A cet égard, et surtout au point de vue de « l’unité », l’Église visible est bien peu adéquate à l’Église invisible. — Deux questions : 1° « d’utilité » : le fractionnement est-il un bien ou un mal ? 2° de « principe » : le fractionnement est-il, comme on le soutient, l’état régulier d’après l’Ecriture ?
L’Église est une, sainte, apostolique, catholique (ou universelle) et perpétuelle.
Cela est évident pour l’Église intérieure ou mystique. Elle est une ; car renfermant toutes les âmes justifiées et régénérées, elle s’avance dans le même esprit, sous le même Chef et par la même route, vers la Jérusalem d’En Haut dont elle fait déjà partie (Hébreux 12.22). Ce n’est pas que tous ses membres aient les mêmes lumières et les mêmes pratiques, mais tous vivent de la même vie, parce qu’ils ont tous au fond la même foi, ayant tous revêtu le Seigneur Jésus et reçu dans leur cœur la vérité qui est selon la piété (Tite 1.1). Le Royaume de Dieu est au dedans d’eux (Luc 17.21 ; Romains 14.17) ; leur communion avec Dieu, en Jésus-Christ, forme le lien invisible qui les met en communion les uns avec les autres (1 Jean 1.3) et avec les habitants du Ciel (Éphésiens 1.10 ; Philippiens 3.20).
Elle est sainte ; car elle ne se compose que des hommes qui ont renoncé à eux-mêmes pour aller à Christ, et qui s’efforcent de le glorifier par leurs dispositions et par leurs œuvres (Éphésiens 5.26).
Elle est apostolique, soit au sens historique, soit au sens dogmatique ; car elle a été fondée par les apôtres, et elle s’attache à suivre fidèlement leur parole (Éphésiens 2.20).
Elle est catholique, dans la double acception du mot, c’est-à-dire tout à la fois universelle et vraie ; car elle embrasse toutes les communions, elle se nourrit de la vérité qui est la vie. Elle est en Christ, et Christ est en elle. Or, « là où est Christ, dit Théophore, là est l’Église catholique ».
Elle est perpétuelle ; car même dans les temps de l’incrédulité et de la corruption la plus profonde, Dieu se réserve ce que saint Paul nomme « le résidu selon l’élection de grâce » (Romains 11.5). Elle ne finira sur la terre que lorsqu’elle sera parfaite dans le Ciel.
Ces caractères constitutifs doivent se refléter à quelque degré dans l’Église visible, enveloppe de l’Église invisible et sa représentation ici-bas. Mais, dans son état actuel, l’Église, — si l’on peut donner ce nom à une masse si divisée et si troublée, — offre à peine une vague empreinte, une ombre effacée des attributs de sa céleste origine. Elle a bien la perpétuité, selon la promesse ; elle s’est conservée à travers les oppositions et les périls, elle se maintient et s’étend encore sous nos yeux. Elle est apostolique et catholique, en tant qu’elle continue l’œuvre des apôtres et qu’elle tend à devenir universelle. Elle possède la vérité, au sein même de ses aberrations, en tant qu’elle garde la Parole de Dieu et fait profession d’y croire et de s’y soumettre. Elle peut être appelée sainte, malgré ses souillures, en tant qu’elle est consacrée à Dieu et qu’elle renferme son peuple (1 Pierre 2.9). On peut dire qu’elle est une, en ce sens que les membres du corps de Christ, répandus dans ses diverses sections, forment comme le lien qui les rapproche et les unit les uns aux autres, et que, d’ailleurs, considérée elle-même dans son ensemble, elle constitue un tout, la Chrétienté, par opposition aux religions étrangères.
Mais, cela reconnu, et avec quelque complaisance qu’on le relève, comment ne pas gémir de l’état anormal de la société chrétienne ! Que la vérité et la sainteté y sont rares, faibles, précaires ! Qu’elle est loin de répondre à l’idée qu’en donne le Nouveau Testament et aux titres glorieux dont il la revêt ! Qu’il s’en faut qu’elle reproduise, autant qu’elle pourrait et devrait le faire suivant sa destination, les traits de l’Église invisible ! Sans doute, on ne saurait espérer qu’elle lui soit jamais adéquate ; mais il est possible, et conséquemment obligatoire pour elle, d’en montrer au moins les caractères essentiels ; autrement, elle n’en serait plus ni la réalisation ni la représentation.
