Textes
— A) Prophètes. — B) Évangiles.. — C) Épîtres : 1o Épîtres de saint Paul (Épître aux Hébreux : A quel titre écartée. Sa valeur historique). Cinq classes de textes : a) Sacrifice, victime ; b) Propitiation ; c) Rédemption, rançon, rachat ; d) Mort pour nos péchés ; e) Réconciliation. — (Évasions ou procédés par lesquels on cherche à éliminer la doctrine de l’expiation du Symbole chrétien et même du credo de saint Paul). — 1re Épître de saint Pierre ; 1re Épître de saint Jean ; Actes des Apôtres.
A) Prophètes. — Un texte, dont nous nous sommes longuement occupés au point de vue apologétiqued, et qui, au point de vue dogmatique où nous sommes maintenant, déciderait tout à lui seul est Ésaïe 53.4-12. Les interprétations les plus hostiles n’en peuvent pas plus enlever le caractère expiatoire que le caractère messianique. On l’a nommé « le cinquième Évangile », « la Passion de Jésus-Christ suivant Esaïe ». C’est, en effet, un Évangile anticipé, c’est l’histoire de la Passion et de son but, écrite huit cents ans à l’avance. Le prophète, écartant le voile légal des figures et des ombres, pénétrant le sens caché des rites de l’ancienne Alliance, nous donne du sacrifice réellement propitiatoire une description ou, si l’on veut, une attestation aussi exacte, aussi claire que pût le permettre le langage humain, à une telle distance et dans un tel ordre de choses. On ne sait ce qui frappe le plus du nombre ou de la précision des traits. Qui ne voit tout de suite dans l’Homme des douleurs s’immolant ainsi, l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde ! Ce n’est pas pour lui qu’il souffre. Il est navré pour nos forfaits et froissé pour nos iniquités ; il paie l’amende qui nous apporte la paix ; par ses meurtrissures nous obtenons la guérison. Il met son âme en oblation pour le péché. L’Éternel fait venir sur lui l’iniquité de nous tous, etc. Se peut-il rien de plus exprès dans cette anticipation d’un avenir si lointain et si mystérieux ? C’est la terminologie du sacrifice propitiatoire sous ses différentes formes ; c’est la substitution, la satisfaction, la réversibilité attachée à ce genre de sacrifice dans les Livres saints et dans l’antique croyance des peuples. La doctrine de l’expiation par les souffrances du Messie est là, certes, bien accusée. La peine qui aurait dû tomber sur nous tombe sur lui. On pourrait considérer cet oracle comme la base première du langage et du dogme chrétien. L’accommodation imputée aux apôtres ne serait donc pas leur fait. Antérieure au Christianisme lui-même, elle aurait passé de l’Ancien Testament dans le Nouveau. C’est une préordination providentielle, devant laquelle s’inclinent les disciples de la Bible et se brisent tous les faux-fuyants.
d – Introd. à la Dogm. Art. Prophétie.
On a prétendu, se figurant tout renverser par là, que porter le péché (nasha ou sabal : v. 4, 11, 12), signifie non subir la peine du péché, selon l’explication commune, mais délivrer du péché, l’enlever par le pardon ou par l’amendement ; et l’on a soutenu qu’Esaïe veut faire entendre que le Messie ôterait le péché en en détruisant l’empire et en en proclamant la rémission ; en un mot, que l’expression du texte n’annonce ni n’implique une expiation réelle.
Nous pouvons répondre qu’alors même que l’expression en litige serait douteuse ailleurs, elle ne saurait l’être ici, déterminée qu’elle est par les nombreuses déclarations qui l’entourent et qui représentent les souffrances du Serviteur de l’Éternel comme propitiatoires. Nous pouvons aussi constater le sens dans lequel elle était entendue chez les Juifs, par l’examen d’un texte où elle se rencontre et qui est une évidente allusion à Ésaïe 53.5, 12, savoir Hébreux 9.28 : Christ s’étant offert une fois pour ôter les péchés ou pour les porter (ανενεγκειν), paraîtra une seconde fois sans péché. Or, pour l’auteur de l’Épître aux Hébreux (Hébreux 4.15), comme pour les chrétiens de tous les temps, Jésus-Christ a été sans péché à sa première venue, de même qu’il le sera à la seconde ; mais quand il a paru pour sauver, il a pris les péchés du monde sur lui, ce qui n’aura pas lieu quand il reparaîtra pour juger. Dans ce passage, le sens de la locution dont nous avons à nous rendre compte est donc bien fixé par le contexte (Cf. 1 Pierre 2.24)…
Mais le terme en discussion a bien dans l’usus loquendi de l’Ancien Testament la signification que l’Église y a attachée. Il marque de la part de l’homme porter la peine du péché, soit de son péché propre, soit du péché d’autrui. (Ézéchiel 18.19-20 ; Nombres 14.33 ; Lévitique 5.1, etc.). De la part de Dieu, l’expression biblique nacha chataah signifie pardonner (Exode 24.7 ; Nombres 14.18, etc. ; Cf. 1 Samuel 15.25, où il s’agit du pardon accordé par l’homme et où les échappatoires ne sont plus de mise). Le péché est dit ôté pour marquer qu’il ne pèse plus sur le coupable, de même qu’il est dit couvert pour faire entendre qu’il ne paraît plus devant la justice céleste. Les deux termes sont employés Psaumes 32.1, et le verset suivant explique que le péché ôté ou couvert est le péché qui n’est point imputé.
L’interprétation commune du terme en question est donc pleinement autorisée et justifiée par l’exégèse grammatico-historique. Et puis, qu’on s’en souvienne, l’oracle renferme bien d’autres termes analogues qui éclairent et déterminent celui-là, qui, présentant l’idée d’expiation sous ses diverses faces bibliques, démontrent bien qu’en supposant même que l’expression contestée puisse avoir dans d’autres passages la signification dont on parle, elle ne peut avoir à cette place que celle qu’elle a généralement reçue des Juifs et des chrétiens.
L’oracle reste en entier dans son évidence et dans sa force. Il a, dans tous les temps, singulièrement frappé les Israélites, quand ils ont consenti à en faire une étude attentive en le rapprochant du Nouveau Testament.
D’autres textes prophétiques, sans être aussi exprès qu’Ésaïe 53, méritent pourtant d’être notés. Ainsi Daniel 9.24 : Il y a soixante-dix semaines déterminées sur ton peupla… pour abolir le péché, pour faire propitiation pour l’iniquité… Et le Christ sera retranché, mais non pas pour soi. — N’est-ce pas le fond de l’oracle d’Esaïe, moins développé et par là moins explicite ?
A ces textes, aussi précis qu’on pût l’attendre dans ces visions de l’avenir, joignez Zacharie 12.10 : … ils regarderont vers moi qu’ils auront percé ; et Zacharie 13.1 : Il y aura une source ouverte à la Maison de David et aux habitants de Jérusalem pour le péché et pour la souillure.
Quoique les anciens oracles mettent beaucoup plus en saillie la charge royale et la charge prophétique du Christ que sa charge sacerdotale, le caractère propitiatoire de ses œuvres y est bien réellement marqué.
Une fois ces textes reconnus pour messianiques, le fait que nous avions à établir ne saurait être douteux. Ici formellement donné, là simplement impliqué, il ne saurait être légitimement contesté. Ésaïe 53 l’assurerait à lui seul. Nous le verrions ressortir aussi de ce qui est dit, en divers endroits, des souffrances du Messie et de ses humiliations ; car elles n’ont pu être nécessaires et prédites à ce titre qu’autant qu’elles sont un élément essentiel de son office médiatorial ; et elles ne demeurent ce que les fait le décret divin qu’avec le dogme de l’expiation : leur enlever cette efficacité mystique, c’est leur enlever leur raison providentielle. Nous le comprendrons mieux quand, à la donnée prophétique, se sera jointe la donnée évangélique.
Sous ce rapport, comme sous tous les autres, il se trouve donc que l’Ancien Testament contient les germes ou les rudiments du Nouveau ; il jette les fondements, il pose les pierres d’attente de l’édifice chrétien ; et l’apôtre a pu dire que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures (1 Corinthiens 15.3).
B) Évangiles. — Matthieu 20.28 (Cf. Marc 10.45) : Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour plusieurs ( δοῦναι τὴν ψυχὴν αὐτοῦ λύτρον ἀντὶ πολλῶν). Le mot λύτρον désignait le prix qu’on donnait pour être délivré de la mort ou de la captivité ou d’une peine quelconque. Il répond dans les LXX à phéreiots copher. Par analogie, ce terme désigne les victimes qui étaient la rançon des âmes devant la justice céleste, selon l’idée juive et païenne qu’il fallait vie pour vie.
Dans ce passage, Jésus-Christ déclare donc qu’il vient donner sa vie pour racheter les hommes. Il y a là la double idée du sacrifice moral et du sacrifice propitiatoire ; il se donne par amour et il se donne pour notre rançon. Ce rachat des âmes, but final de son dévouement jusqu’à la mort, est une révélation indéfinie, mais positive du fait sur lequel repose la croyance ecclésiastique.
Matthieu 26.28 : institution de la Cène. (Cf. Marc 14.24 ; Luc 22.19-20 ; 1 Corinthiens 11.24). Le pain que Jésus-Christ présente est son corps, donné ou rompu pour nous : le vin est son sang, le sang de la nouvelle Alliance, versé pour plusieurs en rémission des péchés.
Ces solennelles paroles, entendues dans leur pleine signification, ne disent-elles pas ce qu’a cru l’Église ? N’y a-t-il pas le sacrifice propitiatoire dans la manière dont elles représentent le don que le Seigneur fait de lui-même pour la vie du monde ? Et cette idée, qui en sort spontanément, ne s’y dévoile-t-elle pas davantage encore quand on se rappelle que Jésus-Christ place dans sa Passion l’objet suprême de sa venue ; quand on considère, de plus, qu’il y rattache le seul rite commémoratif qu’il ait établi ?Il la met à part, non, comme on le dit souvent, parce qu’elle est le point culminant de son œuvre, mais parce qu’elle a un caractère ou un office spécial dans le plan du salut ; et cela seul explique qu’il l’ait ainsi distinguée et, en quelque sorte, glorifiée. L’expression de notre texte est d’ailleurs formelle. Jésus-Christ représente sa mort et comme un sacrifice fédéral : Ceci est le sang de la nouvelle Alliance, et comme un sacrifice expiatoire : Ceci est mon sang répandu pour la rémission des péchés. Se peut-il rien de plus explicite ? Que si l’on veut à l’attestation directe une confirmation subsidiaire, une contre-épreuve à la fois exégétique et historique, on n’a qu’à rapprocher les paroles du Seigneur d’Exode 24.8, passage auquel elles font manifestement allusion (C’est ici le sang de l’alliance que l’Éternel a traitée avec vous), et d’Hébreux 9.11-28, qui n’en est que le développement. Ce rapport visible des deux alliances, ainsi que du moyen qui les a fondées, constate et détermine le sens, déjà évident par lui-même, de la déclaration objet de notre examen ; surtout si l’on réfléchit qu’adressée à des Juifs, elle ne pouvait être entendue qu’en conformité avec leurs opinions, ce que le Seigneur savait et voulait par conséquent. L’exégèse impartiale y voit, comme l’intuition immédiate, cette mystérieuse propitiation qui réconcilie la Terre avec le Ciel et dont les sacrifices lévitiques étaient le symbole et le gage, la préfiguration prophétique et l’anticipation providentielle. Ce texte détermine ce qu’annonçait le précédent, sans en préciser la nature ; la rançon des âmes est la délivrance de la condamnation que le péché fait peser sur l’homme. Saint Paul condense simplement la pensée de ces deux passages quand il dit Éphésiens 1.7 : C’est en lui, etc.
L’institution de la Cène, prise dans tout ce qu’elle atteste et impliqué, fonde le dogme de l’expiation ou de la rédemption par le sang de Christ. Saint Paul lui-même n’a rien de plus formel que cette parole : Ceci est mon sang, etc. Quand elle serait seule, elle suffirait à montrer dans l’Évangile les racines mères de la doctrine apostolique et de la croyance ecclésiastique. Ajoutons que Jésus-Christ s’applique le 53me chapitre d’Esaïe (Luc 22.37).
