Genèse 18
La prière du juste a une très grande efficace.
Un an ne s’est pas encore écoulé, tout au plus quelques mois, et de nouveau l’Éternel vient visiter son serviteur. Les révélations sont d’autant plus fréquentes que l’obéissance du croyant est plus entière. Pendant treize longues années, nous n’avons point pu surprendre de communications entre Abraham et Dieu. Puis les ordres, les promesses, l’institution d’un rite symbolique se sont succédé coup sur coup. Le mari de Sara, plein d’une joie rajeunie, a redoublé de foi et de soumission. Il s’est empressé de circoncire Ismaël en même temps que tous les hommes de sa maison. Cela fait, il a attendu.
Il n’a pas attendu longtemps. C’était encore sous les chênes de Mamré. Le jour arrive à son midi ; mais la lumière et la chaleur sont tamisées par ces ombrages. Au moment de prendre son repas, Abraham s’est assis à l’entrée de sa tente, comme pour bien voir les voyageurs qui pourraient passer par là : Quels qu’ils soient, il ne manquera pas de les inviter à se reposer chez lui et à se restaurers. En voici justement trois qui s’avancent. Il ne les connaît point ; qu’importe ? Tout étranger est bien venu pour qui sait ce que c’est que d’être étranger. Ces trois hommes ne sont pas encore à portée que déjà le patriarche se lève, court à leur rencontre, se prosterne devant celui qui paraît le plus âgé ou le plus distingué, réclame d’eux comme une grâce qu’ils n’aillent point plus avant sans avoir pris place à sa table, et ajoute, avec ce sentiment si délicat que nos mœurs oublient de plus en plus et qui voit toujours chez autrui l’envie de vous faire plaisir : « C’est pour cela – c’est-à-dire pour entrer chez moi, – que vous passez près de votre serviteur. » N’est-ce pas charmant ? Recevoir un visiteur est pour le fils de l’Orient, pour l’Arabe encore aujourd’hui, un honneur et un bienfait. Abraham ne pense qu’à une chose : ces inconnus lui veulent du bien puisqu’il s’approchent de sa tente. Ils ont l’intention de lui apporter une faveur ; à lui de les recevoir comme des amis, comme des frères. Il fait si bien, qu’il ne leur est pas possible de refuser.
s – Volney, parlant de l’Arabe-Bédouin, écrit à propos de son hospitalité : « Quelque peu qu’il ait, il est toujours prêt à le partager. Il a même la délicatesse de ne pas attendre qu’on le lui demande : s’il prend son repas, il affecte de s’asseoir à la porte de sa tente, afin d’inviter les passants. » (Voyage en Syrie et en Perse, deuxième édition, I, 378.)
La scène est ravissante, racontée de main de maître. Elle renferme en outre une leçon, qui ressort surtout par la comparaison avec le commencement du chapitre dix-neuvième. Là, deux des anges qui sont venus chez Abraham se présentent un soir à Sodome, comme pour mettre à l’épreuve une dernière fois les habitants de cette ville. Lot seul se rend au-devant d’eux et veut les recevoir chez lui. Mais sa maison est bientôt entourée, menacée, finalement forcée. Les gens de Sodome ne pouvaient pas mieux prouver à quel degré d’abaissement et de honte ils étaient descendus. Abraham, au contraire, montre par son gracieux empressement que son cœur est aimant, qu’en tout voyageur passant près de sa tente il salue avec joie un ambassadeur de son Dieu.
C’est lui qui entend se charger avec Sara de tous les préparatifs de la réception. Il laissera le moins possible ces soins à des domestiques : pourtant, il en possédait un assez grand nombre. Ce qu’il appelait un morceau de pain pour restaurer les passants devient un veau tendre et bon ; c’est lui qui va le chercher dans son troupeau, pendant que Sara fait vite des gâteaux de fleur de farine. Il ajoute au repas du lait et de la crème. Du reste, il a commencé par faire apporter de l’eau pour laver les pieds fatigués : il ne méritera pas le reproche que Jésus a dû adresser à Simon le Pharisient. Après cela, il restera debout auprès des étrangers pendant qu’ils mangeront : ainsi doit faire un scheik, si distingué qu’il soit, ou plutôt en raison de sa distinction, à l’égard d’amis ou de visiteurs, même inconnus, qu’il veut honorer.
t – Luc 7.44.
