« Vous reconnaîtrez un arbre à ses fruits, » nous a dit le Sauveur. Quels ont été les fruits réels, durables de ces mouvements collectifs ? L’enthousiasme, l’entraînement, la haine contre les curés, un certain désir de changement ou d’émancipation ne se mêlaient-ils pas, dans une large proportion et chez un grand nombre, aux besoins religieux de quelques-uns, peut-être d’une infime minorité ? Ne pouvait-on pas craindre qu’une fois la première curiosité satisfaite, le premier élan calmé, la plupart de ces gens ne retombassent dans l’indifférence ou sous la férule du clergé catholique ? On a vu de tout temps des feux de paille jeter pendant quelques heures un vif éclat… et rapidement s’éteindre, pour ne laisser après eux que des ténèbres d’autant plus obscures que la clarté avait été plus vive.
Il en aurait été probablement ainsi dans la Haute-Vienne et la Charente, si l’enseignement religieux donné par les pasteurs et les évangélistes avait été superficiel et incomplet, si l’on n’avait annoncé que l’amour de Dieu, le pardon, le salut gratuit, sans insister sur la corruption du cœur de l’homme, sur la nécessité de la conversion, sur la sainteté de Dieu, sur l’importance absolue de la sanctification personnelle et de la consécration vivante à Dieu. Mais quiconque a entendu M. Roussel sait quelle était sa fidélité à annoncer en entier le plan de Dieu pour notre salut, et avec quelle puissance il flétrissait le péché sous toutes ses formes, dévoilait les ruses du cœur naturel, fouillait dans les consciences les mieux verrouillées, dénonçait la condamnation des inconvertis, des orgueilleux, des satisfaits, des hypocrites, et faisait trembler les indifférents et les inconséquents pour les amener humiliés et brisés au pied de la croix de Jésus-Christ. Les fruits les plus positifs et les plus réjouissants ne tardèrent pas à répondre, chez la plupart des nouveaux convertis, à la fidélité du pasteur et de ses dignes collaborateurs.
On aurait pu craindre encore pour l’avenir de ces Églises si, par le fait de leur passage au protestantisme, leurs membres avaient eu la perspective recueillir un avantage matériel quelconque, le dégrèvement de quelques impôts, les faveurs du gouvernementb, des secours en argent, une vie plus douce et plus facile. Les évangélistes les plus sérieux ont souvent fait cette remarque que les nouveaux convertis qui, pour une raison quelconque, voient leur position matérielle s’améliorer par le fait ou à la suite de leur conversion sont rarement ceux qui, à la longue, donnent le plus de satisfaction au point de vue spirituel. Pour qu’une conversion produise tous les fruits qu’on est en droit d’en attendre, et qu’elle inspire pleine et entière confiance, il faut presque toujours que le nouveau converti ait à passer par le creuset de la souffrance, de l’opprobre et souvent de la persécution pour sa foi nouvelle. Alors les fruits véreux tombent d’eux-mêmes ; les bons seuls restent et parviennent à maturité.
b – Comme c’est le cas en Russie pour les protestants qui consentent à entrer dans l’Eglise orthodoxe grecque.
Ces épreuves nécessaires, nos amis de la Haute-Vienne et de la Charente ne tardèrent pas à les traverser.
Le 27 janvier 1851, monsieur le préfet de la Haute-Vienne rendit un arrêté ainsi conçu :
« Les clubs ou autres réunions publiques sont interdits dans toutes les communes des cantons de Chateauponsac et de Magnac-Laval. »
M. Jules Lenoir, pasteur à Villefavard, venait justement de se rendre le 26 janvier (veille du décret) dans la commune de Saint-Hilaire, dont les habitants l’avaient fait appeler pour leur prêcher l’Evangile. Il commençait une seconde réunion le 23 février dans la même commune, lorsqu’il fut saisi par les gendarmes et conduit de brigade en brigade jusqu’à la prison, où il passa la nuit sur la paille comme un malfaiteur. Cité en justice, il fut d’abord acquitté à Bellac, le 10 mai ; puis, traduit devant la cour d’appel de Limoges, il s’y entendit condamner à une amende. Sa cause dut être portée en cour de cassation par M. le comte Delaborde, qui obtint enfin son acquittement le 13 novembre 1851. Mais les épreuves ne faisaient que commencer. D’après le décret du 25 mars 1852, ce n’était plus seulement la déclaration au maire qui devait précéder toute réunion, même religieuse ; c’était encore l’autorisation préalable du gouvernement que l’autorité supérieure déclarait indispensable.
