Semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie…
Vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vous avez héritée de vos pères… par le sang précieux de Christ, comme d’un agneau sans défaut et sans tache.
A mesure que nous avançons dans ce premier chapitre de saint Jean, les souvenirs se multiplient avec une plus admirable précision. L’historien est devenu témoin oculaire et auriculaire. Il ne raconte pas ce que d’autres lui ont dit. Il se rappelle les moindres détails avec une lucidité parfaite. N’était-ce pas l’heure de sa naissance spirituelle ? Aussi les dates se suivent-elles presque sans intervalle. Trois « lendemain » se succèdent en quinze versets. La description est aussi vivante que possible.
La députation du sanhédrin est repartie pour Jérusalem. Jean a repris son œuvre. Il prêche, il baptise, comme à l’ordinaire. Il doit être possédé, cependant, d’une préoccupation de plus en plus intense. Cet homme qu’il indiquait aux lévites, ce Jésus que son regard discernait à travers la foule, va-t-il disparaître de nouveau ? Ne viendra-t-il point une fois encore jusqu’à lui ?… Jean, au désert, a appris la patience. Il attend donc.
Son attente n’est pas vaine. Le lendemain, comme il porte les yeux au delà du cercle de ses disciples, il aperçoit de nouveau Jésus en personne. Et Jésus ne s’en va point ; il s’approche, il vient à lui. Trait remarquable et touchant. C’est lui qui cherche. Revenant du désert, consacré par la victoire sur le tentateur, comme il l’avait été déjà par le baptême, Jésus aurait-il quelque chose encore à demander à Jean ? Aurait-il besoin de lui ? Oui, vraiment. Il vient réclamer son témoignage. Après celui qu’il a reçu du Père, il veut celui de son prophète. De sa part, quelle condescendance ! Pour Jean, quel précieux encouragement ! En même temps, appel à compléter son œuvre. Ce n’est pas assez qu’il ait répondu avec tant de franchise aux envoyés de la capitale. Il importe que la proclamation de sa foi soit entendue aussi de la foule, et qu’elle y éveille pour Jésus-Christ des sympathies encore sommeillantes.
Jean l’a compris. Que dira-t-il pour répondre à cette exigence nouvelle ? Sous quelle forme exprimera-t-il sa conviction, si récente et pourtant tellement enracinée, que Jésus est le Sauveur ?
Sous une forme tellement heureuse, qu’elle est devenue le mot d’ordre de toutes les Églises chrétiennes. Gravés dans leurs cantiques et dans leurs liturgies, les Agnus Dei ne sont après tout que la traduction, plus ou moins réussie, de la parole prononcée par Jean, quand, pour la seconde fois, il vit Jésus venir à lui au bord du Jourdain : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ! » Elle est assez grande, cette parole, pour que nous tâchions d’en comprendre et l’origine et la portée.
Elle semble absolument spontanée. C’est ce qui en fait le charme et la grandeur. Il est permis, cependant, de supposer qu’elle a été suggérée au Baptiste par plus d’une réminiscence. D’abord, par l’impression ineffaçable que son premier entretien avec le Christ lui avait laissée. Nous ne savons pas ce que cette conversation dura. Nulle part nous n’avons pu en rencontrer les termes. Néanmoins, nous ne pensons pas nous égarer en admettant que le prophète avait découvert, peu à peu, en son interlocuteur la victime destinée à souffrir pour les coupables.
Les quarante jours écoulés dès lors avaient mûri la semence. Il y avait eu dans la pensée de Jean une sorte d’élaboration graduelle des leçons reçues. Les rites de l’ancienne alliance lui étaient apparus sous un jour nouveau. Les pages des prophètes aussi. Bien des traits qu’il n’avait pas complètement compris jusqu’alors s’étaient illuminés soudain dans son esprit. Il avait vu passer en quelque sorte devant lui ces innombrables agneaux que ses ancêtres, et son père lui-même, avaient égorgés sur l’autel d’airain. Surtout, il s’est rappelé cet agneau pascal, dont la mort devenait une source de vie pour tout Israélite croyant, en préservant sa maison des atteintes du destructeur. Victimes imparfaites, sans doute. Insuffisantes par conséquent, mais symboliques et qui, en mourant, appelaient la victime parfaite qui devait un jour venir. Aujourd’hui, n’est-elle pas venue ? N’est-elle pas là, dans la personne de ce Messie, sur qui l’Esprit s’est posé ?