Jean 1.29 : Voilà l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. La pensée première qu’éveille ce passage, l’impression immédiate qu’il produit, c’est que Jésus était la grande victime propitiatoire ; et cette impression reste, malgré tous les efforts de la critique négative. On disait des victimes, après que le sacrificateur leur avait imposé les mains, qu’elles portaient les iniquités (Lévitique 16.20-21). Il faut remarquer que le nom d’ « agneau » n’est donné à Jésus-Christ qu’en rapport avec son immolation ou l’effusion de son sang (1 Pierre 1.19 ; 1Cor.5.7). Cette étonnante dénomination devait réveiller d’elle-même la notion de sacrifice propitiatoire, et les textes indiqués montrent que c’est ainsi qu’elle fut entendue : double moyen d’en constater la signification véritable, qui met hors de doute l’interprétation commune.
On prétend y échapper cependant, sous prétexte que l’agneau n’était pas offert en sacrifice pour le péché, d’où l’on conclut que ce n’est pas à cause des vertus mystiques de sa mort, mais en raison des douces influences de son exemple ou de son Évangile que Jésus-Christ est appelé l’Agneau de Dieu qui, etc. Mais n’est-ce pas plutôt un subterfuge qu’un argument réel, en présence d’une telle déclaration, aussi intelligible quand on regarde à la Passion du Sauveur, qu’elle l’est peu quand on la rapporte à sa doctrine ou à sa vie ? Et puis, le fait dont on argumente est-il bien certain ? 1° La brebis, le bélier sont souvent désignés comme victimes expiatoires ; et l’on ne voit pas ce qui aurait pu empêcher que l’agneau le fût également. 2° L’agneau est indiqué Lévitique 14.12.24-25 ; Nombres 6.12. A la vérité, il s’agit là du délit, distingué du péché en divers endroits, sans que l’on connaisse avec certitude la raison ou la nature de cette distinction ; mais c’est toujours une transgression de la loi et par conséquent toujours une expiation. 3° Le sacrifice continuel, où l’on immolait des agneaux, réunissait aux yeux des Juifs le caractère propitiatoire au caractère eucharistique. Ils disaient que « le sacrifice du matin faisait propitiation pour les « péchés commis pendant la nuit, et celui du soir pour les péchés commis pendant le jour. » Nous lisons Hébreux 7.27 que le sacrificateur offrait tous les jours des sacrifices, d’abord pour ses propres péchés, et ensuite pour ceux du peuple, ce qui ne peut se rapporter qu’au sacrifice continuel. Ce sacrifice était d’ailleurs un holocauste (Nombres ch. 28) ; et l’holocauste était essentiellement propitiatoire. De plus, tous les sacrifices sanglants avaient, à quelque degré, ce caractère et ce but, car le sang en était recueilli et versé sur l’autel, acte constitutif de l’expiation (Lévitique 17.11). — Cette objection manque donc de base. El ne suffirait-il pas, pour la faire tomber, de rappeler que Jésus-Christ n’est nommé l’Agneau de Dieu qu’en vue de sa Passion ? Si, appliquant ici l’herméneutique immédiate, nous considérons que la parole que nous discutons est née au sein des idées et des pratiques juives, pourrons-nous douter de la signification que lui imprimait la langue du temps, et que durent, par conséquent, y attacher celui qui la prononça et ceux qui l’entendirent ? Il n’y a eu en réalité, dans les explications négatives, que des produits de cette tactique, mélange indéfinissable de rigorisme littéraliste et de latitudinarisme idéaliste, qui, tantôt se colle à l’expression pour rejeter la pensée évidente du texte, tantôt invoque la pensée présumée du texte pour réduire à néant les assertions les plus positives.
La déclaration dont il s’agit appartient, il est vrai, à la révélation prophétique plutôt qu’à la révélation évangélique. Elle est de J. Baptiste, non de Jésus-Christ. Mais sa vérité et sa portée dogmatique demeurent les mêmes, le Précurseur révélant, par l’Esprit, l’œuvre du Messie comme sa personne.
A part ces trois textes qui constatent en termes si positifs la doctrine de l’expiation, ou tout au moins ses rudiments dans les Évangiles, il en est d’autres où elle se découvre à des degrés et en des sens divers.
A la Transfiguration du Seigneur, c’est de sa mort que s’entretiennent avec lui Elie et Moïse (Luc 9.31). Ce fait, qui semble à première vue absolument étranger à notre question, va y toucher lorsqu’on y réfléchit quelque peu. Pour que la Passion de Jésus-Christ soit ainsi mentionnée seule entre de tels interlocuteurs et à un pareil moment, ne faut-il pas qu’elle ait dans le plan de la rédemption une place et une importance tout autres que celles que lui font les systèmes qui, en effaçant le caractère et l’effet expiatoire, n’y rattachant aucune efficacité propre, ne la distinguent en rien du reste de son œuvre ? Ce n’est là, il est vrai, qu’une induction et une induction lointaine ; mais il me paraît difficile d’y échapper ; si elle ne s’impose pas, elle se légitime. Cet entretien rappelle l’institution de la Cène, où la mort du Seigneur est également mise en saillie et tout à fait à part.
Le quatrième Évangile renferme bien des traits du même genre, dont plusieurs frappent d’autant plus qu’on les médite davantage. Ainsi Jean 3.14 : Comme Moïse éleva le serpent, etc. Là, le Seigneur représente sa croix comme devant être pour les hommes en général ce qu’avait été pour les Israélites le serpent d’airain. L’expression dont il se sert (Il faut que le Fils de l’homme soit élevé) ne saurait être douteuse, malgré son indétermination ; elle revient à diverses reprises dans cet Évangile, et il est dit expressément (Jean 12.32-33) qu’elle désigne la crucifixion : Or, il disait cela pour marquer de quelle mort il devait mourir. Si la science actuelle réduit à une grossière méprise cette explication de la parole du Seigneur, elle nous permettra de préférer à sa découverte posthume les déclarations du disciple bien-aimé. Et dès que c’est bien sa croix que Jésus-Christ représente sous l’image du serpent d’airain, il y attache certainement la vertu mystique que l’Église y a toujours vue. Elle sauve ceux qui s’y confient comme le serpent guérissait ceux qui y regardaient.
Jean 6.51-58 : Je suis le pain vivant descendu du Ciel… ; le pain que je donnerai, c’est ma chair que je donnerai pour la vie du monde, etc. L’élément fondamental du dogme ecclésiastique ne se trouve-t-il pas dans ces paroles ? Une lecture attentive de ce chapitre ne révèle-t-elle pas, sous la figure qui le traverse de part en part, sinon le dogme lui-même, du moins ses principes générateurs ? C’est par là que s’entend ce don que Jésus-Christ fait de son corps pour la vie du monde et cette nécessité mystique de s’approprier sa chair et son sang. Hors de là, ces assertions répétées perdent leur signification et leur raison, même comme métaphores.
Jean 10.11, 15, 18 : Je donne ma vie pour mes brebis… Je la donne de moi-même… ; j’ai reçu ce commandement de mon Père. Ces paroles ne disent pas seulement que Jésus-Christ expose volontairement sa vie pour le salut du monde ; elles attestent qu’il la donne en conséquence d’un décret divin ; elles font de sa mort une partie intégrante de sa médiation et, par cela même, une condition essentielle du salut. Le mystère de la Croix les explique seul, parce que seul il répond à leur contenu et réalise ce qu’elles impliquent ; dès que ce mystère n’est point admis, elles ne disent plus tout ce qu’elles semblent dire. Toujours cette même induction, vers laquelle convergent tant d’autres textes, et qui se confirme en se reproduisant ainsi sous des formes indépendantes, comme un témoignage que viennent contrôler en mille sens des témoignages collatéraux. (Voyez encore Jean 12.27, 31, 33 ; 15.13).
A ces textes, nous pouvons joindre ceux où il est dit qu’il fallait que le Christ souffrît, conformément aux oracles et aux conseils divins. Le Seigneur représente fréquemment ses souffrances comme liées au fond même et à l’objet de son œuvre, comme nécessaires à son accomplissement. Or, elles n’ont pu l’être, elles n’ont pu entrer ainsi dans le but de sa mission, que par leur caractère propitiatoire. Partout où ce caractère disparaît, leur nécessité scripturaire disparaît aussi ; toutes les raisons et les explications qu’on en donne se trouvent insuffisantes, par conséquent inadéquates et inadmissibles. On a dit : 1° que les souffrances de Jésus-Christ étaient nécessaires pour qu’il nous laissât un parfait exemple de toutes les vertus, en particulier de la résignation et de la douceur. Mais quoique la patience avec laquelle il les supporta nous soit proposée pour modèle, ce n’est pas à ce point de vue moral qu’elles sont dites prédéterminées, c’est à un point de vue dogmatique, celui justement de la croyance commune (Matthieu 20.28 ; Hébreux 10.4-8). On a dit : 2° qu’elles étaient nécessaires comme inévitable résultat de la réformation qu’il venait opérer, parce que, dans un monde tel que le nôtre, on ne s’attaque pas impunément à l’erreur et au mal. Mais ce n’est pas non plus sous ce rapport que le Nouveau Testament en relève la nécessité. Jésus-Christ s’y est soumis volontairement et à un autre titre (Textes ci-dessus et Jean 3.14 ; Éphésiens 5.2. etc.). On a dit : 3° qu’elles étaient nécessaires en tant que prédites ; et en un sens cela est vrai, bien des textes le déclarent. Mais elles furent prédites en tant que prédéterminées dans le conseil divin ; et les prophètes en ont marqué le but. Evidemment le caractère de nécessité dont elles sont empreintes ne leur vient point de ce qu’elles avaient été annoncées, il tient à la place qu’elles occupent dans le plan de la rédemption ; de là la place qui leur a été faite dans la prophétie. Et cette large donnée aboutit, pour la réflexion logique comme pour le sens chrétien, à la doctrine que nous avions à constater dans les Évangiles.
C) Épîtres. — I. Épîtres de saint Paul. — Elles s’offrent les premières dans le Recueil sacré, et, par leur étendue comparative, sont naturellement plus explicites sur ce point, de même que sur la plupart des autres.
Tout le monde convient maintenant que la doctrine de l’expiation règne d’un bout à l’autre de l’Épître aux Hébreux, et qu’elle en forme un des fondements dogmatiques. Jésus-Christ y est représenté et comme le Sacrificateur éternel et comme la grande Victime propitiatoire. Qu’on lise en particulier les chap. 7 à 10, où l’auteur établit la nature, la grandeur, l’efficacité du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, en même temps que leur infinie supériorité sur le sacerdoce et le sacrifice lévitique. Qu’on lise seulement, si l’on veut, Hébreux 9.22-28, dont voici l’analyse : Il n’y a point de pardon sans effusion de sang. Selon la loi, toutes choses étaient purifiées par ce moyen. Mais il a fallu dans l’Évangile un sacrifice d’un ordre plus élevé. C’est pour cela que Jésus-Christ s’est offert lui-même. Il est entré dans le Sanctuaire céleste avec son propre sang, comme le souverain sacrificateur entrait dans le Sanctuaire terrestre avec le sang des victimes. Il l’a fait une fois pour toutes, de même que le souverain sacrificateur faisait une seule fois par an la grande expiation. Il a porté nos péchés à sa première venue ; mais il paraîtra sans péché, c’est-à-dire évidemment sans prendre de nouveau sur lui les péchés du monde, quand il reviendra pour le jugement.
Cela, certes, est formel. Aussi, après avoir fait l’impossible pour l’effacer ou pour l’invalider, le confesse-t-on universellement aujourd’hui. Mais on se retranche derrière l’inauthenticité de l’Épître. Nous pourrions répondre que, lors même qu’il serait définitivement prouvé qu’elle n’est pas de saint Paul, — et cette preuve est loin d’être faite, — on devrait encore la classer parmi les écrits canoniques et y reconnaître, sinon la main de l’apôtre, du moins sa pensée, ainsi que l’accordent la plupart des critiques qui nient qu’elle soit de lui. Mais passons sur sa canonicité aussi bien que sur son authenticité, elle reste toujours comme attestation directe, comme expression certaine de la croyance des temps apostoliques ; car il est positif qu’elle est de ces temps-là ; et l’autorité dont elle jouit parmi les premiers chrétiens (voyez l’emploi qu’en fait Clément dans sa lettre aux Corinthiens) démontre qu’ils y voyaient une exposition exacte de leur foi : témoignage historique qui, remontant aux origines du Christianisme, équivaut à un témoignage théopneustique, puisqu’il constate en fait, dans la doctrine de l’Église, celle de ses fondateurs.
