Histoire de la restauration du protestantisme en France

VIII
La Déclaration de 1724
(1723-1725)

Prospérité de la situation (1723). — Les dernières difficultés sont dénouées : soumission de Boyer ; soumission des Vessoniens. — Progrès du protestantisme. — Ecoles, mariages, assemblées. — Vie intime : moralité, austérité, dévouement. — Confiance des prédicants. — Irritation du clergé et de la cour. — Fuite de Duplan. — Menaces contre les prédicants ; réponses de Corteiz et d’Antoine Court. — Menaces contre la Suisse ; le Syndic de Genève et le Résident de France. — Assemblée générale du clergé. — Mémoire de l’évêque d’Alais. — Embarras de la cour ; sa conduite depuis 1715. — La cour prépare une Déclaration. — Enquête générale. — Mémoires qu’elle se fait adresser. — La mort du Régent retarde la publication de la Déclaration. — Le duc de Bourbon et Fleury. — Reprise du projet de Déclaration. — Déclaration de 1724. — Quel en est l’auteur ? — Explication de Malesherbes. — Réfutation de Rulhière. — Conclusion. — Stupeur des religionnaires ; projets de révolte. — Mort de Pictet. — Antoine Court calme les esprits. — Lettre de Duplan à l’archevêque de Cantorbéry et au roi de Prusse. — Lettre de Gaubert à Louis XV. — Synode de 1724. — Indifférence de l’Etranger et de la France. — Lettres à un protestant français touchant la Déclaration du Roi. — La Henriade.

En 1723, vers la fin de l’année, la situation du protestantisme paraissait assez rassurante.

Bien que la politique de la cour inspirât de sérieuses inquiétudes et que les dernières condamnations des Multipliants indiquassent clairement la voie dans laquelle elle entendait marcher, on détournait volontiers les yeux des gibets de Montpellier pour les reposer sur le spectacle inattendu et consolant que donnaient les religionnaires. Les résultats obtenus en huit années à peine remplissaient de joie les meilleurs esprits. On regardait donc avec confiance vers l’avenir. On prenait courage. On aimait à croire que la persécution s’arrêterait d’elle-même, dès que réorganisée, relevée, mise sur pied, la Réforme française pourrait montrer et opposer à la cour le nombre de ses adhérents, leur fidélité et leurs vertus.

Il faut le dire : l’œuvre de la restauration avait un plein succès. Lorsqu’à son retour de Genève, après une absence de deux années, Antoine Court se mit à parcourir le théâtre de ses derniers travaux, il fut encore plus étonné de ce qu’il vit que charmé. Sans doute bien des points laissaient encore à désirer, les règlements étaient violés parfois, des difficultés et des embarras se présentaient chaque jour, mais il n’y avait plus de sérieux obstacles à redouter. Il était déjà possible de fixer la date prochaine où tous les anciens convertis marcheraient d’un pas égal sous le même drapeau et obéiraient au même commandement.

Les deux dernières difficultés venaient d’être dénouées cette année même.

Corteiz avait, en 1721, rencontré dans les Cévennes un ancien dragon qui s’était fait prédicant. Ce dragon était natif de Lausanne et s’appelait Boyer. Corteiz lui avait défendu de prêcher, s’il ne s’y faisait autoriser par les Synodes ; mais celui-ci soutenu par quelques religionnaires avait refusé d’obéir aux règlements, et il avait fallu porter l’affaire devant Antoine Court.

« Il est de l’intérêt de l’Église et du devoir de ma charge, lui écrivit ce dernier, que tout se passe dans l’ordre, et que je prenne garde qu’il ne se fourre parmi nous, sous prétexte de piété, de zèle et de religion, des esprits vains, libertins et téméraires. J’espère, Monsieur, que vous aurez de tout autres caractères, que l’humilité, la piété, la prudence et le zèle, l’amour de l’ordre et la charité seront vos vertus ordinaires. » (N° 7, t. I, p. 297)

Il avait ainsi obtenu que Boyer fût attaché à Bombonnoux, comme proposant. Boyer cependant n’avait pas tardé à enfreindre de nouveau les règlements. Il avait des partisans dévoués, et l’on devait craindre une scission dans l’Église, si on usait contre lui de mesures trop rigoureuses. Antoine Court convoqua un colloque où il réunit les mécontents, et, en leur présence, il fit promettre à Boyer de se soumettre à la discipline établie. Il lui permit en même temps de visiter quelques églises dont il lui donna la liste et lui annonça qu’il serait examiné au prochain Synode pour être officiellement reçu proposant. (N° 7, t. I, p. 438)

La seconde affaire était plus grave. Au commencement de l’année, on avait appris la condamnation des Multipliants et le supplice de Vesson. Mais quoique, le parti des Inspirés eût singulièrement diminué depuis la fuite et la mort de leur chef, il s’en trouvait cependant encore qui vivaient à l’écart, en dehors de l’Église. Un Synode fut assemblé où se trouvaient tous les prédicants, un seul excepté, et près de cinquante Anciens. Duplan, soupçonné par les fidèles de soutenir les Inspirés, s’y était rendu, sur la prière de Court. Après les préliminaires d’usage, on parla de Vesson. Le fameux prédicant avait des défenseurs parmi les assistants et son innocence fut chaleureusement soutenue. Mais si l’on pouvait vanter la pureté de ses intentions, et se faire l’avocat de ses doctrines, il était malaisé de prétendre qu’il n’eût point troublé l’ordre, rempli d’agitation les Cévennes et le bas Languedoc, refusé de se soumettre aux règlements, et occasionné un véritable schisme. Le débat se termina heureusement à la satisfaction de tous. Les « Vessoniens, » comme on les appelait, s’engagèrent à signer et à faire signer une déclaration par laquelle ils avouaient leurs torts et promettaient de n’y plus retomber. Le Synode les réintégra alors dans la paix de l’Église. (N° 7, t. I, p. 423 ; 1723)

Ainsi toutes les difficultés sérieuses étaient résolues, tous les obstacles renversés. Le parti des Inspirés était ruiné, l’ordre régnait, une piété croissante animait les protestants, et la religion proscrite, relevant peu à peu la tête, faisait chaque jour en Languedoc et dans le reste de la France des conquêtes nouvelles.

« Le 12 mars 1724, écrit Corteiz, deux réformés de la paroisse de Vais, en Vivarais, nous furent trouver pour nous exposer que leur paroisse était environnée de paroisses papistes, mais qu’autrefois leur paroisse formait une belle église, qu’elle avait son temple et entretenait son pasteur ; mais se trouvant depuis longtemps sans exercice de religion, et les jeunes et les vieux étant corrompus, si vous, Messieurs, nous faisiez la grâce de passer chez nous, vous ne sauriez jamais faire une plus grande charité. Ce raisonnement nous toucha, et nous partîmes ce jour-là avec eux. Etant arrivés audit Vais, ces deux bons fidèles se donnèrent mille soins pour former une assemblée ; mais, hélas ! à peine purent-ils trouver quarante personnes de confiance. L’acte de dévotion fini, ils me prièrent de leur donner encore un sermon, que le nombre des auditeurs augmenterait ; mais l’expérience nous ayant appris diverses fois que les entrées sont difficiles, nous craignîmes et pour nos personnes et qu’on fit des prisonniers, et nous écrivîmes à nos frères du Vivarais, comme étant plus proches que nous, d’y faire quelques visites. Depuis, nous avons appris avec une grande joie que cette grande paroisse a pris courage et donne lieu aux ministres du Vivarais de les visiter. » (N° 17, vol. H. Relation historique, etc.)

L’exemple de Vais n’était pas un exemple isolé. Que d’autres villes donnaient en ce moment même de semblables « marques de véritable repentir ! » Les consistoires n’étaient déjà plus en nombre suffisant, et il avait fallu nommer de nouveaux Anciens. On avait même décidé que les colloques se tiendraient désormais deux fois par an, dans chaque quartier, pour examiner à la fois la conduite des Anciens qui s’acquitteraient mal de leur charge, et se concerter sur les mesures les plus efficaces « pour l’extirpation des vices et la propagation de la foi. » (N° 7, t. I, p. 425 ; 1723)

Et c’était par des faits, par des actes quotidiens, que se montrait et se prouvait ce réveil du protestantisme.