Les pages d’Ésaïe ne pouvaient que confirmer les résultats de ces réflexions, donner des contours précis à ces espérances. Or c’était Ésaïe, précisément, qui n’avait cessé de se présenter à la mémoire du Baptiste. C’était par lui qu’il avait appris ce qu’il il était, et quelle réponse il devait faire à la délégation de Jérusalem. Du chapitre où ce prophète reproduit la voix qui crie dans le désert, il n’y a pas loin jusqu’à ces versets où il dépeint le serviteur de l’Éternel, sous les traits d’un agneau muet, d’une brebis conduite à la boucherie. Cet agneau, ce serviteur, qu’a-t-il fait ? « Il a porté nos souffrances, il s’est chargé de nos douleurs… Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui. » Voilà le véritable agneau pascal. Voilà la victime ; la seule dont le sang puisse effacer nos iniquités. Cette désignation symbolique du Sauveur ne devait pas tarder à devenir courante et classique. Nous la retrouvons, presque comme un nom propre, sous la plume du disciple qui la recueillit des lèvres du Baptiste. Un jour, il entendit « toutes les créatures, dans le ciel, sur la terre, sous la terre, sur la mer, » s’écrier en chœur : « A celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau soient la louange, l’honneur, la gloire et la force aux siècles des siècles !a »
a – Apocalypse 5.13.
Il ne suffit pas à Jean-Baptiste de dire : « Voici l’Agneau. » Il explique sa pensée, et il dit : « l’Agneau de Dieu. » Pour lui, évidemment, ce n’est qu’une autre manière de désigner celui que la voix venue du ciel avait appelé « mon Fils bien aimé. » Comme Jésus est le Fils de Dieu, il est aussi l’Agneau de Dieu. Ce ne sont pas deux personnages différents. Il est Agneau, parce qu’il est Fils. Toutes les douceurs et les obéissances de l’Agneau, il les a parce qu’il possède toutes les tendresses du Fils.
Donner à Jésus son vrai titre, ce n’est pourtant point encore assez. Il faut exprimer son œuvre, et cela par un mot, par un trait qui ne soit pas moins exact que le titre. Jean trouve aussi le mot nécessaire. Il lui est fourni à l’heure même, par le Saint-Esprit, dans la contemplation de cet Agneau : Il ôte le péché du monde.
Le terme employé dans cette occasion peut signifier à la fois « ôter » et « porter. » On a discuté pour savoir lequel des deux sens il fallait retenir ici. Discussion oiseuse, me semble-t-il. Ce n’est pas l’un ou l’autre qu’il faut choisir ; c’est bien plutôt l’un et l’autre, et cela toujours d’après les images et les leçons de l’Ancien Testament. Aaron, orné du pectoral avec l’urim et le thummim, portait sur son cœur le jugement des enfants d’Israëlb – mais il le portait pour l’ôter, pour l’enlever. Car il savait bien que celui qui n’a pas reçu le pardon reste « chargé » de sa fautec. Et d’ailleurs, dites-moi, connaissez-vous le moyen d’enlever un fardeau qui écrase votre frère, sans le porter ? Savez-vous comment vous vous y prendriez pour porter la charge d’un autre, sans la lui ôter ? Au moins sans la diminuer, sans en prendre une partie ? A quoi bon chercher des subtilités ? L’Agneau de Dieu porte notre péché. C’est le seul moyen de nous l’ôter. Il nous l’ôte ; mais il ne le peut pas sans en être accablé lui-même.
b – Deutéronome 28.30.
c – Comparez Lévitique 5.1.