Abraham ne sait pas encore qui sont ses hôtes. Quelque pressentiment peut-être agite son cœur. Du reste, il ne questionne pas : la politesse le lui interdit. Elle lui enjoint de garder un silence absolu, jusqu’au moment où la parole lui sera adressée. Sara ne paraît point : cela non plus n’est pas permis. L’étiquette orientale veut qu’elle se tienne à l’écart. Elle est donc demeurée dans la tente, puisque les voyageurs sont dehors, sous l’ombre des chênes : elle est près de la porte, mais derrière les hôtes ; il n’est pas convenable qu’elle se montre. Et cependant, malgré toutes les défenses imposées par l’usage, elle a sa place, sa très grande place dans la pensée de ces hommes. Comme s’ils regrettaient de ne point la voir : « Où est, disent-ils, Sara ta femme ? » Sans attacher d’autre importance à cette demande aimable, Abraham se borne à répondre : « Elle est là, dans la tente. » Elle est là ; cela suffit ; elle pourra entendre… Mais quelle merveille, quel sujet de transport que ce qui va être dit, pour elle comme pour son mari : « Je reviendrai vers toi à cette même époque de l’année ; et quand je reviendrai, Sara aura un fils. »
Eh bien non ! il n’y a point de transport, point de joie chez elle. Elle rit pourtant, mais de quel rire ! Comme il est différent de celui dont Abraham avait accueilli peu auparavant la même prophétie ! Est-elle à genoux ? Non, pas un mot ne l’indique. A-t-elle pensé à Dieu ? Pas beaucoup ; peut-être pas du tout. Elle a en revanche, pensé à elle. Elle s’est vue bien âgée, bien affaiblie par les vicissitudes continuelles de ce quart de siècle. Elle a pensé à son mari, aussi. Non pas pour imiter son adoration ni sa foi, mais pour réfléchir à sa vieillesse, de dix ans plus avancée ; à ses déceptions si nombreuses depuis qu’il est arrivé en Canaan ; à ce fils aussi qu’elle lui a fait avoir par ses conseils, et qui lui paraît maintenant très suffisant pour l’accomplissement des promesses. C’est vers l’homme seulement qu’elle porte ses pensées : il n’est pas surprenant qu’elles aient pour conclusion le rire de l’incrédulité. Ce qui m’est annoncé ne s’est jamais vu. Donc cela ne se verra jamais. Combien de gens qui se croient très forts ne savent pas mieux raisonner !
Et ils n’ont pas tort, aussi longtemps qu’ils en restent au point de vue purement humain : leur seul tort, leur erreur colossale c’est précisément de n’en pas vouloir sortir. Leur impuissance consiste à ne pas savoir s’élever jusqu’aux domaines où Dieu règne. Sur ces hauteurs, l’impossible n’existe plus, ou, comme l’hôte d’Abraham s’exprime en un langage admirable : « Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel ? » Ce qui devait le plus confondre nos calculs et notre imagination, ce que notre sagesse à nous reléguait dans le surnaturel le plus inaccessible, devient naturel pour Dieu, et naturel même pour ceux qui sont à Dieu. Ils admirent ; ils ne s’étonnent plus, comme s’il s’agissait d’opérations qu’ils n’eussent jamais attendues de lui. Ils savent qu’il lui est aisé de faire, comme en se jouant, tout ce qu’il veut, et qu’il ne connaît d’autres limites que celles de l’infini. – N’en savez-vous pas aussi quelque chose, mes jeunes amis ? Si votre âge n’est pas encore celui des longues expériences, ne vous est-il point arrivé de contempler des œuvres de Dieu, tout ensemble tellement grandioses et tellement simples, que vous en étiez confondus sans être vraiment étonnés ? Tout était merveilleux, parce que tout était divin ; et précisément pour cela rien n’était incroyable. Vous avez souffert d’un certain péché qui s’était emparé des sources de votre vie et les empoisonnait : médisance, paresse, avarice, mensonge ? Que sais-je ? Vous aviez vaillamment lutté : en vain ; demandé des conseils, pris des résolutions : peines perdues ! Puis vous avez prié… Et voici, cette racine funeste a été arrachée ; avec elle sont tombés et l’arbre et les fruits. – Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel ? – Vous avez pleuré ; le deuil qui s’est glissé dans tant de familles cet hiveru, s’est glissé dans la vôtre aussi ; il a étendu ses crêpes sur votre âme ; la joie s’est éteinte à votre foyer ; le murmure allait venir. Au lieu de cela, la soumission d’abord, la louange ensuite… « Il m’est bon d’avoir été affligé… » Mes amis, j’ai entendu ce soupir, qui est celui de la délivrance. J’ai essayé de le pousser moi-même. Je n’y ai pas toujours réussi ; mais quand j’y suis parvenu, ou quand j’ai vu d’autres cœurs déchirés y parvenir, j’ai mieux compris qu’il n’y a rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel.
