B) Leur Facteur (notion pure) est une idée, une abstraction qui ne peut donner qu’une abstraction ou une idée : 0×0=0.
Le caractère fondamental de la philosophie de l’absolu est de suivre la seule méthode a priori, en laissant de côté l’observation, parce qu’elle considère la raison comme l’unique source de la vraie connaissance ; elle laisse bien loin l’expérience pour s’abandonner librement à la théoriec. Pour cela, il faut qu’elle arrive à une notion générale, dépouillée de tout élément empirique, qu’elle puisse déclarer absolument intellectuelle ; et elle s’arrête à la notion de l’être en soi, de l’être abstrait dont elle nie tout ce qui peut s’affirmer des êtres particuliers auxquels elle enlève toute propriété et toute forme ; entité logique, substance vague, indéfinie, flottante entre l’existence et le néant, qu’elle réunit en elle. Voilà l’abstraction pure (expression d’Hegel) qu’elle place au sommet du système, à l’origine des choses, et avec laquelle elle construit ensuite tout ce qui est.
c – « La philosophie ne doit reposer sur aucune donnée extérieure, dit Hegel, elle est la connaissance des objets par la pensée pure. » — La pensée ne sort pas d’elle-même, n’a de rapport qu’avec elle-même ; elle est à elle-même son objet, et, par conséquent, en elle le sujet et l’objet sont identiques. »
Mais d’abord, cette notion de l’être qu’on établit pour fondement et pour facteur, est une simple supposition et on ne la motive pas autrement que par le besoin qu’on en a ; on l’imagine, on la façonne à son gré, puis on la pose telle qu’on l’a faite. Dès lors tout est hypothétique, comme le point de départ ; le système entier, n’est, ainsi que nous l’avons déjà dit, qu’un jeu de la fantaisie dialectique sur une idée.
De plus, la notion première et génératrice est singulièrement étrange, à dire le moins. Conçoit-on un être qui, pour tout devenir, commence par n’être rien, qui n’a pas de nature propre et qui revêt toutes les natures, se faisant tour à tour ou simultanément pensée et étendue, esprit et matière, fini et infini, lumière et ténèbres, prenant toutes les déterminations possibles, parce qu’il n’en a primitivement aucune. Ce sont là, ce semble, des choses assez extraordinaires pour exiger d’autres preuves que des assertions.
Mais accordons cette notion de l’Etre premier, et voyons si elle légitime du moins les déductions qu’on en tire.
Qu’est cet être indéterminé, sans forme ni attributs, cette substance vague et inconsciente, cette entité logique ? Qu’est-ce qu’une abstraction, le néant, le zéro, le divinum mirabile nihil, comme l’ont nommé bien des panthéistes.
Or comment arriver de cette ombre à la réalité, de ce nihilisme à l’être, de cette substance idéale aux existences concrètes et vivantes ? Comment de ce principe absolument vide, peut-il sortir quelque chose de réel ? Les évolutions internes qu’on lui prête, d’ailleurs gratuitement, le laissent toujours identique à lui-même ; le mouvement du néant, si l’on nous passe cette étrange association d’idées et de mots, la multiplication du zéro ne produiront jamais que le néant et le zéro. Au point de vue théiste, on conçoit, sinon l’acte de la création, du moins sa possibilité ; on a pour s’en rendre compte une cause extérieure au monde, et une cause toute-puissante ; mais au point de vue du panthéisme, cette cause manque, car son absolu, son Un, n’est pas cause, il n’est que substance, substance sans nom qui ne sort pas d’elle-même, qui, en se développant, (supposé qu’elle se développe, car on n’en aperçoit la raison ni en elle ni hors d’elle), doit rester éternellement ce qu’elle est, et ne peut passer de cette espèce de non-être, dont on fait son caractère essentiel et primitif, à l’être réel, qu’on lui attribue en suite de son mouvement interne. Il y a là un abîme qu’on déguise par un artifice logique, ou qu’on ne paraît franchir qu’en le recouvrant de grands mots, qu’en prêtant à de pures formules idéales une existence réelle.
