A la suite du martyre par lequel Justin paya sa fidélité et sa hardiesse chrétiennes (vers 165-167), l’un de ses disciples, nommé Tatien, Assyrien d’origine, probablement converti par lui, écrivit, sous l’influence de ce maître dont il était devenu l’admirateur, plusieurs ouvrages, en particulier une Apologie adressée aux païens et intitulée (Πρὸς Ἕλληνας), dans laquelle il cite par trois fois l’évangile de Jean, en particulier ces mots du prologue : « Toutes choses ont été faites par Lui, etc. » (Jean 1.3) ; puis un autre écrit de nature exégétique, dont Eusèbe parle en ces termes (H. E. IV, 29) : ce Tatien ayant composé, je ne sais comment (οὐκ οἶδ ὅπως), une certaine combinaison et réunion des évangiles (συναφείαν τινα καὶ συναγωγὴν τῶν εὐαγγελίων), appela cela (τοῦτο) du nom de τὸ διὰ τεσσάρων » (expression qui signifie : composé au moyen de quatre). Nous avions vu que le maître de Tatien avait, dans un passage remarquable, parlé des Mémoires apostoliques comme « composés par les apôtres et par leurs compagnons d’œuvre » (Dial. c. 103) ; mais il n’avait pas indiqué expressément le nombre de ces récits ; on devait en supposer au moins quatre. Le titre du livre de son disciple nous fait comprendre que ces évangiles étaient réellement au nombre de quatre. Il me paraît en effet, après tout ce que nous avons constaté du rapport intime entre les Mémoires de Justin et nos quatre évangiles canoniques, qu’il est impossible de douter que les quatre de Tatien fussent ces derniers. Cependant on a contesté cette identité ; ainsi Renan reconnaît bien que Tatien employait nos trois synoptiques, mais non pas Jean. Car, dit-il, « Tatien ne connaissait ou n’admettait pas ce dernier » (L’Église chrétienne, p. 503). En parlant ainsi, Renan ignorait ou bien oubliait tout à fait les citations de Jean dans l’Apologie de Tatien. Il pense qu’outre les synoptiques, Tatien employait soit l’évangile des Hébreux, soit celui de Pierre. Enfin il assure que le terme de Diatessaron est en grec une expression musicale, désignant l’accord parfait, et qui, par conséquent, n’implique nullement le nombre quatre des écrits avec lesquels Tatien avait composé le sien. Mais l’accord de tous les tons se nommait διὰ πασῶν (χορδῶν), et les deux locutions analogues, διὰ τεσσαρῶν et διὰ πέντε, indiquaient l’accord de deux tons séparés par un intervalle de deux ou de trois tons, la tierce ou la quarte (voir Dict. de Passow, I, p. 626, 653,667), de sorte que cet emploi musical ne concorde à aucun titre avec le terme désignant l’ouvrage de Tatien. Une expression grecque qui aurait plus d’analogie avec le vrai sens de ce titre, serait l’exemple cité par Salmon (p. 83), d’après lequel le terme de Diapenté désignait un onguent, très employé et composé de cinq ingrédients. Le rapport de cette expression avec le titre de l’Harmonie de Tatien saute aux yeux.
Nous ne savions, jusqu’il y a peu de temps, que deux choses sur le Diatessaron :
1°) Que Théodoret, évêque de Cyrrhus, près de l’Euphrate, avait au commencement du Ve siècle trouvé deux cents exemplaires de cet écrit et les avait remplacés par nos évangiles détachés, parce qu’il y avait constaté la suppression des généalogies et de tout ce qui impliquait en Jésus la descendance de David. Du reste, il ne lui reprochait aucune addition contraire à la vérité évangélique ; comp. Haer, Fab. I, 20.
