce malgré nous, nous avons été, en effet, non seulement les spectateurs, mais les spectateurs intéressés, d’un fait intérieur qu’explique seule une action souveraine, c’est-à-dire l’action de Dieu lui seul.
Et si nous disons de cette action que nous en sommes en même temps et les sujets et les spectateurs, c’est qu’il y a en nous deux volontés : l’une qui refuse de se soumettre, ou du moins qui hésite à le faire, — c’est celle qui perçoit ; et l’autre, qui est déjà pleinement soumise, laquelle est perçue par la première. Nous disons, de plus, que la soumission de cette dernière révèle une action qui ne saurait être rapportée qu’à Dieu seul ; la soumission du centre inconscient de notre être suffisant à proclamer Celui dont la puissance est seule et à même et en droit, de produire un fait semblable.
Si vous vous étonnez d’un jugement aussi précis, sur ce qui se passe ainsi dans une sphère de notre vie où ne pénètre pas l’analyse de notre pensée, n’oubliez pas que ce jugement porte sur ce qui est arrivé à nous être pleinement accessible en dehors de cette sphère. Il porte, en effet, ce jugement, sur le fait clairement formulé, d’une approbation, ou d’une désapprobation, que nous ne saurions vouloir ignorer ; puisqu’elles nous sont imposées par notre conscience de nous-même. En effet, elles découlent directement d’une impression déjà produite sur le centre instinctif de notre être ; impression qui à elle seule témoigne, et par sa nature et par sa persistance, du rapport intérieur que nous venons de définir.
Fort bien ! — poursuivez-vous, — mais enfin ce rapport de Dieu à nous, vous le statuez de la sorte exclusivement dans ce qui se passe au dedans de nous, dans ce qui fait partie intégrante de notre vie personnelle. C’est dans ce que vous appelez vous même la portion la plus intime, c’est dans « la portion centrale de notre être, » que vous placez ainsi l’avènement de Dieu en nous, sa manifestation vivante, sa présence au dedans de nous. — En avez-vous le droit ? Dieu ne subsiste-t-il pas déjà tout entier hors de nous ? D’ailleurs, un rapport entre deux êtres personnels peut-il jamais être constaté d’après la seule expérience de l’un d’eux ? L’intermédiaire entre la personne divine et notre propre personnalité ne sera-t-il pas nécessairement, — sinon une image, dont il ne pourrait sans doute être ici question, — du moins une action ou une parole de Dieu, qui subsisterait devant nous à côté de nous-même, et indépendamment des faits, et surtout des impressions, de notre propre vie personnelle ?
A cette objection, qui est celle que provoque tout vrai théisme, il n’y à autre chose à répondre ; sinon que la personne divine n’est précisément pas, en elle-même, étrangère et extérieure à notre personnalité humaine. C’est le contraire qui est vrai. Nous sommes, nous hommes, « de race divine. » Il n’y a pas lieu de dire, parce qu’un fait ressortit à la sphère de la vie humaine, que ce fait cesserait, pour cela seul, de pouvoir être regardé comme un fait de vie divine. — Dans le cas spécial qui nous occupe, cet « homme intérieur » dont nous avons constaté la présence au dedans de nous, est bien réellement un « fils de Dieu. » S’il nous apparaît blessé mortellement au sein de notre existence actuelle, sa vie divine n’en subsiste pas moins jusqu’à cette heure. Sans même dire qu’elle tend encore incessamment à reprendre sa place originaire au dedans de nous, il peut fort bien être question, déjà à cette heure, d’un rapport entre Dieu et ce centre de notre vie, — rapport qui serait infiniment plus direct et plus intime qu’aucun rapport extérieur, quels qu’en soient ta grandeur et l’éclat.
En elle-même, d’ailleurs ? cette objection n’aboutirait à rien moins qu’à nier la possibilité, pour l’homme, d’un rapport personnel quelconque avec Dieu. — Que se passerait-il, en effet, lorsque, supposant Dieu essentiellement étranger à la nature humaine, on voudrait néanmoins statuer, entre lui et l’homme, un rapport un moyen d’actes ou de paroles divines dont l’homme aurait une connaissance purement objective ? Une semblable connaissance constituera-t-elle jamais pour l’homme, quelque abondante ou éclatante qu’on la suppose, ce qu’on aurait le droit d’appeler un rapport personnel avec l’Auteur de ces faits ?