Cette impossibilité radicale qui s’attache au panthéisme spéculatif dès son premier pas, deviendra plus évidente encore, si l’on remarque qu’il n’a même pas à son point de départ cette ombre d’être ou de substance dont il parle et avec laquelle il construit ensuite toutes choses à son gré ; il n’a que l’idée pure, c’est-à-dire l’idée abstraite et vide. Ce n’est pas pour rien que son grand et dernier représentant, Hegel, a choisi ce terme-là ; il l’a préféré à tous les termes précédents, parcequ’il est l’expression exacte du vrai principe de la philosophie spéculative. C’est l’idée, c’est une pure abstraction qui est le point de départ de cette philosophie et par conséquent son seul facteur. On le reconnaît pour peu qu’on la sonde et l’on en est surtout convaincu, quand on remonte à son berceau. Le dernier résultat de la critique de Kant avait été, redisons-le, que nous ne connaissons au fond que nos idées, qu’il est douteux si les sens et la raison nous transmettent des réalités ou des apparences, et que nous ne pouvons croire légitimement à l’être ou à la chose en soi que sur les postulats de la loi morale, qui seule se présente à nous avec les caractères de la vérité absolue.
La philosophie allemande a admis la partie critique de la doctrine de Kant, sans admettre sa partie dogmatique ou reconstructive ; elle a voulu arriver à la chose en soi, non pas par une porte de derrière, comme faisait le Kantisme, mais en creusant plus avant ; elle a bien consenti à s’enfermer dans l’idée, d’après la parole du Maître, mais à la condition d’en faire la source immanente de la connaissance et de l’existence ou, en d’autres termes, d’en déduire la réalité en « objectivant le subjectif », suivant une expression consacrée aujourd’hui. Les procédés ont différé dans les diverses écoles ; mais le principe et le but y sont les mêmes. Ce qui les caractérise toutes c’est de mettre de côté les données de la sensibilité, de la conscience, de la raison commune, qu’elles tiennent pour incertaines, si ce n’est pour tout à fait illusoires, y voyant non de vrais éléments de science, mais de simples objets de foi ; pures opinions, dont la science doit s’affranchir ; toutes se placent par delà le particulier et le phénoménal ; toutes traversent, sans en tenir compte, les faits d’observation intérieure ou extérieure ; toutes négligent les êtres déterminés, quels qu’ils soient, pour arriver à la notion de l’être en général, de cet être qui n’est rien et qui doit n’être rien, afin qu’il puisse devenir tout, c’est-à-dire qu’elles arrivent à une pure abstraction, ainsi que nous le disions tout à l’heure, et qu’elles en conviennent plus ou moins. Car que résulte-t-il en dernière analyse de cette élimination universelle du réel, sinon la substitution de l’idée à l’être ? Et si l’on presse cette idée sans limite, sans forme, sans contenu, cette idée, seule chose qui reste dans ce vide intellectuel ; si on lui demande la solution du problème des existences, que pourra-t-elle rendre que ce qu’elle est, que pourra-t-elle donner que ce qu’elle a, savoir une abstraction comme elle ?
Et que tirer de là qu’une création logique, nécessairement une, puisque la notion d’où l’on part, dans son évolution ou son développement, demeure toujours identique à elle-même, mais aussi une création idéale, puisque l’idée ne peut engendrer que des idées. Comment, (selon la remarque de Schelling, qui a très bien vu dans Hegel ce vice radical auquel sa propre théorie n’échappe point), comment serait-il possible d’arriver à « la réalité avec le rationnel pur ? » On ne paraît y parvenir qu’en identifiant le sujet et l’objet, la notion et l’être, suivant le grand principe de cette philosophie.
Mais il y a là un double défaut : d’abord l’introduction d’une hypothèse tout arbitraire, ainsi que nous l’avons montré déjà, à la base du système ; car qu’est-ce qui garantit cette identité de l’idéal et du réel qu’on pose en fait ? et ensuite l’abandon du principe lui-même, car au lieu de tirer de l’idée l’ordre entier des choses, comme on l’avait annoncé, on remplace l’idée par la substance ; on ne l’en déduit pas, puisqu’elle n’y était pas contenue, on l’y substitue par une simple assertion ; on prend l’échange des termes pour l’identification des choses. De plus, de cette substance vague, inconsciente, indéterminée, faite autant que possible à l’instar de l’idée, afin de passer plus aisément de l’une à l’autre, qu’obtenir, si l’on est conséquent, que des existences vagues, indéterminées, des ombres au sein d’une ombre, dont elles tendent en vain à se dégager ? Et tout inconséquent qu’on est, on n’en tire pas autre chose ; car que sont le Dieu et l’univers du panthéisme ? que sont tous les êtres pour lui, sinon des idéalités qu’il objective ? Les réalités l’embarrassent, tant elles naissent peu de son principe.