Du reste, cette doctrine se reproduit partout dans les Épîtres non contestées de saint Paule. Si elle y est moins développée que dans l’Épître aux Hébreux, elle y est absolument la même au fond ; elle en constitue aussi un des principes dogmatiques les plus prononcés et les plus constants. Elle y apparaît dans des textes si nombreux qu’au lieu de les exposer un à un en suivant l’ordre des Épîtres, il vaut mieux les distribuer en classes d’après les expressions qui les caractérisent et les distinguent.
e – Hélas ! parler d’Épîtres non contestées, c’est trop dire ; qu’est-ce qui n’a pas été mis en question dans le mouvement critique de nos jours ? Mais si nous ne pouvons dire incontestées, nous pouvons dire incontestables, et c’est bien assez.
a) Sacrifice. — Victime. — 1 Corinthiens 5.7 : Christ notre Pâque (notre agneau pascal,) a été immolé pour nous. Il y a là deux choses à noter : 1° Jésus-Christ nous sauve comme l’agneau pascal sauva les Israélites, c’est-à-dire par son sang ; car ce furent les maisons marquées du sang de l’agneau qu’épargna l’ange exterminateur. 2° Il a été immolé pour nous, (υπερ ημων ετυθη), terme consacré aux sacrifices, d’où dérivent θυσια, θυμα (victime), θυμελε (autel), etc. Ce passage éveille immédiatement l’idée de sacrifice et de sacrifice propitiatoire. C’est la même déclaration que celle de Jean 1.29 ; c’est par conséquent la même doctrine. Aussi l’a-t-on contesté à peu près par la même raison. On a nié que la Pâque fût un sacrifice. Mais quoi qu’on puisse dire en faveur de cette assertion, l’ensemble des faits la dément : La Pâque est appelée zabach (Exode 12.27 ; etc.). On ne pouvait l’immoler que dans le Tabernacle ou dans le Temple (Deutéronome 16.2, 5-6) ; c’est à cause de cela qu’on allait la faire à Jérusalem et que les Juifs ne la mangent plus. Le sang recueilli par les prêtres était répandu sur l’autel, ce qui constituait l’acte ou le signe propitiatoire. Les cérémonies prescrites y attachent manifestement le caractère de sacrifice, et tout indique qu’elle l’avait aux yeux des Juifs. Josèphe et Philon la désignent sous le nom consacré de θυσια ; les rabbins l’ont même appelée Copher.
Un point sur lequel on a fort insisté pour établir que l’agneau pascal ne pouvait être considéré comme une victime, c’est qu’il était égorgé par d’autres personnes que les sacrificateurs. Mais cela était autorisé dans tous les genres de sacrifice. Le seul office essentiel du sacrificateur était de recevoir le sang et de le répandre sur l’autel, ce qui avait lieu pour l’agneau pascal.
L’interprétation commune, donnée spontanée, impression première du texte, se maintient donc à l’examen ; la vraie pensée de l’apôtre se fait jour à travers les nuages dont on l’enveloppe : Jésus-Christ a réalisé ce que symbolisaient les sacrifices lévitiques, celui de la Pâque comme les autres ; il en est la divine πληρωσις. Il ne faut pas oublier que les rites de l’ancienne Alliance n’étaient qu’une ombre des faits de la nouvelle (Colossiens 2.17).
Le rapport est réel, sans doute, mais on ne doit pas le pousser outre mesure et vouloir en aligner tous les côtés. Il n’y a pas identité, il y a seulement analogie. C’est dans ces analogies de l’Évangile et de la loi que la langue du Nouveau Testament a ses principales racines, et c’est là ce qui l’éclairé et l’explique en mille cas, à la condition toutefois d’une sage retenue. Il ne faut pas tourmenter les expressions pour trouver sous la figure l’exacte et pleine réalité, ni les évider pour faire disparaître la réalité sous la figure : double excès, dont le premier a souvent provoqué le second. Il importe de regarder ensemble à la lettre et à l’esprit des textes. Et d’après cette simple règle, celui qui nous occupe ne saurait être douteux. Saint Paul nous y montre évidemment en Jésus-Christ notre victime propitiatoire. C’est la pensée qu’éveille de prime abord sa déclaration ; c’est bien celle qu’il a voulu y mettre et voulu qu’on y mit. Rappelons que Jésus-Christ n’est présenté sous l’emblème de l’agneau qu’en relation avec sa mort et le rachat qu’il nous a acquis.
Nous avons Éphésiens 5.2 une déclaration analogue, et encore plus formelle ou plus complète : Il s’est offert lui-même pour nous à Dieu en oblation et en victime d’agréable odeur (προσφοραν και θυσιαν), deux termes à peu près synonymes, mais qui, réunis, donnent à l’assertion plus de plénitude et de force (Cf. Hébreux 10.5). L’expression d’agréable odeur, dérivée des idées et de la langue des Juifs, marque que cette offrande de lui-même, faite par Jésus-Christ, a rendu Dieu propice au monde (Cf. Genèse 8.21).
Il va sans dire qu’on a prétendu aussi enlever ce texte au dogme de l’expiation. On a soutenu que le terme d’agréable odeur ne s’applique qu’aux sacrifices de prospérité, et que le contexte, présentant Jésus-Christ comme modèle, conduit à voir dans son sacrifice le sacrifice moral, qui doit se reproduire chez le chrétien. La première assertion n’est point exacte. (Voy. Exode 29.16, 25, 36, 41). Quant à la seconde, quelque fondée qu’elle soit, elle n’a pas la portée qu’on y attache ; le sacrifice propitiatoire porte en soi le sacrifice moral, et il en accroît l’efficacité en en rehaussant la grandeur. Ce dernier caractère n’exclut donc pas le premier, avec lequel il ne fait qu’un au fond. Il en est là comme Matthieu 20.28, qui nous montre le Fils de l’homme se donnant par amour pour nous et se donnant pour notre rançon. Il n’y a rien dans le texte qui contredise l’interprétation commune ; et ce qui la légitime, c’est qu’elle en sort comme d’elle-même et qu’elle en maintient et qu’elle en rend seule la pleine signification. Lisez simplement : Il s’est offert, etc.
b) Propitiation. — Romains 3.23-25 : Justifiés gratuitement, etc. Tout donne là l’expiation, le texte et le contexte. L’apôtre ayant établi (de Romains 1.18 à 3.20) que tous les hommes (les Juifs non moins que les Gentils) sont coupables devant Dieu, condamnés par la loi, hors d’état d’éloigner de leur tête la peine qui les menace : il leur expose (Romains 3.21-30) la voie du salut que le Seigneur leur ouvre dans sa miséricorde et où il les appelle par l’Évangile. Elle est par pure grâce, par la rédemption qu’a opérée Jésus-Christ, notre propitiation, par la foi en son sang ; elle a pour but la rémission des péchés ; elle dévoile ensemble la justice et la clémence célestes ; elle s’étend aux temps passés (v. 25 comp. à Hébreux 9.15). Autant de traits parfaitement intelligibles dans l’opinion ecclésiastique, mais plus ou moins inexpliqués et inexplicables dans celles qu’on essaye d’y substituer.
Prenons la plus accréditée de nos jours, et, sans doute aussi, la plus spécieuse. D’après cette interprétation, saint Paul ne veut pas seulement établir dans ces trois chapitres que tous les hommes sont sous la condamnation de la loi ; il veut aussi, il veut surtout, renversant la religion de la lettre par la religion de l’esprit, montrer que la justice de la loi, alors même qu’elle existerait, ne serait encore qu’une justice extérieure qui, n’atteignant pas le fond de l’âme, ne changeant pas la direction de la volonté et de la vie, est par cela même nulle devant Dieu, puisque Dieu demande, non l’obéissance de la main, mais celle du cœur. A cette justice apparente, qu’il nomme δικαιοσυνη νομου, il oppose, dit-on, la justice interne et réelle, la δικαιοσυνη Θεου, fruit de la foi et de l’amour, qui transforme l’homme, et qui a dans l’Évangile de la grâce son principe et son aliment. C’est en ce sens, assure-t-on, qu’il déclare que personne ne saurait être justifié par la loi ou par les œuvres de la loi, et qu’on l’est uniquement par la foi, d’où émanent la communion mystique avec Dieu et le vrai renouvellement moral. En un mot, le grand dessein de l’apôtre est d’établir qu’il n’y a de justice ou de sainteté véritable que celle qui épure les sources mêmes de la vie, et que le don de Dieu en Christ la forme seul au-dedans de nous. Dès lors, la régénération se pose comme l’élément fondamental de la rédemption ; elle en fait l’essence et en détermine la cause en en déterminant la nature ; elle lui donne pour pivot, non plus l’expiation, mais la rénovation spirituelle.
Il y a, à la base de cette théorie, une vérité incontestable et capitale. La vanité des œuvres mortes, sur lesquelles l’homme a toujours été si enclin à se reposer, est un principe souvent pressé contre le fanatisme juif et chrétien (Romains 2.28 ; 1 Corinthiens 13.1-4). La supériorité de l’Évangile sur la loi quant au renouvellement moral, est un autre principe, tout aussi certain, de la doctrine apostolique. La question est de savoir si c’est de cela que traite saint Paul dans le passage que nous avons devant nous. Or, nous n’hésitons pas à affirmer que sa pensée, son intention, son but sont tout autres, et qu’on met à bien des égards sous ses expressions ce qui n’y est pas, en même temps qu’on en ôte ce qui y est. Voyez la marche de son raisonnement. Sans distinguer entre justice externe et justice interne, plaçant tous les hommes en présence de leur propre loi, il les force à s’en reconnaître transgresseurs, et il leur montre la colère de Dieu suspendue sur leur tête (Romains 1.18 ; 2.4-12). Voyez sa conclusion : Que tout le monde soit reconnu coupable devant Dieu (Romains 3.19). Voyez son exposition du moyen de salut : Justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Christ, etc. Tout démontre, et dans l’argumentation de l’apôtre et dans sa terminologie, que sa pensée réelle est d’un côté celle de la culpabilité humaine, de l’autre celle du pardon divin. Sans doute, dans son enseignement général, saint Paul ne sépare pas le pardon de la régénération. En distinguant ces deux effets de l’œuvre de Christ, il ne les isole point. Il prouvera plus tard (chap. 6 à 8) combien la puissance sanctifiante de l’Évangile ou du système de grâce est supérieure à celle de la loi. Mais ici la question qu’il traite est celle de l’état de condamnation où se trouvent les hommes et de l’amnistie céleste qui leur est offerte au nom de Jésus-Christ.
L’interprétation que nous discutons, malgré les principes qu’elle invoque, les noms qui la patronnent et la vogue dont elle jouit, a contre elle et la pensée directe du passage, qui est visiblement celle du pardon, et l’esprit, le dessein, le but de cette, portion « te l’Épître. Pour qui lit sans prévention, il est évident que saint Paul envisage et présente là le bienfait de Christ, conformément à la définition qu’il en donne Eph. I, 7 : C’est en lui que nous avons la rédemption par son sang, savoir la rémission des péchés.
Ajoutons que si l’interprétation qui a motivé ces remarques pouvait tenir devant l’étude exégétique du texte et du contexte, elle tomberait devant l’objection que rencontre l’apôtre et qu’il discute aux chapitres 6 à 8 (Demeurerons-nous dans le péché afin que la grâce abonde ?) : objection impossible si cette interprétation était fondée. Si saint Paul eût fait du renouvellement moral l’élément constitutif de la rédemption, comment aurait-on pu l’accuser d’endormir les âmes dans le mal ? et se serait-il préoccupé lui-même d’une attaque née d’une grossière méprise ? Ne lui aurait-il pas suffi de répondre, d’un seul mot et une fois pour toutes : Ce que vous me faites renverser est justement ce que j’édifie. Mais nous aurons à revenir là-dessus, l’interprétation que nous venons d’examiner s’imposant en quelque manière à la nouvelle tendance théologique.