Je crois qu’il serait malaisé de le soutenir. Comment, en effet, ces paroles ou ces actes se seraient-ils fait sentir à l’homme comme des paroles ou des actes divins ? Evidemment, ce ne pourrait être que parce que, dans ces paroles ou dans ces actes, la volonté de l’homme aurait ressenti une intention divine. Ce serait uniquement grâce à ce fait, que sa volonté personnelle aurait été mise par là en contact immédiat avec la volonté personnelle de Dieu.
Ce qui produit un rapport personnel entre moi et telle personne vivante, ce n’est jamais la seule connaissance que j’aurais, uniquement comme d’un fait, de telle parole ou de telle action de cette personne. En sus et au delà de cette connaissance, au delà même de ce qui aurait pu être chez moi une expérience sensible de cette action, il faudra que se soit établi un rapport actuel entre ma volonté et la volonté de l’auteur de cette action. Un rapport de volonté à distance entre deux personnes, est un contre-sens. J’entends cette distance entre deux volontés personnelles, qui en ferait deux volontés dissemblables.
Un rapport immédiat de notre volonté avec la volonté personnelle de Dieu est la seule chose qui pourra jamais, je ne dis pas seulement révéler à notre pensée que Dieu existe hors de nous, mais faire faire à notre volonté ou à notre affection, l’expérience directe du Dieu vivant lui-même.
Or, c’est bien un rapport semblable qui se produit dans le fait que nous étudions. — Ce fait, c’est le centre instinctif de notre volonté personnelle soumis, sous nos yeux, à une autorité absolue. Non seulement cette soumission témoigne d’un rapport déjà effectué, entre la volonté de Dieu et ce qui est appelé en moi à devenir le centre de ma volonté, mais, encore à cette heure, la vue de ce fait constitue déjà, à elle seule, un rapport actuel entre ma volonté réfléchie, et cette volonté divine que je vois s’affirmant ainsi dans le centre de mon être.
Remarquez, de plus, que c’est là une expérience à laquelle nous ne saurions nous soustraire qu’à grand’peine, et grâce à des efforts répétés. La seule conscience de ce fait constitue déjà un rapport positif entre notre volonté consciente et une volonté qui, parce qu’elle se montre supérieure à notre liberté, ne peut être à nos yeux que celle du Maître de cette liberté, ou « du Seigneur » lui-même. Si ce n’est pas là, dès le début, un rapport conscient, c’est qu’un semblable rapport ne pourrait s’établir avec notre libre volonté, sans aussitôt la détruire. Avec cela, c’est bien, déjà alors, un rapport positif établi avec nous-mêmes ; puisque ce qu’il atteint au dedans de nous est la portion la plus intime de notre être.
Quant au mode spécial de ce rapport, c’est bien là ce qui seul explique, et la possibilité pour une pensée inattentive d’en mettre en doute la réalité, et l’impossibilité de jamais l’ignorer pour tout homme attentif et sincère. De là aussi, dès que nous avons su l’apprécier, l’admiration que nous font éprouver, à côté de la puissance inflexible qui caractérise ce rapport, la patience et la délicatesse infinies, grâce auxquelles il parvient à influencer, et à conquérir, notre liberté elle-même.
Si donc le premier caractère de l’expérience dont nous sommes redevables à notre conscience morale, — si la persistance de cette expérience, — nous a amenés à constater la présence au dedans de nous d’un fait de vie normal ; si le second caractère de ce même fait, — si son caractère personnel, — nous y fait discerner notre personnalité normale elle-même ; ce même fait revêt encore à nos yeux un troisième caractère. C’est celui par lequel cette personnalité se montre non pas indépendante, non pas uniquement dépendante, mais bien, ce qui est tout autre chose, librement soumise.
Elle ne nous apparaît pas indépendante, puisque nous la voyons dans un état de soumission. Avec cela, elle n’est pas uniquement dépendante, puisqu’elle n’est pas devant nous un simple résultat, un pur fait passif. Le fait est qu’elle se présente à nous librement soumise à l’autorité qui la régit.