Il nous faut, mes amis, envisager cette idée en face, et ne point la repousser comme gênante pour nos théories. Autrement, nous n’avons aucun droit de croire que Jésus ait ôté notre péché. Il n’en aurait pas enlevé la plus petite parcelle de notre cœur et de notre vie, s’il n’avait pas commencé par le porter, lui qui n’en avait point commis. Et veuillez remarquer que Jean ne parle pas des péchés, au pluriel. Il nomme le péché, au singulier. C’est plus complet, et plus écrasant. Quelques transgressions isolées pourraient nous être enlevées, sans que, pour cela, le fardeau de notre péché en devînt moins accablant. Ce serait toujours les palliatifs mis à la place du remède, les symptômes disparaissant pour un temps, sans que le mal fût attaqué dans sa racine. Couper les fruits et laisser subsister l’arbre, c’est amener à brève échéance des fruits plus nombreux encore et plus dangereux. Ainsi, pour enlever notre péché et pour effacer par là même nos péchés, Jésus a dû s’en charger. Et il l’a fait. Il y a plus. La parole du Précurseur a une portée plus étendue. Il ne dit pas que l’Agneau de Dieu ôte le péché de l’humanité. Il déclare qu’il ôte celui du monde. L’homme seul est pécheur, sans doute, sur la terre que nous habitons. Mais son péché a traversé et souillé le monde entier. La malédiction de Dieu est tombée jusque sur les plantes, qui ont produit du poison, et sur les animaux, qui sont devenus féroces. Ce n’est pas de l’humanité seulement, c’est de la création entière que l’apôtre écrit : « Elle gémit, et souffre les douleurs de l’enfantement.d » Eh bien ! c’est ce gémissement universel qui a retenti dans le cœur du Christ. Ce sont ces douleurs insondables qu’il a portées ; c’est de ces souffrances qu’il a souffert.
d – Romains 8.22.
Il n’y a pas moins que cela dans ces mots : Ôter le péché du monde. Essayons d’en restreindre le sens, nous diminuons aussitôt la valeur de la rédemption. Nous ne pouvons plus même croire que nous soyons sauvés en espérance. Nous ne sommes plus sauvés du tout. Il n’y a pas d’explication théologique ni philosophique qui nous sorte de ce dilemme. Si personne ne se présente pour porter mon fardeau, je n’ai plus qu’à le porter moi-même jusqu’à en être écrasé. Et non pas le mien, seulement. Mais aussi celui de mes frères, qui m’oppresse de son poids par la loi de la solidarité.
Je sais bien, certes, que le péché n’est point ôté du monde à l’heure où j’écris ces lignes. Les injustices y semblent partout semées, et les violences y lèvent haut la tête. L’impureté n’en est point chassée ; la débauche s’y promène et s’y étale, à faire douter qu’il y ait un juge et un vengeur. Depuis dix-neuf siècles bientôt que la grande parole de Jean-Baptiste a résonné aux oreilles de la foule, c’est presque à croire qu’il s’est trompé, et qu’il aurait dû exprimer plutôt un espoir qu’un fait : Voici l’Agneau de Dieu qui ôtera le péché du monde.
Regardons mieux, pourtant. Ne nous laissons pas prendre à l’apparence. Jésus n’a pas ôté le péché, dites-vous ? Oseriez-vous assurer qu’il ne l’a pas porté ? Et s’il ne le portait pas à cette heure, pourriez-vous bien dire où nous serions, vous et moi, et tous nos frères, et le monde entier ? Si ce poids effroyable pesait sur nous seuls… mais nous ne serions plus, dès longtemps. Et le monde lui-même, où serait-il ? Englouti, anéanti par le juste jugement de Dieu. Essayez, un instant, de faire disparaître de l’histoire cette croix un jour plantée sur une colline de Juda, ce bois sur lequel, dit un apôtre, Jésus a porté nos péchés en son corpse. Ramenez ces récits – ne disons pas à une légende, le mot vous répugne, – mais à une haute leçon de morale, destinée à nous faire apprécier la beauté du sacrifice. Réduisez le salut offert par cette victime à n’être plus qu’un modèle de dévouement et un appel à l’imiter de notre mieux… Savez-vous ce qui va se produire ? Un craquement épouvantable dans l’humanité ; un brisement du monde sur qui va retomber le poids du péché, sans que rien l’atténue. Il ne pourra pas résister. Il étouffera sous ses propres débris. Il mourra.
e – 1 Pierre 2.24.
