Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

3.
L’eutychianisme. Définition de la dualité des natures en Jésus-Christ.

3.1 — L’eutychianisme jusqu’au brigandage d’Éphèse.

La paix conclue entre saint Cyrille et Jean d’Antioche en 433 n’avait pas, on l’a vu, satisfait tout le monde. Elle procura cependant à l’Orient quinze ans d’une tranquillité religieuse relative, pendant lesquels disparurent plusieurs de ceux qui avaient joué un rôle dans l’affaire de Nestorius. En 444, Cyrille mourut, et reçut pour successeur Dioscore, ambitieux, violent et emporté, dont toutes les visées tendirent à maintenir, contre Constantinople et Antioche, la prééminence de son siège. A Jean d’Antioche succédait, en 443, Domnus son neveu, esprit hésitant et caractère faible. Flavien montait, en 447, sur le siège de Constantinople. Plus incliné que Proclus, qu’il remplaçait, vers les idées de saint Cyrille, il restait dans la voie moyenne qui était celle de l’orthodoxie. Ibas était devenu, en 435, évêque d’Édesse. A Rome, le 29 septembre 440, saint Léon succédait à Xyste III. Homme de gouvernement et tête bien équilibrée, il voulait avant tout des formules simples, et le silence sur les questions insolubles. Quant à Théodose II et à Théodoret, ils étaient destinés, le dernier surtout, à voir les nouveaux événements qui se préparaient. Théodose ne devait mourir qu’en 450, Théodoret qu’en 457.

Tant que saint Cyrille vécut, il semble que son autorité ait contenu la fraction vraiment monophysite de ses adhérents. Avec Dioscore, les vexations commencèrent contre les anciens amis de Nestorius, le comte Irénée, devenu évêque de Tyr, Théodoret, Ibas. C’était le prélude d’une nouvelle crise. Elle éclata avec Eutychès.

Eutychès était archimandrite, c’est-à-dire supérieur d’un couvent qui joignait les murs de Constantinople, et qui comptait trois cents moines. Vieillard d’esprit borné et d’autant plus tenace — imprudens et nimis imperitus, dit saint Léon, — il s’était employé autrefois avec zèle pour la cause de saint Cyrille, et se trouvait puissant à la cour par l’intermédiaire de son filleul, l’eunuque Chrysaphius. L’évêque d’Antioche, Domnus, l’avait cependant déjà dénoncé comme hétérodoxe. On ignore le résultat qu’avait eu cette démarche. Mais celle d’Eusèbe de Dorylée devait entraîner d’autres suites.

Le 8 novembre 448, dans un de ces conciles particuliers que réunissait souvent le patriarche de Constantinoplea, Eusèbe produisit contre Eutychès un mémoire, dans lequel il l’accusait de calomnier les docteurs orthodoxes, et de soutenir lui-même une doctrine hérétique. Flavien eut quelque peine à accueillir l’accusation ; toutefois, sur les instances d’Eusèbe, Eutychès fut cité ; une première fois à comparaître, et, en attendant, on proclama que Je Christ, après l’incarnation, est de deux natures ou en deux natures, ἐκ δύο φύσεων ou ἐν δύο φύσεσιν.

a – C’était ce qu’on appelait la σύνοδος ἐνδημοῦσα. Cette assemblée réunissait, sous la présidence du patriarche, les évêques toujours assez nombreux, à Constantinople pour leurs affaires ou celles de leurs diocèses.

[Flavien dit ἐκ δύο φύσεων ἐν μίᾳ ὑποστάσει καὶ ἑνὶ προσώπῳ ; Basile de Séleucie et Seleucus d’Amasie disent ἐν δύο φύσεσιν (Mansi, VI, 680, 685), ce qui ne les empêche pas d’approuver et de louer la doctrine de saint Cyrille. Flavien lui-même, dans sa profession de foi à l’empereur, adopte ἐν δύο φύσεσιν : il ne refuse cependant pas, ajoute-t-il, de dire « une seule nature incarnée du Dieu Verbe, parce que des deux, il est un seul et même Jésus-Christ », καὶ μίαν μὲν τοῦ ϑεοῦ Λόγου φύσιν σεσαρχωμένην μέντοι καὶ ἐνανϑρὼπήσασαν λέγειν οὐχ ἀρνούμεϑα, διὰ τὸ ἐξ ἀμφοῖν ἕνα καὶ τὸν αὐτὸν εἶναι τὸν κύριον ἡμῶν Ἰησοῦν Χριστόν. On voit combien l’autorité de saint Cyrille influait sur l’emploi du mot φύσις.]