Cette ordonnance s’appliquait à toute réunion publique, de quelque nature qu’elle fût. Elle servit donc de prétexte pour interdire de paisibles assemblées de culte, qui avaient lieu depuis des années.
Le 22 janvier 1854, le commissaire de police se présenta à Villefavard et somma M. Lenoir, qui présidait le culte, de cesser immédiatement toute fonction pastorale. Après avoir fait disperser l’assemblée, le commissaire posa les scellés à la porte du temple, de ce temple, propriété de la commune de Villefavard, que ses habitants avaient eux-mêmes dépouillé de toute marque du culte catholique, et où, depuis dix ans, ils s’assemblaient régulièrement autour de la Parole de Dieu.
Alors commença pour Villefavard et les autres stations une longue période de luttes et de souffrances. Tous les temples de la Haute-Vienne furent successivement fermés, sous prétexte que les pasteurs n’étaient pas munis d’une autorisation préalable.
Les difficultés suscitées à d’autres chrétiens en d’autres lieux laissaient assez pressentir que cette autorisation serait plus difficile à obtenir qu’à demander. Toutefois, puisqu’elle était déclarée nécessaire, les pasteurs et évangélistes, d’accord en cela avec le Comité de Paris, se décidèrent à la solliciter. Ils se rendirent tous à Limoges, chef-lieu du département, et firent une démarche collective auprès du préfet.
La réponse reçue ensuite par l’un d’eux donnera une idée de toutes les autres :
« Monsieur,
J’ai l’honneur de vous informer que je ne puis accueillir la demande que vous m’avez adressée le 15 février dernier, dans le but d’obtenir l’autorisation d’exercer librement le culte que vous professez.
Vous aurez donc à cesser immédiatement toute réunion dans mon département.
Le préfet,
Petit-Delafosse. »
M. Barbezat, pasteur à Rançon, était malade au moment de la démarche faite en commun par ses collègues ; ne pouvant se rendre à Limoges, il les pria de joindre sa demande d’autorisation aux leurs. Il était entré en convalescence, et il avait recommencé à visiter ses élèves et ses malades, lorsqu’il reçut, le 3 mars au soir, une lettre du maire l’informant que sa demande était rejetée, que les gendarmes devaient fermer le temple et s’opposer à tout essai de culte. Cette nouvelle saisit tellement le pasteur que son mal s’aggrava instantanément ; il fut saisi d’attaques nerveuses, perdit l’usage de la parole et mourut le lendemainc.
c – Rapport de la Société évangélique, 1854, p. 15.
On comprend sans peine l’émotion produite par de tels faits à Rançon et dans toute la Haute-Vienne.
Puisqu’on ne pouvait plus se réunir dans les temples, il ne restait d’autre ressource que de s’assembler dans les bois, au fond d’un vallon, au pied d’une vieille ruine, comme au temps des persécutions et du Désert. C’est ce que firent nos Limousins pendant des années. Ils posaient des sentinelles, et au signal du danger se dispersaient. Le danger se révélait par l’approche du cheval du commissaire. Chose curieuse, c’était un aveugle qui le signalait, son ouïe extraordinairement développée lui servant encore mieux que l’usage de la vue aux autres membres de l’assemblée.
Une fois cependant une de ces assemblées en plein air fut surprise. La réunion se tenait au pied d’un grand chêne ; le commissaire de police y arriva à pied par des chemins détournés.
– Vous savez, dit-il, que ces réunions sont défendues.
On ne répond rien.
– Continuez, dit-il, je ferai mon rapport.