Mais non. Jésus a porté, Jésus porte le péché du monde. Intercesseur, avocat, il nous aime assez pour faire de notre cause la sienne et, dès lors, de notre fardeau son fardeau. Revenez à Golgotha. C’est là que tout s’éclaire et que tout s’explique. Le commentaire toujours vrai de la parole du Précurseur, c’est l’agonie du Fils de l’homme. « Voyez les torrents d’angoisse qui l’inondent, au lent et lourd passage des péchés de ses propres disciples ; les trahisons des Judas, les reniements des Pierres, les ambitions, les jalousies et les querelles des successeurs des apôtres, les vices scandaleux des pasteurs, et les loups en habit de berger ; les iniquités de ceux qui feront des miracles en son nom ; les haines mutuelles des docteurs, et leurs injures autour de la table sainte, l’ivraie étouffant le bon grain, cinq vierges folles pour cinq sages ; le zèle féroce du fanatisme égorgeant les martyrs ; les faux Christs, les faux réformateurs, et l’Église déchirée par d’innombrables hérésies ; l’ingratitude, la tiédeur universelle, la foi s’éteignant sur la terre… Son âme succombe sous un tel fardeau…f » Oui, succombe ; et triomphe cependant… Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde.
f – F. de Rougemont : Un mystère de la passion, p. 289.
Si, laissant maintenant les explications nécessairement pauvres que nous pouvons essayer de cette parole, nous revenons à celui qui l’a prononcée, nous verrons les progrès accomplis par la foi de Jean. Les quarante jours qui se sont écoulés depuis sa première rencontre avec le Christ n’ont pas été perdus. Nous le sentions déjà, quand il répondait aux envoyés du sanhédrin. Nous le sentons plus encore, maintenant qu’il proclame son témoignage devant la foule. Il a fait des pas de géant. Il a trouvé un mot qui résume tout l’Évangile, et qui n’a pas été dépassé par les plus profondes Épitres de saint Paul. La réformation n’a rien dit de plus complet par la bouche de ses premiers docteurs. Si nous parvenons à balbutier quelques prédications utiles, propres à produire des conversions, c’est en les appuyant sur la déclaration du Baptiste. D’un regard d’aigle, aussi prophétique pour le moins que celui d’Ésaïe ou celui de Daniel, le fils d’Elisabeth a embrassé le plus vaste horizon. Et il n’a pas vu loin, seulement ; il a vu juste aussi. Tout ce qu’il y a d’essentiel dans la personne et dans l’œuvre du Christ lui est maintenant révélé. Il voit se reculer en quelque sorte, devant Jésus, les limites de l’espace et celles de la durée. Le Messie d’Israël est devenu pour lui le Sauveur du monde. Il déclare, en outre, que ce Christ était avant luig ; que son origine est bien autrement ancienne que la sienne ; en un mot, il l’a presque adoré comme les milliers d’anges l’adoreront dans le ciel : « L’agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la louangeh »
g – Jean 1.30.
h – Apocalypse 5.12.
Quelle réponse, en même temps, à ceux qui se demandaient naguère, en entendant le Précurseur : Ne serait-ce point le Christ ? Non ! c’est assez beau déjà de le montrer. Le remplacer, jamais ! Jean reprend sa vraie place. Contemplée de la plaine, une étoile brillante peut nous sembler posée sur la crête de la montagne. Nous montons. Nous atteignons le sommet. L’étoile monte plus vite. Quand nous nous arrêtons, elle est séparée de nous par l’immensité. Jean-Baptiste est arrivé sur la montagne. Il voit les distances dans leurs rapports vrais. A la foule qui le saluait comme l’astre attendu, il montre du doigt l’étoile, et il s’écrie : Plus haut ! Voici l’Agneau de Dieu.
