La persécution des chrétiens sous le règne de Marc-Aurèle ne resta pas limitée aux provinces de l’est de l’empire. En l’an 177, elle sévit également dans un des plus florissants districts des Gaules et notamment à Lyon et à Vienne, où des colonies asiatiques s’étaient établies. Une Lettre des Églises de ces deux villes « aux frères d’Asie et de Phrygie » nous a transmis le récit de ce qu’elles eurent à souffrir. On est confondu, en lisant ces détails, comme d’ailleurs tous les récits du même genre, de la force de résistance surhumaine des martyrs. Sans doute, il y faut faire la part de l’exaltation bien naturelle des narrateurs. Nous l’avons faite tout à l’heure au sujet du martyre de Polycarpe. Mais, même cette réserve faite, le courage et la force des martyrs resteraient inexplicables, si nous ne nous souvenions comment le Seigneur a relevé et rendu capable de prêcher l’Évangile l’apôtre Paul, laissé pour mort à Lystra ; si nous ne croyions qu’il a voulu montrer au monde païen, dans la personne de ses disciples, tout ce qu’ils étaient capables de supporter pour son nom.
[La plus grande partie de cette Lettre, que quelques-uns ont cru pouvoir attribuer à Irénée, a été conservée par Eusèbe (H. E., liv. V, ch. 1 à 4). On a souvent fait remarquer toute la simplicité et l’émotion qui la pénètrent. Valésius la considérait comme le plus beau et le plus ancien monument ecclésiastique du genre, et la trouvait au-dessus de toute description. En voici le début : Les serviteurs de Christ demeurant à Vienne et à Lyon à leurs frères d’Asie et de Phrygie, participant a la même foi et à la même espérance dans la rédemption… »]
D’après la Lettre que nous analysons, la rigueur de la persécution, les tourments infligés aux martyrs et la fureur insensée de leurs ennemis défiaient toute description. Les païens excluaient les chrétiens des places publiques et des bains, ils les pillaient, les huaient, les maltraitaient ; leur faisaient, en un mot, souffrir tous les outrages qu’une populace ignorante et sauvage inflige si volontiers, dès qu’elle le peut, à ceux qui sont supérieurs à elle. On menaça de la torture des esclaves païens, servant chez des maîtres chrétiens, afin qu’ils affirmassent la réalité des crimes odieux (festins de Thyeste, unions incestueuses, etc.) qu’on imputait aux chrétiens et on s’empara de leurs prétendues révélations, comme si nous avions commis, disent les auteurs de la Lettre, des abominations qu’il n’est permis ni de penser, ni de dire.
Les magistrats eux-mêmes partageaient la frénésie de la multitude. Dès qu’un accusé était amené devant le légat, ou gouverneur, on commençait par l’appliquer à la torture. Non pas précisément qu’on voulût obtenir de lui une abjuration : non, il s’agissait d’arracher l’aveu des crimes odieux dont nous avons parlé. Indigné de ce flagrant déni de toute justice, un jeune noble, Vetius Epagatus, se présente devant le légat pour témoigner en faveur des chrétiens. Le légat ne l’écoute pas… — Es-tu chrétien, toi aussi ? lui demande-t-il. Et sur sa réponse affirmative, il le met purement et simplement avec les autres confesseurs.
La plupart des condamnés endurèrent les tourments sans fléchir. Dix à peinea reculèrent. Leur faiblesse causa un grand chagrin aux fidèles et surtout ralentit l’ardeur de ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés. Quelques-uns, toutefois, après avoir cédé une première fois à la peur et renié le Christ, reprenaient courage et, à une seconde comparution, affirmaient leur foi et savaient sceller leur témoignage de leur sang.
a – Cooper (Free Church, 214) pense qu’on arrêta 60 personnes environ, parmi lesquelles les chefs des deux Églises.
On ne respectait ni l’âge, ni le sexe ; on ne reculait devant aucune espèce de tourment. La Lettre cite, parmi les héros de ces souffrances, Sanctus, diacre de Vienne, Maturus, Attale de Pergame et Blandine, une pauvre et frêle esclave, pour laquelle tremblait sa maîtresse (chrétienne elle-même), craignant que sa foi ne pût résister à la douleur. Mais Blandine reçut de Dieu une force qui étonna ses bourreaux eux-mêmes et supporta toute une journée des tortures telles, qu’au dire de ceux qui les lui infligeaient, un seul de ces tourments aurait suffi pour mettre fin à sa vie. Toujours elle recouvrait ses forces et toujours elle s’écriait : « Je suis chrétienne, les chrétiens ne commettent aucun crime, » et cette confession de sa foi semblait lui donner un soulagement et une insensibilité sans cesse renouvelés.