On continua, en effet, devant lui en entonnant le beau cantique :
Mais il était difficile aux enfants de Dieu de « vivre-dans la paix. » Des arrêtés subséquents allèrent bientôt jusqu’à interdire aux pasteurs toute participation publique aux enterrements, toute prière, toute allocution dans la maison du défunt, même jusqu’à leur défendre d’assister à un mariage pour donner la bénédiction nuptiale à des époux !
Les écoles avaient été fermées dans le département même avant les lieux de culte. Cinq pasteurs et sept instituteurs travaillaient parmi les paysans. Le 9 décembre 1852, tous les instituteurs et institutrices de la Haute-Vienne furent convoqués à Limoges devant monsieur le préfet, et s’entendirent adresser à peu près ces paroles : « L’enseignement primaire porte sur la morale et sur la religion ; or, vous n’appartenez pas à un culte reconnu et salarié par l’Etat ; donc votre enseignement est irréligieux et immoral. Donc je vous interdis pour six mois de tenir vos écoles. »
Au bout de six mois, ils recevaient une interdiction définitive.
Cette mesure touchait au vif les paysans, qui prirent spontanément sur eux de recourir à l’empereur et lui adressèrent la requête suivante :
« Sire,
Encouragés par les paroles de bienveillance adressées dernièrement par vous aux protestants du Midi et dans leurs personnes à tous les protestants de France, nous venons réclamer auprès de Votre Majesté contre une décision du Conseil académique de Limoges, par laquelle toutes les écoles protestantes de la Haute-Vienne seraient fermées et détruites, si la justice de votre gouvernement ne daignait y mettre bon ordre. Cette décision, Sire, est une violation de la liberté religieuse garantie par la Constitution… Il faudra donc que nos intérêts les plus sacrés, nos intérêts religieux, et ceux de nos enfants soient livrés en proie aux ennemis du nom protestant ! Il faudra ou que nous laissions nos enfants sans instruction, ou que nous leur fassions donner une éducation religieuse que nos consciences repoussent. Où serait alors la liberté religieuse ? Elle n’existerait plus !… On prétend que nos instituteurs ne donnent pas à nos enfants l’enseignement moral religieux voulu par la loi. Sire, il y a là-dessous des subtilités qui échappent à nos regards ; mais ce qui crève les yeux de tout le monde, c’est que leur enseignement est conforme à la sainte Parole du Seigneur, d’où il est tiré exclusivement ; que, par conséquent, il est très bon, et qu’ainsi il répond aux exigences de la loi. Hélas ! aux yeux de ceux qui ne rêvent que l’extirpation de notre culte, cet enseignement n’est que trop excellent. C’est là son seul crime ! Nous vous le disons, Sire, avec une profonde douleur, sans mauvaises passions, et comme l’expression de la simple et évidente vérité. Nous vous supplions, Sire, de faire examiner cette affaire de très près, et vous pourrez vous convaincre qu’ici on s’est servi de la loi elle-même pour violer la loi… »
Nous n’avons pu découvrir aucune trace de réponse à cette émouvante requête.
Bien loin du reste d’entrer dans les voies de la justice, les autorités locales, fidèles en cela aux traditions du catholicisme, essayèrent d’ajouter à leurs injustes rigueurs l’attrait de la séduction. Elles firent offrir à la municipalité de Villefavard 4000 francs comme subvention à l’Eglise catholique, si seulement les habitants voulaient rentrer dans cette Église. Ils refusèrent cette somme sans hésitation.
