Avant de parler des chrétiens qui subirent courageusement le martyre sous le règne de Marc-Aurèle, nous devons mentionner un autre apologiste de la foi chrétienne, contemporain de Justin Martyr, Minucius Félix, avocat romain distingué. Il a écrit l’Octavius, et cet ouvrage mérite, par la vigueur du raisonnement et l’élégance du style, d’occuper une place particulièrement honorable dans la littérature de l’Église primitive.
[Les anciens critiques assignaient à Minucius Félix une date moins éloignée et le plaçaient entre Tertullien et Cyprien. Pour les autorités en faveur d’une date antérieure, voy. Gieseler, K. G., I, 112, n. k., et Paul de Félice, Etude sur l’Octavius (Blois, 1880), introduction.]
C’est un dialogue entre deux juristes. L’un, Octavius, est chrétien ; l’autre, Cécilius, païen. Minucius Félix est l’arbitre. Octavius avait fait un séjour chez Minucius, à Rome, et tous deux, profitant de la saison des vacances, s’étaient rendus en même temps que Cécilius dans la charmante ville d’Ostie, pour y prendre des bains de mer.
[Ostie, à l’embouchure du Tibre, sur le bras gauche, autrefois port de Rome. Au temps des chrétiens le port était déjà fermé par le sable et la boue. L’empereur Claude fit construire un nouveau port sur le bras droit du Tibre. Il se forma autour de ce nouveau port (Portus) une ville florissante. Depuis longtemps Portus est devenu ce qu’était alors Ostie et ces deux ports d’autrefois sont maintenant assez avant dans les terres.]
« Nous partîmes donc à la pointe du jour pour nous rendre à la mer, suivant le bord du Tibre : l’air qu’on y respire donnait de la vigueur à nos corps et nous éprouvions une volupté inexprimable à laisser sur le sable une légère empreinte de nos pas ; tout à coup Cécilius qui nous avait accompagnés, apercevant une statue de Sérapis, porte la main à la bouche et la baise selon l’usage du vulgaire superstitieuxg. »
g – Cf. Job 31.26-27.
Octavius avait remarqué ce mouvement. Bientôt il reproche à Minucius de souffrir qu’un de ses amis, avec lequel on le voit si souvent, adore en plein jour des pierres taillées. Cette réflexion est accueillie en silence, et la promenade continue comme auparavant sur le rivage, où « les ondes venaient battre doucement et avaient étendu le sable de manière à en faire un lieu de promenade ». Ils approchaient de l’eau jusqu’au point où les vagues légères venaient baigner leurs pieds, et ils aimaient à les voir se replier doucement ensuite. Ils suivaient les sinuosités de la côte et Octavius leur faisait oublier la longueur du chemin en racontant « diverses histoires qui avaient trait à la navigation ». Ils l’oublièrent si bien, qu’ils durent revenir sur leurs pas. « Arrivés à l’endroit où les vaisseaux sont à sec, dit Minucius, nous vîmes des enfants qui s’amusaient à faire des ricochets : ce jeu consiste à choisir des cailloux aplatis par les vagues : on se courbe et on les lance horizontalement ; jetés doucement, ils glissent et nagent sur le dos de la mer, ou bien, poussés avec plus de force, ils coupent légèrement la surface de l’eau, s’élèvent et bondissent sur les flots. »
Tandis que Minucius et Octavius jouissaient de ce spectacle, Cécilius restait isolé, silencieux et chagrin. A la question qui lui est adressée à cet égard, il répond que le reproche d’Octavius au sujet de la statue de Sérapis lui a été sensible, et il offre d’engager une discussion impartiale sur les titres respectifs du christianisme et du paganisme. Cette proposition est acceptée et les trois amis s’asseyent sur un parapet qui défendait les bains et s’avançait dans la mer.