Fichte convenait qu’on ne peut sortir du moi par le moi. On devrait reconnaître également qu’on ne peut sortir de l’idée par l’idée. Schelling le démontre à Hegel ; prétendant, quant à lui, échapper à cette impossibilité en posant l’absolu, l’être en soi, au-dessus de l’idéal et du réel : mais la différence entre lui et son disciple, devenu son rival, n’est qu’apparente, car ce qu’il pose, ce qu’il fait mouvoir, ce n’est pas l’être lui-même, c’est la notion qu’il s’en forme, c’est toujours l’idée ; c’est cette notion, cette idée seule qu’il déroule par la puissance de sa dialectique ou de son imagination ; c’est la seule chose qu’il possède et la seule, conséquemment, sur laquelle il opère. La voie où se débat l’idéalisme est une impasse infranchissable, un cercle sans issue ; il n’en peut sortir qu’en ouvrant à la dérobée quelqu’une des portes qu’il s’est fermées par son principe, ou qu’en insérant dans son principe des éléments étrangers ; il n’échappe au nihilisme où il se plonge et se débat, que par des artifices dialectiques.
Evidemment, — et il est plus qu’étrange qu’on soit obligé de le rappeler et de le prouver, — nous ne pouvons atteindre le monde extérieur que par les sens, et le monde intérieur que par la conscience, ce sens intime qui nous révèle ce qui est en nous et en rapport avec nous. Si l’on révoque en doute le témoignage de la conscience et des sens, il faut renoncer à toute connaissance des réalités physiques et métaphysiques ; si, au lieu de regarder avec l’œil de l’âme et celui du corps, on veut s’enfermer en soi pour découvrir les choses dans ses propres représentations idéales, et constater ce qu’elles sont en imaginant ce qu’elles doivent être, il faut se condamner à ignorer la création de Dieu et vivre au sein d’une création artificielle et chimérique. Tout ce qui se rencontre de positif dans les théories panthéistes, elles l’empruntent aux faits, elles le puisent à cette source de l’observation interne ou externe qu’elles dédaignent si fort et qu’elles font profession de laisser entièrement de côté. Il n’est pas jusqu’au principe d’évolution, qu’elles ont substitué à celui d’émanation, qui ne dérive de là : il leur a été imposé par la loi du progrès que proclame si hautement et si universellement l’esprit moderne.
Les partisans de l’idéalisme panthéistique essaient de le légitimer par des considérations aussi arbitraires que l’est leur système lui-même.
a) Ils disent que la vraie science ne consiste pas dans cette connaissance du variable, du contingent, du limité, du multiple, à laquelle se réduit l’empirisme ; qu’il n’y a de philosophie digne de ce nom que celle de l’infini, celle qui rend compte de l’ensemble des choses, qui en explique l’existence, qui en pénètre et l’origine et la forme, et la raison et la fin parce qu’elle en pénètre l’essence même. — Mais sur quoi se fonde une telle définition ? N’est-elle pas tout simplement une prétention irréalisable ? N’attribue-t-elle pas à l’homme ce qui n’appartient qu’à Dieu ? N’exige-t-elle pas ce qui ne peut être, savoir que le fini comprenne l’infini, c’est-à-dire qu’il l’embrasse et le contienne ? Renfermerai-je l’Océan dans le creux de ma main ? Et si la science est impossible telle qu’on la rêve, ne faudra-t-il pas l’accepter telle qu’on peut l’avoir ? Sans doute, ce serait une philosophie supérieure que celle qui sonderait l’essence des êtres, saisirait la clef des mystères et posséderait le mot de l’énigme de l’univers, au lieu de s’en tenir à cette superficie qu’atteint seule notre connaissance actuelle. Mais, encore une fois, cette « philosophie de la philosophie », comme elle se nomme, cette « science de la science » est-elle possible à l’homme ? Et ne vaut-il pas mieux nous contenter de cette partie de vérité qui est notre apanage, et qui peut s’accroître indéfiniment par notre travail, que de l’échanger contre l’erreur par une présomptueuse ambition ? Cette science des sciences, cette science absolue, si elle était possible, immobiliserait l’esprit humain ; car une fois trouvée, on posséderait tout ; que resterait-il à chercher ? Les générations successives n’auraient plus, en passant sur la terre, qu’à recevoir le mot de la grande énigme : l’obligation du travail, au moins dans le champ de l’intelligence, aurait cessé pour elles. Est-il nécessaire d’établir la parfaite vanité d’une telle prétention ? Et pourtant, cette prétention, chacun des systèmes panthéistes l’affiche à son tour, puisqu’il ne s’attribue rien moins que l’explication universelle, celle de Dieu, de l’homme et du monde.