Eutychès refusa d’abord de comparaître. Pour la doctrine, il s’en rapportait, disait-il, aux conciles de Nice et d’Ephèse, n’adorant, après l’incarnation, « qu’une seule nature, celle du Dieu incarné et fait homme ». C’était l’expression même de saint Cyrille. Entre temps cependant, on s’était convaincu qu’il avait tenté de faire signer dans les couvents des formules monophysites, et on releva encore contre lui, dans la sixième session, quelques autres incohérences doctrinales. Enfin, le 22 novembre, dans une septième session, l’archimandrite, déjà trois fois cité, se décida à comparaître. Son interrogatoire fut serré de près, et deux questions, en somme, lui furent posées : 1° Le Christ était-il consubstaniel à nous ? 2° Y avait-il en lui deux natures après l’incarnation ? Eutychès chercha des échappatoires ; mais enfin à la première question il répondit qu’il n’avait point dit jusqu’à ce moment que le Christ nous fût consubstantiel ; qu’il avait dit que la Vierge nous est consubstantielle et que d’elle Dieu s’est incarné, mais qu’il n’avait pas dit que le corps de notre Dieu et Seigneur nous fût consubstantiel : τὸ σῶμα τοῦ κυρίου καὶ ϑεοῦ ἡμῶν ὁμοούσιον ἡμῖν.. A la seconde question il répondit qu’il confessait que le Christ est de deux natures avant l’union, mais non après : Ὁμολογῶ ἐκ δύο φύσεων γεγενῆται τὸν κύριον ἡμῶν πρὸ τῆς ἑνώσεως, μετὰ δὲ τὴν ἕνωσιν μίαν φύσιν ὁμολογῶ.

Cependant, comme Eutychès offrait de changer de langage, puisqu’on l’exigeait, les évêques lui demandèrent d’anathématiser distinctement ses erreurs. Il s’y refusa, pour ne pas, dit-il, anathématiser les Pères dont sa doctrine était la doctrine : et contre la dualité des natures après l’union, il invoqua en particulier l’autorité de saint Athanase et de saint Cyrille. Le concile n’admit pas cette défaite. Eutychès fut excommunié, et déposé du gouvernement de son monastère et de l’exercice du sacerdoce. Trente-deux évêques d’abord, et plus tard vingt-trois archimandrites signèrent cette condamnation.

La mesure était sévère peut-être contre un vieillard dont l’ignorance paraît avoir atténué la culpabilité. Mais le concile avait été fâcheusement impressionné par les tentatives de propagande découvertes chez Eutychès, et Flavien n’était pas fâché sans doute de se débarrasser d’un partisan trop zélé du patriarche d’Alexandrie. Quoi qu’il en soit, la difficulté pour nous est surtout de savoir exactement en quoi péchaient les idées christologiques d’Eutychès, et ce qu’il prétendait en soutenant que le Christ ne nous était pas consubstantiel, bien que la Vierge le fût. Dans une profession de foi envoyée à saint Léon après le concile, Eutychès affirme que le Verbe s’est fait chair « ex ipsa carne virginis incommutabiliter et inconvertibiliter, sicut ipse novit et voluit ». Ces derniers mots sont vagues, mais les premiers écartent l’idée que le Verbe se soit lui-même transformé en la chair, et qu’il n’ait pas pris sa chair de la Vierge. Ils écartent même l’idée d’une fusion du Verbe et de la chair en une nature mixte, car cette fusion ne se serait pas produite sans un changement dans la nature du Verbe. Reste donc l’idée d’une divinisation de la chair prise de Marie, divinisation qui l’aurait plus ou moins transformée en la nature du Verbe. Une erreur analogue était certainement soutenue par quelques esprits au temps d’Eutychès. Dans son Eranistes, écrit vers 447, Théodoret, au dialogue i, Inconfusus, fait expliquer par l’interlocuteur monophysite la façon dont il entend l’unité de nature en Jésus-Christ, et cette explication est la suivante : « Je dis que la divinité est demeurée [ce qu’elle était], et qu’elle a absorbé l’humanité », à peu près comme l’eau de la mer dissout et absorbe une goutte de miel qui y serait tombée ; non pas, ajoute l’hérétique, que l’humanité ait été anéantie dans son union avec la divinité, mais parce qu’elle a été changée en elle : οὐκ ἀφανισμὸν τῆς ληφϑείης φύσεως λέγομεν, ἀλλὰ τὴν ϑεότητος οὐσίαν μεταβολήν. Il se peut qu’Eutychès ait conçu les choses de cette façonb. Mais on comprend que la négation de la consubstantialité de la chair de Jésus-Christ avec la nôtre ait ouvert le champ à toutes les hypothèses, et que Théodoret ait pu accuser Eutychès de nier l’incarnation ex virgine, et saint Léon le soupçonner de docétisme. Si l’humanité de Jésus-Christ en effet n’était pas de la même nature que la nôtre, était-elle bien une humanité, et d’où venait-elle ?