Cécilius prend le premier la parole. Il commence par affirmer que rien dans ce monde n’est connu avec certitude et que, s’il y a une différence entre le lot des bons et celui des méchants, ces derniers paraissent avoir l’avantage. « Or, puisque rien n’est certain dans la nature, et que tout est soumis aux caprices du hasard, ne serait-il pas mieux de conserver la croyance de nos ancêtres, comme le plus sûr garant de la vérité ? »
Cécilius exalte à ce propos la sage prévoyance des Romains qui, dans leurs conquêtes successives, ont adopté tous les dieux des nations, leur ont fait une place dans leur Panthéon et ont jeté par ce moyen les bases de leur domination universelle. « Et il ne nous sera pas permis de nous récrier quand nous voyons des hommes d’une faction infâme, proscrite, désespérée, se soulever contre les dieux ? des hommes qui choisissent leurs prosélytes dans la lie du peuple et parmi des femmes que la faiblesse de leur sexe rend si faciles à séduire, pour les entraîner dans leur conjuration impie, conjuration qu’ils cimentent dans leurs assemblées nocturnes, non par des sacrifices, mais par des sacrilèges et des jeûnes solennels que suivent d’horribles festins ? Race ennemie de la lumière, se plaisant dans l’obscurité, muette en public, bavarde en secret… ? Par une extravagance bizarre et une incroyable témérité, ils bravent les tourments présents dans l’appréhension des tourments à venir et incertains, et, craignant de mourir lorsqu’ils ne seront plus, ils ne redoutent point la mort, tant ils se laissent rassurer par le fol espoir de revenir à la vie. »
Sans le vouloir, Cécilius rend témoignage aux vertus de ceux qu’il affecte de mépriser autant. « Il faut anéantir, dit-il, cette exécrable secte dont les partisans se reconnaissent à des signes secrets et s’aiment mutuellement presque avant de se connaître. Ils… s’appellent entre eux frères et sœurs… » Ils n’ont ni autels, ni temples, ni images, « mais j’entends dire qu’ils adorent… la tête consacrée d’un âne… représentent sur leurs autels l’image d’un homme justement puni du dernier supplice et adorent le bois funèbre d’une croix. »
[Cette étrange objet d’adoration fut d’abord attribué aux Juifs, puis aux chrétiens. On ne sait trop comment l’expliquer. Tertullien en parle dans plusieurs de ses traités et il mentionne une caricature qui circulait de son temps et où on représentait le Dieu des chrétiens avec des oreilles d’âne, un pied de corne, un livre à la main et vêtu de la toge (Apol., XVI). — En 1856, on découvrit dans une des salles de gardes du palais des Césars sur le Palatin un graffito représentant une croix sur laquelle était fixé un corps humain surmonté d’une tête d’âne. Puis un autre personnage levant la tête et la main vers le premier. Entre les deux, cette inscription : « Alexamène adore Dieu. » On a conclu de la forme des lettres que cette caricature remontait à la fin du deuxième siècle, soit au temps où Tertullien écrivait. Voy. Dictionary of Christian Antiquities, art. Asinarii.]
Il raconte alors l’histoire, si longtemps adoptée comme vraie par les païens, de l’horrible initiation de nouveaux venus. Grâce à une supercherie, on leur faisait, disait-on, manger la chair d’un enfant immolé. Puis il se moque de la foi des chrétiens dans la Providence et de leur certitude d’une résurrection. Enfin il tire argument de la pauvreté et de la condition déplorable des chrétiens, contre la religion qu’ils professent. Le christianisme ne défend-il pas, d’ailleurs, à ses adeptes, toutes les douceurs de la vie ; ne défend-il pas le cirque, le théâtre, les festins publics, les cérémonies sacrées, les couronnes de fleurs sur le front ou même sur les tombeaux et les parfums dans les funérailles ?