b) On parle encore du besoin d’unité inhérent à l’esprit humain (et c’est peut-être l’argument qui séduit le plus les jeunes esprits). — Ce besoin existe en effet en nous ; il constitue une des lois de notre nature intellectuelle. Mais, pour le satisfaire, faut-il absolument aller, contre toutes les données du sentiment et de l’observation, contre toutes les attestations de la conscience, de la raison, des sens, contre toutes les croyances qui nous font ce que nous sommes et auxquelles il n’est pas en notre pouvoir d’échapper, faut-il aller jusqu’à n’admettre qu’une substance unique ? Ne suffit-il pas au repos de l’intelligence d’arriver à la Cause première, dont tout vient et dont tout dépend ? Où prend-on que le besoin d’unité, qui n’a évidemment qu’une vertu régulative, conduise, par une inévitable nécessité, à nier la diversité des êtres et à fondre tout (Dieu, l’homme et le monde) dans cette matière subtile, ou si l’on veut dans ce nominalisme nouveau qu’on appelle l’absolu ? A côté de l’unité d’essence, n’y a-t-il pas l’unité d’ordre, de cause, de principe ; et n’est-ce pas vers cette unité-ci que se porte surtout l’entendement ? La raison, la volonté, le cœur, toutes nos facultés ensemble, ne trouvent-elles pas en Dieu, quand elles se sont élevées à lui, le dernier terme où elles aspirent ?
Objecterait-on que ce Dieu, en qui nous voulons que la pensée s’arrête, reste profondément incompréhensible ? — Sans doute ; mais il n’est pas nécessaire de le comprendre pour le croire, et la raison s’unit comme la foi à cette parole de Rousseau : « Moins je le conçois, plus je l’adore ». Oh ! vanité de ces esprits qui prétendent sonder l’essence même de Dieu, quand ses œuvres et ses voies les dépassent à tant d’égards, quand ils sont incapables de répondre aux pourquoi et aux comment qu’éveille en eux le moindre des êtres !
c) On dit encore qu’il faut à notre époque, comme à toutes les autres, une métaphysique qui domine le mouvement des esprits, règle le cours des idées et des doctrines et leur imprime une direction commune : rôle supérieur de la science auquel les anciennes philosophies ne peuvent plus suffire. — Qu’on nous donne cette métaphysique, si elle est possible, je le veux bien, mais qu’on nous la donne vraie, et qu’on n’imite pas le héros de la fable qui abandonne ce qu’il tient pour courir après une ombre.
d) On fait aussi valoir la grandeur des théories nouvelles comparée à la petitesse des résultats de la philosophie inductive. — Mais notre même observation revient toujours : mieux vaut la moindre réalité que les plus brillantes chimères, et un peu d’or de bon aloi que tout le clinquant imaginable.
e) On fait remarquer que du moins on se meut à l’aise dans ce monde de la spéculation, qu’on y contemple l’intérieur des choses, qu’on les voit se former et se développer devant soi. — Cela est tout simple, puisque ce monde n’est que ce qu’on le fait ; et que l’esprit ne peut que comprendre son œuvre ; mais cela ne prouve rien, ou plutôt cela prouve précisément le contraire de ce qu’on en conclut ; dans l’ordre des réalités, à mesure qu’il se dévoile à nous, nous rencontrons sans cesse le paradoxal, nous voyons sans cesse se réaliser l’impossible apparent. On peut dire en un sens que c’est ce qu’on ne comprend pas qui est, et que ce que l’on comprend n’est pas. A ce point de vue, et sous certaines restrictions, on peut remplacer la maxime hégélienne : l’idéal c’est le réel, par la maxime inverse : l’idéal n’est pas le réel.