u – Hiver de 1889-90 où l’influenza a exercé de vrais ravages à Genève.
Sara, pourquoi donc as-tu douté ? Pourquoi as-tu ri ? Tu n’as rien à répondre à cette question que l’hôte mystérieux t’adresse… Hélas ! oui, elle a trouvé une réponse, la plus mauvaise de toutes. Elle a pris peur, et elle a menti. « Je n’ai pas ri » dit-elle. Quel contraste, et comme tout est étonnant venant de la part des hommes ! Ici, devant la tente d’Abraham, la promesse, l’exaucement de prières ardentes et multipliées, les preuves les moins équivoques d’une bienveillance qui n’est point lassée. Là, dans la tente, le doute, puis l’incrédulité, enfin le mensonge. Un essai pour tromper ce Dieu qui s’est montré si fidèle ! C’est si petit, mentir ! C’est si bas ! Nous en voulons à Sara de s’être abaissée de la sorte. N’était-ce pas assez d’avoir accueilli par un rire moqueur la prophétie de l’étranger ?
Au surplus, dévoilé immédiatement, son mensonge aura servi à révéler le personnage qui venait de parler tout ensemble avec tant d’autorité et tant de bonté. Ce n’est point un passant ordinaire. Ce n’est pas un nomade en quête de pâturages pour ses troupeaux. Cette connaissance certaine de l’avenir, cette promptitude infaillible à lire sur les visages et jusqu’au fond des cœurs, tout cela révèle un être qui n’est pas de la terre, et Abraham peut commencer à comprendre qu’il a « logé des anges sans le savoirv. » Aussi prolongera-t-il le plus qu’il le pourra l’honneur d’être avec eux.
v – Hébreux 13.2.
Le repas fini, les trois hommes se lèvent pour partir. Ils regardent du côté de Sodome ; c’est dans cette ville, sans doute, qu’ils veulent aller. Abraham les accompagnera. Ce n’est plus politesse seulement : c’est ardent désir de les voir, de les entendre encore. Il lui semble impossible qu’ils n’aient pas quelque chose de plus à lui dire. Car l’habitude de converser avec Dieu ou avec ses messagers augmente la faim qu’ils rassasient et la soif qu’ils désaltèrent : on n’a jamais assez de ce qu’ils donnent.