A peine Cécilius a-t-il terminé son discours qu’Octavius lui répond. Il reprend un à un tous les arguments de Cécilius et en montre le peu de fondement. « Partout, dit-il, on trouve les preuves de la direction suprême d’un Dieu unique ; même les poètes païens parlent d’un seul dieu, créateur et père de toutes choses. Mais les nations ont obscurci la connaissance de ce Dieu par leurs fables, elles ont corrompu son culte par leurs rites abominables. Vos dieux ne sont que des démons ; le nom de Christ les frappe de terreur et rend muets leurs oracles. »
Puis, passant aux accusations de cruauté et de débauche portées contre les chrétiens, il les traite de calomnies absurdes. « Si nous sommes animés, dit-il, d’un mutuel amour, cessez de vous en plaindre, nous ne savons pas haïr ; si nous nous appelons frères, n’en soyez point jaloux, n’avons-nous pas tous le même Dieu pour père ? n’avons-nous pas tous la même foi et ne sommes-nous pas tous héritiers de la même espérance ? » Et ailleurs : « Nous n’adorons pas la croix et nous ne désirons pas d’être crucifiés. » Au reproche que les chrétiens n’ont ni temples, ni autels, Octavius répond : « Quelle image pourrions-nous faire de Dieu, puisque, aux yeux de la raison, l’homme est l’image de Dieu même ? Quel temple lui élèverai-je, lorsque le monde qu’il a construit ne peut le contenir ? Comment enfermerai-je la majesté de Dieu dans une maison, quand moi, qui ne suis qu’un homme, je m’y trouverais serré ? … Mais, dites-vous, Dieu ignore les actions des hommes, et du haut du ciel il ne peut tout voir et tout entendre. O homme ! quelle est votre erreur ! comment Dieu serait-il loin de nous, puisqu’il remplit, par son immensité, le ciel, la terre et toutes les parties de ce vaste univers ?… Nous n’agissons donc pas seulement sous ses yeux, mais, si j’ose le dire, nous vivons en lui. »
Octavius passe ensuite à la démonstration de la résurrection finale et s’appuie sur des analogies naturelles. « Je n’ignore pas que la plupart des hommes, sentant bien ce qu’ils méritent, souhaitent, plus qu’ils ne le croient, d’être anéantis après leur mort : ils préfèrent mourir tout entiers que de ressusciter pour souffrir : l’impunité durant cette vie et la patience infinie de Dieu dont les jugements sont d’autant plus justes qu’ils sont plus tardifs, contribuent à les entretenir dans une illusion qui les flatte. » Enfin au reproche d’être sombres et obligés à l’ascétisme, Octavius répond : « Peut-on nous accuser de mépriser les fleurs que nous prodigue le printemps, nous qui cueillons les roses, les lis et toutes les autres fleurs qui nous flattent autant par leurs couleurs que par leurs parfums ? Tantôt nous les semons au hasard sous nos pas, tantôt nous en formons des guirlandes pour mettre autour de notre cou ; mais… nous n’en couronnons point notre tête… et nous ne mettons point de couronnes sur les morts. A quoi leur serviraient les fleurs, s’ils n’ont point de sentiment, et s’ils en ont, pourquoi les livrez-vous aux flammes ? Et, d’ailleurs, qu’ils soient heureux ou malheureux, les fleurs leur sont également inutiles. Nous ne couronnons pas les morts de fleurs qui sont bientôt fanées, mais nous attendons de Dieu même une couronne incorruptible. » Et Octavius résume toute sa pensée en disant : « Nous ne disons pas, nous vivons de grandes choses ! »
Cécilius est si bien convaincu par les raisons d’Octavius qu’il s’écrie : « Octavius est mon vainqueur et moi je le suis de l’erreur… Je reconnais une providence, je crois à un seul Dieu, et je suis persuadé de la vérité de votre religion qui, dès à présent, est la mienne. Il me reste toutefois quelques difficultés particulières, qui ne m’empêchent pas d’ouvrir les yeux à la vérité, mais qu’il importe d’éclaircir, pour que je sois parfaitement instruit : je vous les proposerai demain, car le soleil est sur le point de disparaître. »
Le dialogue se termine par les paroles suivantes que Minucius prononce : « Quant à moi, je me félicite aussi pour chacun de nous du triomphe d’Octavius : il me dispense de prononcer entre vous deux, et je m’abstiens de le louer, car il est trop au-dessus des éloges d’un homme. C’est Dieu qui lui a inspiré le discours que nous venons d’entendre, et qui, en lui donnant la victoire, lui a accordé la plus belle récompense. Nous nous retirâmes tous pleins de joie, Cécilius d’avoir cru, Octavius d’avoir vaincu, et moi de la conversion de l’un et de la victoire de l’autreh. »
h – Octavius, passim. (Nous avons fait usage de la traduction de A. Péricaud, Lyon, 1825. ; — Cf. Wordsworth, Church History.
La persécution des chrétiens sous le règne de Marc-Aurèle ne sévit nulle part aussi cruellement qu’en Asie Mineure. C’est là que, parmi tant de témoins, le vénérable Polycarpe souffrit si admirablement le martyre. Une lettre encyclique écrite par l’Église de Smyrne nous a conservé la relation de cet événement. Nous allons donc la reproduire presque en entier.