En effet, nous ne dirons pas, de ce fait de vie intérieure et personnelle, qu’il est déterminé ; nous le dirons soumis ; vu que ce qui le représente en nous, demeure sous nos yeux un fait de volonté, un fait moral. Nous irons même plus loin. Nous affirmerons de ce fait de vie qu’il est librement soumis ; parce que, du moment où notre volonté réfléchie se refuse à s’associer à sa soumission, il ressent ce refus comme une atteinte portée à ses droits. — Avec cela, sans doute, nous ne saurions nous associer à la direction de volonté dont il témoigne en nous, sans que tout d’abord les motifs de cette résolution nous aient été rendus apparents. Pour cela il faudra que cette soumission, à laquelle il s’agit ainsi d’associer notre volonté réfléchie, se soit justifiée à notre expérience comme la soumission volontaire de notre être normal à une volonté, dont les droits demeurent pour nous supérieurs à ceux de notre propre personnalité.
Voilà bien comment, pour peu que nous soyons attentifs, nous sommes contraints à reconnaître, dans ce dont témoigne notre conscience morale, la présence en nous d’une action directe et soutenue de Dieu lui-même.
Sans doute, grâce au fait que cette expérience n’est pas directement imposée à notre perception réfléchie, nous pouvons nous refuser à nous y rendre attentifs. En agissant ainsi, néanmoins, nous sentirons toujours que nous portons atteinte à la conscience de nous-mêmes ; puisque notre conscience morale, ou la conscience de cette action de Dieu sur nous, est indissolublement liée à cette conscience-là. Le fait est que, du moment où nous cessons cette résistance, apparaît aussitôt en nous un sentiment d’obligation, et que l’impression du devoir et de la responsabilité se fait immédiatement sentir. L’instinct personnel, qui constitue comme le centre de notre vie, cesse alors d’être une simple révélation de nous-même. Nous sommes mis en face d’un rapport de nous-même avec nous-même, dans lequel, nous l’avons vu, nous ressentons un rapport de notre être avec le seul Etre que nous puissions concevoir comme le Maître de notre liberté : et à mesure que cette expérience s’accentue, nous nous trouvons par là même mis en relation avec cet Etre. La soumission que nous voyons effectuée au dedans de nous, loin de nous demeurer indifférente, nous impose forcément la loi que nous-même devrons formuler pour notre activité réfléchie. Si ce n’est pas encore la vue directe et positive de Dieu devant nous, ce n’en est pas moins la vue d’une action divine qui nous a, nous, directement pour objets.
Il serait difficile d’exagérer l’importance d’un fait dont l’appréciation décidera évidemment de toute la direction de la pensée religieuse. Nous sommes bien plutôt placés, par là, devant l’expérience sur laquelle reposera tout ce qui s’appellerait, à un titre quelconque et dans quelque sens que ce soit, une foi en Dieu ; ne fût-ce même que devant cette forme initiale de foi, qui ne serait encore que la croyance à une Divinité.
L’autorité absolue du sentiment du devoir, — de plus ! le fait que l’expérience de cette autorité n’est pas facultative, qu’elle est forcément imposée à notre libre volonté, — ce fait spécial est bien ce qui met tout d’abord notre âme en face de l’Etre absolu ; de l’Etre qui existe avant nous, et indépendamment de notre propre existence ; de l’Etre dont la volonté demeure seule, par conséquent, la source première et souveraine non seulement de l’énergie, mais bien encore de la liberté, de notre volonté.