Avant d’abandonner cet important passage, je ferai une remarque sur l’un des termes qui s’y trouvent, celui d’ιλαστηριονµ, αυχυελ σε ραππορτε σπéςιαλεμεντ ςε παραγραπηε : χγγον προεθετο ο Θεος ιλαστηριον. Il dérive des substantifs ιλασμος, ιλασμα (expiation, propitiation) ou du verbe ιλασκω (apaiser, réconcilier, rendre propice). Dans les LXX, ιλασκω répond à caphar (Psaumes 65.4. etc.) Ici, ιλαστηριον est employé substantivement, comme σωτηριον l’est ailleurs, ou plutôt il est pris elliptiquement, le substantif étant sous-entendu. La question est de savoir quel est ce substantif ? Les interprètes discutent entre επιθημα et θυμα. Les LXX emploient ιλαστηριον pour désigner le couvercle de l’Arche de l’alliance, le Propitiatoire (Capporeth), exprimant quelquefois επιθημα, mais l’omettant le plus souvent. On sait que le Propitiatoire était, en quelque sorte, le trône de Jéhovah dans son Sanctuaire terrestre, et qu’une fois l’an, au jour des Expiations, le grand prêtre y versait le sang des victimes. L’apôtre a donc pu prendre ιλαστηριον dans ce sens consacré par les LXX. Mais ce terme avait un autre sens dans la langue classique, résultant de sa combinaison avec θυμα. Ainsi Dion Chrysostome dit : Ιλαστηριον τοι αρχαιοι τη Αθηνα (les Grecs firent un sacrifice à Minerve). C’est de cette manière qu’Origène, Chrysostome et la plupart des anciens ont entendu l’expression de saint Paul ; et cette interprétation a pour elle la déclaration, deux fois répétée, εις ενδειξιν, προς ενδειξιν, car le Propitiatoire n’était pas exposé à la vue des hommes. Du reste, quelle que soit, des deux interprétations, celle qu’on préfère, la doctrine commune se trouve également dans le texte, puisqu’il y domine toujours l’idée d’expiation, de propitiation ; et ce point est le seul qui nous intéresse ici.
c) Rédemption. — Rançon. — Rachat (απολυτρωσις, λυτρον, αγοραζωµ). — Συρ ςες τερμες, χυι οντ σι προφονδéμεντ πéνéτρé λα λανγυε ςηρéτιεννε ςομμε εξπρεσσιον δε λα ςροψανςε γéνéραλε, ρεμαρχυονς σευλεμεντ χυίλς σοντ φρéχυεμμεντ δéτερμινéς παρ λε ςοντεξτε. Νους λάvονς vυ αιλλευρς πουρ χγγλυτρον. Pour απολυτρωσις ; voy. Romains 3.24 ; Éphésiens 1.7 ; Colossiens 1.14. Pour αγοραζω, lisez Galates 3.13 en en rapprochant Apocalypse 5.9. Dans deux endroits (1 Corinthiens 6.20 ; 7.23), l’apôtre ajoute τιμης : Vous avez été rachetés par prix.
On peut trouver des raisons pour soutenir que ces termes marquent implicitement la délivrance de l’empire du péché, la rénovation spirituelle, but suprême de l’Évangile, et les faire rentrer ainsi dans le point de vue moral. Il y a en effet cela, qui est plus ou moins partout, car la justification ne va pas sans la régénération ; mais il y a aussi et tout d’abord la délivrance de la peine du péché, l’acte propitiatoire ou expiatoire ; c’est la pensée ou l’impression première des textes, car ils lient généralement la rançon des âmes à la Passion de Jésus-Christ, à sa croix, dont ils font le moyen et non le symbole ou le gage du salut. M. Reuss observef que « le mot απολυτρωσις qui, par sa valeur étymologique, peut également s’appliquer aux trois grands éléments de la rédemption (délivrance de la servitude de la corruption, — du joug de la loi, — de la peine du péché) est toujours employé par saint Paul pour le troisième. » M. Reuss ajoute, il est vrai, que « ce n’est sans doute que l’effet du hasard. » Mais je soupçonne quelque peu que si cette singulière circonstance portait dans un autre sens, il aurait moins incliné à l’écarter comme purement fortuite.
f – Théologie chrétienne, T. II, p. 183.
A cet égard, comme à tant d’autres, la vieille herméneutique du simple sens chrétien, cette herméneutique concrète, spontanée, en quelque sorte expérimentale, finit par triompher de l’herméneutique abstraite et mobile de la science. Les termes que nous examinons portent bien en eux-mêmes la doctrine qu’y a attachée la langue religieuse. Sur tout ce qui constitue le fond intime, l’esprit même du Nouveau Testament, l’opinion des humbles disciples de l’Écriture, quand elle a de la constance et de la généralité, a certainement plus de valeur qu’on ne lui en reconnaît aujourd’hui. C’est, à la vérité, une intuition plutôt qu’une démonstration ; mais, en somme, et malgré des surcharges inévitables, elle rend ordinairement la pensée foncière et vitale des Livres saints. Il s’agit, — ne nous lassons pas de le répéter, — non de la signification possible de tels ou tels textes, mais de leur signification réelle, intrinsèque, qui est naturellement celle qu’ont dû y attacher et ceux qui les ont écrits et ceux à qui ils s’adressaient, celle par conséquent qu’ils portent, pour ainsi dire, à leur superficie.
d) Nous ferons une quatrième classe des textes qui représentent Jésus-Christ comme étant mort pour nos péchés (1 Corinthiens 15.3), et de ceux qui disent de tant de manières qu’il s’est donné ou qu’il a été livré pour nous (Galates 1.4 ; Romains 8.32). Ces locutions, de même que les précédentes, tenant non seulement au langage général de saint Paul, mais à celui du Nouveau Testament tout entier, il serait inutile de multiplier les citations. Je me borne à 2 Corinthiens 5.21 : Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a fait péché à cause de nous, afin que nous devinssions justice de Dieu par lui (ou en lui : εν αυτω). Qu’avec un grand nombre de commentateurs on interprète αμαρτιαν dans le sens de « victime pour le péché » (signification fréquente dans les LXX), et qu’on traduise : « Jésus-Christ s’est offert en « sacrifice pour nous, afin d’opérer notre justification devant Dieu » ; ou qu’avec d’autres on prenne αμαρτιαν pour ως αμαρτανοντα (l’abstrait pour le concret), et qu’on traduise : « Il a traité celui qui n’avait point connu le péché comme s’il eût été un pécheur, afin que, etc. », la force du passage reste la même. Toujours Jésus-Christ nous sauve en souffrant pour nous : il se fait une sorte d’échange, dans lequel il prend sur lui la peine de nos péchés et nous communique les prérogatives de sa justice. Le seul d’entre les hommes que n’ait point atteint le péché a été fait péché pour les autres ; en se chargeant des iniquités de la Terre, il y a fait descendre les miséricordes du Ciel.
Si, maintenant, nous rassemblons les différents traits par lesquels saint Paul lie le salut du monde à la mort de Jésus-Christ ; si, en dehors des subtilités exégétiques et métaphysiques, nous nous tenons à l’impression première qu’ils produisent, à cette évidence immédiate qui frappe les lecteurs non prévenus, humbles croyants ou incrédules décidés, est-il possible d’en arracher l’idée qui s’y fait jour de tant de manières, sans mettre sa pensée propre à la place de celle de l’apôtre ? Le fait constitutif du dogme ecclésiastique s’y montre sous mille aspects, tantôt nettement attesté, tantôt visiblement impliqué : comment se refuser à le reconnaître ? Nous accordons que le langage scripturaire, sur ce point comme sur une foule d’autres, est figuré. Il était impossible qu’il ne le fût pas. Nous ne pouvons énoncer les mystères du Royaume des Cieux qu’en empruntant à ce monde-ci des analogies et des symboles. Or, nous sommes au centre de ces mystères. Mais y a-t-il, oui ou non, une réalité sous ces termes de rançon, de propitiation, de sacrifice, etc., si fréquemment appliqués à la mort de Christ dans ses rapports avec la rémission des péchés ? ou n’est-ce qu’un pur mirage, où chacun peut voir ce qu’il veut et trouver ce qu’il imagine ? Pour le disciple de la Bible, ce langage ne saurait être illusoire ; il fait de la Passion une condition fondamentale, une partie essentielle du plan divin. Il fallait que le Christ souffrit : Dispensation mystérieuse, dont nous ne saurions pénétrer entièrement ni les raisons ni les fins, mais que nous ne sommes pas en droit de mettre en question à cause de ses incompréhensibilités. Si nous cherchons simplement la pensée scripturaire sous l’expression scripturaire, nous resterons convaincus qu’il existe bien, entre la mort de Jésus-Christ et le salut du monde, cette sorte de solidarité ou de réversibilité qui fait le fond du dogme ecclésiastique, et que symbolisaient les antiques rites expiatoires. Encore une fois, comment arracher des formules bibliques, et de celles de saint Paul en particulier, l’idée qui en ressort de partout ? On ne peut la leur enlever sans leur enlever en même temps leur signification grammaticale et historique.
Que signifiaient dans la langue du temps les expressions qui nous occupent ? Quelle opinion ont-elles dû éveiller et nourrir soit chez les hommes apostoliques qui les emploient, soit chez les disciples judéo-chrétiens ou pagano-chrétiens à qui ils s’adressent ? Dès qu’on se place au point de vue de cette époque et qu’on la laisse expliquer elle-même sa terminologie, ainsi que l’exige la saine herméneutique, la question se résout d’elle-même : les textes donnent immédiatement la doctrine commune ou tout au moins le fait qui la fonde. Nier cette doctrine chez saint Paul, c’est nier l’évidence. Il la pose et l’expose dans les termes les plus exprès (Éphésiens 1.7) ; il la rappelle et la presse comme fondamentale (1 Corinthiens 15.3) ; il en a fait le principe et l’aliment de la vie spirituelle (Romains 5.1-11 ; 1 Corinthiens 6.20, etc.) ; il y appuie le dogme de la justification, ou plutôt les deux dogmes n’en font qu’un pour lui (Romains 3.23-24).
e) Réconciliation. — Il existe chez, saint Paul une classe de textes où la croyance ecclésiastique, a toujours cherché et trouvé une de ses preuves, mais qu’on retourne contre elle. Ils réclament un examen attentif dans une théologie essentiellement biblique, comme doit l’être la théologie protestante et comme veut l’être la nôtre.
Ce sont les textes relatifs à la réconciliation : Romains 5.10 : Si lorsque nous étions ennemis de Dieu nous avons été réconciliés avec lui par (ou) la mort de son Fils, combien, etc. (2 Corinthiens 5.18-20 ; Éphésiens 2.16 ; Colossiens 1.20-22).
On dit là-dessus que, d’après l’Écriture, ce n’est pas Dieu qui est réconcilié avec nous par Christ, mais que c’est nous qui sommes réconciliés avec lui ; que cela résulte : 1° de ce que l’envoi de Jésus-Christ est une suite et une preuve de l’amour de Dieu envers les hommes, amour nécessairement antérieur au don, comme la cause l’est à l’effet ; 2° de ce que Dieu étant immuable, le principe de la réconciliation doit se chercher dans le changement qui s’opère en nous par la foi, plutôt que dans un changement qui se soit fait en Dieu par l’intervention de Christ ; 3° enfin, des textes eux-mêmes, où il n’est parlé que de notre réconciliation avec Dieu. Dès lors, ajoute-t-on, l’opinion qui place en Dieu l’obstacle à la réconciliation, et qui le suppose enlevé par la croix de Christ, se trouve sans base. Les textes, d’accord avec la doctrine générale des Écritures, qui dérive de l’amour ou du décret de Dieu l’envoi de son Fils, nous révèlent la vraie nature de l’œuvre de grâce ; ils l’expliquent en un sens opposé à la croyance vulgaire. C’est le renouvellement spirituel de l’homme, c’est sa rentrée par Christ dans la voie de la sainteté qui lui ouvre le trésor des miséricordes. Ainsi tombent les notions traditionnelles d’expiation : rédemption et régénération ne font qu’un.
Cette argumentation est-elle aussi fondée qu’elle peut le paraître au premier abord ?
Sans doute, l’amour de Dieu est antérieur à l’apparition de Jésus-Christ qu’il a déterminée. Cela ressort de la nature des choses. Comme on le dit, le don de l’amour a dû être précédé par l’amour lui-même. D’ailleurs, le Nouveau Testament est positif à cet égard (Éphésiens ch. 1 ; Jean 3.16 ; 1 Jean 4.9-10, etc.) — Mais la croix du Sauveur n’est-elle pas, dans les voies de la Sagesse éternelle, la conciliation de l’Évangile et de la loi, le moyen établi pour que le pécheur amendé puisse avoir part aux effets de l’amour divin et à la vie du Ciel ; car Dieu est saint et juste, en même temps que bon et clément ? — Voilà la question. — Et la Révélation seule peut l’éclairer. Or, le Nouveau Testament en rapportant à l’amour de Dieu le décret de la rédemption, unit partout le don de la grâce aux souffrances de Jésus-Christ ; il rattache formellement à ces souffrances l’amnistie céleste qu’il proclame. Le premier fait n’empêche donc pas le second dans le plan général du salut ; et la considération tirée de l’éternel amour de Dieu, cette considération si décisive en apparence, ne porte pas en réalité, elle laisse subsister la nécessité de la Passion et par conséquent son efficacité.