A toutes les questions qui lui furent posées sur son nom et sa condition, Sanctus se bornait à répondre : Je suis chrétien. Sa résistance exaspéra le légat et les bourreaux. Ils résolurent de l’obliger à céder. Après avoir employé en vain tous leurs moyens ordinaires, ils appliquèrent sur son corps des plaques de métal rougies au feu. Bientôt ce corps ne fut plus que plaies et contusions ; il perdit toute forme humaine. Sanctus resta inébranlable, rafraîchi et fortifié qu’il était par une source divine d’eau vive, découlant de Christ. Il montra à tous qu’il n’y a rien d’effrayant pour celui qui est soutenu par l’amour du Père, ni rien de douloureux, dès qu’il s’agit de la gloire de Christ. Quelques jours après les bourreaux renouvelèrent son supplice. Ils s’attendaient à le voir succomber de suite et pensaient que son corps, qu’on ne pouvait toucher tant il était douloureux, ne pourrait aucunement résister. Le contraire arriva ; Sanctus se tint debout et ces tourments qui devaient amener sa mort, provoquèrent sa guérison, par la grâce de Christ.
Bibliade, femme frêle et timide, avait d’abord renié la foi. Torturée de nouveau (on voulait l’amener à accuser les chrétiens de manger de la chair humaine), elle sembla se réveiller d’un profond sommeil ; les tourments qu’elle endurait lui rappelèrent les tourments de l’enfer bien plus terribles encore et elle se mit à crier : Comment les Chrétiens dévoreraient-ils des enfants, eux qui ne se croient pas libres de goûter même au sang des animaux !
[On a conclu de le que l’Église comptait aussi des judéo-chrétiens. C’est probable. Pourtant, pendant de longues années et en bien des endroits, les pagano-chrétiens observèrent le décret du synode de Jérusalem (Act., ch. 15) ordonnant de s’abstenir d’animaux étouffés et de sang. Cf. Origène, Contre Celse, liv. VIII, ch. 29-30 ; Tertullien, Apol., ch. 9 ; Milman, II, 144.]
Parmi les chrétiens amenés devant le tribunal se trouvait le vénérable Pothin, évêque de Lyon. Il était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans et fort affaibli. Mais l’ardeur de son esprit et son vif désir de rendre témoignage de sa foi le soutenaient. — Qui est le Dieu des chrétiens ? lui demanda le légat. — Vous le saurez si vous en êtes digne, lui répondit-il. — Aussitôt il est violemment entraîné et battu de tant de coups qu’on doit le ramener dans sa prison pouvant à peine respirer. Deux jours après il était mort.
Parmi les nombreux prisonniers, on comptait plusieurs citoyens romains qui, d’après les lois, ne pouvaient être jugés en province. Le légat s’adressa aussitôt à l’empereur pour lui demander des ordres à cet égard. « Rendez la liberté à ceux qui abjureront, répondit l’empereur, et décapitez les autres. »
Quelques jours après ; la populace se réunit de nouveau dans l’amphithéâtre pour se repaître des sanglants combats des chrétiens contre les bêtes. On ramena Sanctus et les trois autres martyrs torturés en même temps que lui. Maturus et Sanctus furent d’abord obligés de courir entre deux rangées d’hommes armés de fouets, puis jetés aux bêtes, qui les déchirèrent et les traînèrent dans l’arène. Comme ils vivaient encore, on les mit sur une chaise de fer rougie au feu, et ils sentirent l’insupportable odeur de leurs membres consumés. Blandine, attachée à une croix, fut exposée aux bêtes. Elle semblait représenter la vivante image du crucifié, et cette vue, aussi bien que ses prières, encourageaient les autres martyrs à persévérer jusqu’à la fin. Mais les bêtes refusèrent de la toucher et il fallut la ramener en prison.
Attale, homme d’un certain rang, était demandé à grands cris par la populace. Il parut dans la lice comme un combattant bien préparé, armé d’une conscience pure et fortifiée par l’exercice de la discipline chrétienne. On lui fit faire le tour de l’amphithéâtre avec un écriteau portant ces mots : « Voici Attale, le chrétien. » Mais le légat, ayant appris qu’il était citoyen romain, donna l’ordre de le reconduire en prison.