C’est là, — et ce n’est que là, — que notre volonté humaine limitée rencontre, pour la première fois, la volonté absolue et souveraine ; et que, par là même, notre volonté se sent essentiellement dépendante. C’est donc bien là l’expérience qui nous appelle et qui nous amène, à croire en Dieu ; c’est-à-dire, à croire à sa volonté plus qu’à la nôtre ; à abdiquer entre ses mains, en lui soumettant la décision de notre jugement et le choix de notre liberté. — Et si l’on objecte qu’en agissant ainsi nous cessons d’être nous-mêmes, nous répondrons qu’en tout cas, ce changement consistera en ceci que, d’injustes que nous étions dans notre volonté, nous devenons par cette « foi » réellement justes aux yeux de Celui qui nous juge. En effet, ce n’est pas d’après notre seule activité historique qu’il nous juge ; c’est d’après ce qui précède et domine cette activité ; c’est d’après ce que lui seul peut apprécier en nous, d’après notre cœur ou notre direction première de volonté. De là vient qu’à nous aussi, « notre foi est imputée à justice. »
Aussi bien est-ce la négligence, ou la négation de cette autorité de conscience, qui est au fond de l’incrédulité sous toutes ses formes ; depuis le matérialisme, qui ignore l’existence de la volonté souveraine dont témoigne cette autorité, jusqu’au panthéisme, qui se contente d’en nier la souveraineté. — Et ici nous n’avons pas seulement dans la pensée des faits étrangers à notre expérience actuelle, comme le seraient les errements du paganisme. Pour peu que l’on pénètre au-delà de la forme extérieure que l’homme a donnée à ses erreurs, on reconnaîtra que ce que nous venons de dire s’applique tout aussi bien à notre Christianisme traditionnel. Et même, pour ne parler ici que de ce qui nous concerne spécialement comme disciples de l’Evangile de la liberté, c’est bien à la position que nous aurions prise à l’endroit de notre autorité de conscience, qu’il faudra demander la raison, — d’un côté de ce dogmatisme, qui arrive à mettre le respect d’une vérité sur Dieu, à la place de l’expérience personnelle et directe de Dieu lui-même, — et de l’autre, de ce panthéisme inconscient qui, pour échapper à l’étroitesse glaciale d’un semblable dogmatisme, se contente de proclamer hautement la réalité d’une loi générale de la vie, en oubliant que cette vie ne saurait consister pour nous, que dans l’obéissance de notre cœur à l’Auteur personnel et vivant de cette loi.
Ce n’est cependant pas ici le lieu de développer ces pensées, soit pour ce qui touche à l’idée et à l’histoire de l’humanité, soit pour ce qui concerne les tendances religieuses de notre époque. — Bornons-nous à avoir signalé ce fait : qu’une juste appréciation de l’autorité de la conscience morale, pourra seule nous préserver des erreurs qui nous menacent. Mis par là, tout d’abord, en un rapport immédiat et personnel avec Dieu lui-même, chacun de nous comprendra que c’est bien réellement sa crainte qui seule est le commencement et le principe de la sagesse ; que ce n’est pas autant à l’attention et à l’exactitude de la pensée, qu’à l’obéissance et à la fidélité de la volonté, qu’il faut demander le secret de la vérité. Par là nous arriverons à savoir que l’obéissance à Dieu lui-même, est ce qui nous rend libres de toute autorité autre que la sienne. Par là nous apprendrons à assigner leur vraie place à toutes ces « questions religieuses » secondaires, qui si souvent nous détournent de cette simple obéissance ; — questions d’Eglise, de parti, de textes, de doctrines, de tradition et d’habitudes ; — toutes choses dont il faut savoir se servir le cas échéant avec actions de grâces, mais en ne servant jamais directement que Dieu lui-même, et en le servant constamment lui seul.
L’autorité de conscience demeure ainsi pour nous ce qui décidera de notre vie religieuse dès son principe. En négliger la juste appréciation sera s’exposer à ne plus connaître, en fait de religion, que cette adoration à distance, qui permet de faire la part de Dieu et celle d’un monde étranger ou même opposé à Dieu ; — que cette religion dans laquelle, au lieu de partir de l’obéissance absolue d’une adoration immédiate et constante, on demeure à soi-même, en ne donnant à Dieu que ce qu’il nous convient de lui donner.
Nous avons dit que l’expérience directe de la volonté de Dieu, est la première révélation dont nous soyons redevables à l’expérience de l’obligation morale. En effet, cette même expérience est encore pour nous la source d’autres lumières, à l’endroit de ce Dieu qu’elle nous a fait ainsi tout d’abord rencontrer en nous-même. L’autorité absolue du devoir ne nous fait pas seulement constater un rapport inauguré de la sorte par Dieu lui-même avec nous. La nature de ce rapport nous fait encore apprécier le caractère de ce Dieu, c’est-à-dire ses intentions à notre égard.
Le fait est que cette expérience intérieure nous met en face d’une action divine qui, après nous avoir ainsi atteints dans le centre même de notre vie personnelle, continue à dominer devant nous cette même vie ; en sorte que nous sommes à même de ressentir, et d’apprécier, le caractère essentiel de cette action de Dieu.
Ce caractère consiste d’abord en ceci ; que Dieu se fait sentir à nous, dans cette action, comme étant, lui aussi, un être personnel. Cela ressort nécessairement de ce fait, que cette action domine, sous nos yeux, ce qui constitue au dedans de nous le point de départ et le centre de notre vie personnelle.