Les religionnaires n’envoyaient plus leurs enfants à l’école. Un curé ordonna un jour au maître d’école de sa paroisse de conduire tous ses élèves à l’église ; le maître d’école promit d’obéir. Mais quel ne fut pas son embarras, lorsqu’il voulut tenir sa promesse ! Dès que les petits huguenots entendaient le son de la cloche, ils se sauvaient et laissaient leur maître seul avec le curé.

Les baptêmes et les mariages au Désert devenaient de jour en jour plus nombreux. Quoi qu’il en coûtât, on prenait l’habitude de confier aux mains du prédicant les actes de l’état civil.

Quant aux assemblées, elles se multipliaient. « On me donne avis, écrivait Saint-Florentin, qu’il ne reste plus de traces de religion dans certaines provinces où les curés se trouvent quelquefois seuls dans leurs églises ; que les assemblées des religionnaires sont fréquentes et publiques ; que le signal de la cloche pour la messe, le jour du dimanche, sert pour convoquer les assemblées des prédicants, et que souvent le prêtre, sortant de l’autel, entend de la porte de son église chanter les psaumes de Marota. »

a – Archives de l’Hérault, 2ie division, paquet 89. (1721)

Que dire de cette vie intime, toute de patience, de dévouement et d’austérité, dont le touchant spectacle était bien propre à fortifier le courage et la confiance des prédicants. Ici les détails abondent, et il faut choisir. « Nous l’avons déjà dit, écrit Corteiz, on ne laisse communier personne de ceux qu’on est informé qu’ils sont brouillés ensemble ou avec quelqu’un qui est à l’assemblée, sans être réconcilié. Et en cas qu’il n’y en ait qu’un à l’assemblée, on l’engage par de bonnes et fortes raisons de prendre avec lui un ou deux Anciens et d’aller se réconcilier. Que s’il s’agit de partage de terres, de maisons, ou connaissance de papiers ou actes, chacune des parties intéressées prend un homme impartial et connaissable et on s’entretient pour la réconciliation de ces deux hommes. » « On vit dans cette assemblée, ajoute-t-il plus loin, un nombre considérable de réconciliations, et l’on put heureusement calmer les procès. » C’est un Synode qui, en pleine Régence, édicte les peines suivantes :

« Ceux qui auront juré, blasphémé le nom de Dieu, seront condamnés à donner cinq sols pour les pauvres ; ceux qui auront violé, profané le jour du dimanche par jeux, débauches, payeront aussi cinq sols pour les pauvres ; pour toutes les paroles sales et deshonnêtes, six deniers ; pour chaque faute, mensonge, médisance, moqueries et autres paroles condamnées dans l’Écriture sainte, six deniers. » (N° 17, vol. G, p. 372. Synode de 1721.)

On apprit un jour que quelques jeunes gens avaient assisté à « des fêtes votives. » Grand émoi. On s’assemble aussitôt, et pour arrêter le cours d’un mal aussi dangereux, on ordonne de lire dans toutes les assemblées du Désert cet article de la discipline : « Les danses et jeux seront réprimés ; et surtout ceux qui font état de danser ou d’assister aux fêtes votives, après avoir été admonestés plusieurs fois, seront excommuniés. » Plus tard, on connut qu’une demoiselle s’était permis d’aller à la comédie. « Aurait-elle insulté de cette manière, s’écrie Court, les souffrances de nos confesseurs et les cendres de nos martyrs ? Aurait-elle fait cette injure à notre Église affligée ? Aurait-elle donné un si mauvais exemple à tant de personnes qui ont les yeux sur elle et qui jusqu’ici l’avaient regardée comme un exemple de piété et de sagesse ? Ha ! si cela était, que le ciel s’en étonne et que la terre frémisse ! » (N° 7, vol. G, t. I, II ; 1721, 1723.)

Tant d’activité et tant de zèle, une piété si intense, une telle austérité dans les mœurs, tout cela rapproché, groupé, devait naturellement encourager les espérances et faire voir sous un jour favorable la situation du protestantisme. Antoine Court et ses collègues, rassurés par ce spectacle, se laissaient séduire par son charme. Ils redoutaient la cour, sans doute ; mais ils se reposaient sur la fermeté des religionnaires. Si malgré les édits, pensaient-ils, malgré les espions, les soldats et les intendants, ils avaient pu en moins de huit années relever une religion tombée si bas qu’on la croyait perdue, — que ne pouvaient-ils pas entreprendre, faire et achever, aujourd’hui que tout était en voie de réorganisation et que plusieurs éléments de succès étaient déjà solidement constitués !

Cette restauration du protestantisme ne pouvait cependant passer inaperçue ; elle ne pouvait surtout s’accomplir sans que le clergé n’employât toute son énergie à l’entraver et à l’empêcher. En 1716 déjà, au commencement de la Régence, il avait fait promulguer un édit pour prohiber les assemblées ; depuis lors, il n’avait cessé de pousser le pouvoir à une impitoyable répression ; et quoique ses efforts n’eussent encore obtenu aucun succès, il n’était pas plus disposé en 1723 qu’en 1715 à abandonner la cause pour le triomphe de laquelle il luttait depuis tant d’années.

On a vu qu’en 1723 les assemblées tenues à Montpellier chez Mademoiselle Verchand avaient été surprises ; on avait pendu, le même jour, trois prisonniers, et bientôt après Huc-Mazel subissait le dernier supplice.

[« Je joins, Monsieur, à cette lettre une ordonnance de mille livres avec l’état de la distribution pour le remboursement de pareille somme qui a été payée à celui qui a fait prendre le nommé Mazelet, le Roi voulant que cela soit remboursé sur-le-champ. » Histoire de l’Église de Montpellier, etc., p. 369. (Mars 1723.)]

La cour fatiguée et exaspérée espéra « que cet exemple contiendrait les nouveaux convertis (V. Nouvelles recherches sur la secte des Multipliants, etc., p. 75). » Elle était décidée d’ailleurs à user de mesures rigoureuses, et elle avait ordonné qu’on agit sans hésitation, promptement.

Bernage avait trouvé dans les papiers des Multipliants des pièces compromettantes. Il connaissait les noms des prédicants et des hommes qui avaient quelque influence parmi les religionnaires. Duplan fut aussitôt poursuivi et obligé de quitter la maison paternelle. Les prédicants furent en même temps prévenus par les subdélégués de l’intendant que le roi voulait bien leur faire grâce de la vie, mais qu’ils devaient se rendre « aux conditions d’être envoyés aux pays étrangers, dont ils ne pourraient revenir, sans être punis de mort. » Dès que ces nouvelles furent connues, Corteiz répondit : « J’apprends qu’on nous offre or et argent pour nous accompagner hors de France ; soyez persuadé que ce n’est ni or ni argent qui nous fait agir, mais le pur mouvement de notre conscience, la seule connaissance de la vérité, et la nécessité indispensable de réveiller les consciences qui dorment dans une malheureuse léthargie et dans une criminelle sécurité. »

V. Bullet., t. XIII, p. 286. — Ces quelques lignes étaient en post-scriptum à une belle et longue lettre que Corteiz envoyait M. Campredon, commandant en Cévennes. Voici la lettre.

« Monsieur, on m’a dit que vous promettez à tous ceux auxquels vous parlez de mettre tout en usage pour nous livrer entre les mains des bourreaux ; mais je ne le crois pas, selon le témoignage que d’ailleurs on rend à votre douceur, bonté, équité naturelle. Je crois qu’on vous fait tort de dire que vous êtes animé d’un esprit meurtrier et sanguinaire. Il est vrai que quelques pasteurs de l’Église romaine, qui sont naturellement méchants et qui haïsssent mortellement les protestants, pourraient bien surprendre votre bonté (et votre) équité. Car, au fond, je ne puis pas comprendre que pourrait-il (y) avoir en nous qui fut capable d’attirer sur nous votre juste indignation… »

Venait ici l’apologie des protestants.