Les pressentiments du patriarche ne l’ont pas trompé : une révélation nouvelle lui était destinée. L’un des trois anges – celui que notre texte appellera désormais l’Éternel – semble animé de son côté de pensées tout analogues à celles d’Abraham. Il n’estime pas que l’entretien commencé doive être déjà brisé : si Abraham a besoin d’entendre, il a, lui, besoin de parler. Je ne sais rien de plus divinement humain que ce trait. Que de fois, anxieux de faire à un ami quelque confidence, nous hésitons, nous attendons, nous voudrions qu’il nous questionnât le premier, qu’il nous mît sur la voie de ce que nous brûlons de lui dire. Et pendant qu’il se demande s’il ne nous posera pas la question qui monte à ses lèvres, nous nous demandons si nous ne ferons pas la révélation qu’il a, plus que nul autre, le droit de connaître ? Voyez : c’est justement ce qui se passe dans l’âme de cet étranger : « Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? » La réponse à cette interrogation muette que l’Éternel s’adresse à lui-même, c’est la communication de ses secrets au patriarche qui l’accompagne. Il sait très bien qu’aussitôt averti il se hâtera d’intercéder en faveur des villes rebelles. Eh bien ! c’est cette intercession qu’il veut. Il lui tarde d’être l’objet de plusieurs assauts, d’entrer en lutte avec son serviteur et de se laisser vaincre par lui : c’est la gloire la plus chère à son cœur de Père. Son hésitation n’a donc duré qu’un instant. Non ; il ne cachera point à Abraham ce qu’il va faire. Trois motifs en particulier l’y décident.
L’hôte qui l’a reçu tout à l’heure devant sa tente deviendra un jour une grande nation. Avec de si hautes destinées, il a droit en quelque sorte à des confidences particulières, à un honneur exceptionnel. Il importe, de plus, qu’il se rende compte des vraies causes de la grandeur et de la décadence des peuples : la ruine de Sodome, avec l’exposé des raisons qui la produisent lui en dira plus que mainte théorie politique ou économique.
Les nations de la terre dans leur ensemble doivent être bénies en lui. Comment le seront-elles, s’il ne sait pas et s’il ne peut pas enseigner, avec une exceptionnelle autorité, à ses descendants à quelle origine se rattachent les bénédictions et les malédictions, tant individuelles que collectives ? Il a besoin que la justice de Dieu et sa sainteté lui soient très expressément révélées.
Enfin, surtout peut-être, il a été choisi de Dieu pour ordonner à ses fils et à sa maison de garder les voies de l’Éternel et de pratiquer la droiture. Comment cela se pourra-t-il s’il n’a pas, lui le tout premier, une connaissance très exacte de ces voies ? Il faudra qu’après l’avoir reçue du Seigneur, il la transmette à Ismaël, à Isaac, à ceux de leurs enfants qu’il connaîtra ; ceux-ci, à leur tour, la passeront à leurs descendants. Il faudra que les Hébreux, les Arabes eux-mêmes, quand ils contempleront les eaux paresseuses de la mer Morte, lorsqu’ils se promèneront sur ses bords désolés, soient en état d’attribuer cette dévastation à autre chose encore qu’à un phénomène naturel. Il faudra qu’ils expliquent la formation de ce lac salé par une autre influence que par l’envahissement soudain des eaux, se précipitant dans des fosses de bitume et dissolvant des rochers salins. Instruits par leur aïeul qui l’aura été par Dieu, ils feront remonter ce bouleversement naturel à Celui dont les yeux sont trop purs pour voir le mal. Ils se rediront de père en fils qu’une nation prospère habitait autrefois sous ces ondes qui recouvrent aujourd’hui la mort : que ses péchés ont crié vengeance jusque vers le ciel ; que longtemps l’Éternel a patienté, attendu, supporté : qu’un jour enfin ses jugements ont éclaté, en effaçant de dessous les cieux une population corrompue jusqu’à la moelle.
C’est donc toujours la mission de son peuple, en vue du salut des hommes, qui préoccupe le Dieu d’Abraham. C’est à cause de cette mission qu’il se décide à ne point cacher ce qu’il va faire. Il a entendu, dit-il, le cri de Sodome et de Gomorrhe : ainsi avait-il autrefois entendu celui du sang d’Abelw. Il va descendrex dans cette plaine qui mérite déjà le nom de maudite. Il verra, il examinera. Si tout est bien comme le bruit en court dans les parvis célestes, il le saura. S’il en est autrement, il le saura aussi. Rien ne peut lui demeurer caché… Pas plus aujourd’hui qu’aux jours où tombèrent les cités de la plaine. Il saura, il sait, mes amis si vous tournez votre face vers lui ou contre lui. Il saura qui vous servez dans votre chambre solitaire et loin de tous les regards ; ce que vous lisez quand nul ne vous voit, ce que vous dites quand nul ne vous entend.
w – Genèse 4.10.
x – Même expression à propos de la tour de Babel ; Genèse 11.7.