2°) Outre cela, on connaissait l’affirmation d’un prêtre jacobite du XIIe siècle, nommé Bar-Salibi, qui parlait d’un Commentaire sur le Diatessaron, composé par Ephrem, le Père le plus illustre de l’église de Syrie (IVe siècle). Un tel ouvrage, dû à pareil auteur, prouvait suffisamment l’usage public qui était fait de cet écrit dans ces contrées. L’original syrien de ce Commentaire était perdu ; mais il en existait une traduction arménienne qui fut publiée en 1836 par l’institut arménien méchitariste, fondé à Venise. Cette publication n’attira l’attention générale que lorsqu’il en parut une traduction latine en 1876. Or cet écrit prouvait, sans réplique que l’ouvrage de Tatien commençait réellement, comme l’avait dit Bar-Salibi, par les premiers versets du prologue de Jean, dont Éphrem donnait l’explication. Suivait le baptême de Jésus d’après Luc 3, puis le récit de la tentation, d’après Matthieu 4 ; de là le récit passait à la vocation des premiers disciples (Jean 1.35 et suiv.), puis au premier retour en Galilée et à la scène de Cana. Le récit continuait ainsi sans suivre un évangile particulier, mais en usant des quatre également, et se terminait par un coup d’œil sur l’activité des apôtres dans le mondea. Après cela, il n’y avait plus à douter du fait que le Diatessaron était bien réellement une harmonie de nos quatre évangiles canoniques. Cet écrit était en langue syriaque, d’après Zahn, par la raison qu’il fut longtemps le livre de lecture évangélique dans les églises de Syrie, en particulier dans celle d’Edesse (aujourd’hui Orfa, cette malheureuse ville livrée récemment au massacre et au pillage par le fanatisme turc). Mais, selon Harnack, il était plutôt écrit en grec, comme semblent le prouver le titre lui-même et d’autres indices encoreb. L’Évangile était, paraît-il, parvenu dans cette contrée reculée, dès l’an 170.
a – C’est ce qu’a constaté avec succès Th. Zahn, dans Forschungen, I. p. 113 à 219. Voir aussi le Diatessaron publié en anglais (1888) par Hemphill, d’après de nouveaux documents plus récemment découverts. Il résulte de la traduction arabe que ce livre finissait par Jean 21.2, comme il avait commencé par Jean 1.1 (Zahn, Gesch, des K., H, p. 556).
b – Das Neue Testament, etc. p. 104-105.
A la découverte de la traduction arménienne du Commentaire d’Éphrem est venue se joindre un peu plus tard celle de deux traductions arabes du Diatessaron lui-même, dont l’une a été publiée en latin en 1888, comme hommage pour le Jubilé de Léon XIII. Ces découvertes rendirent les savants attentifs à une harmonie latine des Évangiles qui, en 545, était tombée entre les mains de Victor, évêque de Capoue, et qui avait été introduite dans le C. Fuldensis de la Vulgate (VIe siècle). En lisant le passage d’Eusèbe qui se rapporte au Diatessaron, Victor avait supposé avec raison que cette harmonie latine pourrait bien être l’ouvrage de Tatien. Au moyen des documents récemment découverts, on s’est convaincu qu’il en était réellement ainsi, de sorte que l’on peut aujourd’hui espérer de posséder approximativement l’œuvre de Tatien. Sans doute les textes nouvellement découverts sont loin de s’accorder complètement. Le fond cependant est assez bien établi pour que l’on ne puisse plus avoir aucun doute sur la marche suivie par l’auteur du Diatessaron ; c’était bien une combinaison (συνάφεια) de nos quatre évangiles. On a objecté sans doute le mot de Victor que voici : « Unum ex quatuor compaginavit Tatianus evangelium, cui titulum Diapente composuit. » Comment expliquer ce titre de Diapenté qui ne paraît nulle part ailleurs, et comment Victor peut-il sans contradiction tirer ce titre qui signifie « composé de cinq, » du fait que Tatien avait combiné quatre écrits ? Peut-être faut-il supposer que Victor avait remarqué dans cette traduction latine quelques paroles ou quelques détails qui lui avaient paru étrangers à nos évangiles, et qu’il avait rapportés à une autre source, comme on l’a fait souvent pour Justin. Quoi qu’il en soit, il est bien certain, par tous les témoignages et par tous les faits découverts, que, même s’il en était ainsi, les quatre de Tatien n’en étaient pas moins nos quatre évangiles, tels : que les lui avait transmis son maître sous le titre de Mémoires apostoliques. Le Diatessaron de Tatien demeura pendant plus d’un siècle le livre de lecture publique des églises de Syrie jusqu’à ce que, comme nous l’avons vu par l’exemple de Théodoret, on substitua à cet évangile dit des mêlés nos évangiles dits des séparés.