« … Messieurs les prêtres, pour nous noircir auprès de votre personne, vous disent que nous assemblons les fidèles au Désert contre les ordres du Roi ; mais, si c’est un crime d’assembler les fidèles dans le Désert pour y venir entendre la parole de vérité, les premiers chrétiens qui s’assemblèrent contre les édits des Rois ont donc été coupables ? Les Prophètes, les Apôtres, et le Fils de Dieu lui-même serait digne de blâme en assemblant les fidèles dans les déserts contre la volonté des gouverneurs et des magistrats ? … Monsieur, ceci demande bien d’attention ; il s’agit de la gloire de Dieu et du salut des âmes ; il serait bon de ne plus écouter ces sortes de prêtres qui ne donnent que des conseils de violence et de cruauté, et examiner en même temps quel dommage porterait la religion protestante en France. Je ne crois pas qu’il y ait homme sage et prudent qui, parlant sincèrement, y puisse découvrir aucun mal ; il est évident que bien loin que la religion protestante portât coup à la splendeur du royaume de France, elle servirait certainement à le rendre plus fort en peuples, en or, en argent, plus pompeux et plus florissant. Monsieur, vous vous êtes acquis, aussi bien que M. de Celestot, la louange et l’estime de tout ce qu’il y a d’honnêtes gens dans votre voisinage ; le peuple vous aime et vous chérit ; ils disent à votre digne louange que vous travaillez heureusement à soutenir le droit de la veuve et la cause de l’orphelin, que vous excitez le monde à vider leurs procès à l’amiable. Toutes ces belles vertus seraient-elles chassées en cherchant à répandre le sang des fidèles ? Non, je ne puis me le persuader. Nous espérons, Monsieur, que vous serez touché des gens qui croient sincèrement ce qu’ils soutiennent, et, quand notre créance serait autant fausse comme elle est véritable, nous serions toujours plus dignes de compassion que de haine. Soyez persuadé que notre religion est de Dieu, que tant que durera (le) soleil, tant aussi durera notre religion. L’expérience montre que dans ce royaume les massacres exercés environ deux cent cinquante ans n’ont pu étouffer du tout la religion protestante, mais bien que ceux qui ont été les instruments de la violence ont fait une fin misérable. Aujourd’hui, nous bénissons Dieu de ce que nos princes sont radoucis ; nous espérons que le grand Dieu qui a fait le ciel et la terre, lequel nous adorons, manifestera notre innocence, nous donnera des jours de paix et de rafraîchissement. Alors nous éclaterons en actions de grâces, nous oublierons tous les maux que nous avons soufferts, nous donnerons des vœux et des supplications au ciel en faveur de tous nos bienfaiteurs du nombre desquels nous vous tenons.

Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

             Signé : Corteiz. »

Campredon communiqua cette lettre a Bernage, et Bernage à La Vrillière. Celui-ci répondit :

« … Son Altesse Royale, qui est plus persuadée que jamais de la nécessité de s’assurer de cet homme, a très fort approuvé la promesse qui a été faite de donner trois mille livres à celui qui en procurera la capture. Ainsi, vous pouvez faire agir en conformité. Je mande la même chose à M. de Rothe, qui m’en avait aussi écrit.

             Signé : La Vrillière. »

Meudon, le 12 août 1723. — Bullet., t. XIII, p. 154 et 286.

Lorsque le subdélégué fit prier Court de sortir du royaume et lui offrit la permission de faire vendre ses biens, le jeune prédicant repoussa la proposition avec la même fierté. « S’il était bien connu de la cour, disait-il dans sa lettre, elle travaillerait au contraire à le retenir, — persuadée qu’il lui

rendait d’utiles services en lui donnant de bons sujets. » (N° 46, cah. V.)

Grands dangers cependant. Les prédicants étaient prévenus que, s’ils étaient arrêtés après le temps fixé pour leur reddition, leur mort était certaine et le dernier supplice les attendait. Bernage avait fait publier au son de trompe leurs noms et ceux de leurs collègues ; mille livres étaient offertes à qui les ferait prendre. Sur cette liste fatale étaient inscrits Corteiz, Durand, Rouvière, Court, Bombonnoux, Gaubert et un autre prédicant ; les autres n’étaient point connus ou ne paraissaient pas encore dignes du gibet. On faisait cependant quelque différence entre ces futurs martyrs. La tête de Corteiz « le plus dangereux de tous » valait deux mille livresb. Celle de Court depuis quelque temps avait renchéri. Autrefois on n’en offrait que mille francs ; la somme avait paru minime : on l’avait portée à mille écus. M. d’Yverni d’ailleurs, pour empêcher les erreurs et exciter le zèle, avait pris le soin de répandre son signalement et de promettre lui-même la récompense (N° 46, cah. V).

b – N° 17, vol. G, p. 353. V. Pièces et documents, n° XII.

A la même époque (juillet 1723), à Genève, se passait une curieuse aventure. Bernage était convaincu que l’obstination des religionnaires à fréquenter les assemblées était entretenue par les ministres étrangers. Il en écrivit à la cour. La cour chargea aussitôt le Résident de France de faire des remontrances aux MM. de Genève. « Il y avait des preuves certaines que M. Pictet avait des correspondances avec les Réformés, qu’il leur donnait des instructions et des conseils, qu’entre autres choses il leur faisait entendre qu’ils pouvaient se choisir des pasteurs pour prêcher et administrer les sacrements dans leurs assemblées, ce qui était contraire aux ordres du Roi. » Le Résident s’acquitta de l’ordre, et le syndic fit comparaître Pictet devant lui. Pictet répondit qu’il n’avait jamais écrit aux religionnaires, sinon en réponse aux lettres qu’il avait reçues d’eux, que, bien loin de les avoir exhortés à faire des assemblées, il les en avait dissuadés, qu’il avait écrit au temps d’Albéroni une lettre bien vue par la cour pour les détourner de toute idée de révolte, et qu’au reste on avait pu lui attribuer de fausses lettres. Le syndic était convaincu. Mais, comme il fallait ménager les susceptibilités de la France, il porta l’affaire devant son conseil, et pria la compagnie des pasteurs de lui envoyer quatre députés. Alors, solennellement, de manière à ce qu’on n’en ignorât, il les engagea à se conduire à l’égard des protestants français avec toute la modération et la prudence possiblesc.

c – Archives de la vénérable Compagnie de Genève, p. 303, 304. (Juillet 1723.)

Toutes ces mesures, la condamnation des Multipliants, les menaces contre les prédicants, les observations du Résident de France devaient rassurer le clergé sur les intentions de la cour. Il se rassura en effet. On le vit bien lorsque, le 2 juin, réuni à Paris en assemblée générale, et Louis XV ayant atteint sa majorité, il fut admis en présence du jeune Roi. Il ne dit pas une seule phrase sur les religionnaires. Il n’en parla pas, n’y fit même pas allusion : son discours roula en entier sur la piété du feu Roi, sur celle de Louis XV et la grosse querelle théologique qui divisait le catholicisme françaisd.

d – V. Procès-verbal de l’assemblée générale du clergé de France en 1723.

Deux mois cependant ne s’étaient pas écoulés depuis la dernière harangue, que l’on reçut à Paris, de l’évêque d’Alais, un long mémoire sur l’état de la religion dans les Cévennese. Il était navrant.

e – Réflexions sur l’état présent de la religion dans les Cévennes (19 août 1723.)