Dans mainte occasion semblable on put admirer le courage ferme et pacifique que ces néo-protestants déployèrent dans cette épreuve, bien longue et bien rude pour leur jeune foi. La prédication de la Parole avait partout porté des fruits, partout créé des foyers de vie religieuse, qui, grâces à Dieu, ne devaient plus s’éteindre. Les délégués de Paris qui les visitaient recevaient partout le même témoignage : « Jamais nous n’abandonnerons la Parole de Dieu. Non, jamais. »
A Villefavard cependant, on se permit un jour une douce petite revanche. Il s’agissait de célébrer la fête de l’empereur. C’était le 15 août 1855. Le préfet envoya au maire l’ordre d’assister, à la tête de son Conseil municipal, au service qui devait avoir lieu dans l’église catholique ; le maire répondit :
« Nous serions heureux de nous rendre à cette invitation… mais notre culte est interdit, notre temple est fermé par ordre de l’autorité… Autorisez-nous à l’ouvrir, ou à nous réunir dans un lieu favorable quelconque, et nous célébrerons la fête de l’empereur. Sinon, nous ne pourrons pas commettre un acte d’hypocrisie en nous associant au culte catholique que nous avons publiquement et pour toujours abandonné. Nous regretterions infiniment, monsieur le préfet, que des entraves relatives à notre religion nous empêchassent d’accomplir nos devoirs envers le Chef de l’Etat. »
Naturellement, point de réponse ! Le 15 août les habitants se réunissent, nous ne savons où, sur la place publique ou dans la salle de la commune, demandant à Dieu de bénir leur souverain, font entre eux une collecte et aux pauvres une distribution de pain.
Et c’est de ces mêmes paysans qu’un représentant de l’autorité avait dit à un agent de la Société évangélique demandant la liberté de continuer auprès d’eux son œuvre : « Il doit suffire aux campagnards de savoir leur catéchisme (catholique) parce que, en matière religieuse, moins l’esprit comprend, plus le cœur est touché ! »
Plusieurs procès intentés aux membres du troupeau comme aux pasteurs éprouvèrent aussi la fidélité des uns et des autres : MM. les pasteurs Le Savoureux, de Limoges, Boubila, de Villefavard, Péron de Thiat ; deux instituteurs : MM. Barnaud et Charmasson ; une institutrice : Mme Chevallier, et quatre laïques de Fouqueure sont traduits devant le tribunal sous la très grave inculpation d’avoir « assisté à des réunions religieuses. » Une première fois ils ne sont condamnés qu’au minimum de l’amende ; mais à un second et à un troisième procès, le chiffre total des amendes s’éleva à plus de 7300 francs ! On n’y allait pas de main morte. (Août 1855 et janvier 1856.) Et cependant jamais, chez ces victimes de l’injustice, trace de rébellion ni dans leur attitude, ni dans leurs réponses ; rien d’exalté ni de fanatique. Tout se résume pour eux dans cette parole d’un frère de Thiat : « Je suis prêt à rendre à César ce qui appartient à César. Mais si César me défend ce que Dieu commande, jugez vous-mêmes s’il ne vaut pas mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. »
– Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda un ami de Paris aux condamnés.
– Notre devoir, plus difficile, est le même pour demain qu’il l’était hier. Nous l’accomplirons.
Et ils l’accomplirent en effet.
Et non seulement ils persévérèrent, en dépit de tout, à se glorifier dans leur foi, et à glorifier l’Evangile par leur fidélité au culte réformé, mais leurs progrès dans la moralité et dans l’instruction, leur conduite irréprochable comme hommes, comme citoyens et comme chrétiens, ont frappé tous les hommes impartiaux qui ont eu l’occasion de les voir de près, ceux surtout qui ont dû vivre de leur vie et s’associer à leurs souffrances et à leurs sacrifices.