Ici, pour la seconde fois, une question nous étonne Nous avons été surpris que pas un seul, des envoyés du sanhédrin n’ait cherché à connaître le Messie, après que Jean avait dit : Il est au milieu de vous. Comment se fait-il que, dans une foule autrement nombreuse, après une désignation bien autrement claire, la même indifférence retienne tout le monde ? Jean ne s’est pourtant plus contenté de dire : « Il est parmi vous, » – ce qui obligeait encore à chercher. Il a dit : Le voici ; il n’y avait donc plus qu’à regarder. De plus, il lui a donné un tel titre, attribué de telles fonctions, que la plus ordinaire curiosité devait pousser ses auditeurs à se rendre auprès de « l’Agneau de Dieu. » Eh bien ! non. Personne ne vient à lui. Nous n’en surprenons du moins, dans le texte, aucune trace durant ce premier jour.
Pourquoi ? La réponse n’est que trop aisée. Il n’y avait pas, parmi les auditeurs du Baptiste, une seule âme assez oppressée de son péché pour aller tout de suite le porter à ce nouveau venu. Il n’y avait pas de cœurs réellement affamés et altérés de la justice. Autrement, ils n’auraient pas eu de repos jusqu’à ce qu’ils eussent été rassasiés. Ce qui avait permis à Jean de montrer le Christ avec une telle décision et de lui donner d’emblée son vrai nom, ce n’était pas uniquement le regard prophétique dont il était animé. C’était aussi, c’était surtout peut-être, la douleur personnelle du péché, la soif individuelle de sainteté dont il était comme tourmenté. Cette double souffrance n’avait fait que s’accroître par ses innombrables conversations avec les néophytes. Et plus il avançait dans ses découvertes plus il avait compris qu’un autre, le Saint de Dieu, pouvait seul enlever le poids de ces iniquités. Comme il l’avait compris, il l’avait dit.
Sa parole, certes, ne devait pas être perdue. Elle ne pouvait agir cependant, avec une efficacité déterminante, que chez ceux qui auraient senti et souffert comme lui. Or cela n’est point donné à tous. Ses prédications et ses baptêmes, pour fidèles qu’ils aient été, ne pouvaient agir magiquement sur la conscience de son peuple. Il fallait du temps. Le lent travail de la repentance était nécessaire chez tous. Avons-nous bien le droit de nous en scandaliser, quand nous voyons, après dix-neuf siècles bientôt de prédications évangéliques, le sentiment du péché être encore si rare et les conversions si peu abondantes, au sein même des Églises fidèles ? Ce n’est pas que l’Agneau de Dieu n’ait pas été annoncé, dépeint de toutes les manières. Néanmoins les âmes qui accourent vers lui pour que leur péché soit ôté, ne forment qu’une petite minorité, et si nous ne savions pas que les promesses de Dieu sont oui et amen, ce serait à perdre courage. Ne nous lassons pas de le redire. A qui ne sent pas son péché, à qui ne veut pas une vie nouvelle, Jésus est inutile. Et toutes les tendresses dont cet Agneau sera paré, toutes les grâces qui pénétreront ses appels demeureront sans effet, là où le cri ne s’est pas fait entendre : « Misérable que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de morti ? » Or à quoi tendent, je vous prie, plusieurs des sermons les plus goûtés de la littérature et de la philosophie contemporaines ? A effacer le sentiment du péché ; à n’en faire pour ainsi dire plus un mal, tant il devient nécessaire à la variété dans notre univers. Le savant dont les journaux couvraient la tombe de fleurs, il