« Quelques soins que l’on ait pris depuis la révocation de l’Edit de Nantes pour détruire l’hérésie et le fanatisme dans les Cévennes, quelques efforts qu’aient fait, au risque même de leur vie, les personnes qui étaient chargées de l’autorité du Roi en Languedoc pour y étouffer l’esprit de rébellion, et quelque dépense que l’on ait été obligé de faire pour tâcher d’y parvenir, soit en construisant de nouveaux chemins dans ces montagnes auparavant inaccessibles, soit en y établissant des postes garnis de troupes et des commandants pour les conduire, ou en y répandant des missionnaires zélés et en grand nombre, soit enfin pour les frais que la guerre des Camisards a occasionnés, il semble que tout cela n’a servi jusqu’à présent qu’à diminuer ou suspendre dans les temps les progrès du mal sans en attaquer la source, qu’il prend de nouvelles racines et devient tous les jours plus à craindre. En sorte que l’on reconnaît avec douleur que, dans les trois premières années, ou pour garantir le royaume de la peste, on a été obligé de se relâcher à l’égard des nouveaux convertis des mesures qui les tenaient dans le devoir. Il s’est commis plus de désordres, et l’hérésie a fait plus de progrès que l’on n’en avait vu jusque là depuis 35 ans.

En effet, les assemblées qui étaient auparavant très rares et très secrètes sont devenues si fréquentes, si publiques et si nombreuses, qu’il s’en est fait de plus de 3 000 personnes, qu’il s’y est trouvé jusqu’à 400 chevaux, que l’on y administrait le baptême et la Cène, que l’on y donnait la mission aux prédicants, et que le chant des psaumes se faisait entendre jusque dans les villages voisins, et, quoiqu’ils sachent que le port des armes rendait leurs assemblées encore plus criminelles, il ne s’en est presque presque point fait où il ne se soit trouvé un nombre de gens armés pour favoriser la retraite en cas de surprise.

Nos églises qu’ils fréquentaient autrefois, du moins par respect humain, sont maintenant abandonnées ; il y a de grosses paroisses où à peine se trouve-t-il un catholique pour servir les curés dans leur ministère. Les pères et mères cessent d’envoyer leurs enfants à nos écoles, aimant mieux les laisser vivre dans l’ignorance absolue de la religion et de tout devoir que de les livrer quelques mois à nos instructions. Ceux que nous avons élevés avec grand soin dans la doctrine de l’Église tombent bientôt dans l’erreur et succombent aux caresses ou aux mauvais traitements de leurs parents. Il y a parmi eux des zélés uniquement occupés à détruire le bien que nous tâchons d’établir. Ce sont eux qui arrangent les mariages pour éviter les alliances avec les familles des anciens catholiques, qui vont dans les maisons expliquer l’Écriture sainte dont ils font souvent des applications très dangereuses ; ils y font la prière et récitent les sermons de leurs ministres ; ce sont les mêmes gens qui s’emparent de la chambre des mourants, et souvent de ceux qui nous avaient donné quelque espérance de retour et qui nous en font refuser l’entrée.

Il commence même à se trouver des familles qui se dispensent d’envoyer baptiser leurs enfants à l’église ; il y en a déjà eu des exemples dans le diocèse d’Alais ; et il a paru dans les papiers de Mazelet que le sentiment de ne plus recevoir le baptême à l’église ni la bénédiction du mariage s’accréditait parmi eux et devenait celui du plus grand nombre de leurs prédicants. La facilité avec laquelle ils reçoivent dans leurs assemblées et à leurs prières ceux qui vivent dans un concubinage public en est une forte preuve.

On s’est aperçu depuis peu d’années qu’un grand nombre de nouveaux convertis, qui avaient paru revenir sincèrement et avaient persévéré très longtemps, dans la foi catholique, ont tout d’un coup cessé de fréquenter nos églises et se sont replongés dans l’erreur et dans le désordre.

Mais ce qui nous touche le plus vivement et qui peut avoir de très fâcheuses suites, c’est la chute d’anciens catholiques qui se pervertissent. Il n’y a presque point de ville, ni de village, où on n’en voie de tristes exemples, et le nombre en augmente tous les jours.

Quoique la levée des lignes ait ôté aux huguenots les moyens de faire impunément des assemblées aussi nombreuses que celles qu’ils ont faites dans le temps de la peste, ils ne laissent pas d’en former tous les jours qui tiennent sans cesse les troupes en haleine, le supplice des fanatiques de Montpellier et celui de Mazelet n’ayant fait sur eux qu’une faible impression.

Tant de désordres, après quarante ans de travaux et de soins des plus habiles hommes du dernier règne et au milieu d’une paix solide et générale, font craindre avec justice de très grands maux par la suite, et font sentir la nécessité de prendre des partis décidés.

Comme il n’est point de notre ministère de les proposer, nous nous contenterons d’indiquer ce qui nous paraît mériter le plus d’attention de la part de la cour.

Les prédicants sont sans doute le premier objet ; mais comme ils prennent de grandes précautions pour n’être pas reconnus et qu’il est rare que ces gens là les trahissent, ce n’est guère que par ceux qui ont coutume de les loger que l’on peut être instruit de leurs marches. C’est donc à ces recéleurs, à leurs familles, et à tout ce qui les fréquente que l’on doit prendre garde de préférence.

Les livres de Genève contre la religion catholique se sont multipliés à l’infini ; il s’en débite une grande quantité dans les foires ; il y a partout des gens qui font métier d’en répandre dans les maisons ; il est important d’arrêter ce débit et de tâcher même de retirer ceux qui sont entre leurs mains, quoique les moyens en soient difficiles.

Il est notoire qu’ils ont travaillé à établir dans chaque lieu une sorte de ministère public, par la considération où paraissent être parmi eux ceux qui se mêlent d’instruire dans les maisons. Ils sont plus à craindre que les prédicants, parce que ce sont eux qui sont reçus chez les riches et qui entretiennent les gens aisés dans l’éloignement de notre religion. Ils sont l’âme de toute l’intrigue et ont des relations partout, même dans les pays étrangers. Il y en a d’autres qui travaillent sous leurs ordres et leur obéissent aveuglément ; rien n’est si dangereux que ces deux espèces de gens, et on ne craindra pas de dire qu’il paraît nécessaire d’éloigner ceux que l’on connaît pour toujours de la province.

Les anciens catholiques nouvellement pervertis sont d’un trop pernicieux exemple pour n’y pas faire une attention particulière ; il y en a peu d’aisés dans ce cas, si ce n’est quelques femmes qui ont passé dans des familles huguenotes, mais il y a beaucoup de domestiques, d’ouvriers et de pauvres qui ont eu le malheur de succomber.

Il paraît encore absolument nécessaire d’obliger les pères et mères, sous des peines considérables, d’envoyer leurs enfants à nos écoles et à nos catéchismes.

Il est également important d’obliger tous les nouveaux convertis d’assister aux prières, et aux sermons, et aux instructions publiques. Il y a beaucoup de familles, même des plus apparentes, qui depuis plusieurs années n’ont pas mis une seule fois le pied à l’église ; cette contrainte, qu’il ne faut cependant pas étendre plus loin, serait salutaire à un grand nombre ; et nous sommes presque sûrs de les ramener, lorsque nous aurons gagné sur eux de nous entendre et de surmonter la crainte des reproches et des menaces de la part de ceux de leur religion. » (Bibliothèque nationale. Mss n° 7016, p. 40. Août 1723.)

Tous ces détails que donnait l’évêque d’Alais sur la situation du protestantisme dans les Cévennes étaient déjà connus de la cour. Bâville, Roquelaure et Bernage l’en avaient depuis longtemps informée. Et si elle savait quel était le mal, elle savait aussi quelle en était l’étendue.