Sur ces entrefaites survint l’époque d’une grande foire, à l’occasion de laquelle une foule de gens de diverses contrées se rendaient à Lyon. Le légat, contre tout droit et toute justice, voulut donner un spectacle à cette multitude. Il fit amener les chrétiens, les interrogea de nouveau, condamna ceux qui étaient citoyens romains à la décapitation et le reste aux bêtes. Mais, pour flatter les viles passions de la multitude, il réserva Attale (quoiqu’il fût citoyen romain) pour l’arène. En conséquence, Attale et un médecin phrygien nommé Alexandre furent soumis à toutes sortes de tourments. Alexandre, que la Lettre nous représente comme ayant eu quelque part à la grâce apostolique, expira sans avoir poussé ni un gémissement, ni un murmure et sans avoir cessé de converser avec son Dieu dans une silencieuse prière. Attale fut assis sur la chaise de fer et tandis que sa chair fumait en se consumant, il s’écria : « Ce n’est pas nous qui mangeons de la chair humaine, c’est vous ! nous ne commettons aucun crime de ce genre. »
Le dernier jour des jeux on amena Blandine et un jeune esclave âgé de quinze ans nommé Ponticus. Chaque jour ils avaient dû assister au supplice des autres martyrs. On pensait fléchir leur constance. La populace exaspérée de leur fermeté demandait à grands cris qu’on ne leur épargnât aucune torture quelconque, afin de les contraindre à abjurer. Ponticus, encouragé par Blandine, supporta tout sans fléchir. Blandine, après avoir subi des tortures inouïes, vivait encore. On l’enferma dans un filet et on la livra à un taureau furieux qui la lança plusieurs fois en l’air… Encore fallut-il l’achever à coups d’épée !
Une nouvelle douleur attendait les fidèles de Lyon. Il leur fut impossible d’obtenir les restes mortels de leurs martyrs et de les inhumer honorablement. On les empêcha de les recueillir et, après qu’ils eurent servi pendant six jours entiers de jouet au peuple, on les réduisit en cendres. Ces cendres furent jetées dans le Rhône, afin que nulle trace des martyrs ne restât sur la terre. Les païens, dans leur aveuglement, s’imaginaient pouvoir, en quelque sorte, vaincre le Dieu des chrétiens et priver les martyrs de la résurrection qu’ils espéraient.
[Eusèbe, liv. V, ch. 1. D’après la tradition, Pothin aurait vécu et se serait construit un oratoire dans une île située au confluent du Rhône et de la Saône. C’est là qu’est bâtie l’église de Saint-Nizier. La prison des martyrs, le forum où ils furent interrogés, l’amphithéâtre auraient été situés, d’après la même tradition, au haut ou tout près du mont de Fourvières, Voy. Mémoire statistique pour servir à l’histoire de rétablissement du Christianisme à Lyon, 1829.]
Non loin de Lyon, au nord, se trouve Autun. Les chrétiens y étaient peu nombreux et inconnus. L’un d’entre eux, cependant, par fidélité à sa conscience, attira l’attention sur lui et devint martyr. La multitude célébrait avec bruit et éclat la fête de la déesse asiatique Cybèle. Son image était, à cette occasion, promenée dans la ville sur le char sacré. Tous, lorsqu’elle passait, se mettaient à genoux. Un seul s’y refusa. Il se nommait Symphorien et appartenait à une bonne famille. On le remarqua. Il fut traité de perturbateur sacrilège du repos public et mené devant Héraclius, le gouverneur. — Es-tu chrétien ? lui demanda celui-ci. — Oui, je le suis, répondit Symphorien. J’adore le vrai Dieu qui règne dans les cieux, et je ne saurais adorer votre idole. Bien plus, si je le pouvais, je la briserais en morceaux. — En entendant cette réponse, le gouverneur le condamna à être décapité, comme doublement criminel vis-à-vis de la religion et des lois de l’empire. Tandis qu’on le menait au supplice, sa mère lui cria : « Mon fils, mon fils, garde le Dieu vivant dans ton cœur. Sois ferme ! une mort qui conduit si sûrement à la vie ne peut avoir rien de terribleb. »
b – Neander. I, 158-159.