La lettre parle d’abord des tourments infligés aux chrétiens de la région. Elle mentionne, en particulier, l’ardeur et le courage montrés par un certain Germanicus. Jeté aux bêtes, loin de trembler devant elles, il les excitait lui-même. La foule s’étonnait du courage des chrétiens, mais sans leur devenir pour cela plus favorable. Au contraire, la constance de Germanicus mit le comble à sa fureur et elle s’écria : A mort, les athées ! qu’on amène Polycarpe !
Polycarpe avait d’abord voulu ne pas quitter la ville. Mais, cédant aux instances de ses amis, il avait fini par se retirer à la campagne. Il y persévérait constamment dans la prière. Trois jours avant qu’il fût saisi, il avait eu une vision. L’oreiller sur lequel il appuyait sa tête lui avait paru tout en feu. « Je serai brûlé pour Jésus-Christ », dit-il prophétiquement à ceux qui l’entouraient. Un de ses propres domestiques le trahit. Ce malheureux avait été mis à la torture et n’avait pu y résister. Averti à temps, Polycarpe pouvait encore se soustraire par la fuite au sort qui l’attendait. Comme on l’y encourageait : « Que la volonté du Seigneur soit faite », dit-il, et il refusa. Lorsqu’il apprit que ceux qui le cherchaient étaient arrivés, il descendit de la chambre haute où il reposait et ordonna qu’on leur offrit à manger. Sur sa demande, une heure lui fut accordée pour prier. Il pria pour tous ceux qu’il avait connus, grands ou petits, dignes ou indignes et pour toute l’Église répandue dans le monde. Son cœur était rempli d’une si abondante grâce qu’il pria pendant plus de deux heures, et que quelques-uns de ceux qui avaient été envoyés pour l’arrêter commencèrent à regretter d’avoir à se saisir d’un homme aussi pieux et aussi vénérable.
Sa prière terminée, il fut mis sur un âne et conduit vers la ville. En route, il rencontra le premier magistrat de la cité et son père. Ils le prirent dans leur char et cherchèrent à ébranler sa fermeté. Quel mal peut-il y avoir, lui disaient-ils, à sacrifier et à prononcer les mots : Seigneur César ? Polycarpe garda d’abord le silence et comme ils insistaient : Je ne ferai pas, leur répondit-il, ce que vous me conseillez. De dépit, ils changèrent de ton, lui dirent des injures et le jetèrent hors de leur chariot avec une telle violence qu’il se foula la cheville. Mais lui, comme si rien n’était arrivé, pressa sa monture. Mené au cirque, il le trouva bondé d’une foule tumultueuse de spectateurs altérés de son sang. Tandis qu’il entrait, nous entendîmes, dit la lettre, une voix venant du ciel et disant : Sois fort, Polycarpe ; montre-toi un homme ! mais au moment où il parut dans le cirque, la foule se mit à pousser des cris assourdissants.
On amène le vénérable vieillard devant le proconsul. Es-tu Polycarpe ? lui demande-t-il. — Je le suis. — Alors, jure par la fortune de César, repens-toi et dis : que les athées soient retranchés du monde ! Polycarpe, se tournant alors d’un air grave du côté de l’immense foule qui l’entourait, et, l’indiquant de la main, gémit et, regardant vers le ciel, il dit : Oui, que les athées soient retranchés du monde ! — Jure par la fortune de César, insista le proconsul, maudis le Christ et je te rends la liberté !
Polycarpe : Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers et il ne m’a jamais fait aucun mal ; comment donc pourrais-je maudire mon Roi et mon Sauveur… ? Et puisque vous voulez paraître ignorer qui je suis, je vous dirai franchement que je suis chrétien. Si vous désirez savoir ce que c’est qu’un chrétien, fixez-moi un jour et je vous le dirai. — Le proconsul : Adressez-vous au peuple. — Polycarpe : A vous, je suis bien disposé à répondre, car j’ai appris à rendre aux autorités et aux puissances établies par Dieu l’honneur qui leur est dû ; mais quant au peuple, je ne le juge pas digne d’entendre ma défense. — Le proconsul : Il y a là des bêtes sauvages ; je vous ferai livrer à elles, si vous ne vous repentez. — Polycarpe : Soit ! il nous est impossible de nous repentir du bien et d’adopter le mal. — Le proconsul : Puisque vous méprisez les bêtes sauvages, je vous ferai brûler vif, si vous ne voulez pas vous repentir. — Polycarpe : Vous me menacez d’un feu qui brûle une heure et s’éteint ensuite, parce que vous ne connaissez pas un autre feu qui ne s’éteindra jamais et qui est réservé aux impies après le jugement dernier. Mais que tardez-vous ? Faites ce que vous voudrez !