On y prêta cependant grande attention. On lit à la fin du manuscrit : « Il a été délibéré, dans le conseil des affaires ecclésiastiques du 19 août 1723, que le présent mémoire serait envoyé à M. le procureur général du parlement de Paris pour avoir son avis. Signé : l’Evêque de Nantes. Ecrit et envoyé au double dudit mémoire, le 25 août 1723. »

Ce n’était pas dans les Cévennes seulement que les protestants s’agitaient, c’était dans le Languedoc entier, en Dauphiné, en Guyenne, en Saintonge, dans le Poitou, en Picardie, et jusqu’en Bretagne. Comme l’évêque d’Alais, la cour était vivement préoccupée par leurs mouvements ; comme lui, elle cherchait les moyens de les faire définitivement cesser. Depuis 1715, elle y travaillait sans relâche. Emprisonnements, amendes, galères, elle avait tout employé ; n’était-ce point hier qu’elle avait fait mettre à mort à Montpellier les malheureux qui s’étaient permis de braver ses dernières ordonnances. Le protestantisme cependant continuait dans l’ombre, avec opiniâtreté, son œuvre ; et c’était au lendemain d’une quadruple exécution capitale, au moment même où elle le croyait dans la terreur, qu’un évêque venait à elle et lui dénonçait l’inanité de ses mesures et la vanité de sa répression ! … Engagée malgré tout, autant par honneur que par intérêt, à terminer glorieusement l’entreprise qu’avait commencée Louis XIV, poussée par le clergé qui avait la direction des affaires religieuses, elle ne pouvait ni ne voulait revenir sur ses actes ; elle se proposait bien plutôt d’appliquer avec une fermeté et une sévérité croissante ce qu’elle avait décidé. Le moment était décisif.

« La mort du feu Roi, dit Joly de Fleury, suivit de trop près les traités de paix de 1713 et 1714, pour réprimer les excès des religionnaires du Languedoc. Les liaisons que M. le Régent prit avec les Anglais, releva leur courage. Ils publiaient dans tout le royaume que l’exercice de la R. P. R. allait être permis… On songea alors à y remédier par une loi qui renfermerait la disposition de plus de deux cents édits, déclarations ou arrêts qui étaient presque ignorés. M. le chancelier d’Aguesseau y travailla. Son séjour à Fresne suspendit l’ouvrage : on en reparla à son retour.

Pendant le ministère du cardinal Dubois, on reçut des nouvelles de la Guyenne, de la Saintonge, du Languedoc où les religionnaires s’assemblaient et méprisaient les lois du royaume surtout relativement aux baptêmes ou aux mariages. » (Bibliothèque nationale. Mss. n°7046, p. 212.)

La Régence avait en effet ordonné, depuis 1716, une enquête générale sur la situation du protestantisme et s’était fait adresser, sur les questions dont la solution la préoccupait, des rapports détaillés par les hommes les plus compétents en cette matièref. On en possède encore un résumé ; et ce résumé, bien qu’incomplet, ne laisse pas d’offrir quelque intérêt.

f – Nous insistons à dessein et nous tenons à donner toutes les preuves que nous avons entre les mains. Il importe que la responsabilité de la déclaration de 1724 remonte à qui de droit.

Bibliothèque nationale, Mss. n°7046, p. 44. — En tête du mémoire Rulhière a écrit : « Une lecture attentive de cette pièce prouve qu’elle contient un résumé des différents mémoires composés pour rendre la déclaration de 1724. (J’en ai trouvé, l’original dans le manuscrit de M. le chancelier d’Aguesseau.) Cependant le premier mémoire ici à côté, concernant les relaps, paraît fait avant 1715, puisque dans l’énumération des lois sur ce sujet, il ne cite que les trois précédentes et ne fait pas mention de celle-là. — Ce mémoire m’a paru de la même main dont le sont presque tous ceux de M. de Bâville. »

Quatre sujets y sont traités : les relaps, le retour des réfugiés en France, l’éducation des enfants, la célébration des mariages.

Des relaps et du retour des réfugiés, il est inutile de parler ici : le rapporteur ne disait rien qui n’eût été déjà dit. — Quant à l’éducation des enfants :

« Il est très bon, écrivait-il, de renouveler les dispositions de la déclaration du 13 décembre 1698, mais il semble qu’il faut aller plus loin et trouver les moyens de la faire exécuter. Rien n’est si important que l’éducation de ces enfants, et, l’on peut dire, rien de plus négligé. Ceux qui ne veulent pas les envoyer demeurent dans l’impunité ; les curés n’ont aucune attention pour déclarer aux juges ceux qui y manquent : ils ont sur cela le même principe que sur les relaps, que pareille dénonciation qui doit produire une amende les rend haïssables et les mettent hors d’état de pouvoir convertir les pères. Il y a beaucoup de négligence dans la plupart, et peu de zèle dans les juges et les procureurs du Roi. Il semble même que cet article est un peu trop négligé de la part des évêques qui n’entrent sur cela dans aucun détail. Il arrive de cela que tous les enfants, sans éducation pour aucune religion, deviendront les plus méchantes gens du monde, et également pernicieux pour la religion et pour l’Etat. »

Et sur la grosse question des mariages, le rapporteur, après avoir constaté les fâcheuses proportions que le mal tendait à prendre, après avoir regretté que les évêques ne voulussent pas fixer sur la durée et la forme des épreuves des mesures uniformes :

« Comme cette décision, ajoutait-il, pourrait durer longtemps par la diversité d’avis, et même par la difficulté que plusieurs forment de se soumettre à la décision, chacun prétendant devoir suivre en ce point ses lumières particulières, il serait bon de leur en écrire ; mais il ne faudrait pas différer la Déclaration sur ce prétexte, qui ne peut paraître trop tôt. On pourrait réserver la décision de ces questions pour une autre Déclaration ou en faire la matière d’une instruction, sans en faire une loi. »

Il est ainsi manifeste que la Régence s’était proposé et avait décidé de promulguer une nouvelle Déclaration contre le protestantisme, qu’elle en avait préparé les matériaux, et qu’elle était prête vers la fin de l’année 1723 à la faire enregistrer par le parlement. Mais Dubois et le duc d’Orléans moururent subitement l’un après l’autre, dans l’intervalle de quelques mois ; tout fut renvoyé.

« Après la mort de Louis XIV, dit l’auteur anonyme d’un mémoire important les religionnaires répandirent le bruit qu’on devait leur permettre l’exercice public de leur religion. S. A. R. Mgr le duc d’Orléans, pour faire cesser la vaine espérance dont se flattaient les religionnaires et faire exécuter les Déclarations du feu Roi concernant la révocation de l’Edit de Nantes, fit travailler par des personnes habiles et éclairées un projet d’une nouvelle Déclaration. Ce prince mourut avant que d’avoir pu exécuter ce qu’il avait projeté sur cette importante affaire… »

[Bibliothèque nationale, Mss. n° 7046, p. 43. — On lit en tête du mémoire : « … Extrait d’un mémoire intitulé : Mémoire historique des Edits et Déclarations, etc. Ce mémoire est bien fait, mais on en ignore l’auteur… »

La mort du duc d’Orléans ne devait pas arrêter le clergé dans la poursuite et l’application de ses desseins. Au mois de janvier, le gouverneur d’une petite place des Cévennes, rencontrant par hasard un religionnaire, lui dit « que les affaires allaient changer de face, et qu’on ne devait plus s’attendre à autant de douceur qu’on en avait goûtée sous la Régence (N° 7, t. I, p. 439 ; 1724). » Antoine Court connut le propos et ne s’en émut pas. C’était, pensa-t-il, pour intimider les protestants. Ce gouverneur cependant ne faisait, pas de vaines menaces. S’il n’avait pas encore reçu des ordres de la cour, il connaissait les événements qui s’y étaient succédé, et prévoyait bien quelles en seraient les conséquences pour les religionnaires.

Le duc de Bourbon, « cette glorieuse nullité, » avait été nommé premier ministre, et l’évêque de Fréjus, Fleury, qui l’avait fait nommer, lui laissant les apparences du pouvoir, s’était emparé sous son nom de la complète direction des affaires. Fleury avait fait ses études chez les Jésuites ; et les Jésuites avaient fait de lui un personnage. Malgré Louis XIV, ils l’avaient fait précepteur du futur roi. Ils n’avaient attaché à cette subite élévation qu’une condition : c’était de recevoir pour confesseur Pollet. Ce confesseur « était un cuistre, un mouchard, et un saint, fort sincère, zélé jusqu’au crime. Quand on viola Port-Royal, qu’on brisa les cercueils, la police frémit elle-même, mais n’osa reculer, se voyant regardée par une autre police, ce sauvage et cruel Polletg. » Les Jésuites gouvernaient Pollet, Pollet Fleury, et Fleury le duc de Bourbon. Louis XV n’était qu’un enfant. Comme sous le feu Roi, la France était tombée entre les mains du clergé.

gHistoire de France : Louis XV, par M. Michelet, p. 5 et 6.