M. Lenoir pouvait déjà constater en 1854 que « l’établissement du culte évangélique à Villefavard était resté aussi sérieux et inoffensif dans ses développements qu’il l’avait été dès son début en juin 1844 ; qu’il n’avait jamais été l’occasion, même éloignée, du plus léger désordre ; que pendant ces dix ans aucun individu de la commune de Villefavard n’avait été signalé ni poursuivi comme fauteur de troubles politiques ; que tandis que personne à peu près n’y savait lire et écrire quelques années auparavant, l’instruction pénétrait alors jusque dans les plus pauvres familles ; que peu de communes étaient aussi calmes, aussi rangées, aussi recommandable à tous égards, aussi exemptes de procès ; que la mendicité y avait été en quelque sorte abolie par l’assistance mutuelle ; et que leur attitude dans les épreuves était celle de la patience et d’une véritable dignité. »
Un autre pasteur, M. Ambresin a, de son côté, pu officiellement déclarer que « pour les protestants de Thiat et des hameaux voisins, ce culte protestant, bien loin d’avoir donné lieu à aucun désordre, avait, au contraire, puissamment contribué à moraliser la population qui s’y rattachait et que, dans les diverses crises que le pays a traversées depuis 1848, aucun de ses adhérents n’avait été réprimé ou puni comme perturbateur de l’ordre public ou fauteur d’agitations politiques. »
Ces résultats extérieurs ne furent heureusement pas les seuls ; ils n’étaient eux-mêmes que les fruits visibles de l’œuvre intérieure, des conversions réelles accomplies par le Saint-Esprit dans le cœur d’un grand nombre de ceux qui avaient changé extérieurement de religion et de culte. Nous en avons recueilli des preuves nombreuses, entre autres dans quelques-uns des rapports, toujours si réservés et si discrets, de la Société évangélique.
« L’œuvre de l’évangélisation ne souffre pas des entraves qu’elle rencontre ; loin de là. Jamais elle ne fut plus prospère, jamais elle ne rapporta plus de fruits qu’aujourd’huid. Dans les temps où les foules s’emparaient comme d’assaut de toutes les places de nos lieux de culte, où les choses qu’elles entendaient les charmaient à tel point que c’était à grand’peine que l’on retenait leurs applaudissements ; il y avait un attrait général non essentiellement pour les vérités de l’Evangile, qui sont toujours dures à entendre, mais pour ce que ces vérités condamnent dans des formes religieuses dont on ne se souciait plus. Le prédicateur qui était le plus en faveur, c’était celui qui d’une parole vive et incisive signalait le mieux les abus de la superstition et du fanatisme. Nous croyons que ce genre d’évangélisation a eu pour effet de rendre attentifs à des enseignements plus importants beaucoup d’esprits légers et engourdis. » Mais naturellement l’œuvre devait peu à peu se compléter, se transformer ; la prédication, d’agressive qu’elle avait nécessairement dû être au début, devint plus instructive, plus didactique ; on ne pouvait se contenter longtemps de démolir, il fallait rebâtir, édifier, corriger, travailler énergiquement à amener des conversions personnelles, à sanctifier les chrétiens, à faire vivre Christ dans les cœurs.
d – Rapport de la Société évangélique de France, année 1854, p. 20.
« Ces trois ou quatre dernières années (1850-1854), cette heureuse transformation a été de plus en plus sensible, écrivait-on en 1854, et depuis lors le nombre des âmes qui ont été ajoutées à l’Eglise a été en grandissant. A cet égard les sévérités légales déployées contre la controverse ont rendu à notre cause un véritable service et nous avons à constater une fois de plus, qu’en ceci comme en toutes choses, Dieu fait tourner au bien de son Église ce que les adversaires de la vérité avaient conçu à mal contre elle. »
« Des tracasseries de tout genre, lisons-nous encore dans une lettre de M. Lenoir, ont été suscitées à la commune de Villefavard, dans l’espoir d’ébranler la fermeté de ses habitants… Il est réjouissant de voir le calme de cette population inoffensive, sa patience et sa résignation au milieu des difficultés qui l’entourent. On me dit souvent : Quel mal faisons-nous en suivant les préceptes de l’Evangile ? N’est-ce pas lui qui nous enseigne nos devoirs envers Dieu et envers nos semblables ? N’est-ce pas lui qui a apporté la moralité dans notre commune ? N’est-ce pas lui qui est venu répandre chez nous le goût de l’instruction ? N’est-ce pas lui qui nous a appris à secourir notre prochain, à nous aimer mutuellement ? Y a-t-il une commune plus unie en France que la nôtre depuis que l’Evangile est arrivé jusqu’à nous ? »
A Thiat, mêmes convictions, mêmes résultats ; mêmes persécutions, même fidélité.