Sans doute encore, nous devons changer, et notre retour à Dieu est la condition indispensable du retour de sa faveur. — Mais est-ce la condition unique ? Que Dieu ne nous reçoive point dans sa gloire aussi longtemps que nous demeurons ses ennemis par nos mauvaises dispositions et nos mauvaises œuvres ; c’est incontestable. Tout le dit dans l’Écriture et toutes les opinions en conviennent. Mais peut-on conclure de là que c’est assez de notre amendement pour être rétablis dans tous les droits que nous avons perdus parle péché ; que la justice de Dieu, la majesté de sa loi, l’ordre moral de l’Univers n’exigent pas autre chose ; que le Saint des saints ne trouve rien, ni dans ses attributs ni dans ses desseins, qui détourne sa bienveillance d’un monde séparé de lui, alors même qu’il déposerait les armes de la rébellion ? — Voilà encore la question. — C’est celle de la suffisance du repentir, que nous aurons à examiner plus tard. Rappelons seulement ici que l’Écriture parle partout de la haine de Dieu contre le péché, de sa colère, de sa vengeance, comme elle parle de sa clémence et de sa grâce. Il est bien clair que ce sont là des termes anthropopathiques, qu’il ne faut pas presser. Mais ils expriment un fait de conscience tout autant que de révélation, savoir que Dieu ne peut considérer et traiter l’être devenu coupable comme l’être innocent, parce qu’il est tenu par les nécessités de sa nature, de sa loi, de son gouvernement, à réprimer le mal. Qui nous garantit que lorsqu’il pardonne au pécheur repentant, il n’est pas essentiel qu’il intervienne quelque acte qui mette à couvert sa justice et légitime sa miséricorde aux yeux de ses créatures morales ? La mort de Jésus-Christ, à laquelle l’Écriture lie le salut du monde, peut avoir eu cette destination, et nous en entrevoyons par ce côté la raison providentielle, la mystérieuse nécessité, si hautement proclamée dans les Livres saints. Il est d’ailleurs positif que la conscience religieuse ne s’est jamais contentée du seul amendement. Partout, sous une forme ou sous l’autre, des pratiques expiatoires ; donnée historique, digne certainement d’une sérieuse considération, et qu’il suffit d’indiquer ici.
L’Ancien Testament place aussi le sacrifice à côté du repentir ; il l’impose comme moyen de se concilier la faveur divine. Nous aurons à revenir sur cette institution, importante à beaucoup d’égards pour la détermination du dogme évangélique. Bornons-nous à noter un remarquable passage, Job 42.7. La colère de l’Éternel s’embrase contre Eliphaz et ses compagnons, sans toutefois que sa bienveillance se retire d’eux. Mais ils ont besoin de faire leur paix avec lui ; et pour cela il faut, d’après ses ordres, qu’ils lui offrent un sacrifice et qu’ils sollicitent l’intercession du patriarche. On voit le rapport de cette donnée biblique avec notre question actuelle. Dieu est irrité contre les amis de Job, parce qu’ils n’ont pas parlé avec droiture ; il semble dans une sorte d’obligation de les traiter selon leur folie. Cependant, il les aime, il voudrait continuer à les bénir ; mais leur péché élève entre eux et lui une barrière qui arrête sa miséricorde. Il leur indique, dans le recours aux rites expiatoires et à la prière du juste, le moyen de se soustraire au châtiment qu’ils ont mérité ; et ce n’est qu’en employant ce moyen prescrit qu’ils peuvent recouvrer sa faveur. — Ainsi, selon l’Évangile, Dieu déteste le mal qui est en nous et doit le punir ; malgré cela, il nous aime ; il envoie son Fils faire propitiation pour nos péchés ; par là il nous ouvre la voie de la grâce, et il nous invite à y entrer, afin qu’il puisse étendre sur nous ses bénédictions spirituelles. Tel apparaît l’ordre divin.
Dès qu’on se tient intégralement à l’enseignement sacré, en respectant le mystère, on sent qu’il y avait un double obstacle au salut ; l’un en Dieu, venant de sa sainteté, qui ne peut passer par-dessus le mal, comme s’il n’eût point été commis ; l’autre dans l’homme, venant de son état de péché, qui lui ferme le Ciel aussi longtemps qu’il dure. Jésus-Christ les renverse tous les deux, l’un par son sang, l’autre par son Esprit ; et ce serait une erreur, en même temps qu’un péril pour la foi, de vouloir tout réduire à ce dernier fait, sous prétexte qu’on le comprend ou qu’on croit le comprendre un peu mieux.
Les deux premières objections n’ont donc pas la portée qu’on leur attribue. Voyons si celle qu’on tire des textes en question, et à laquelle nous devons surtout regarder, ne se lève pas également par une vue d’ensemble. Ces textes, dit-on, représentent la réconciliation comme ayant lieu, non de Dieu à l’homme, ainsi que l’entend la croyance ecclésiastique, mais de l’homme à Dieu, ce qui laisse cette croyance sans fondement.
Cette objection tient à une interprétation erronée des verbes διαλλωτεσθαι, καταλλασθαι. On les prend dans le sens classique, sans examiner s’ils n’ont pas reçu quelque signification spéciale en passant dans le grec du Nouveau Testament. Or, une étude tant soit peu attentive montre que cela a eu lieu en effet pour ces verbes, de même que pour bien d’autresg. Loin de signifier simplement se réconcilier soi-même avec quelqu’un, renoncer envers lui à toute inimitié, ils signifient, dans la force de l’hiphil ou de l’hithpaël hébreu, se réconcilier quelqu’un, faire tomber son ressentiment, recouvrer sa faveur, de sorte que la réconciliation opérée par Jésus-Christ implique, par delà le retour de l’homme vers Dieu, un retour de Dieu vers l’homme, la cessation de la colère d’une part, comme de l’autre ; la cessation de la révolte. Selon Schleusner, le sens de διαλλωτομαι est : « redeo cum allero in gratiam, alterum mihi placo et amicum reddo. » Dès lors, les textes dont nous avions à nous rendre compte demeurent à la doctrine contre laquelle on prétend les faire déposer, car, présentant sous un double aspect l’acte de la réconciliation, y révélant à la fois un élément objectif et un élément subjectif, ils y constatent la réciprocité qu’y a toujours vue la conscience chrétienne.
g – Revue théologique de Montauban. — 1re année, p. 75.
Essayons de légitimer cette assertion, en conservant à notre recherche et à notre démonstration un caractère purement exégétique. Prenons d’abord, parmi les textes étrangers au dogme, Matthieu 5.24 : ὕπαγε, πρῶτον διαλλάγηθι τῷ ἀδελφῷ σου. Dans la signification classique de διαλλατομαι, la seule que veuille admettre l’opinion à laquelle nous avons à faire, il faudrait expliquer ainsi ce commandement : « Renonce à l’animosité qui t’éloigne de ton frère, sois apaisé envers lui. » Mais le contexte s’oppose à cette interprétation. L’obstacle à la réconciliation n’est pas chez la personne à qui s’adresse le précepte : c’est chez la partie adverse qu’il existe : S’il te souvient que ton frère a quelque chose contre toi (Comp. le parall. Marc 11.25). Il faudrait donc traduire, au lieu de réconcilie-toi avec lui, « réconcilie-le avec toi », fais cesser son ressentiment. Le sens hellénistique ou hiphilique est là bien positif. (Il ne l’est pas moins 1 Samuel 29.4, traduit par les LXX : διαλλαγησεται τω Κυριω σου ; 1 Corinthiens 7.21 ; 2 Maccabées 1.5, etc.)
La signification hiphilique existe-t-elle aussi dans les passages objet du débat ? C’est au contexte qu’il faut le demander. Le premier de ces passages est Romains 5.10 : Si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, combien, etc. Pour en saisir le véritable esprit, pour en constater le sens réel, il importe de le considérer dans l’enchaînement des idées de l’apôtre. Après avoir établi dans ce qui précède que, coupables devant Dieu, nous sommes justifiés gratuitement par la rédemption qui est en Christ, mort pour nos offenses, il expose les heureux effets de notre justification : paix et joie spirituelle, assurance de l’amour de Dieu, fondée sur le don de Christ lorsque nous n’étions que des pécheurs (V, 1-8). Et c’est là-dessus qu’il s’écrie (v. 9. 10) : Si nous avons été justifiés et réconciliés, etc. ! Cette esquisse de l’argumentation de saint Paul conduit-elle à voir dans la réconciliation qu’il célèbre un effet de l’Esprit de Christ qui ramène les hommes à Dieu, ou un résultat de sa Passion qui rend Dieu propice aux hommes ? Que d’après saint Paul, comme d’après tout le Nouveau Testament, Jésus-Christ rétablisse l’homme à l’image de Dieu en le rétablissant dans sa faveur, cela ne fait pas question. Hais est-ce de cela qu’il traite ici ?
Ce qu’il a seulement en vue, dans cette première partie de son Épître (ch. 1 à 5), c’est notre état de condamnation et la voie de salut que Dieu nous ouvre ; ce qu’il exalte comme fondement de l’espérance et de la joie chrétienne, c’est l’acte de Dieu et son amour immérité envers l’homme. La pensée de Romains 5.1-11 est au fond celle de 1 Jean 4.10 : En ceci consiste cet amour, que ce n’est pas nous, etc. La série des déclarations et des raisonnements de saint Paul dans ces cinq chapitres prouve qu’il y envisage la rédemption au même point de vue qu’Éphésiens 1.7 et bien souvent ailleurs. Il a montré le monde entier éloigné de Dieu, il montre le croyant rapproché de lui par une intervention devant laquelle la justice et la loi désarment, pour ainsi parler. L’amnistie céleste a sa base, sa raison dans le mystère de la Croix. Tout le dit, le texte et le contexte.
La réconciliation embrassant les deux effets de la rédemption, avec laquelle elle se confond en dernier résultat, elle implique sans doute la régénération ; mais elle porte spécialement sur la rémission des péchés, élément primordial et fondamental du salut ; et c’est ce dernier aspect que saint Paul fait prédominer ici, en le rattachant, comme partout, à la Passion du Seigneur.
En ce sens, tout se lie dans la suite des idées et des expressions. Lorsque nos péchés nous séparaient de Dieu, la médiation de Christ nous a fait rentrer en grâce avec lui, en faisant tomber les obstacles que sa justice et sa loi opposaient à son amour. Et si nous marchons dans la foi, nous pouvons espérer et nous assurer pleinement en lui (Romains 8.32).
Dans l’autre interprétation, au contraire, il faut tout forcer, choses et mots. Il faut supposer que l’apôtre appuie constamment son argumentation sur une autre base que celle qu’il veut poser, puisqu’il ne parle que de la Passion de Jésus-Christ là où il ne devrait parler que de l’action régénératrice de son Esprit ou de sa vie. Il passe sous silence ce qui devrait faire le fond de son argument, pour n’insister que sur un fait, fort important sans doute, mais qui ne va que de loin à son but ; il aurait laissé dans l’ombre l’essentiel et placé l’accessoire en première ligne. Car c’est toujours la croix de Christ qui se montre et se montre seule. Au lieu de la vie nouvelle qu’il communique aux siens, et que saint Paul fait si vivement ressortir ailleurs, il n’est question ici que de son sacrifice. Jésus-Christ s’est donné pour un monde en révolte contre le Ciel (v. 6-8) ; nous sommes justifiés par son sang (v. 9) ; nous avons été réconciliés avec Dieu par sa mort (v. 10). Dans l’hypothèse qui dérive la réconciliation et la rédemption tout entière de la vie de Christ en nous, ces assertions répétées, cette idée de propitiation, toujours la même et toujours dominante, cet oubli de l’ordre de considérations qui aurait dû surtout être pressé, tout cela est étrange, inconcevable ou, pour mieux dire, tout cela démontre que l’hypothèse est sans fondement, et que la doctrine commune de la réconciliation est bien celle de saint Paul.
Le parallélisme des v. 9 et 10, scruté avec quelque soin, en fournirait une autre preuve. Il y a là évidemment la même pensée sous deux expressions différentes. Le v. 10 n’est qu’un développement explicatif du 9 ; δικαιωθεντες et καταλλαγεντες sont donc synonymes, quant au fond ; et dans l’hypothèse que nous discutons, il faudra traduire δικαιωθεντες par « ayant été sanctifiés », rendus justes, ramenés à Dieu et par là remis en grâce avec lui ; ce qu’on fait effectivement, mais ce qui n’est pas le sens du mot dans saint Paul, ainsi que nous pourrons l’établir ailleurs, ce qui surtout ne saurait l’être ici, car notre justification est expressément attribuée au sang de Christ (δικαιωθεντες εν τω αιματι αυτου Cf. Romains 5.1-10 ; 3.24).