y a quelques jours, Ernest Renan, a rendu sous ce rapport à notre jeunesse le plus détestable des services. Littérateur hors ligne, écrivain peut-être sans pareil, il ne croyait pas à la sainteté. Dès lors, il ne pouvait pas croire au péché, et il a pris le parti d’en sourire. Heureux, il l’a dit lui-même, d’appartenir à la catégorie des honnêtes gens, il aurait été très fâché que tous les hommes fussent comme lui. Car alors le monde aurait été insupportablement ennuyeux. Un peu de vice est nécessaire pour égayer la vertu… Ah ! mes amis, sans oublier le respect dû à la mémoire d’un mort, je ne veux pas négliger celui que je dois à vos âmes et à la véritéj ! Voilà pourquoi je vous crie, de toutes les forces que Dieu me donne : Prenez garde ! A rire du péché, on perd vite toute puissance pour lui résister. Satan n’a pas de plus grands amis que ceux qui nient son existence. Si vous entrez dans cette voie, vous n’avez plus rien à faire avec Jésus. Il reste pour vous un rabbi de Galilée, qui a dit beaucoup de bonnes choses et pas mal d’erreurs. Tout au plus l’honorerez vous d’un regard, à la fois distrait et poli, parce que son nom a pourtant fait quelque bruit dans l’histoire. Mais ce n’est pas vous qu’on trouvera parmi les adorateurs de l’Agneau de Dieu, ni dans les rangs de ceux dont il a ôté le péché.
i – Romains 7.24.
j – J’ai à peine besoin de dire que cette leçon n’a été rédigée qu’après la mort d’Ernest Renan. Mais le fond en était le même sept mois plus tôt.
Il y avait de ces douteurs et de ces négateurs dans l’auditoire de Jean-Baptiste. Mais ils ne le composaient pas tout entier. Luc nous apprend que le prophète avait créé une sorte d’école. Il y formait des disciples ; il leur avait même appris à prierk. Des leçons pareilles, données par un tel maître, ne pouvaient pas être restées stériles. Surpris, probablement, lorsqu’ils ont entendu parler pour la première fois de l’Agneau de Dieu, leur surprise est de celles qui préparent les bonnes décisions. L’un d’eux, en particulier, celui-là même qui nous raconte toute cette scène avec une si parlante précision, avait réfléchi à cette révélation. Elle n’était pas pour lui entièrement inattendue. Le Précurseur lui avait appris, comme à ses collègues, qui serait le serviteur de l’Éternel annoncé par Ésaïe. Il avait raconté ce qui pouvait l’être de son entretien avec le néophyte venu de Nazareth. De pareilles communications étaient tombées dans un terrain tout préparé pour les recevoir. Encore quelques heures de méditations ; après cela une dernière impulsion, et nous ne serons pas surpris de voir se détacher du groupe qui suivait Jean-Baptiste un jeune homme qui sera connu plus tard sous ce titre : le disciple que Jésus aimait.
k – Luc 11.1.
Reprenons la suite du récit.
« Le lendemain, » continue le texte. Où Jésus a-t-il passé ces vingt-quatre heures ? S’est-il encore rapproché du Baptiste ? A-t-il eu avec lui un secret entretien ? C’est possible ; cela n’est pas sûr. L’historien garde sur ce point une réserve absolue. Ce que je crois surtout, c’est que l’âme généreuse de Jean a profité de ce temps, pour hâter l’œuvre déjà commencée dans le cœur de ses disciples. Il a compris que l’Esprit Saint lui imposait ce ministère… et bientôt ce sacrifice. Car il faudra se séparer des plus intelligents et des plus croyants. Il les enverra lui-même à un nouveau maître, afin qu’ils soient le premier noyau de son Église.