Le proconsul, voyant qu’il ne gagnait absolument rien sur Polycarpe, ordonna au héraut de se transporter au milieu du cirque, et d’y crier trois fois : « Polycarpe a confessé qu’il est chrétien. » Alors la multitude enflammée de fureur se mit à crier : C’est le docteur de l’Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux ! Puis ils appelèrent l’asiarquei et lui demandèrent de lâcher un lion sur Polycarpe. Mais les jeux étaient finis et l’asiarque refusa. Alors le peuple s’écria d’une seule voix : Qu’il soit brûlé !
i – Le président des jeux. Voy. Actes 19.31, et Conybeare et Howson. Life and Epistles of Saint-Paul.
Aussitôt la foule courut chez les marchands de bois et dans les établissements de bains pour en rapporter du bois et des fagots. Les Juifs se montrèrent même les plus ardents. Le bûcher fut bientôt prêt. Polycarpe quitta lui-même ses vêtements de dessus et dénoua sa ceinture. Comme on voulait l’attacher au poteau avec des clous : Laissez-moi comme je suis, dit-il ; celui qui me donne la force de supporter le feu me donnera aussi celle de rester immobile sur le bûcher. On se contenta donc de l’attacher avec des cordes. Levant alors les yeux au ciel, il dit : O Seigneur Dieu tout puissant, Père de Jésus-Christ, ton Fils béni et bien-aimé, par le moyen duquel nous avons reçu la grâce de te connaître, je te remercie de ce que tu m’as jugé digne de cette journée et de cette heure, de ce que tu me mets au nombre de tes martyrs et de ce qu’avec eux j’ai part au calice de ton Christ, pour ressusciter d’âme et de corps à la vie éternelle, et pour jouir de l’incorruptibilité par ton Saint-Esprit ! Puissé-je être reçu aujourd’hui au milieu de tes élus, comme une victime agréable ! Tu l’avais préparé et montré d’avance, et tu l’as accompli, ô Dieu vrai et fidèle ! Je te loue, ô Dieu, pour toutes ces choses ; je te bénis, je te glorifie en même temps que Jésus-Christ, ton Fils éternel, divin et bien-aimé, auquel comme à toi et au Saint-Esprit soit la gloire dès maintenant et à jamais.
A peine le feu eut-il été allumé qu’une grande flamme s’éleva dans l’air. Mais, au lieu de consumer le corps du martyr, elle forma une sorte de voûte autour de lui, semblable à la voile gonflée d’un vaisseau, et il paraissait au milieu d’elle comme l’or ou l’argent qui brille dans une fournaise. En même temps une odeur suave s’élevait du bûcher ; on eût dit de l’encens ou quelque autre parfum précieux.
Enfin, un des bourreaux, voyant que les flammes ne l’atteignaient pas, s’approcha de lui et lui plongea son épée dans le corps. L’abondance du sang qui en jaillit fut telle que le feu en fut éteint. Les fidèles cherchèrent à recueillir ses restes mortels ; mais ils en furent empêchés par les Juifs, qui avaient deviné leur désir et qui prièrent le gouverneur de ne pas les leur livrer. Ils pourraient, lui dirent-ils, abandonner le crucifié et adorer Polycarpe ! Comme s’il nous était possible, disent les auteurs de la lettre, d’abandonner le Christ, qui a souffert pour la rédemption du monde entier, ou d’en adorer un autre ! Au reste, nous adorons le Christ ; quant aux martyrs, nous ne les adorons pas, nous les environnons seulement, comme ses imitateurs et ses disciples, de notre respectueux amour.