« Tous ceux qui ont adopté sincèrement le culte de l’Evangile, écrit M. le ministre Péron, continuent à le considérer comme le seul qu’ils puissent jamais admettre. Voilà ce qui renverse de fond en comble l’opinion de ceux qui prétendaient que ce que nous appelons l’Evangile avait pris racine dans le temple et non dans les cœurs ; d’où ils concluaient qu’une fois le temple fermé, l’œuvre de notre prétendue réformation serait bien vite étouffée. Grâces à Dieu, il en a été tout autrement ; et laissez-moi vous montrer, par ce qui se passe ici dans ce moment, que l’Evangile y est un levier puissant, au moyen duquel on obtient toutes sortes de bonnes réformations.
Frappé de la malpropreté du village, le pasteur a cherché à faire comprendre aux chrétiens évangéliques qu’à cet égard aussi, toutes choses doivent devenir nouvelles. Il les invita à ne plus tolérer l’état d’une voie publique où la précaution de suivre le pied du regard est devenue inutile, à cause des eaux stagnantes et des boues fétides dont elle est remplie. Il y a plusieurs années, de pareilles observations de la part de leur précédent pasteur étaient restées sans fruit. Aujourd’hui, grâce à l’Evangile, il en est tout autrement. Les femmes et les enfants ont d’abord suivi leur pasteur, qui les a conduits dans les champs pour ramasser des pierres. Les hommes ensuite se sont mis à la journée comme pour un salaire, et ils ont ouvert une carrière pour en extraire une quantité suffisante de pierres ; des attelages à deux chevaux et à six vaches se sont formés. Actuellement, il y a plus de soixante-dix charretées transportées, et déjà une portion de la voie est rendue praticable et propre. Les catholiques, invités par le pasteur à s’associer à cette œuvre de civilisation, ont aussi fourni leur contingent de journées. »
Sur l’œuvre de la Haute-Vienne, M. le pasteur Le Savoureux, qui pouvait s’en rendre compte de très près et avec impartialité, écrivait en 1858, c’est-à-dire quatorze ans après les travaux de M. Roussel dans ce pays : « Dans son ensemble, ce champ de travail est digne de fixer l’attention et d’exciter hautement l’intérêt de tous les amis de l’évangélisation en France. Dans la revue que nous avons faite de l’état des stations, c’est avec la plus vive émotion que j’ai entendu les rapports de mes amis. Je ne puis citer aucun fait saillant, mais ce dont je me suis convaincu à l’ouïe des choses qui ont été dites, c’est que, dans ces derniers temps surtout, la main de Dieu s’est révélée pour affermir cette œuvre ébranlée par tant d’orages. La Conférence a été unanime pour demander que notre Comité nous délègue prochainement un de ses membres pour venir s’assurer, en visitant les stations, que le travail accompli jusqu’à ce jour n’est pas resté sans fruit et qu’il y a même progrès sensible sur l’année dernière. A l’époque de la réouverture de nos temples, nous nous trouvions réunis chez le préfet qui nous dit : Si tous les habitants de la Haute-Vienne ressemblaient à vos protestants, l’administration du département serait bien facile. Et cette mention honorable est assurément des mieux méritées ; car, avec l’instruction religieuse, nos amis apprennent à respecter les lois et à s’abstenir de toute espèce de désordre. Aussi ne connaît-on point parmi nous d’individus compromis pour cause politique.
Plusieurs de nos stations de la Haute-Vienne ont été affligées de maladies épidémiquese. Les cas de mort se sont multipliés à Villefavard. M. Boubila nous apprend que tous ceux qui ont été rappelés se sont endormis dans le Seigneur. Nous, sommes donc arrivés dans la Haute-Vienne à ce moment désiré où l’œuvre intérieure et spirituelle correspond à l’œuvre extérieure et brillante dès ses débuts. Les chapelles sont remplies, les écoles le seraient également. L’influence de l’Evangile rayonne dans toute la contrée et les conversions se multiplient. Nous voudrions, insister auprès de vous sur l’action bienfaisante, même au point de vue temporel, de l’évangélisation dans ces contrées qui étaient très reculées il y a quelques années. Vous verriez l’ordre, la propreté, une certaine aisance, remplacer un état de choses tout opposé.
e – Rapport de la Société évangélique.