Le lendemain donc, il voit encore Jésus. Il n’est pas dit, cette fois, que le Seigneur soit venu à lui. Le texte donne plutôt à entendre qu’ils ne se sont vus qu’à distance. « Jésus passait, » littéralement : Il se promenait. Ne semblait-il pas qu’il attendît, que ses yeux cherchassent parmi la foule celui ou ceux qui se décideraient aujourd’hui à le suivre ? Dans la proximité la plus immédiate, voici encore Jean accompagné de deux disciples. Que va-t-il sortir de cette rencontre ? Évidemment le Baptiste ne veut rien forcer. Tout doit être libre. Est-il interdit cependant d’aider, d’encourager ? Il sait si bien que l’âme est faite pour Jésus-Christ, qu’il veut au moins fournir l’occasion de le voir, et puis de choisir. Il peut, sans abuser le moins du monde de son autorité, sans violenter aucune conscience, répéter sa déclaration de la veille. Voici, dit-il, l’Agneau de Dieu. Cela suffira. Il n’y a plus besoin d’ajouter que cet Agneau ôte le péché du monde.
Ce n’est donc qu’une répétition abrégée. Oui, mais quelle invitation aussi !… Maintenant que vous le connaissez par mes enseignements, maintenant que vous avez l’occasion, inespérée peut-être, de le revoir, vous serait-il seulement possible d’hésiter ? C’est le moment, ou jamais, de prendre une résolution. C’est aujourd’hui le jour du salut ; c’est à présent le temps favorable. Demain, il se pourrait fort bien que Jésus ne fût déjà plus là.
Les deux disciples ont compris. Ils ne se croient point infidèles à leur ancien maître en se rendant auprès du nouveau. Celui-là, ils ne le quitteront point. Ils le suivront jusqu’à l’heure où il leur sera enlevé. De la scène des adieux, pas un mot. Rien sur les regrets de Jean-Baptiste en se séparant de ces jeunes gens. Il n’en a peut-être point exprimé. De plus en plus il prenait pour devise : Il faut qu’il croisse et que je diminue.
Un seul de ces deux disciples est nommé dans notre récit ; c’est André. Mais l’autre est si clairement désigné, qu’il semble impossible d’avoir un doute sur son nom. En fait, la critique est à peu près unanime à prononcer celui de Jean, le futur apôtre. Quel autre que lui aurait pu nous donner des détails aussi délicats et aussi vivants sur la scène qui suit, et qui marqua sa vie entière d’un sceau indélébile ? Tout y est, jusqu’à l’exacte mention de l’heure à laquelle il rencontra Jésus et s’entretint avec luil.
l – Jean 1.39.
Notre tâche n’est pas de nous occuper du fils de Zébédée. C’est à son premier maître que nous revenons. Il me semble que nous le connaissons mieux aujourd’hui, en voyant qu’il a su, d’abord, former un disciple tel que Jean, ensuite, l’amener lui-même à Jésus et se dépouiller de la sorte d’un des plus beaux fleurons de sa couronne. Certes, il a bien prouvé, par cet acte d’abnégation, qu’il attribuait au Christ une mission de tout point supérieure à la sienne. Ce n’était pas la première fois qu’il le déclarait. Jamais il n’y avait eu dans sa déclaration un plus noble désintéressement, un plus complet oubli de soi-même. Jean-Baptiste est très sûr de lui quand il répète son témoignage : Voici l’Agneau de Dieu. Il sait qu’en s’exprimant ainsi il détachera de sa personne plus d’un ami dévoué. Mais c’est précisément ce qu’il veut. C’est pour cela qu’il prêche et qu’il baptise. Il n’a pas pris pendant quinze ans, au désert, des habitudes de renoncement, pour devenir tout d’un coup égoïste. Il n’y a en lui ni parade d’humilité ni besoin maladif d’offrir ce qu’il pourrait garder. Il n’y a que le désir de servir, le mieux possible, Celui qui est venu non pour être servi mais pour servir.
« Ce grand saint, dit Bourdaloue, n’eût point de désir plus ardent que de gagner des disciples à Jésus-Christ ; voilà pourquoi, non content de lui en former de nouveaux, il lui donnait même les siens. Allez, leur disait-il, mes chers enfants ; je ne suis plus votre maître ; le grand maître est venu ; c’est le vôtre et c’est le mien : ne pensez plus désormais à moi. C’est à celui-là qu’il faut vous attacher ; il a les paroles de la vie éternelle.m »
m – Bourdaloue : Panégyriques, I, Sermon pour la fête de Jean-Baptiste, p 376-377.