Nous reconnaissons sans peine que la méthode positive, considérée en elle-même ainsi que dans ses procédés et dans ses résultats, paraît bien modeste à côté des libres allures et des hautes déductions de la méthode spéculative. Auprès de cette philosophie qui plane sur l’univers, la philosophie expérimentale ou inductive n’est qu’un terre à terre qu’on prend en pitié. Quand l’esprit humain a cru entrevoir la possibilité d’atteindre l’absolu, de saisir l’être en soi, de pénétrer jusqu’à la racine des choses, de se placer, par une intuition directe, au foyer générateur de la lumière et de la vie ; quand, sur la foi de certaines idées, il s’est flatté de se rendre compte du mystère des mystères ; quand il a conçu la science comme une sorte de création, au moyen de laquelle il peut tirer de sa pensée propre et le dernier mot de l’énigme de l’univers et l’univers lui-même ; il est naturel qu’il dédaigne cette autre science si réservée, si prudente, si timide, qui n’opère que par l’observation et par l’induction sous le contrôle des premiers principes, se rognant les ailes de peur de se laisser emporter dans la région de l’idéal, satisfaite de constater quelques nouveaux faits, de découvrir quelques nouvelles lois, et d’ajouter au faisceau des connaissances acquises quelques nouveaux fragments de vérité, laissant la vérité absolue à des intelligences supérieures, ou n’espérant y arriver que par le labeur accumulé des siècles. De cet horizon sans limites qu’ouvre le transcendantalisme, on s’étonne que la philosophie inductive puisse se contenter de si peu ; on lui reproche, avec un superbe dédain, la lenteur de ses procédés, l’insignifiance comparative de ses travaux et de ses résultats ; on la flétrit du nom d’empirique, alors même qu’elle fait aux notions premières une haute et large part ; on n’y voit qu’une science d’enfant qui s’amuse aux détails et aux apparences, au lieu d’aller droit au fond des choses ; et l’on s’en détourne pour s’attacher à cette science d’homme, cette science de la science, comme on l’a nommée, qui, dans un jour, dans une heure, peut trouver l’explication universelle et rendre raison du possible aussi bien que du réel, réalisant la thèse scolastique de omne scibile.
Ces dispositions ou ces impressions, nées sur le sol de la philosophie idéaliste, se sont étendues sur les études théologiques, comme sur toutes les autres. Là aussi on a rêvé d’une gnose qui serait la révélation de la révélation, qui donnerait l’intuition rationnelle ou morale des mystères évangéliques, et devant laquelle disparaîtraient les secrets du monde invisible. Pour hâter son avènement on s’est mis à démolir ou à mépriser tout ce qui était. L’ancienne théologie tout entière était jugée par cela seul qu’elle ne répondait pas aux aspirations du moment, par ses résultats non plus que par ses principes et par ses méthodes. Qu’est en effet la dogmatique commune, cette dogmatique essentiellement biblique, qui consacre ses efforts à établir et l’authenticité des Ecritures, et leur crédibilité et leur divinité, à constater leur enseignement sur les divers articles de foi, et à grouper ensuite les doctrines sans même essayer de les systématiser, ou ne l’essayant qu’en reconnaissant d’avance qu’elle ne saurait y réussir qu’en partie, qu’est-elle auprès de cette dogmatique scientifique qui, au lieu de fonder le contenu de la Bible sur son autorité divine, fonde son autorité sur son contenu, construit le christianisme de toutes pièces, comme la philosophie dont elle sort construit le monde, se flattant de le pénétrer, de l’expliquer, de le démontrer rationnellement jusque dans ses plus hauts mystères, et célébrant l’alliance, désormais éternelle, de la raison et de la foi, de la conscience et de la révélation ? Tout est si grand d’un côté que tout paraît de l’autre infiniment petit, et, pour trancher le mot, infiniment pauvre et mesquin. Les partisans de la méthode positive ont pu se surprendre eux-mêmes doutant quelquefois de leur marche, tant l’illusion a été vive et la séduction puissante. Pour les Indiens, la grande science est celle de l’unification ; ils nomment tout le reste petites sciences. Les chefs de la haute métaphysique allemande ont aussi nommé leur doctrine la science de la science, la philosophie de la philosophie ; et les épithètes de « petite philosophie », « petite théologie », ont été prodiguées par leurs adhérents aux méthodes et aux doctrines communes.