Deux ans plus tard, en 1726, un abbé Robert, de Nîmes, dont il sera question plus loin, écrivant directement à Fleury, lui disait : « … Il semble qu’il est temps de désabuser les N. C. de pouvoir perpétuer le calvinisme en France, que le feu Roi avait interdit par la révocation de l’Edit de Nantes, et dont le Roi régnant a maintenu les déclarations par celle qu’il a fait publier au commencement de son règne… Le cœur du Roi est entre vos mains, comme dans les mains de Dieu, et l’on ne saurait douter qu’il ne se porte à tout le bien que vous voudrez lui inspirer… » Bibliothèque nationale, Mss. n° 7046, p. 54.

« On suivit le plan, dit l’auteur anonyme de l’important mémoire déjà cité, sur lequel (le duc d’Orléans) avait fait travailler. Le projet de déclaration contenait ce qui regardait l’exercice de la religion et l’administration des biens des religionnaires. Ce projet fut communiqué à M. de Bâville, conseiller d’Etat. M. de Tressan, archevêque de Rouen, eut ordre de le lui porter et d’en conférer avec lui. Les lumières de ce magistrat et sa grande capacité, la part qu’il avait eue à tout ce qui s’était passé depuis la révocation de l’Edit de Nantes, le mettaient en état de prendre une décision juste par rapport à ce qui pouvait regarder ceux de la R. P. R. Il fut d’avis d’ôter de la Déclaration tout ce qui pouvait avoir rapport à l’administration des biens des religionnaires réfugiés. C’est donc par sa main et quasi sous ses yeux qu’a été rédigée et dressée la Déclaration de 1724, laquelle n’a fait que rappeler les articles des précédents édits et a diminué même, dans l’article des relaps, la sévérité des peines prononcées contre eux. » (Bibliothèque nationale, Mss. n° 7046, p. 43.)

Joly de Fleury confirme ces lignes dans son fameux mémoire de 1752 : « On reprit le système d’une nouvelle loi après la mort de M. le duc d’Orléans. Le projet fut consommé par la déclaration de 1724. »

Bibliothèque nationale, Mss. n° 7046, p. 212. Dans le même mémoire (p. 227) Joly de Fleury précise : « Quand on commença, en 1716, de former un projet pour renfermer les dispositions des précédents édits dans une même loi, on fit un mémoire de questions qui furent communiquées à M. de Bâville sur le sujet des mariages. »

Donc, au mois de mai 1724, tandis que les religionnaires du Languedoc et des autres provinces du royaume, tout entiers aux rêves d’une restauration prochaine, aimaient à se persuader et à dire qu’une ère de paix allait s’ouvrir et que le nouveau Roi se disposait, comme don de joyeux avènement, à promulguer un édit de tolérance, — tout à coup, dans toutes les villes, bourgs et villages, on entendit et l’on vit crier et afficher une Déclaration, en date du 14, qui commençait par ces mots :

« De tous les grands desseins que le feu Roi, notre très honoré seigneur et bisaïeul a formés dans le cours de son règne, il n’y en a point que nous ayons plus à cœur de suivre et d’exécuter que celui qu’il avait conçu d’éteindre entièrement l’hérésie dans son royaume, à quoi il a donné une application infatigable jusqu’au dernier moment de sa vie. Dans la vue de soutenir un ouvrage si digne de son zèle et de sa piété, aussitôt que nous sommes parvenu à la majorité, notre premier soin a été de nous faire représenter les édits, déclarations et arrêts du conseil qui ont été rendus sur ce sujet, pour en renouveler les dispositions et enjoindre à tous nos officiers de les faire observer avec la dernière exactitude… » (V. Pièces et documents, n° 13.)

Défense était faite, sous peine de galères perpétuelles contre les hommes, de prison contre les femmes, et de confiscation des biens, de faire profession d’aucune autre religion que de la religion catholique. — Ordre était donné de livrer et de mettre à mort les prédicants. — Ordre, sous peine d’amende ou de plus grandes peines, de faire baptiser dans les vingt-quatre heures les enfants par les curés. — Défense d’envoyer les enfants hors du royaume, sous peine de six mille livres d’amende par an. — Ordre d’établir des maîtres et des maîtresses d’école dans toutes les paroisses qui en étaient privées, de conduire les écoliers à la messe, et de leur enseigner les principaux mystères de la religion catholique. — Ordre d’envoyer les enfants aux écoles et aux catéchismes jusqu’à l’âge de quatorze ans, sous peine d’amende. — Ordre aux médecins, apothicaires et chirurgiens de prévenir les curés, lorsque leurs malades seraient en danger de mort, et aux parents d’introduire les curés — seuls — auprès des malades. — Ordre de faire le procès à la mémoire de ceux qui, pendant leur maladie, auraient déclaré vouloir mourir dans la religion prétendue réformée, et, s’ils venaient à recouvrer la santé, de les bannir à perpétuité, en confisquant leurs biens. — Défense aux religionnaires, sous peine de galères ou de prison, d’exhorter leurs frères malades et en danger de mort. — Interdiction des charges publiques aux hérétiques. — Ordre d’observer dans les mariages les solennités prescrites par les saints canons. — Défense de se marier en pays étrangers, et peine des galères contre les parents, tuteurs ou curateurs qui permettraient à leurs enfants d’enfreindre la défense. — Ordre enfin d’employer les amendes et les biens confisqués à l’entretien des nouveaux convertis nécessiteux. (Recueil des Edits, Déclarations, etc. 14 mai 1724.)

Tel était le contenu de cette fameuse Déclaration.

« Le dernier état de la législation et des règlements sur la R. P. R. et sur les religionnaires, devait dire Gilbert des Voisins, se trouve dans la déclaration du 14 mai, qui en a été comme la consommation. » (Bibliothèque nationale, Mss. n° 7047, p. 393.) L’abbé de Caveirac devait l’appeler « le chef-d’œuvre de la politique chrétienne et humaine. » Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l’Edit de Nantes, p. 448. (1758.)

Qui en avait été l’instigateur, et qui l’avait rédigée ? Etait-ce le duc d’Orléans, Bâville, Lavergne de Tressan ; était-ce encore Fleury, le duc de Bourbon ou Pollet ? Le clergé, comme on l’affirme, n’y avait-il eu nulle part, non plus que les intendantsh ? Etait-elle une manœuvre de parti, ou réellement une machine de guerre contre le protestantisme ? … L’exposé des faits, qui précédèrent la Déclaration, ne peut laisser subsister aucun doute.

hEclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’Edit de Nantes et sur l’état des protestants de France, par Rulhière, p. 154. (1788.)

Malesherbes, cependant, est assez tenté d’affirmer qu’elle avait été conçue exclusivement dans un but politique, et que le principal auteur en était un procureur général du parlement de Paris, le célèbre Joly de Fleury. D’après lui, la question des mariages en eut été l’occasion et la principale cause.

[Joly de Fleury était né en 1675 ; il mourut en 1758. Il avait été nommé procureur général du parlement de Paris en 1717, en remplacement de d’Aguesseau. De fait, un auteur anonyme remarque que la déclaration de 1724 fut la première qui attaqua les religionnaires dans leur état civil, et qui outre les prohibitions et les peines, s’expliqua bien clairement sur l’illégitimité de leurs unions. — Bibliothèque nationale, Mss, n° 7047, p. 638.]