La tradition place l’entretien solennel qui vient de commencer, dans une gorge resserrée, à peu de distance d’Hébron ; au bout de ce passage on voit s’ouvrir subitement et presque sous ses pieds le bassin de la mer Morte, donc l’emplacement où s’étendait alors la plaine de Siddim. Il est fort possible que le patriarche ait accompagné jusque-là ses trois hôtes. La situation géographique correspond bien à la situation morale : il semble qu’au moment où il dit « Je vais descendre et je verrai, » le Seigneur embrasse d’un seul coup d’œil les cinq cités coupables, et que le regard d’Abraham s’avance sans obstacle dans la même direction. Quoi qu’il en soit, c’est maintenant que deux des anges se séparent de leur Chef ; ils vont en avant ; c’est par leurs yeux que l’Éternel verra ; par leurs mains, en quelque sorte, qu’il châtiera. Il n’entrera pas dans Sodome ; il reste avec le patriarche quelques instants, avant de « s’en aller » comme dira le verset 33 dans sa majestueuse simplicité.
Abraham a compris ce qui se préparait. Il sait comment on vit à Sodome ; son refus de rien accepter des mains du roi de cette ville a déjà prouvé qu’il n’avait pas d’illusion sur les turpitudes qui s’y commettaient. Il se rend compte qu’un châtiment épouvantable, sans pareil, est suspendu sur des milliers d’êtres vivants. Alors il pense à Lot. Il se rappelle ce neveu qu’il aime et qui lui a si peu témoigné d’amour. Il voudrait le sauver. Il a naguère combattu pour lui et il a vaincu. Ne pourrait-il pas combattre encore ? La bataille, il est vrai, sera plus rude. Point de serviteurs, point d’alliés. Une victoire à remporter non sur une confédération de rois aguerris, mais sur le Roi des rois, sur l’Éternel des armées. N’est-ce pas folie de songer seulement à pareille lutte ? Folie ? non. Car pourquoi ce Roi des rois, qui n’y était nullement tenu, m’a-t-il révélé ses secrets et dévoilé ses plans ? A quelle intention, si ce n’est pas pour me fournir une occasion magnifique d’obtenir quelque chose de sa miséricorde ? Nous nous connaissons. Il compte sur ma prière. Je compte, moi, sur sa grâce. J’ai gagné ma première palme par des armes charnelles, avec la lance et l’épée. Je gagnerai la seconde par un moyen plus puissant puisqu’il sera tout spirituel : la prière. Il ne s’agit pas de moi, d’ailleurs. Dans ce cas, je ne sais pas si j’oserais. Il s’agit de mon neveu, de « mon frère. » Bien plus : il s’agit de la gloire de mon Dieu, et c’est cela surtout qui m’importe…
La lutte commence. Six assauts consécutifs vont être livrés. A mesure qu’Abraham deviendra plus pressant, l’Éternel cédera, reculera, consentira. Suivons les phases de cette inconcevable et si rapide épopée.
Abraham s’est approché : on prie mal loin de Dieu, il faut venir tout près. Son premier assaut se distingue par une admirable hardiesse ; le second par une admirable humilité. Ni dans l’un ni dans l’autre Lot n’est nommé ; les habitants de Sodome le sont à peine. Avec une foi que nous dirions marquée d’une extraordinaire habileté, si le mot n’était pas très au-dessous d’un acte aussi pur et aussi élevé, le patriarche commence par mettre l’Éternel dans ses intérêts. Son raisonnement est la simplicité même : Tu es juste ; tu es saint. C’est pour cela que tu juges toute la terre. Or, une des règles imprescriptibles de la justice, c’est de ne pas faire périr l’innocent avec le coupable. Il y a peut-être des gens honnêtes dans cette sentine où tu veux descendre. Je ne sais pas combien. Disons cinquante. Si la ville entière est détruite, ces cinquante périront avec elle. Cela peut-il s’accorder avec ta justice ? – Non ; cela ne se peut pas. Plutôt que d’écraser cinquante innocents, il vaut mieux épargner toute une ville coupable. – Dieu en convient ; Dieu promet, et dès lors une force énorme est donnée à l’intercesseur. Il est en quelque sorte maître de la situation. Car enfin, au chiffre de cinquante, cinq unités pourraient manquer, et certes il ne serait pas plus équitable d’engloutir quarante-cinq justes dans la catastrophe attirée par des milliers de pécheurs.