Cependant avant de se laisser attirer et entraînerd, la sagesse veut qu’on sonde le terrain des deux parts, de peur de ne céder qu’à des espérances trompeuses.
d – Il faut se rappeler que ceci a été écrit lorsque les doctrines d’Outre-Rhin s’offraient dans tout leur éclat et avec toute leur fascination. Si le charme ne s’est pas entièrement dissipé, il s’est singulièrement affaibli.
L’idéalisme transcendantal, se transportant au sein de l’Absolu ou de l’Idée, en déduit logiquement l’universalité des choses ; et si son principe était vrai et certain, son explication ou sa construction dialectique le serait aussi. Si la pensée et l’être étaient identiques, comme il l’affirme, le développement de la pensée serait en effet le déroulement de l’être ; et s’il possédait la pleine connaissance de l’Idée, comme il l’affirme encore, il verrait les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, dans leur essence intérieure, et non pas uniquement dans leurs apparences phénoménales ; il serait réellement la science de la science. Placé, par une sorte de seconde vue, à l’origine et au centre des existences, remontant par delà le temps et l’espace, par delà le monde et le moi, par delà Dieu lui-même, il se pose à ce point primitif où l’être et le non-être sont encore indéterminés, où rien n’est encore que virtuellement, mais d’où sort tout ce qui est. Là il s’identifie avec ce qu’il nomme l’Idée pure, et il en décrit les évolutions ou les transformations successives ; il montre comment ce prototype est tantôt esprit, tantôt matière, tantôt fini, tantôt infini, tantôt en soi, tantôt hors de soi, en restant toujours lui-même : rien ne lui échappe ; il sait tout, il a tout vu ou tout deviné. Cette histoire universelle, dans le sens rigoureux du mot, est sa propre histoire. N’est-il pas l’Idée dans son plein développement ; n’est-il pas l’Absolu arrivé à la conscience de lui-même ? Au point de vue hégélien, Dieu hors de soi dans la nature, se retrouve en soi dans l’homme. Là aboutit le devenir éternel ; là tout s’éclaire et s’explique ; là se réalise le mot prononcé près de l’arbre de la science : « Vous serez comme des Dieux ». Le transcendantalisme ne connaît pas seulement quelques lois, quelques causes, comme la science ordinaire, il connaît le principe immanent des causes et des lois, le principe de l’être, et par conséquent des êtres et de leurs rapports. C’est une vue immédiate de l’essence des choses, qui permet d’appliquer à tout la méthode a priori et par suite de tout pénétrer, de tout dévoiler indépendamment de l’expérience. Quand on a le mot d’une énigme, on peut aussitôt rendre compte de chacun de ses termes ; quand on a le secret d’un mécanisme, rien de plus facile que d’en expliquer les mouvements et les effets. Or, le mot de l’énigme de l’univers, le secret de ce vaste mécanisme, devant lequel la pensée de l’homme était restée jusqu’ici confondue, la philosophie idéaliste déclare l’avoir découvert. Elle va donc nous révéler et nous livrer toutes les mystérieuses puissances de la nature. Si par la constatation de quelques causes, de quelques lois, la science commune a obtenu des résultats tels que ceux qui étonnent aujourd’hui le monde (chemins de fer, télégraphes électriques, constitution physique du soleil, etc., etc.), que ne devons-nous pas attendre de cette science supérieure qui connaît la raison de toutes les causes et de toutes les lois, le principe effectif de toutes les existences. Sa cosmogonie a priori étant faite, rien ne doit lui être plus aisé que d’en déduire une physique, une mécanique, une astronomie, une chimie a priori et conséquemment absolues, car les sciences particulières ne sont que des dépendances de cette science générale, qui, découvrant les faits dans les principes, les effets dans les causes, les embrasse d’un seul coup d’œil par la vision intellectuelle qu’elle s’attribue.