Et il y a plus encore ! Cet Etre, personnel comme nous sommes nous-même personnel, diffère néanmoins essentiellement de nous en ceci : que la direction de sa volonté personnelle se fait voir comme ne lui étant pas imposée. — Loin de nous paraître déterminée, cette volonté revêt au contraire devant nous ce caractère spécial, d’être celle qui détermine. Tandis que notre propre personnalité se révèle à nous, — dans le fait le plus intime de sa vie, — comme déjà soumise à une autorité ; comme ayant déjà subi, et comme continuant à subir, l’action d’une volonté étrangère ou tout au moins extérieure, — cette autre volonté, par cela seul qu’elle se montre antérieure et supérieure à notre volonté, se présente à nos yeux comme celle qui apporte, et qui impose, ce qui doit devenir une loi pour notre liberté.
Non pas que cette personnalité supérieure s’y révèle comme étant au-dessus de la loi qu’elle impose ; comme étant, pour elle-même et en elle-même, étrangère à cette loi. En aucune façon ! C’est bien une volonté personnelle qui se comporte devant nous non pas uniquement comme l’auteur, mais comme la source elle-même, de la loi qu’elle impose. Cette loi ne nous apparaît pas autant l’œuvre, que l’expression, de cette volonté »
Dès lors nous avons là, devant nous, un être qui diffère de tous les autres êtres libres en ceci, que chez lui la volonté se confond avec tout ce qui, pour ces êtres, s’appellerait une loi. C’est donc une personne vivante chez laquelle la liberté remplit le rôle qui, dans toutes les autres personnalités, est celui de la loi. C’est un être personnel qui possède en lui-même sa loi, parce qu’il se la fait à lui-même. Il ne la possède donc pas, comme nous hommes, dans ce sens, qu’il en recèlerait au dedans de lui l’impression, mais bien dans ce sens qu’il en demeure lui-même la source ; puisque c’est lui qui l’impose à qui n’est pas lui. La seule loi de sa volonté, c’est cette volonté elle-même.
Résumons ce qui ressort, — tout spécialement à l’endroit de notre idée de Dieu, — de l’expérience dont notre conscience morale est au dedans de nous l’organe.
Parce que notre liberté est déterminée sous nos yeux, l’auteur de cette détermination se présente nécessairement à nous comme l’Etre qui détermine ; comme l’Etre personnel, suprême, et souverain. De plus, cette action grâce à laquelle notre liberté est ainsi limitée devant nous, — cette sollicitation à laquelle il nous est ainsi impossible de nous soustraire, — tout cela fait plus que nous révéler la réalité positive et actuelle de l’auteur de l’impression qui nous est de la sorte imposée. Dans le mode d’agir de cet Etre, nous sommes appelés à apprécier ses intentions, ou son caractère à notre égard.
En effet, sans sortir de nous-même, vous vous le rappelez, nous avons commencé par faire l’expérience, au dedans de nous, de trois faits personnels caractérisés et persistants. — Ce sont d’abord les deux faits d’existence personnelle qui se partagent devant nous la vie de notre propre être ; l’un conscient de son activité, laquelle est passagère, et qui se développe dans le temps ; — l’autre, dont la vie est encore instinctive et persistante dans son principe. Ce dernier, cependant, non seulement se fait sentir à nous comme la portion normale de notre existence personnelle, mais il doit ce caractère à ce fait, que nous le voyons soumis à une loi que la seule vue de cette soumission tend à imposer à notre volonté réfléchie. — En effet, le caractère absolu de cette sollicitation nous fait forcément faire l’expérience d’un troisième fait personnel qui, lui, a son centre hors de nous. C’est une action qui ne peut être que celle de la Personne souveraine elle-même. — Et cette dernière expérience persiste au dedans de nous, quelle que soit notre disposition à son égard. Une fois appréciée par nous, cette action personnelle souveraine demeure vivante devant nous. Il en résulte que nous pouvons apprendre à la connaître sinon directement, du moins dans l’expérience constante de son action sur nous.
La première chose que nous reconnaissons dans cette action, c’est la présence au dedans de nous d’une volonté première et souveraine qui domine notre liberté. C’est l’Etre que nous devons adorer ; puisque nous le voyons déjà adoré au dedans de nous par notre être lui-même, dans la portion de nous-même qui précède en nous notre conscience réfléchie.