L’Eglise de Limoges, elle aussi, prospère et se consolide à l’intérieur, grâce à une évangélisation active. Le dimanche 6 juin a été un beau jour pour elle. L’Eglise avait à célébrer son culte dans le nouveau templef, édifice spacieux, commode et empreint du caractère de solennité qui convient à une maison de prières. Le temple évangélique de Limoges a le type simple et grandiose de l’architecture romane ; il peut contenir cinq à six cents personnes et, quand les salles d’école qui y sont annexées sont ouvertes, deux cents personnes de plus. L’érection de ce temple est une preuve éclatante de la consolidation du protestantisme évangélique dans ces contrées ! Sa construction a été une œuvre de foi et d’abnégation ; la somme nécessaire a été recueillie péniblement par le pasteur. Limoges est naturellement considéré comme le point central de l’évangélisation de la Haute-Vienne.
f – L’ancien avait été exproprié et démoli pour cause d’utilité publique.
Vous apprendrez avec satisfaction qu’à Limoges, les membres de l’Eglise ont réuni la somme de 2384 francs pour l’entretien du culte et le soin des pauvres (en 1862).
Nous aurions voulu que vous entendissiez le vif accent de notre cher et vénéré collègue le pasteur Audebez au retour d’une visite qu’il avait bien voulu faire à Thiat. Vous auriez été touchés au fond du cœur de l’accueil cordial et empressé dont notre cher collègue était l’objet de la part de ces pères et mères de famille qui voyaient en lui le délégué et le représentant de cette Société évangélique dont ils lui disaient : Jamais nous n’oublierons tout ce qu’elle a fait pour nous. Dites à ces messieurs combien nous les aimons.
La belle maison d’école rouverte et remplie eût excité votre gratitude envers le Dieu des délivrances, et sans doute vos yeux eussent été mouillés de douces larmes en entrant dans ce temple naguère fermé où se pressaient plus de cinq cents auditeurs, parmi lesquels une belle et nombreuse jeunesse instruite dans l’Evangile ; en entendant nos cantiques chantés avec un entrain joyeux, et en voyant se peindre sur les visages des auditeurs les saintes émotions de la piété. La communion de Noël, célébrée par un jour de grands frimas avec ce saint recueillement et cette joie expansive, vous eût semblé bien belle, et vos émotions n’eussent fait que s’accroître en recevant avec lui la députation des pères de famille qui venait demander avec instance que le jeune frère qui leur a consacré son hiver, et dans lequel ils ont trouvé un pasteur selon leur cœur, leur fût conservé. Cette demande a été renouvelée, et si M. Jacques, élève de la Maison des missions, n’a pu y répondre favorablement parce qu’il a reçu de son Maître un autre appel pour les terres lointaines, il a obtenu dans les chaleureuses expressions de ces vœux la plus divine récompense pour ses travaux dévoués pendant les quelques mois de son trop court ministère à Thiat. »
« A Villefavard, écrit-on encore de la même époque, l’œuvre se consolide. Nous n’en sommes plus au temps où les trois seuls catholiques de la commune avaient été nommés l’un maire, l’autre adjoint et le troisième garde-champêtre, et où l’on traquait nos amis jusque dans les fermes les plus écartées, quand ils s’y réunissaient pour prier. La paix la plus parfaite règne maintenant dans cette commune. L’on envie dans le pays sa prospérité, l’union de ses habitants et sa moralité croissante. Il suffit de dire qu’on est de Villefavard pour être regardé comme un honnête homme. C’est une des rares communes de France où il n’y a pas un seul illettré. Les quatre-vingts enfants des écoles donnent une pleine satisfaction. L’union spirituelle y est aussi en progrès. »