Ainsi, sur ce premier passage, non seulement le contexte autorise l’interprétation commune, à laquelle conduisait déjà la critique grammaticale, mais il l’impose, car tout y porte sur la Passion ; tout y fait par conséquent la réconciliation essentiellement objective, en y faisant la rédemption expiatoire. On a beau relever par l’expression la mort de Jésus-Christ ; quand on n’en fait qu’un moment comme un autre de son œuvre, elle perd l’importance directe, le caractère spécial, la vertu suprême qu’y attache le Nouveau Testament. Elle ne se montre plus telle que la représente notre passage ; elle n’a plus, dans l’acte de la réconciliation, la part que lui assigne partout saint Paul.
Les mêmes remarques s’appliquent aux autres textes. Il y est dit que Jésus-Christ nous a réconciliés avec Dieu par sa croix (Éphésiens 2.16), par le sang de sa croix, par le corps de sa chair, par sa mort (Colossiens 1.20, 22). Toujours l’indication du même rapport entre le salut du monde et les scènes de Gethsémané et du Calvaire ; toujours l’idée de sacrifice propitiatoire. Le texte qu’on cite avec le plus de confiance (2 Corinthiens 5.18-21) ne fait pas exception. Dans ce texte, qui se prête mieux qu’aucun autre à l’interprétation morale et où elle aime à se réfugier, le trait décisif revient encore : le moyen par lequel Dieu réconcilie le monde avec soi est spécifié, et c’est, dit l’apôtre, en ne leur imputant point leurs péchés… car celui qui n’avait point connu le péché, il l’a traité, etc. La base de la parole de réconciliation est que Dieu nous offre sa grâce, sa paix, sa gloire, en considération des mystérieuses souffrances du Juste.
En vain insiste-t-on sur ce qui est dit du ministère des apôtres, chargés d’inviter les hommes à se réconcilier avec Dieu. Il y a là deux choses : la voie du salut et l’entrée dans cette voie ; l’acte ou l’effet de la rédemption et l’appropriation que chacun doit s’en faire. La réconciliation peut s’envisager objectivement, ou en Dieu, et subjectivement, ou en nous. Opérée par le sacrifice de Jésus-Christ, elle est prêchée dans le monde, et toute âme d’homme est appelée à l’accepter et à se l’appliquer. Du côté de Dieu, elle est accomplie ; du côté de l’homme, elle doit s’accomplir, c’est à-dire être reçue, gardée, suivie avec un entier abandon d’esprit et de cœur, pour devenir effective. Le sentier de la vie, le chemin du Ciel a été rouvert devant les pécheurs par l’intervention de Christ ; et il faut qu’ils y entrent par la foi, qu’ils y avancent par la sanctification. Les deux faits se distinguent sans s’exclure, et s’unissent sans se confondre. C’est rester à la surface de l’Évangile et le mutiler, sous ombre de le simplifier, que d’argumenter de l’un contre l’autre.
En dernier résultat, il sort des passages qui nous occupent que la doctrine de la réconciliation repose sur celle de la rédemption par le sang de Christ, ou de l’expiation. En réalité, Éphésiens 2.16 et Colossiens 1.20, 22, où il s’agit de la réconciliation, sont parallèles d’Éphésiens 1.7 et de Colossiens 1.14, où se trouve la brève et belle formule de la rédemption que nous avons fréquemment rappelée. Tout mène à l’interprétation commune, la marche de l’exposition aussi bien que la forme de l’expression. Ces passages, qu’on a voulu tourner en objection, demeurent donc à la preuve. L’impression qu’ils produisent et qu’ils laissent, l’impression qu’en reçoit immédiatement le sens chrétien et que confirme l’étude exégétique, est que les souffrances de Jésus-Christ motivent, par des raisons que nous ne saurions sonder, la bienveillance ou la grâce que Dieu étend sur nous ; de sorte que la réconciliation va se fondre dans la rédemption dont elle est l’effet, et, de même que la rédemption, elle émane du grand sacrifice propitiatoire. Si la langue religieuse a employé les deux termes comme à peu près synonymes, c’est qu’ils le sont dans saint Paul. Selon lui, la Croix fonde et la confiance de l’homme en Dieu, et le déploiement de la miséricorde de Dieu envers l’homme.
La doctrine de l’expiation est tellement répandue dans les Épîtres de saint Paul ; elle en pénètre à une si grande profondeur l’enseignement dogmatique et moral, qu’il est impossible de ne pas l’y voir. Aussi toutes les directions théologiques, pour peu qu’elles soient impartiales, confessent-elles aujourd’hui que c’est une doctrine paulinienne.
Mais comment, après un tel aveu, élimine-t-on cette doctrine du Symbole chrétien et quelquefois même du credo de saint Paul ?
On le fait par des procédés divers.
Prenez l’ouvrage le plus important, sans contredit, pour la dogmatique biblique qui ait paru dans notre langue en ces derniers temps, quoiqu’il soit étranger à la dogmatique proprement dite, l’Histoire de la Théologie chrétienne au Ier siècle, de Reuss. L’auteur, après avoir établi que d’après saint Paul Jésus-Christ nous affranchit de l’esclavage de la loi, de la servitude de la corruption et de la peine du péché, fait cette remarque d’une haute signification, que nous avons déjà relevée : « Le mot απολυτρωσις qui, par sa valeur étymologique, pourrait sans difficulté s’appliquer aux deux premiers affranchissements aussi bien qu’au troisième, est toujours employé par Paul pour le dernier » ; fait digne d’attention, quoiqu’on en dise, qui nous montre la terminologie de l’apôtre et sa définition de la rédemption se reflétant, se contrôlant l’une l’autre ; sorte de preuve indirecte qui achève la preuve directe (Voy. Éphésiens 1.7 ; Romains 3.24, etc.). M. Reuss dit aussi que : « Selon saint Paul, Jésus-Christ verse son sang sur la croix avec l’intention et dans le but que sa mort soit substituée à celle que les hommes auraient dû souffrir pour leurs péchés. C’est l’humanité qui avait mérité la mort, et c’est Jésus-Christ qui la subit. » Il dit encore que Paul présente la mort de Jésus-Christ comme un sacrifice propitiatoire.
Voilà qui semble positif ; mais après avoir fait observer que la théorie de la satisfaction, telle qu’elle fut formulée par Anselme, et qu’elle a régné depuis lors dans l’Église catholique et dans les Églises protestantes, n’existe pas chez saint Paul ; après avoir ajouté à cette remarque différentes considérations, (comme sait en trouver une habileté exégétique hors de pair), on conclut que chez saint Paul le pivot du système est, non la mort de Christ, mais la foi de l’homme, que la rédemption s’opère en tant que le vieil homme meurt par la communion mystique à la mort de Christ, en même temps que le nouvel homme naît par la communion à sa résurrection. N’est-ce pas aller vite et loin ? Que tout porte en un sens sur la foi, il n’en peut être autrement puisqu’elle est comme la main qui saisit et qui nous approprie la grâce rédemptrice ; mais la foi n’est pas sans son objet, elle n’est qu’en lui et par lui ; c’est de lui qu’émane la vertu salutaire qu’elle attire. Que la théorie juridique d’Anselme ne soit pas dans saint Paul, c’est certain. Mais que suit-il de là ? La pensée foncière de l’apôtre, sa doctrine constante, cette pensée, cette doctrine qu’on est forcé de reconnaître chez lui, cesse-t-elle d’être parce qu’elle a été arbitrairement étendue et dans l’Église et dans l’Ecole ? Si l’explication théologique, si la formule ecclésiastique des faits révélés tombe faute d’appui, les faits eux-mêmes restent, et ce sont les faits qui importent. Or, le fait de l’expiation était là avant la théorie de la satisfaction ; la théorie n’est qu’une exposition scientifique ou apologétique du fait, qui l’avait provoquée et qui lui survit par cela même. Une fois constaté au cœur de l’enseignement de saint Paul, on ne saurait l’écarter ou l’annuler par de tels arguments. Il est là ; et il faut l’y laisser.
Les faits de révélation en théologie, comme les faits de conscience et d’observation en philosophie, doivent planer au-dessus des théories de la science aussi bien que des opinions populaires. Séparons, en toute chose, la donnée biblique de ses interprétations rationnelles ou traditionnelles et sachons nous y tenir ou y revenir. Ne rendons pas l’attestation divine solidaire de la conception humaine. Il est positif, et l’on est contraint d’en convenir, que dans le Nouveau Testament, en particulier dans saint Paul, il règne cette idée d’une sorte d’échange, qui porte sur l’homme ce qui est de Christ et sur Christ ce qui est de l’homme ; il est positif que c’est à la Croix que se lie la rémission des péchés, objet direct, élément primordial et fondamental de la rédemption ; il est positif que cette mystérieuse réversibilité, de laquelle dépend le salut du monde, s’offre avec les caractères du sacrifice propitiatoire, dont elle reçoit fréquemment le nom ; il est positif que ce fut la croyance apostolique, comme c’a été la croyance ecclésiastique de tous les temps. Arrêtons-nous à cette grande donnée de la Révélation et de la conscience chrétienne, sans y ajouter, sans en retrancher. Elle est là, et elle est seule certaine pour la science, seule obligatoire pour la foi.
Une évasion fort ancienne et très fréquente encore se tire de certaines parties de l’enseignement de saint Paul, au moyen desquelles on cherche à neutraliser ce qu’il dit de la Passion du Sauveur. On l’a quelquefois appuyée spécialement sur Romains 4.25 : Il est mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. On a dit : La justification ou la réconciliation étant attribuée à la résurrection de Jésus-Christ, qui n’a pas, bien certainement, de caractère expiatoire, elle ne repose donc point, dans son fond essentiel et constitutif, sur la base où la place le dogme traditionnel.
Mais d’abord le texte même déclare que Jésus-Christ est mort pour nos offenses, assertion bien formelle du fait qui fonde la croyance ecclésiastique, et que l’assertion suivante ne saurait évidemment annuler : l’apôtre n’a pas voulu l’affirmer et le nier tout à la fois ; nous l’avons vu d’ailleurs ressortir chez lui de toute part. Ensuite la résurrection de Jésus-Christ ayant montré que le salut était accompli selon sa parole, en montrant que son sacrifice était accepté, elle pouvait et devait être invoquée à ce titre. Comme il était mort à cause de nos péchés, (δια τα παραπτωματα), il est ressuscité à cause de notre acquittement, (δια την δικαιωσιν). C’est parce qu’il avait opéré par sa mort la rédemption du monde, conformément au but de sa mission, qu’il s’est relevé du tombeau. Sa résurrection a manifesté avec éclat ce suprême objet de sa Passion et elle en garantit les effets.
La même pensée se rencontre en d’autres endroits. Ainsi Romains 8.32 : Qui condamnera ? Christ est Celui qui est mort et qui de plus, etc… Là, l’ascension de Jésus-Christ, son règne, son intercession s’ajoutent, comme sa résurrection, à sa mort pour en assurer les fruits. C’est dans le même sens qu’il est dit 1 Corinthiens 15.17 : Si Jésus-Christ n’était pas ressuscité, notre foi serait vaine, etc… Si sa résurrection n’avait pas confirmé ses déclarations relativement à sa personne et à son œuvre, nous ne pourrions voir en lui la Victime sainte dont le sang a consacré la nouvelle Alliance, lorsque surtout sa sortie victorieuse du sépulcre est donnée comme le grand signe du Ciel, comme le grand fondement de la foi. S’il ne s’était pas montré le Prince de la vie par sa résurrection, nous ne saurions l’adorer comme l’Auteur du salut dans sa mort. D’ailleurs le salut emporte deux choses : le pardon, la rémission du péché et de sa peine, et le don de la vie éternelle, la participation à la gloire et à la félicité célestes (Jean 3.16). Au premier de ces faits, qu’on peut distinguer malgré leur indissoluble union, se lie la Passion de Jésus-Christ, au second sa résurrection.
Quelquefois, prenant les choses par un autre côté, on fait remarquer que les croyants sont représentés par saint Paul comme participant à la fois à la mort, à la résurrection et à l’ascension de Jésus-Christ, qui doivent se réaliser spirituellement en eux pour y former l’homme nouveau (Romains 6.1-10 ; Éphésiens 2.4-8 ; Colossiens 3.1), symbolisme mystique, dans lequel on s’efforce de résoudre et de faire évaporer la terminologie relative au caractère expiatoire de la rédemption. — Mais ce sont là deux faces fort distinctes, quoique collatérales, de la doctrine scripturaire, l’une tenant à la régénération, l’autre à la justification. En les identifiant, on mêle ce que l’Évangile sépare. Et puis, on laisse ou on jette dans l’ombre le point capital, savoir la relation spéciale et constante du pardon avec la mort de Jésus-Christ.