Quant au caractère de cet Etre, — tandis que nous nous voyons ainsi déterminés et limités dans le centre même de notre vie, lui demeure essentiellement libre. Tandis que nous, avant d’oser vouloir, devons apprécier la loi imposée aux premières décisions de notre volonté, une semblable nécessité ne saurait exister pour l’Auteur même de cette loi. Tandis qu’il y a pour nous possibilité d’hésitation dans l’action, parce qu’il y a nécessité d’examen avant l’action, l’action de cet Etre est parfaitement assurée. La possession de la liberté n’est pas chez lui le prix d’une lutte, la récompense d’une victoire. Si nous sommes, nous, appelés à devenir libres, lui l’est déjà en lui-même ; puisqu’une liberté essentielle est seule à même de revêtir ce caractère absolu et souverain de l’action dont nous sommes ainsi, au dedans de nous, et les spectateurs et les objets.
Le fait est que cet Etre personnel, avec lequel nous sommes ainsi mis en rapport, est si loin d’avoir à consulter une loi préalable, que c’est bien plutôt son action qui seule détermine et définit, devant nous, la loi même de notre liberté. — L’auteur d’une action semblable n’accomplira donc pas telle chose parce qu’il l’aura tout d’abord trouvée bonne. Agissant, à chaque fois, dans la pleine spontanéité d’une volonté souveraine, ce sera lorsqu’il aura agi que, « regardant son œuvre accomplie, il verra que cette œuvre est bonne ! » — Tel est le second fait qui découle, pour notre connaissance de Dieu, de la perception de son action au dedans de nous, dans la conscience de l’obligation morale. Après nous avoir révélé la réalité de Dieu dans la réalité indéniable de son action, cette même perception de conscience nous fait sentir, grâce à l’expérience prolongée de cette action, le caractère essentiel de Celui qui en est l’auteur au dedans de nous.
Et il y a encore un troisième ordre d’idées quant à Dieu, qui découle nécessairement pour nous de cette même expérience.
La loi vivante imprimée au centre de notre être, ne nous fait pas seulement ressentir la réalité de Dieu, ainsi que le mode essentiel de son activité ; nous l’y saisissons encore tel qu’il veut se comporter dans son action historique à notre égard.
Après avoir fait naître en nous l’impression d’un Etre personnel qui possède pour lui-même la réalité et la liberté absolues, — après nous avoir fait adorer, dans cet Etre, l’auteur souverain de ce qui doit devenir la loi de notre propre liberté, — ce fait intérieur nous révèle encore ce même Etre, entré en un rapport spécial avec nous dans notre vie historique. Non seulement nous possédons encore en nous un élément de vie capable d’entrer en relation avec l’Etre suprême et souverain, mais cet Etre se manifeste lui-même comme voulant entrer en rapport avec nous ; comme descendant jusqu’à nous pour demeurer le conservateur fidèle de notre vie normale, et, qui plus est, le Sauveur de cette existence réfléchie et consciente qui, en nous, était devenue anormale.
Non content d’avoir imposé sa loi à l’instinct central de notre vie, il maintient devant nous cette loi en dépit de tout ce qui, en nous et autour de nous, tendrait à l’effacer. C’est ainsi qu’il se fait sentir à nous comme Celui qui, après avoir voulu nous créer, continue à vouloir au dedans de nous son œuvre. Cette action est même d’autant plus évidente, qu’elle a lieu dans une sphère de notre vie où ne peut pénétrer aucune autre volonté que la sienne.
Aussi bien sa volonté y revêt-elle un caractère spécial. L’objet en étant un être destiné à la liberté, il est évident qu’il ne saurait être ici question d’une initiative souveraine forcément maintenue. Faire directement intervenir la toute-puissance serait, dans ce cas-ci, risquer de détruire le germe d’une volonté libre. Ce qu’il faut, à l’endroit d’une volonté semblable, c’est une influence qui se fasse accepter. C’est donc de la persuasion ; c’est de la délicatesse, si je puis de nouveau avoir recours à ce terme. En tout cas, c’est cette constance attentive, patiente, infatigable, que peut seul inspirer l’amour.