Et pourtant, qu’a-t-elle donné, à part ses systèmes ou ses romans ? Ce sont en effet des romans philosophiques fort semblables aux romans littéraires. Dans le monde qu’il s’est créé, le romancier ouvre à son héros le trésor des richesses et des grandeurs, tandis que dans le monde des réalités, où il faut bien qu’il redescende, le pauvre auteur ne peut souvent se procurer à lui-même une obole et reste Gros-Jean comme devant. Ainsi le philosophe idéaliste, avec sa science absolue, pour laquelle l’explication de l’univers spirituel et matériel n’est qu’un jeu, est obligé dans la pratique de s’en tenir aux données de ces petites sciences, qu’il dédaigne si fort en théorie, et le brin d’herbe est pour lui un mystère autant que pour nous.
Voilà le fait ; et il aurait pu à lui seul prévenir ou dissiper bien des illusions. Il en est un autre analogue et très commun, d’où sort le même avertissement. — Nous y touchions tout à l’heure, mais il peut être bon d’y revenir et d’y insister. — Vous rencontrez de tous les côtés et dans tous les rangs de la société, des êtres mal à l’aise dans les positions les plus douces et les plus prospères ; le monde réel, avec ses richesses, ses beautés, ses merveilles est pour eux sans charmes et comme désenchanté ; ils n’y voient qu’ennui et misère. Ils cherchent la solitude pour y vivre avec leurs rêveries ou avec leurs livres : là est leur félicité, là est leur existence. C’est que ces livres et ces rêveries leur ont créé un autre monde, où tout se déroule et s’arrange selon leurs idées, où se passent des scènes en harmonie avec leurs goûts et leurs vœux, où la série des événements se développe d’après les lois de la logique ou de la passion, et leur procure des émotions toujours nouvelles. Une vie toute poétique, toute pleine de péripéties brillantes et rapides, se substitue pour eux à notre vie si monotone, et d’ordinaire si lente et si terne, où les faits mettent des années et des siècles à s’achever. Cependant qu’est tout cela, que chimère et erreur ? Ne faut-il pas que ces pauvres exaltés s’arrachent, bon gré mal gré, à leurs rêves d’or, à leurs romantiques idéalités et qu’ils rentrent dans ces réalités prosaïques qui les enserrent et auxquelles ils s’efforcent en vain d’échapper ? Que s’ils s’avisaient de soutenir que le roman est plus vrai que l’histoire, parce qu’il intéresse davantage, qu’on y saisit mieux les raisons des choses et leurs fins, que l’esprit et le cœur y sont plus chez eux, etc., trouverait-on l’argument bien valide ? C’est pourtant celui que nous discutons et où la conception rationnelle, dite seule scientifique, s’érige en démonstration. Ce rapprochement n’est point arbitraire. Il y a une analogie réelle entre l’impression que laissent les créations de l’idéalisme ontologique, et celle que produisent les créations fantastiques de la littérature. Ces œuvres de la raison pure sont aussi, la plupart du temps, de pures imaginations ; il est tout simple qu’elles charment et séduisent les intelligences qui les prennent au sérieux et qui croient y voir la solution du problème des existences et des origines. Mais quelle que soit leur apparence logique, quelle est leur valeur réelle ? Imaginer, ce n’est pas constater. Lors de l’établissement du christianisme, il se fit une entreprise presque identique. Alors aussi il apparut une gnose aux théories aventureuses, aux proportions gigantesques, qui se vantait également de pénétrer au cœur des idées chrétiennes, de même qu’au centre des choses et dans les profondeurs du monde invisible, prétendant s’élever fort au-dessus de la foi traditionnelle qu’elle laissait au vulgaire. Ces présomptueuses doctrines ont passé, ainsi que bien d’autres, et la simple foi est restée avec les faits et les témoignages sur lesquels elle s’est fondée dès le commencement.
Et qu’ont fait de nos jours les sciences positives, à côté de cette science transcendantale qui les estime si peu et qui devait, ce semble, les supplanter, puisqu’elle donne, d’un tour de main et d’un trait de plume, infiniment plus que les autres par des travaux séculaires ? Ce qu’elles ont fait ? elles ont continué tranquillement à marcher dans leur voie, prêtant à peine l’oreille et haussant souvent les épaulese. Observant toujours, au lieu d’imaginer ou de deviner, elles enrichissent le monde de leurs découvertes progressives, tandis que les prétendues créations de leur fière rivale s’en vont les unes après les autres, comme ces bulles d’eau qui reflètent aussi l’univers et devant lesquelles s’extasie l’enfant.
e – Pendant que Hegel trônait, Humbold qualifiait de saturnales les théories du jour.