« Rappelons-nous l’époque de 1724, où le ministère, d’après l’impulsion des règnes de Louis XIII et de Louis XIV voulait faire montre, en apparence, de protéger la religion, mais où le ministre, M. le Duc, n’était rien moins que dévot, et où on prévoyait le règne d’un jeune Roi qui vraisemblablement, ainsi que les autres, serait pendant longtemps plus conduit par des maîtresses que par des confesseurs…

La déclaration de 1724 étant rendue, enregistrée sans réclamation, ainsi devenue loi de l’Etat, et les protestants se soumettant à se marier dans l’Église, pourvu que l’Église voulût bien les y admettre sans les tourmenter, il est certain que le malheur de la bâtardise ne pouvait arriver que parce qu’il y aurait quelques évêques qui les tourmenteraient, ou par le refus définitif de marier ceux qui seraient notamment reconnus pour protestants, ou par la tyrannie des longues épreuves.

L’auteur de la déclaration de 1724 n’ignorait pas qu’il y avait quelques évêques, soit ceux de l’ancien système du cardinal de Noailles, soit ceux qui par une politique abominable voulaient fonder leur despotisme sur le refus du mariage, qui dès lors se disposaient à se rendre les maîtres d’accorder ou de refuser cette faveur.

L’auteur de la déclaration le savait et en était enchanté,

Il se préparait à prouver que les évêques étaient l’unique cause des troubles, qu’ils étaient réfractaires à une déclaration rendue par le Roi, approuvée par le clergé entier, enregistrée dans tous les parlements, et à proposer, pour forcer les évêques fanatiques, factieux et rebelles, tout ce que vous voyez proposé par M. J(oly) de F(leury), dans son mémoire de 1752. Voilà le vrai secret de la politique de l’auteur de la déclaration de 1725, qui était un homme très conséquent, quoique sa déclaration fût inconséquente.

Malheureusement, il n’avait pas prévu que, deux ans après, il y aurait un premier ministre cardinal, pendant seize ou dix-sept ans, qui ne consentirait jamais que la justice temporelle fit la loi au clergé sur l’administration des sacrements, et que, depuis ce premier ministre, le Roi serait toujours fidèle à ses promesses sur cet objet… »

[Bibliothèque nationale, Mss. n° 7047, p. 650. Développement du système politique de l’auteur de la déclaration de 1724.]

Ces lignes étaient adressées à Rulhière, et le sens en est bien clair.

A ce mémoire était jointe une lettre confidentielle très curieuse de Malesherbes à Rulhière, où il insistait de nouveau, revenait à la charge. La voici :

« Lettre de M. de Malesherbes, servant d’envoi au mémoire ci-joint sur la déclaration de 1724, qu’il a composé à la suite d’une discussion que j’eus avec lui sur cette déclaration. J’ai dit mon avis sur ce sujet dans mes Eclaircissements historiques. » (Note de Rulhière.)

Je suis parfaitement de votre avis, Monsieur, sur ce que la persécution proprement dite, c’est-à-dire les procédures criminelles, n’étaient pas du goût du cardinal de Fleury. Mais votre observation, que je trouve très juste, me prouve encore plus que la déclaration de 1724 n’a pas été rendue dans l’intention de rendre ces procédures communes. Le cardinal de Fleury était au conseil en 1724. M. le Duc ne travaillait avec le Roi qu’en sa présence, nous l’avons vu dans les mémoires de Villars.

Avec sa modestie politique, il évitait de paraître influer sur les grandes affaires d’Etat ; mais sur celles de la religion, auxquelles il croyait devoir être attaché en sa qualité d’évêque, on se concertait sûrement avec lui.

Je crois qu’à présent que vous avez vu le mémoire de M. Joly de Fleury, vous ne doutez pas que ce ne soit fort de son gré que cette déclaration fut rendue.

Les dispositions menaçantes de la déclaration furent regardées comme ce que nous nommons lois comminatoires. M. de Fleury et en général tous les procureurs généraux et tous les magistrats intrigants sont grands partisans des lois comminatoires. Il n’y a que celles-là qui leur donnent de la puissance, parce qu’ils sont maîtres de les faire exécuter ou non. Il n’y a aucun plaisir pour eux d’être juges, quand ils sont obligés de rendre une loi stricte, au lieu qu’il y a à négocier tous les jours avec eux pour l’exécution d’une loi comminatoire. C’est ce qui fait d’un procureur général du parlement de Paris une puissance aussi redoutable que celle d’un ministre. Il y a longtemps que je le sais, et j’ai eu sur les lois comminatoires plus d’une dispute surtout avec M. Pasquier qui, de tous les magistrats despotes, était celui qui se déboutonnait le plus.

Je voudrais que tous les ministres qui ont à se mêler de législation fussent bien pénétrés de cette vérité qui doit les mettre en garde contre toute la classe des magistrats qui conspirent (?) avec le gouvernement.

M. Joly de Fleury remplit ou crut remplir plusieurs vues à la fois par la déclaration de 1724 : 1° celle de tenir tous les protestants du ressort du parlement de Paris sous la main du procureur général, par la crainte des dispositions comminatoires, qu’on ferait seulement exécuter (comme on l’a fait) une jurisprudence tous les dix ans, pour qu’on les craignit toujours ; 2° son système, qui était celui de tous les dévots ou de ceux qui se donnaient pour tels depuis 1685, qui était de laisser oublier le nom de protestants en ne laissant aucune différence avec eux et les catholiques dans les actes extérieurs ; 3° l’espérance secrète que, si quelqu’un des évêques, qui consentiraient à adopter le nouveau système, imaginaient de refuser le sacrement de mariage, ce serait une heureuse occasion de les y contraindre par la puissance séculière.

Je crois qu’il ne fit pas confidence de cette troisième vue au cardinal de Fleury, le champion du clergé ; mais vous la voyez clairement dans son mémoire de 1752, et vous voyez toutes ses recherches faites d’avance, car il n’eut pas sûrement le temps de les faire, quand on lui demanda son mémoire. Vous y voyez que, comme le roi de Prusse et l’empereur, il tenait (?) ses forces sur pied pour les faire marcher dans le moment de la guerre, et en effet, cette artillerie qui ne servit pas en 1752, pour l’affaire des protestants, est celle qu’on employa, deux ans après, dans l’affaire des jansénistes.

Je n’écrirai pas cela en termes tout aussi clairs dans le mémoire, mais, entre vous et moi, c’est là tout le secret de la déclaration de 1724.

(Nota.) Dans le passage que vous avez remarqué, il ne parle pas de révoquer la loi contre les relaps, mais d’employer la prudence a ne la pas faire exécuter.

Il s’oppose aux actes de violence, c’est-à-dire à ceux dont… Je crois qu’ils lui répugnaient, et il n’est pas possible qu’ils ne répugnent à tout homme élevé dans la loi… La grande persécution n’est pas favorable à la puissance de la magistrature, elle entraîne la révolte, et, quand il y a révolte (?), les exécutions militaires et commissions du conseil pour juger prévôtalement les coupables ; mais c’est la petite persécution, celle de menacer les parents d’un protestant qui est mort en déclarant qu’il persiste, de faire poursuivre sa mémoire et de confisquer ses biens pour se laisser ensuite fléchir aux prières de la famille et ne pas poursuivre, celle de forcer ceux qui ont fait un mariage caché à venir le réhabiliter dans l’église, à quoi il n’est pas impossible de les amener, quand on est sûr que l’Église les recevra, et aujourd’hui celle de pouvoir demander aux enfants de produire l’acte de célébration de mariage de leur père, en se réservant de n’user de ce droit que quand on le voudra, — c’est, dis-je, cette petite persécution qui ne produit pas tout à fait la révolte et amuse le magistrat.

Je vous prie de jeter cette lettre au feu. »

Bibliothèque nationale, Mss. n° 7047, p. 645.