Vous étonnez-vous, Messieurs ! de voir apparaître ce mot dans ce qui ne veut être que la seule analyse du phénomène de la conscience morale ? Ou bien cet Être suprême et souverain qui impose sa loi à l’instinct central de notre vie, se ferait-il sentir à nous, dans le maintien de cette loi, comme Celui qui ne voudrait qu’écraser de haute lutte le mal qui est en nous ? Ne se montre-t-il pas bien plutôt comme Celui qui s’abaisse jusqu’à vouloir s’en montrer avec nous le vainqueur ?
N’avons-nous pas le droit de parler de la sorte ? Le Dieu que nous ne saurions nommer qu’en adorant ne se montre-t-il pas réellement comme Celui dont la charité persiste à être, en nous et avec nous, le conservateur du bien qu’il trouve encore en nous ? N’est-il pas vrai que cette persistance miséricordieuse de sa loi au dedans de nous, demeure pour nous le vrai garant de la victoire réservée à ce qu’il y a de normal en nous ?
Mais nous l’avons tous expérimenté, et que de fois ! Le Dieu qui se manifeste en nous comme la source de notre vie morale, ce même Dieu se fait encore ressentir, dans la persistance de cette vie, comme Celui dont la bonté la tient pour ainsi dire en réserve au dedans de nous. Il vient toujours de nouveau la mettre, cette vie normale, à la portée d’une volonté qui hésite à s’y associer ; qui ne la saisit que par moments, et d’une façon tout extérieure ; ou bien qui, infidèle à elle-même, en a positivement méconnu l’impression, en a repoussé les sollicitations, pour se contenter d’une existence anormale, et par conséquent destinée à périr.
Non seulement, — par l’autorité de la sollicitation dont il nous rend les objets de la part de notre homme intérieur déjà soumis par lui, — Dieu se révèle à nous comme notre Maître suprême, mais, en maintenant malgré nous cette sollicitation, il nous amène à comprendre qu’il veut devenir notre Sauveur. Si donc la protestation dont nous sommes les objets, nous condamne encore trop souvent, la persistance de cette protestation aura suffi, lorsque nous serons « revenus à nous-mêmes, » pour empêcher que nous ne désespérions.
Je dis : que nous ne désespérions. Remarquez, en effet, que Dieu nous fait parvenir cette protestation par l’intermédiaire de nous-mêmes. Tout en étant condamnés, nous sentons, fût-ce même confusément, que c’est bien la soumission de notre propre nature qui est en nous l’instrument de notre condamnation. Nous éprouvons ainsi que Celui qui maintient en nous cette soumission, est non seulement Celui qui nous avait formés pour que nous arrivions à réaliser son image, — c’est-à-dire à vivre de sa vie, — mais que ce même Etre persiste encore aujourd’hui à nous vouloir tels qu’il nous avait voulus dès l’origine. Nous sentons de la sorte que, loin d’abandonner son œuvre en nous, loin de se lasser, de désespérer de nous, il veut au contraire nous ramener à lui, en commençant par nous rendre à nous-mêmes.
Et tout cela, c’est bien à son amour pour nous que nous le rapportons. C’est bien lui qui vient nous révéler en lui cette pensée persistante de salut, puisque c’est de sa part que nous sommes toujours de nouveau sollicités par la soumission du centre instinctif de notre être.
La réalité de Dieu ; sa puissance ; ses droits souverains ; enfin sa bonté, sa patience, c’est-à-dire son amour envers nous ; — tels sont les trois faits dont tout homme est à même de faire l’expérience, à l’occasion de la conscience de l’instinct moral qui réside au centre de lui-même. Telles sont les trois vérités qui, pour tout esprit attentif, ressortent, à l’endroit de Dieu, de cette même perception de conscience, dans laquelle nous avions déjà reconnu le point de départ de toute juste appréciation de l’être humain lui-même. C’est ainsi que ce fait intime constitue à lui seul, pour notre expérience immédiate, ce qu’on a le droit de nommer une révélation intérieure et permanente de la vérité, soit quant à l’homme soit quant à Dieu.
Ce dernier mot, cependant, soulève une question qui doit être traitée pour elle-même.
C’est celle de l’importance de cette « révélation intérieure, » soit en regard de la révélation extérieure des œuvres de Dieu dans la nature qui nous entoure, soit tout spécialement lorsque nous la comparons à la révélation historique que nous transmet le témoignage des Ecritures.
L’examen de cette question fera l’objet d’une troisième et dernière étude.