Ce n’est pas cependant par l’absolue correction de son raisonnement qu’Abraham poursuit sa conquête ; c’est par la réalité croissante de son humilité. Il sait comment on parle à Dieu, et que la hardiesse la plus triomphante c’est celle qui s’exprimera par la bouche du plus petit. C’est aux humbles que Dieu fait grâce ; c’est une grâce qu’Abraham implore. Or il n’est que poudre et cendre. Il le reconnaît ; il le confesse. Cela suffit pour que sa seconde requête lui soit accordée comme la première. Si quarante-cinq justes sont trouvés dans Sodome, la ville ne sera pas détruite… Et s’il en manque encore cinq ?… Même promesse. Il suffira de quarante serviteurs de Dieu pour sauver toute une capitale.
Mais il faut aller plus vite. Le temps presse. Le céleste étranger veut partir. A descendre ainsi de cinq en cinq, Abraham le lassera, sans doute, et n’obtiendra point assez. Autant il continue à s’abaisser pour son compte, autant il fait monter son ambition, car elle a les autres pour objet. Il supplie Dieu de ne pas s’irriter contre lui. reconnaissant presque qu’il le mériterait. Mais il n’en poursuit que plus énergiquement son dessein ; sa foi marche à plus grands pas… Pour trente justes, pour vingt, les mêmes raisons d’épargner ne subsisteraient-elles pas ? Autant que s’il s’en était trouvé cinquante ?… Oui, elles subsisteraient, et pour ces trente, pour ces vingt, l’Éternel promet qu’il aura pitié.
Un dernier assaut enfin. Abraham sent qu’il faut que ce soit le dernier ; il a la conscience de la justice comme il a celle de la miséricorde ; il comprend qu’il y a une limite où il faut s’arrêter. Cette limite ne saurait être vingt ; elle peut être dix. A ce taux, pour les cinq villes de la plaine, ce serait deux justes par ville. Dès lors, Lot y sera compris avec sa femme ; peut-être avec ses filles, peut-être avec ses gendres ; et comment quatre païens n’auraient-ils pas été gagnés par son exemple ou par le souvenir de Melchisédec ?… C’est impossible, il y aura bien dix justes, et mon neveu sera sauvé… « Que le Seigneur ne s’irrite point et je ne parlerai plus que cette fois. Peut-être s’y trouvera-t-il dix justes. »
Le Seigneur cède ; il condescend ; il s’engage ; à cause de dix justes il épargnera. Puis il s’en va ; il avait achevé de parler.
Abraham aussi se retire. Il n’insiste pas. Aussi fidèle quand il se tait que lorsqu’il intercède, il a montré à toutes les générations à venir les conditions de la vraie prière. Jacob, son petit-fils, n’a pas lutté plus ardemment ni plus victorieusement à Péniel. Le patriarche retourne seul dans sa demeure. Nul ne vient à sa rencontre : ni le roi de Sodome pour lui offrir quelque butin pris sur l’ennemi ; ni le roi de Salem pour lui donner sa bénédiction. Des pensées inquiètes, sombres, passent probablement par son cœur aimant. Le chiffre auquel il a dû s’arrêter n’entraîne pas nécessairement le salut de Lot et des siens. Et pourtant, même si Sodome doit périr, n’y a-t-il pas, dans l’inépuisable bonté du Seigneur, assez de ressources pour le sauver ? N’importe comment. Abraham a du moins appris à ne plus proposer à Dieu ses propres plans. Et dans sa victorieuse humilité, il nous a bien fait comprendre que la prière est « le bras qui remue le levier qui remue le monde. »