L’un des points sur lesquels l’histoire de l’Église s’éloigne le plus peut-être des idées et des normes scripturaires, est celui de l’unité. L’Église s’est brisée en églises, non seulement diverses mais hostiles ; les membres de ce vaste corps se sont séparés, en prétendant s’unir par là plus étroitement au Chef, comme si Christ était divisé (1 Corinthiens 1.13). Ces ruptures ont eu des causes très différentes. On le voit par les noms qui leur sont restés et qui les caractérisent pour la plupart. Elles ont eu fréquemment leur source dans des divergences de vues sur la constitution ecclésiastique, ou sur des questions dogmatiques d’une importance secondaire. Mais elles ont eu quelquefois des raisons plus graves. Il s’est produit des opinions et des pratiques tellement attentatoires au principe fondamental de la foi et de la vie chrétienne, qu’elles rendaient l’union impossible. Nous essaierons d’indiquer plus loin quels sont, sous ce rapport, les droits et les devoirs du chrétien, ainsi que les limites qui les circonscrivent.
On s’accordait autrefois à considérer ces divisions comme un désordre et un mal, alors même qu’on les jugeait inévitables d’après la nature des choses, et irrémédiables aussi longtemps que cet état se maintenait. De toutes parts on les déplorait et on en gémissait. Mais de nos jours, il n’est pas rare d’en entendre faire l’apologie. On prétend, non seulement les justifier en tant qu’elles ont été nécessaires et obligatoires, mais les légitimer en elles-mêmes et en principe. On représente le morcellement comme l’état normal de la Chrétienté. On soutient qu’il est dans la nature du Christianisme de se diviser à la surface, et dans sa destinée de se briser en associations diverses. On cherche à démontrer que l’union des disciples en un seul corps est une utopie, dont il est plus qu’illusoire de poursuivre la réalisation, car c’est aller contre l’ordre et le plan divins. On affirme que la multiplicité des sectes, loin d’être un mal, est plutôt un bien ; qu’elle porte dans le royaume de Jésus-Christ la grande loi de la nature et de la Providence, qui place partout la variété à côté de l’unité ; qu’elle exerce le support, pousse à sonder plus profondément les Ecritures, excite une sainte émulation, anime le zèle et l’activité, manifeste les diverses faces de la doctrine et de la vie évangélique, dont chacune arrive ainsi à un plus complet développement. Posant en axiome que l’unité intérieure est la seule véritable, et par suite la seule exigée, on dit qu’elle existe, au milieu des divisions, partout où l’on reste attaché au fondement qui est Christ ; qu’elle tend de jour en jour à se produire d’une manière plus générale et plus intime ; que les différentes dénominations, par le fait même de leur nombre, apprennent de plus en plus à se respecter, à s’apprécier, à s’estimer réciproquement ; qu’elles s’allient dans les grandes entreprises religieuses de notre époque ; qu’il peut y avoir autant de charité entre elles, avec plus de vérité et de fidélité, que si elles ne formaient extérieurement qu’une seule organisation. Union de fond, diversité de formes, c’est la vie.
Ces doctrines, comme toutes celles qui s’accréditent dans l’opinion, descendent incessamment de la théorie à l’application, du domaine des idées dans celui des faits. On pouvait s’y attendre, car les principes finissent toujours par se traduire en actes. Les ruptures se multiplient. Chaque commotion ecclésiastique, chaque revirement théologique en amène de nouvelles ; et il n’y a rien là que de naturel avec la notion qu’on se fait de l’Église, ainsi que du droit et du devoir de la séparation.
On peut distinguer ici deux questions ; une question de principe : le fractionnement est-il l’état régulier, celui qu’annonce et réclame le Nouveau Testament ? Une question d’utilité ou d’expédience : ce fractionnement présente-t-il plus d’avantages que ne ferait l’union ? J’ai touché par bien des côtés à la première question, qui est la véritable, et j’y reviendrai. Arrêtons-nous un instant à la seconde.