Ces prétendues simplifications ne sont que des confusions ; et, au lieu d’éclairer, elles ne font que brouiller. C’est toujours cet artifice du dogmatisme négatif, qui tantôt se joue de la lettre des Écritures, et tantôt s’y retranche obstinément ; ou qui grandit, au gré des idées du jour, l’un des aspects de la doctrine évangélique, pour recouvrir les autres et les tenir comme n’étant pas.
On a souvent généralisé ce genre d’argumentation ou d’explication d’une manière qu’il convient d’indiquer. Le salut, a-t-on dit, est attaché ici à la mort de Jésus-Christ, là à sa résurrection, ailleurs à son ascension ; donc aucune de ces formules ne doit se prendre littéralement, et il faut préférer celle qui le lie au renouvellement spirituel et qui, fréquente dans les Écritures, est d’accord avec les données rationnelles comme avec les inspirations de la conscience religieuse et moralea.
a – Wegscheider.
Cela mènerait loin. Chaque système pourrait ainsi élaguer de la Bible ce qui lui répugne, au nom de ce qu’il approuve. On s’en dirait l’interprète et l’on s’en ferait l’arbitre et le juge. Sans discuter le principe dogmatico-exégétique qu’on pose, rappelons seulement que la rémission des péchés est rapportée à la mort de Christ comme à sa cause efficiente ou méritoire, et que les autres formules évangéliques se rattachent ou se terminent généralement à celle-là, ainsi que nous venons de le voir à propos de Romains 4.25. Voilà le fait qui ne doit point porter atteinte aux autres et que les autres doivent laisser subsister. D’après le Nouveau Testament, la sanctification est condition et condition sine qua non du salut ; elle n’en est pas la raison ou le moyen ; il n’est pas sans elle, mais il n’est pas elle. Le salut est essentiellement un pardon ; et ce pardon, Christ est mort pour nous l’obtenir. Il faut admettre intégralement l’enseignement ou le témoignage scripturaire, et ne pas le tourmenter pour le ramener aux idées du moment, comme on l’a tourmenté à d’autres époques pour le ramener à des idées différentes. Dans l’ancienne dogmatique, on faisait dépendre l’effet moral de la rédemption de son effet satisfactoire (Christ pour nous, satisfaction active et passive), autant que la dogmatique nouvelle fait dépendre l’effet satisfactoire de l’effet moral (Christ en nous) : extrêmes inverses, qui traversent également le vrai. Encore une fois, embrassons l’œuvre rédemptrice dans son ensemble ; laissons à chacun de ses éléments constitutifs son office et son rang. Ne séparons pas, je le veux, la mort du Sauveur de ses préparations et de ses compléments ; mais ne la dépouillons pas non plus de ses caractères et de ses effets propres ; ne lui enlevons pas l’efficacité, la vertu mystique qu’y attache si formellement l’Écriture sainte et qu’elle a, par conséquent, dans le conseil divin. Fait surnaturel de l’ordre le plus élevé, but suprême de l’incarnation du Fils de Dieu ; base fondamentale de la justification, notre sûreté est de nous tenir humblement et fermement à ce que la Révélation nous en dit.
L’évasion la plus commune, à laquelle toutes les autres vont plus ou moins toucher, est celle qui fait évaporer le dogme dont nous nous occupons (et bien d’autres), par le principe de la figure, ce principe en vertu duquel l’ancien rationalisme effaçait du Nouveau Testament tout le surnaturel interne et externe, ce principe dont se sert également le nouveau rationalisme pour attirer à ses idées propres les mystères chrétiens, en particulier celui dont tous les autres dépendent : Dieu en Christ réconciliant le monde avec soi.
Ainsi, dans une de ses grandes directions, le nouveau rationalisme nous accorde et la divinité de Jésus-Christ et la vertu mystique de sa Passion, pourvu que nous lui concédions l’épithète de « morale » qu’il y joint et qui explique tout à son sens, mais qui aussi change tout ; car le Dieu n’est qu’un homme, et l’expiation qu’une initiation.
Qu’il y ait du symbolisme ou de l’anthropomorphisme dans la terminologie scripturaire de la rédemption, nous l’avons à diverses reprises reconnu. Il y en a partout dans la Bible. Mais c’est un symbolisme réaliste, sous lequel se font entrevoir les choses de Dieu et du Ciel, et où il faut par conséquent les chercher en s’attachant à la signification directe des textes, à la pensée positive des écrivains. Or, sur l’article dont nous nous occupons, cette pensée est évidente pour qui ne veut pas se tromper soi-même. Elle circule de toute part dans l’enseignement de saint Paul, elle y éclate en mille sens, elle le porte, à vrai dire, tout entier. L’écarter sous un prétexte ou sous l’autre, ce n’est pas interpréter, c’est défaire pour refaire à sa guise, c’est convertir les Livres saints en une cire molle où chacun imprime ce qu’il a dans l’esprit, c’est les traiter comme on ne traite nul autre livre.
Venons à une explication aussi accréditée maintenant qu’elle aurait paru étrange autrefois.
Exagérant les caractères d’individualité que présentent les divers écrivains du Nouveau Testament, supposant que chacun s’est fait, selon ses impressions ou ses vues propres, une conception particulière du Christianisme, on attribue à chacun une théologie spéciale. Ainsi, en confessant que le dogme de l’expiation règne dans les écrits de saint Paul, qu’il s’y pose même comme fondamental, on n’y veut voir qu’une opinion personnelle, étrangère à l’essence de l’Évangile, ne liant nullement la conscience et la science chrétiennes, qui restent libres de la soumettre à leur contrôle.
Avec l’inspiration apostolique, à quelque degré qu’on la reconnaisse et de quelque manière qu’on l’entende, il est clair que cette explication n’est pas de mise ; aussi n’y a-t-on pas recouru là où se maintenait l’autorité théopneustique des Écritures, dans la direction socinienne et unitaire du xviii siècle par exemple ; car alors toute doctrine d’un apôtre est une doctrine de révélation, et elle s’impose à ce titre. Le témoignage formel de l’un des écrivains sacrés lui suffit, puisqu’il est le témoignage de Dieu. cette position est la nôtre et elle coupe court à tout.
Mais sans nous arrêter à cette solution, à laquelle nous pourrions nous tenir, examinons si l’explication dont il s’agit se légitime de quelque manière, en principe et en fait, ou si elle n’est qu’une de ces hypothèses qu’on accueille par le besoin qu’on en a et qui se renversent incessamment les unes sur les autres. Pour cela consultons saint Paul lui-même. Est-il dans ses écrits ou dans ses actes quelques indices de cette sorte de genèse psychologique qu’on attribue à ses grandes croyances, à sa Sotériologie comme à son Eschatologie ? Loin que rien autorise chez lui une telle vue, tout la repousse au contraire. Il affirme, dans les termes les plus exprès, — et tout son ministère porte, à vrai dire, sur ce fondement, — que son Évangile ne vient point de l’homme. Or, le lui faire puiser en lui-même, par le travail de sa conscience religieuse et morale sur ce qu’on nomme le fait chrétien, c’est le faire de l’homme justement dans le sens qu’il répudie dans sa lutte contre les judaïsants. Il déclare que sa parole est véritablement la Parole de Dieu, au sens supranaturaliste du mot (1 Thessaloniciens 2.13 ; 4.8, 15) ; que ce qu’il prêche, il le tient immédiatement, de Dieu ou de Jésus-Christ (Galates 1.1-12 ; Éphésiens 3.5) ; qu’en particulier il a reçu, tel qu’il le donne, le dogme de la rémission des péchés par la mort de Christ (1 Corinthiens 15.3). En face de ces assertions, l’hypothèse choyée par l’esprit du temps peut-elle se soutenir, je ne dis pas pour la conscience chrétienne, mais pour la critique littéraire et historique ? Lisez les textes que nous venons d’indiquer, en leur laissant dire simplement ce qu’ils disent. Remarquez (Galates 1.8) l’anathème que l’apôtre prononce contre quiconque ajouterait ou retrancherait à l’Évangile qu’il annonce, y comprenant certainement la doctrine qui est à la base de sa foi (1 Corinthiens 2.2), et à laquelle son enseignement général fait une si haute et si large place.
Cette doctrine est d’ailleurs expressément mentionnée, rappelons-le, et présentée en première ligne dans le dernier de ces passages : Je veux aussi vous faire souvenir de l’Évangile que je vous ai annoncé, etc.. Or, je vous ai annoncé avant toutes choses (εν πρωτοις) ce que j’avais aussi reçu, que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, etc., (1 Corinthiens 15.2-4). Soyons attentifs, et nous apprendrons de saint Paul ce que valent les prétendues découvertes de ses modernes interprètes. Elles l’auraient certes fort étonné, pour dire le moins. La doctrine où ils ne voient qu’un libre produit de sa pensée propre, de son sentiment personnel, qu’ils lui font tirer de la tradition chrétienne par voie d’induction logique ou mystique, il déclare formellement, itérativement, solennellement, l’avoir reçue et reçue d’En haut ; il la pose comme article principal et central de cet Évangile qu’il faut retenir tel qu’il l’a annoncé, sous peine d’avoir cru en vain, qui, par conséquent, est et demeure toujours la même. Hésiterons-nous entre les attestations de l’apôtre et les interprétations en faveur desquelles on dépense tant d’esprit ? En croirons-nous ce qu’on lui prête plutôt que ce qu’il affirme ? Le doute est-il possible, à moins de transformer le grand apôtre en visionnaire ou en imposteur ? Et nous n’avons plus qu’à nous taire, si on en vient là.
J’invoque là-dessus, non le sentiment religieux, mais les principes et les règles les plus élémentaires de l’herméneutique. Ne foule-t-on pas aux pieds ces règles et ces principes quand, pour constater la pensée de saint Paul, on laisse de côté ce qu’il dit en termes si formels, ce que sa vie d’ailleurs atteste aussi hautement que sa parole, et qu’on y substitue ce qu’on imagine ? Un tel procédé, pour être accrédité en hauts lieux et décoré du nom de scientifique, en est-il moins abusif ?
A un autre point de vue encore, les résultats de cette critique se montrent aussi arbitraires et invraisemblables que ses procédés. Il est peu naturel, et j’ajouterai peu rationnel de supposer que saint Paul se soit éloigné du symbole des Douze sur un point aussi considérable, qui atteint jusqu’au cœur du christianisme théorique et pratique, lorsque nous savons qu’il leur avait exposé et qu’ils avaient approuvé sa prédication (Galates 2.2-9), lorsque d’ailleurs cet article de sa doctrine a ses racines dans les Évangiles et dans les Prophètes et qu’il se montre, dès les premiers temps, à la base de la foi et de la vie chrétienne, partout imprimé dans la langue comme dans le culte de l’Église.
On le voit, ces théories, qui se brisent contre la théopneustie apostolique, vont aussi se heurter à des faits et à des témoignages qu’on n’annule pas en passant à pieds-joints par-dessus. Saint Paul rapporte sa doctrine à une autre source que celle qu’on lui attribue, et c’est de là qu’il en dérive la vérité et l’autorité. Cette doctrine, il affirme la tenir de Dieu ; il la pose et l’impose comme partie constitutive du grand mystère de piété ; il fait entendre qu’elle est la doctrine commune des fondateurs du Christianisme, la croyance générale des disciples ; et tout indique dans les anciennes traditions qu’il en était réellement ainsi. Préférerons-nous à ces larges données historiques des explications hypothétiques, qu’on ne rend pas vraies en les rendant plus ou moins vraisemblables ? Avons-nous un meilleur interprète de saint Paul que saint Paul lui-même ? Que valent des théories qui assigneraient, en-fin de compte, à son Évangile les origines que lui imputaient les judaïsants, et contre lesquelles il a si vivement protesté ? En croirons-nous moins ses affirmations si expresses, si constantes, sur lesquelles portent d’ailleurs toute son œuvre et toute sa vie, que les suppositions, dirai-je ou les imaginations de la science actuelle ? C’est une aberration manifeste. Elle passera comme tant d’autres.
II. 1re Épître de saint Pierre ; — 1re de saint Jean ; — Actes des Apôtres.
Examinons directement si le dogme de l’expiation, si saillant dans les Épîtres de saint Paul, est aussi étranger qu’on le dit au reste des écrits apostoliques.
Nous n’avons des autres apôtres que des lettres fort courtes et toutes parénétiques, où l’on ne doit chercher par conséquent ni une exposition formelle du Christianisme, ni des déclarations explicites qui en constatent les divers points. Tout ce qu’on a droit d’attendre et de demander dans des Épîtres telles que la première de saint Pierre et la première de saint Jean, auxquelles nous nous bornerons, parce que l’authenticité en est généralement reconnue, ce sont des textes qui impliquent ou reflètent le dogme, objet de notre examen. Or il y en a, et de tellement exprès qu’on ne s’explique que par l’entraînement de la prévention l’assertion si répandue que nous avons à juger.