Observons-le, du reste. Chez l’un au moins de ces disciples, nous trouvons des échos bien nets de l’enseignement du Précurseur et l’influence très marquée de son exemple. Nous les signalerons dans trois points seulement.
Aucun Évangile n’affirme comme celui de Jean le fait de la préexistence du Christ. Le prologue entier de ce livre paraît n’avoir aucun sens en dehors de cette affirmation. Or, comment Jean-Baptiste a-t-il parlé du Sauveur, la veille du jour où Jean l’évangéliste s’est donné à lui ? A l’instant où il venait de le désigner comme l’Agneau de Dieu, il a continué en ces mots : « C’est celui dont j’ai dit : après moi vient un homme qui m’a précédé, car il était avant moin. » Parole, selon moi, sans but et sans raison, si la foi à l’existence antérieure du Sauveur n’y est pas renfermée. A ne parler qu’humainement, elle ne serait pas vraie. Jésus avait six mois de moins que Jean-Baptiste. Il n’était donc pas avant lui.
n – Jean 1.30.
Aucun Évangile, ensuite, n’insiste autant que le quatrième sur le rôle expiatoire et sur le caractère sacerdotal de l’œuvre accomplie par Jésus-Christ sur la terre. Seul il nous a conservé cette prière sublime du chapitre dix-septième, où le Sauveur se présente à Dieu comme souverain sacrificateur, offrant son propre sang, et non celui d’une victime étrangère. – N’est-ce pas aussi ce caractère que nous retrouvons profondément gravé, soit dans le baptême de repentance auquel Jésus a voulu se soumettre, soit dans le portrait que le prophète a tracé de lui, en le montrant chargé des péchés du monde ? Second point où nous pouvons marquer l’influence directe de Jean-Baptiste sur l’apôtre Jean.
Ce même apôtre enfin, dans la première de ses trois épîtres, insiste avec une extrême énergie sur les dangers du monde. Il montre qu’il est impossible de l’aimer sans se faire l’ennemi de Dieu ; qu’il produit la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie ; qu’il passe avec ces convoitises sans rien laisser après luio. Est-ce s’aventurer beaucoup que de surprendre dans cette prédication le souvenir de celles qu’il avait entendues de l’homme du désert ? Jean-Baptiste s’était détourné du monde. Il avait rompu avec lui ; non pour le condamner, mais pour mieux préparer les voies au seul qui pût le sauver. Il avait vécu de sauterelles et de miel sauvage, afin de mieux résister aux tentations du bien-être. Il avait fui les honneurs et dédaigné toute flatterie, pour n’être point séduit par l’orgueil de la vie, et pour enseigner mieux aux foules à fuir la colère à venir. Tel maître, tel disciple. L’apôtre n’eût peut-être pas écrit sa première épître, s’il n’avait pas été élevé à l’école du Précurseur. Et si nous voulons signaler les trois instructions religieuses qu’il eut le privilège de recevoir, nous nommerons : pendant sa première jeunesse, celle de Jean-Baptiste ; pendant l’âge de la force et du plein développement, celle de Jésus-Christ ; pour finir, celle de Marie la mère du Sauveur, que ce disciple prit chez lui dès le jour de la crucifixion. L’influence de ces trois maîtres n’est pas difficile à discerner dans le quatrième Évangile.
o – 1 Jean 2.15-17.
Mais ne cédons pas trop à la tentation de nous arrêter auprès de cet admirable disciple. C’est auprès du premier instituteur que nous devons revenir. L’heure approche où son activité publique prendra fin. Avant que ce grand missionnaire soit réduit à l’inaction, il a deux leçons de premier ordre à nous donner. Une d’humilité d’abord ; une de fidélité ensuite.