b – Plus tard, quelques-uns de ses disciples allèrent plus loin, et enseignèrent — comme nous le verrons — une vraie transformation du Verbe en la chair.

Cependant, on ne devait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’Eutychès acceptât sa condamnation. A la fin même de la séance, au rapport du diacre Constantin, il en avait appelé de la sentence au concile des évêques de Rome, d’Alexandrie, de Jérusalem et de Thessalonique. En dehors des placards qu’il fit afficher dans Constantinople pour se justifier, il écrivit pour le même objet à saint Léon, à saint Pierre (Chrysologue) de Ravenne, et probablement à Dioscore. Celui-ci était tout disposé en sa faveur et, sans attendre un nouvel examen, au mépris de tous les canons, il reçut l’hérésiarque à sa communion, et le déclara réintégré dans ses fonctions de prêtre et d’archimandrite. Mais surtout Eutychès intrigua auprès de l’empereur afin d’obtenir un second concile qui réviserait son procès. Théodose accéda à ses désirs et, le 30 mars 449, lança les lettres de convocation au synode qui devait se tenir à Éphèse.

De son côté toutefois Flavien n’était pas resté oisif. Lui aussi avait informé le pape de ce qui s’était passé à Constantinople, et, sur sa demande, lui avait fourni, sur cette affaire, les détails précis et circonstanciés qui lui permettraient d’en juger en toute connaissance. Léon se crut en effet suffisamment édifié par les documents que lui avaient adressés les deux partis, et, le 13 juin 449, remit à ses légats partant pour le concile convoqué à Ephèse une série de lettres contenant des décisions fermes. Parmi elles se trouvait la fameuse lettre xxviiie à Flavien, que le concile de Chalcédoine devait accepter comme règle de foi.

Cette lettre a joué dans l’antiquité un rôle considérable, et a toujours été regardée comme un document dogmatique de premier ordre. Le souffle théologique y est cependant beaucoup plus faible que dans les œuvres de saint Cyrille, et la spéculation proprement dite n’y occupe aucune place. Saint Léon ne veut ni discuter, ni démontrer : il prononce et il juge. Il reproduit simplement la doctrine de Tertullien et de saint Augustin, celle des orientaux dans ce qu’elle a de correct ; mais il l’expose avec une netteté et une vigueur remarquables, et surtout dans un style dont on avait, en occident, perdu le secret. Cette doctrine se résume en ceci :

1° Jésus-Christ n’est qu’une seule personne : le Verbe et le Christ ne sont pas deux mais le même individu : « Qui manens in forma Dei fecit hominem, idem informa servi factus est homo … Unus enim idemque est, quod saepe dicendum est, vere Dei Filius et vere hominis filius. »

2° Mais dans cette personne unique il y a deux natures, la divine et l’humaine sans confusion ni mélange : « Salva igitur proprietate utriusque naturae et substantiae, et in unam coeunte personam, suscepta est a maiestate humilitas, a virtute infirmitas, ab aeternitate mortalitas… Tenet enim sine defectu proprietatem suam utraque natura, et sicut formam servi Dei forma non adimit, ita formam Dei servi forma non minuit … Quamvis enim in Domino Iesu Christo Dei et hominis una persona sit, aliud tamen est unde in utroque communis est contumelia, aliud unde communis est gloria. »