1 Pierre 1.2 — : Elus… pour obéir à Jésus-Christ et pour avoir part à l’aspersion de son sang. cette dernière expression, entendue comme elle doit l’être d’après les opinions et la langue du temps, d’après la terminologie du Mosaïsme auquel elle est visiblement empruntée, n’est-elle pas l’attestation la plus formelle de la croyance commune ? Il se trouve dans l’Épître de Barnabas (§ V.) une déclaration qui la rappelle et qu’il peut être bon d’en rapprocher : « Remissione peccatorum sanctificamur, quod est aspersione sanguinis illius. »
1 Pierre 1.11 — : Tâchant de découvrir pour quel temps et pour quelles conjonctures l’Esprit de Christ… leur faisait connaître les souffrances de Christ et la gloire dont elles seraient suivies. Le trait remarquable de ce passage, qui semble ne pas toucher à notre question, c’est que les souffrances de Jésus-Christ s’y montrent le grand objet des révélations prophétiques, comme de la prédication évangélique et de la contemplation des anges ; ce qui mène à leur reconnaître le caractère et le but mystérieux qu’y attachent d’autres passages de l’Épître. Cette place tout à fait à part qu’occupe la Passion, ne se conçoit qu’avec le dogme de l’expiation. Il en est du texte ci-dessus comme de Luc 9.31, où Jésus s’entretient de sa mort avec Moïse et Elie ; comme du choix qu’il fait aussi de sa crucifixion dans le seul rite commémoratif qu’il institue.
1 Pierre 1.18-19 — : Sachant que vous avez été rachetés… par le précieux sang de Christ, comme de l’Agneau sans défaut et sans tache. C’est la pensée et l’expression pauliniennes.
1 Pierre 2.21-24 — : Lui… qui a porté nos péchés en son corps sur le bois… ; par les meurtrissures duquel nous avons été guéris. C’est ce que saint Paul nomme « le mystère de la Croix ». C’est Esaïe ch. 53, dont ce texte est une réminiscence et une citation.
1 Pierre 3.18 — : Car aussi Jésus-Christ a souffert une fois pour les péchés, lui juste pour nous injustes. C’est la formule même du dogme ecclésiastique et la pleine expression du fait qui le fonde. (Cf. Hébreux 9.27)
1 Pierre 4.1 — : Christ a souffert pour nous. — 1 Pierre 5.1 — : Témoin des souffrances de Christ. Saint Pierre fait là des souffrances du Sauveur l’objet prédominant du témoignage apostolique, comme il l’avait fait (1 Pierre 1.11) du témoignage prophétique.
N’y a-t-il pas dans ces textes envisagés dans leur ensemble, et même dans plusieurs pris à part, tous les grands linéaments de la doctrine de saint Paul ? Aussi, pour maintenir la différence et la maintenir quand même, on est allé jusqu’à mettre en question, malgré l’évidence historique, l’authenticité de la 1re Épître de saint Pierre avec celle de la seconde, ou à supposer que cet apôtre, ayant écrit dans un âge avancé, avait cédé alors, soit par lassitude soit par faiblesse, aux idées de son puissant collègueb. Mais, en vérité, rien ne juge ces aventureuses théories comme le déroulement de ce qu’elles contiennent ; leurs conséquences les tuent. Qui compterait celles qui se sont ainsi suicidées sous nos yeux, en critique, en dogmatique aussi bien qu’en philosophie !
b – Revue de Strasbourg.
1 Jean 1.7 — : Le sang de son Fils Jésus-Christ nous purifie de tout péché. — 1 Jean 2.1-2 — : C’est lui qui est la propitiation pour nos péchés, etc. — 1 Jean 4.9-10 — : C’est lui qui… a envoyé son Fils pour faire la propitiation de nos péchés.
Ces textes s’expliquent d’eux-mêmes à qui lit sans préventions. Cette propitiation, objet de la venue du Fils de Dieu et opérée par son sang, n’est-elle pas la rédemption telle que l’entend saint Paul ? n’est-elle pas l’expiation telle que l’a entendue l’Église ?
La pensée si nettement exprimée dans ces textes est impliquée dans d’autres, comme 1 Jean 3.6-16 — : Jésus-Christ a paru pour ôter nos péchés. — Il a mis sa vie pour nous. — 1 Jean 5.6 — : Il est venu avec l’eau et avec le sang : double fait, que saint Jean aime à relever (Cf. Jean 19.34) comme représentant et les deux sacrements et les deux grâces évangéliques (justification, régénération). Et puis la vivacité de sa polémique contre les premières apparitions du Docétisme (1 Jean 5.3) semble essentiellement tenir à ce que cette erreur aboutissait à nier l’expiation en niant la réalité du corps de Christ. (Cf. Apocalypse 1.6 ; 5.9, 12 ; 7.14 ; 12.11).
On ne sait vraiment que penser de ces écoles qui vont répétant, avec tant de confiance, que la doctrine paulinienne de la rédemption par le sang de Christ est étrangère aux autres apôtres. Que de contre-vérités semblables circulent dans l’atmosphère du moment et contribueront tôt ou tard à renverser ce qu’elles paraissent soutenir !
On a dit également que la croyance ecclésiastique ne se montre nulle part dans le livre des Actes ; et il nous faut suivre jusqu’au bout cet ordre d’attaques qu’on essaye sur tous les points. — Nous pourrions répondre qu’il serait plus que singulier qu’une doctrine si capitale, si accentuée chez saint Paul, eût été inconnue à saint Luc, disciple et collaborateur de saint Paul. (Elle ne se montre pas plus dans les discours de saint Paul que dans le reste du livre.) Nous pourrions ajouter qu’elle se laisse apercevoir ou se fait sentir en divers endroits des Actes, lorsqu’on va tant soit peu au fond (Actes 3.26 ; 4.12 ; 10.43 ; 17.3 ; 20.28 : l’Église acquise par son sang.)
Mais sans nous arrêter à cette réponse, observons que si le dogme de l’expiation ne se révèle qu’indirectement dans cette histoire de la primitive Église, il en est de même de plusieurs autres et des plus considérables, de la divinité de Jésus-Christ, par exemple. Il ne s’agit là que de la prédication aux Juifs et aux Gentils ; or, l’évangélisation n’exigeait ni ne comportait une exposition complète des mystères chrétiens. C’était de l’apologétique, au sens général du mot, plutôt que de la dogmatique ; et par la nécessité des choses, l’apologétique s’attache au fondamental qui, une fois admis, entraîne tout le reste, et c’était alors de prouver que Jésus est le Christ. Aussi est-ce à ce but que tendent les discours rapportés dans le livre des Actes : enseignement exotérique, pour ainsi parler, simple constatation du fait chrétien. L’enseignement ésotérique, la doctrine chrétienne, se trouve dans les Épîtres, où les principes constitutifs de la foi et de la vie sont exposés, pressés, rappelés, parce que l’intention des Épîtres est de faire croître dans la connaissance et dans la grâce. C’est donc là qu’il faut les chercher, et non dans des Mémoires fragmentaires qui ont pour objet, moins de dire ce qu’est le Christianisme, que d’en décrire à grands traits le premier établissement et les progrès merveilleux.
Il est d’ailleurs une observation qui retourne l’objection contre elle-même. Si les caractères et les vertus propitiatoires attachés à la mort de Jésus-Christ n’étaient, comme elle l’affirme ou le suppose, qu’une condescendance pour les opinions de l’époque, qu’une pure forme destinée à attirer plus aisément le monde vers l’Évangile en flattant jusqu’à ses préjugés, c’est quand on s’adressait aux Juifs ou aux païens, bien plus que quand on s’adressait aux disciples préparés par leur foi à entendre la vérité vraie, qu’on aurait du faire prédominer ce genre d’appel ; c’est dans la partie apologétique du Nouveau Testament, non dans sa partie doctrinale, qu’il devrait se trouver ; c’est vis-à-vis de ceux de dehors et non vis-à-vis de ceux de dedans. Eh bien ! c’est justement l’inverse qui a lieu ; c’est à l’intérieur et non à l’avenue du sanctuaire que s’ouvre cette face du dogme apostolique. N’est-ce pas la preuve, à part tout le reste, que le silence du livre des Actes, en le supposant même absolu, ne saurait avoir le sens qu’on y attache ni motiver l’argument qu’on en tire ?
Ainsi tombent, à l’examen, ces antithèses qu’il est de mode d’établir entre les écrivains sacrés, et qu’on grandit jusqu’à en faire, non seulement des formes diverses d’une même doctrine, mais des doctrines et des théologies différentes. On distingue l’Évangile de Paul, celui de Jean, celui de Pierre ou de Jacques, auxquels devraient s’ajouter les Évangiles intermédiaires du parti de la conciliation. Nous avons eu un moment les expressions sacramentelles de Pétrinisme, Paulinisme, Johannisme : termes nés d’hier et déjà vieillis et à peu près morts. A quoi tout cela se réduit-il, quand on passe de la surface au fond, des mots aux choses, des apparences aux réalités ? Nous venons de le voir pour la doctrine qui nous occupe, celle de toutes peut-être qu’on se flattait d’éliminer le plus sûrement par ce moyen. Que d’hypothèses bâties sur des hypothèses ! que d’assertions souvent aussi gratuites qu’étonnées de se trouver ensemble ! Ainsi, tout en faisant de saint Pierre le grand antagoniste de saint Paul, on en fait à la fin son timide disciple ou son docile copiste, lorsqu’on n’ose se prendre à l’authenticité si bien démontrée de sa 1re Épîtrec. Cela est certes nouveau, ingénieux, piquant, et peut être rendu spécieux par une érudition microscopique ; mais peut-on sérieusement le croire vrai ? Se figure-t-on saint Pierre prenant ses expressions partie chez saint Paul, partie chez saint Jacques, dans un but de conciliation que rien n’indique et par un procédé tellement subtil qu’il ne devait être découvert qu’après dix-huit cents ans ?
c – Reuss : Histoire de la théologie chrétienne, T. II, p. 580.
Pour juger de ce que sont en définitive les oppositions sans cesse mentionnées de saint Paul et de saint Jean, on n’a qu’à lire le parallèle, assurément non suspect, qu’établit entre eux M. Reuss, après avoir exposé leur théologie personnelled. Rien de plus décisif que ce tableau analytique. Quoiqu’on y relève plutôt les contrastes que les rapports, — car c’est aux différences qu’on regarde surtout, — l’identité de fond éclate sous les diversités de forme. Les grands faits de révélation se retrouvent finalement des deux parts, autrement exprimés ou groupés, mais les mêmes en substance. Il en est, en fin de compte, de saint Paul et de saint Jean comme de saint Paul et de saint Pierre. Toujours et partout le même Évangile, quoique chaque écrivain le réfléchisse à sa manière, par suite du point de vue sous lequel il l’envisage ou du but spécial qu’il se propose. C’est le divin dans un langage humain ; c’est l’infini, qui peut se présenter sous mille aspects partiels, également vrais.
d – Ibid. p. 474.
Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, la science se rectifie en se complétant. Il devient de plus en plus manifeste que son exégèse, aussi bien que sa critique et sa dogmatique, a cédé de nos jours, de même qu’au siècle dernier, à des influences qui, inspirant de près ou de loin ses recherches, en dictaient à beaucoup d’égards les résultats. Elle a montré, une fois de plus, qu’une théologie dominée par une philosophie peut tout fausser sous prétexte de tout s’expliquer et s’assimiler. L’ancienne fascination (celle du xviiie siècle) est tombée d’elle-même avec la philosophie dont elle émanait ; la nouvelle se dissipe peu à peu à mesure que s’opère la chute des systèmes et le revirement des idées. Dès que le changement de direction, le déplacement de point de vue, qui se fait déjà en bien des sens, sera accompli, les prétendues découvertes historiques et herméneutiques de notre âge, avec les théories dites scientifiques qu’elles étayent, iront en grand nombre se ranger côte à côte des découvertes et des théories dites rationnelles de l’âge précédent, qui célébrait aussi comme définitive sa conception de l’Évangile.
Je ne veux, certes, pas dire qu’il ne restera rien de cet immense travail de démolition et de reconstruction. Il se trouvera à la fin avoir modifié sous divers rapports les formes de l’édifice évangélique ; mais il n’en aura ni renversé ni changé les assises fondamentales ; et le dogme de l’expiation est certainement une de ces assises.