Après que le corps eut été brûlé, les fidèles recueillirent les ossements calcinés, plus précieux à leurs yeux que les plus beaux joyaux et que l’or le plus pur. « Nous les déposâmes, dit la Lettre, en un lieu où nous pourrons nous assembler, si Dieu le permet, et célébrer avec joie l’anniversaire de son martyre. »
[Lettre encyclique de l’Église de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe. Ce récit est le plus ancien des Actes des Martyrs connus. On le considère en général comme authentique. — Eusèbe, en l’insérant dans son H. E. (liv. IV, ch. 15), a employé un texte différant sensiblement de celui dont nous nous sommes servi et qui figure dans l’Ante-Nicene Library. Cf. Neander, I, 152-154. — La date assignée au martyre de Polycarpe est 165 ou 166. M. W. Waddington, dans son Mémoire sur la vie d’Aelius Aristide (Mém. Acad. des Inscript., XXVI, Paris, 1867), a établi d’une manière à peu près certaine qu’il faut le placer en l’an 155.]
On nous permettra de reproduire ici les remarquables réflexions du doyen Milman sur le récit qui précède. « Tout ce récit, dit-il, porte l’empreinte vive de la vérité. La conduite prudente mais résolue du vieil évêque ; l’interrogatoire calme et digne du proconsul ; la sauvage fureur de la populace ; les Juifs saisissant avec ardeur l’occasion de montrer leur haine toujours vivace du nom chrétien ; tout cela est décrit avec simplicité et naturel. Le côté merveilleux de la Lettre ne saurait nous surprendre. L’imagination exaltée des spectateurs chrétiens a transformé en miracle le moindre incident. La voix du ciel, que l’oreille des fidèles peut seule percevoir ; la flamme du bûcher hâtivement préparé formant une voûte au-dessus du corps resté indemne ; les suaves odeurs, provenant peut-être de bois aromatiques enlevés dans les établissements de bains, où on les employait pour chauffer les bains des personnes les plus riches ; l’effusion de son sang, enfin, qui pouvait exciter l’étonnement, à cause de la décrépitude physique de ce vieillard âgé d’au moins cent ans. Il n’est pas jusqu’à sa vision, qui a pu se présenter à leur esprit dans cette périlleuse crisej. »
j – Hist. of Christianity, II, 139, 140.
Il nous est resté de Polycarpe, son Épître aux Philippiens. Il y parle de l’apôtre Paul… « Lorsqu’il était au milieu de vous, dit-il aux Philippiens, il vous a enseigné fidèlement et constamment la parole de vérité ; lorsqu’il vous eut quittés, il vous écrivit une lettre ; vous n’avez qu’à l’étudier avec soin, si vous voulez vous édifier dans la foi, l’espérance et la charité. » — Son Épître est presque entièrement composée de citations bibliques, et principalement de passages de saint Paul. Il ne doute pas que les Philippiens ne soient versés dans les Écritures. Ajoutons que Polycarpe n’a pas écrit en son nom seulement, mais aussi au nom des presbytres ou anciens, qui étaient avec lui.
Grâce à sa longue vie, Polycarpe est en quelque sorte le lien qui relie l’âge apostolique au commencement du iiie siècle. En effet, un de ses disciples, Irénée, évêque de Lyon, vivait encore en l’an 202. Dans une lettre écrite à la fin de sa vie, et où il rappelle ses souvenirs d’enfance (plus présents à sa mémoire, nous dit-il, que des événements beaucoup plus récents), Irénée nous donne les détails suivants sur son maître révéré : « Je pourrais indiquer la place même où le bienheureux Polycarpe avait l’habitude de s’asseoir et de parler… ; je me rappelle son humeur, son air, sa taille. Je puis redire les discours qu’il tenait et ce qu’il racontait ordinairement de ses relations familières avec Jean et d’autres, qui avaient vu le Seigneur ; comment il répétait leurs discours et parlait des miracles de Christ et de sa doctrine comme lui en avaient parlé des témoins oculaires. Tout ce qu’il en disait était toujours conforme à ce que nous lisons dans les Écritures. Par la grâce de Dieu, j’ai écouté avec une constante attention notant chaque détail, non sur du papier mais dans mon cœur, et depuis je me remémore continuellement le toutk. »
k – Eusèbe, liv. V, ch. 20.