En 1875 et 1876 encore, le même témoignage pouvait être rendu : « Des hommes bien placés pour juger et tout à fait étrangers à notre influence reconnaissent que nous avons moralisé la contrée. Dans l’une de nos stations, le médecin catholique ne veut pas que l’évangéliste lui paye ses visites, attendu qu’il est suffisamment rétribué par le bien que celui-ci fait au pays. La loyauté de nos paysans est fort remarquée. Villefavard est la seule commune qui ne fournisse pas d’affaires litigieuses au juge de paix ou au tribunal. Quant à l’œuvre spirituelle, elle avance tout doucement au sein d’une parfaite paix. Les jeunes gens ont formé entre eux une réunion d’édification. Ils désirent se procurer des journaux religieux et fonder une bibliothèque. Ils ont acheté un harmonium pour accompagner leurs cantiques. Dans des hameaux de la commune, un certain nombre de fidèles se rassemblent pour prier et chanter. »
Le premier temple rouvert avait été celui de Villefavard. Procès sur procès avaient ému l’opinion publique ; les grands journaux avaient porté dans leurs colonnes les intérêts des protestants de la Haute-Vienne et d’ailleurs. Lord Shaftesbury, au nom de l’Alliance évangélique, avait fait une démarche personnelle auprès de l’empereur,… et enfin, le 1er juin 1856, à l’immense joie de la population de Villefavard, la cloche du temple, si longtemps silencieuse, lança de nouveau dans les airs ses joyeuses volées, appelant les fidèles à la prière en commun.
Les autres temples ne furent rendus au culte que successivement, celui de Mamers en 1866, quinze ans après sa fermeture, et le lendemain de la mort de son vénérable pasteur, M. Porchat ! Les autres restèrent fermés environ sept ans.
Quant aux écoles, suspendues d’abord pour six mois, puis fermées, elles ne purent se rouvrir qu’en 1861, neuf ans après leur fermeture, et à la condition que les instituteurs n’y admettraient que des enfants protestants.
« Le retentissement de procès iniques et de condamnations indignes avait enfin obligé le gouvernement à forcer à son tour la main aux autorités départementales. Or, pendant ces neuf années, il avait fallu instruire les enfants. L’école communale catholique leur ouvrait ses portes. Les parents protestants ne voulaient pas que leurs enfants en franchissent le seuil. Les instituteurs partaient de grand matin, en hiver, par des chemins souvent peu praticables, pour aller de maison en maison donner par miettes ce pain de l’instruction. Ils passaient un quart d’heure ici, un quart d’heure là. Que ces minutes s’envolaient rapides ! Malheur à eux si aux enfants d’une famille venaient se joindre les enfants d’une autre famille, ou si ces derniers attendaient seulement dans le corridor que la leçon des premiers fût finieg ! »
g – Extrait du Cinquantenaire de la Société évangélique, par M. Mouron.
On se représente avec quel surcroît de fatigue les instituteurs restèrent à leur poste, si l’on pense seulement aux fondrières du Limousin et à la dispersion des chaumières et des hameaux où ils devaient aller instruire leurs élèves. Mais ils eurent aussi un grand surcroît de bénédictions, car non seulement ils conservèrent tous leurs anciens élèves, mais ils en gagnèrent de nouveaux, « et non seulement les enfants, mais les frères et les sœurs plus âgés, mais les pères et les mères eux-mêmes ne croyaient pas déroger à leur dignité en profitant des bonnes leçons que recevaient à la maison leurs fils et leur filles. »
Enfin nous lisons encore dans un rapport de 1880 : « Villefavard, Balledent, Châteauponsac et Roussac sont quatre stations peuplées de catholiques convertis il y a trente-cinq ans. Elles ont ensemble trois annexes. L’œuvre s’y accomplit d’une manière cachée, mais sûre. »
Les promesses de Dieu ont été aussi fidèles que précieuses. L’œuvre qu’il avait commencée en 1843 et 1844 par l’un de ses serviteurs, il l’a constamment soutenue et poursuivie par d’autres serviteurs. Il la continue aujourd’hui pour le salut de beaucoup d’âmes et à sa gloire.