3° Chacune de ces natures a ses facultés propres, son opération propre, qu’elle n’accomplit pas indépendamment de l’autre et en dehors de l’union qui est permanente, mais dont elle est cependant le principe immédiat : c’est la conséquence de la dualité des natures : « Agit enim utraque forma, cum alterius communione quod proprium est, Verbo scilicet operante quod Verbi est, et carne exsequente quod carnis est. Tout ce chapitre développe cette idée.

4° D’autre part, l’unité de personne entraîne la communication des idiomes : « Invisibilis in suis visibilis factus est in nostris ; incomprehensibilis voluit comprehendi, etc… Propter hanc ergo unitatem personae in utraque natura intellegendam, et filius hominis legitur descendisse de caelo cum Filius Dei carnem de ea virgine, de qua est natus, assumpserit. Et rursus Filius Dei crucifixus dicitur ac sepultus, cum haec non in divinitate ipsa, qua Unigenitus consempiternus et consubstantialis est Patri sed in naturae humanae sit infirmitate perpessus. Unde unigenitum Filium Dei crucifixum et sepultum omnes etiam in symbolo confitemur. »

Telle était, clairement indiquée, la doctrine christologique que le pape voulait faire triompher à Ephèse, et dont il avait confié la fortune à trois légats, Julien évêque de Pouzzoles, le prêtre René, qui mourut avant le terme du voyage, et le diacre Hilaire. Mais du reste on voit, par quelques lettres écrites peu après par saint Léon, qu’il augurait mal du concile sur le point de s’ouvrir. La suite n’allait que trop justifier ses craintes.

Le concile en effet, convoqué pour le 1er août 449, devait être présidé par Dioscore, assisté de Juvénal de Jérusalem et de Thalassius de Césarée en Cappadoce. Les évêques qui, au concile de Constantinople, avaient condamné Eutychès, ne devaient pas avoir droit de vote, puisqu’il s’agissait de contrôler leur sentence. Théodoret avait reçu défense d’y assister. En revanche, l’empereur avait voulu que l’archimandrite Barsumas de Syrie, sorte de sauvage et monophysite renforcé, prît part aux séances. Dans ces conditions, tout s’annonçait pour le triomphe d’Eutychès et de Dioscore.

Ce triomphe fut complet : il fut excessif. Il n’entre pas dans notre sujet de raconter les diverses phases de ce concile que saint Léon a caractérisé du nom qui lui est resté, celui de brigandage.

[Une partie des actes du brigandage d’Éphèse a été conservée en grec dans ceux du concile de Chalcédoine où on les lut (Mansi, VI). Une recension syriaque a été retrouvée dans un manuscrit du vi° siècle, et publiée et traduite par P. Martin, Les actes du brigandage d’Ephèse, Paris, 1876, et par F. Perry, The second synod of Ephesus, Dartford, 1881. Cf. Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, II, 1, p. 553 et suiv.]

Il n’y fut question du dogme que pour approuver les déclarations d’Eutychès, et protester contre la doctrine des deux natures après l’union. Quant aux instructions du pape, elles furent systématiquement passées sous silence. Outre cela, Eutychès définitivement rétabli dans ses fonctions, Flavien, Domnus d’Antioche, Ibas, Théodoret, Eusèbe de Dorylée déposés, le patriarche de Constantinople ignominieusement maltraité, les évêques contraints de signer en blanc sous la menace des épées et des bâtons, des moines fanatiques faisant la loi au synode ; tel est le bilan de cette assemblée, une des plus lamentables que l’histoire ait connues et qui porta à l’Église grecque un coup funeste. Cent trente-cinq signatures furent recueillies en faveur de ces violences que l’empereur approuva à son tour. Les légats cependant n’avaient point signé ; ils étaient parvenus à s’enfuir, et, avant de partir, avaient pu recevoir les deux appels au pape de Flavien et d’Eusèbe. Le pape ne devait pas laisser tranquillement triompher l’iniquité.

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