Malesherbes croit que la Déclaration couvrait « une embûche, » et « qu’elle n’était qu’une espèce d’arsenal pour foudroyer quelque jour tout le corps du clergé. » Le but réel, immédiat, de la Déclaration n’était pas, d’après lui, la conversion plus ou moins sincère des religionnaires ; elle cachait sous ses inconséquences apparentes le projet de soumettre un jour le clergé aux parlements, et de l’y soumettre dans le point le plus sensible : l’administration des sacrements, espérant bien, par une extension du même principe, forcer les deux partis qui divisaient l’Église de France, l’un à marier les protestants, sans épreuves, et l’autre à donner la communion aux jansénistes, sans examen.

L’explication est curieuse, mais il est impossible de l’accepter. Rulhière, qui eut bien des documents entre les mains, la repousse énergiquement.

« Lavergne de Tressan, dit-il, issu d’aïeux calvinistes et aumônier du Récent, était devenu, par la faveur de ce prince, évêque de Nantes et secrétaire du conseil de conscience… Dès qu’il se vit membre d’un conseil, la vanité de faire, l’ambition de parvenir et l’exemple de Bissy qui avait conquis la pourpre par la guerre du jansénisme, le décidèrent à tenter la fortune dans la persécution des protestants ; et il s’y porta sans ordre, sans piété, sans passion, avec le calme d’un entrepreneur qui reprend les travaux d’une mine délaissée.

Mais il lui fut plus facile de compiler quelques lois anciennes que de les faire consacrer de nouveau par l’autorité. Dubois repoussa son plan avec le brusque mépris dont il payait tous les novateurs. Après la mort de ce ministre, Tressan sollicita sans fruit le duc d’Orléans. La paresse et la bonté de ce prince répugnèrent également au rôle de persécuteur que lui proposait son aumônier, c’est-à-dire l’homme qu’il avait coutume de regarder comme le plus inutile de ses serviteurs.

Mais quand sous le gouvernement de M. le Duc, la puissance législative fut mise au pillage, l’obstiné prélat fit adopter ce rebut de la Régence, sans mémoire, sans examen, comme un hommage au feu Roi et une simple formule d’exécution. La foudre étant ainsi allumée, il engagea M. de Bâville à en diriger les coups. Le vieillard expirait ; mais sa force sembla renaître pour une tâche si conforme aux passions de sa vie. L’instruction secrète qu’il dressa pour les intendants est un chef-d’œuvre de ruse et d’oppression. Sa mort surprit M. de Bâville achevant cet ouvrage.

L’étonnement que causa la déclaration de 1724, est attesté par tous les contemporains. Le clergé, les intendants, les tribunaux ne l’avaient ni demandée ni prévue. » (V. Eclaircissement historiques, etc., p. 152.)

Ces derniers mots exceptés, Rulhière dit vrai. Ne fait-il pas cependant peser sur Tressan une trop lourde responsabilité ? Tressan est-il le seul, l’unique auteur de la Déclaration ? — Vraiment Rulhière laisse échapper avec trop de facilité la foule de ceux qui doivent assumer leur part de cet acte, si petite qu’elle soit.

Il faut revenir à la vérité. L’évêque de Nantes, — aidé d’ailleurs de Bâville, — fut le rédacteur de la Déclaration, sans doute ; mais celui qui en fut l’instigateur, ce fut le clergé tout entier. On ne peut en douter, lorsqu’on a suivi ses démarches depuis 1715, année par année, presque jour par jour. Abbés, curés, évêques, ils ne cessaient tous d’écrire à la cour, aux intendants, se plaignant d’être abandonnés, réclamant une prompte répression. N’était-ce pas encore en 1723 que l’évêque d’Alais exposait d’une si lamentable façon la situation du protestantisme dans les Cévennes ? — Les intendants de leur côté, fatigués de lutter contre des adversaires que rien ne pouvait réduire, s’adressaient à la cour, demandaient des ordres, de nouvelles instructions. Pour satisfaire les uns et les autres, la cour avait, en 1716 déjà, fait connaître ses intentions. Mais depuis lors, se perdant dans le dédale des édits et des ordonnances, excédée, lassée, elle essayait, comme le dit Joly de Fleury, de les coordonner et de les fondre en une seule loi. — C’est ainsi qu’après huit années d’études, de recherches et de remaniements, fut faite et fut promulguée la Déclaration de 1724. Sans doute Tressan y eut une large part. Il visait au chapeau de cardinal, et, comme le cardinal de Bissy, il espérait l’obtenir par son zèle et par son concours. Il ne fut toutefois qu’un instrument. C’est au clergé tout entier que doit remonter la responsabilité de cette loi, digne couronnement de toutes celles qui avaient été dirigées depuis Louis XIV contre le protestantisme,

Cependant les religionnaires entendaient dire que de nouvelles mesures venaient d’être prises contre eux ; et ils se refusaient à y croire.

Mais lorsqu’ils apprirent que les parlements avaient enregistré la Déclaration, et qu’elle avait été lue dans une assemblée du Présidial à Nîmes, ils tombèrent dans la stupeur. Ensuite, mesurant par la réflexion l’abîme du mal, ils s’abandonnèrent à des pensées de révolte. Puisque la résignation, le dévouement au Roi, les protestations de fidélité, n’avaient servi qu’à appeler sur eux de nouvelles rigueurs, il ne leur restait plus qu’à tenter encore une fois les chances d’un soulèvement général. Antoine Court était atterré.

Tous les malheurs fondaient à la fois sur lui. Pictet, son maître et son ami, venait de mourir. Au mois d’avril 1722, il l’avait quitté à Genève souffrant, mais la maladie, — aggravée peut-être par les ennuis, — avait empiré et l’avait bientôt enlevé à sa famille et au protestantisme. « Vous me parlez de la chose la plus accablante qui eût pu m’arriver, de la mort de l’illustre Pictet, de cet homme incomparable, de cet homme si tendre et si bon qu’il eut pour moi tant de bonté que de me mettre comme au rang de ses enfants. Ha ! quel coup, mes chers amis, quel funeste coup ! » (N° 7, t. II, p. 67 ; t, I, p. 305 ; t. II, p. 65. N° 46, cah. V.)

Pour comble de tristesse, en même temps qu’il prenait connaissance de la Déclaration, il apprenait les projets révolutionnaires que les protestants avaient formés dans leur première indignation. Il se hâta de parcourir la province pour les combattre, et les protestants promirent heureusement de rester calmes.

Il fallait cependant prévenir des maux plus grands, et, s’il était possible, obtenir de la cour quelque adoucissement à de si cruelles mesures. Il était superflu de s’adresser au duc de Bourbon et à Louis XV ; on écrivit aux Puissances étrangères pour les intéresser aux malheurs des protestants. Antoine Court envoya au chapelain de l’ambassadeur de Hollande et aux « hautes Puissances » de ce pays, une requête, respectueuse entre toutes, où il ne réclamait point le secours de leurs armes, mais seulement leur protection, leurs prières à Dieu, et leurs bons offices auprès du Roi de France. — Duplan s’adressa au Roi d’Angleterre, à l’archevêque de Cantorbéry et au Roi de Prusse. Il disait à ce dernier :

« Sire, Votre Majesté a été sans doute informée qu’on a publié depuis peu une déclaration en France qui renouvelle et qui aggrave celles que Louis XIV a fait exécuter autrefois contre les protestants de son royaume.

Le poste suprême que Votre Majesté occupe, les vertus héroïques qui éclatent en sa personne, la profession qu’elle fait du pur christianisme, les fortes marques de protection qu’elle a données et qu’elle donne actuellement aux réformés, à quoi l’on peut ajouter l’exemple de ses ancêtres, de glorieuse mémoire, — tout cela nous donne de vives espérances, Sire, que vous écouterez favorablement les plaintes et les gémissements d’une infinité de bonnes âmes qu’on n’a pas seulement privées depuis longtemps du culte public, de la vraie religion, mais qu’on se met en devoir de forcer, par les voies les plus illicites et les plus dures, à pratiquer un culte idolâtre et superstitieux.

Notre Roi ne peut pas se plaindre de notre fidélité pour son service. Nous n’avons garde aussi de nous plaindre de Sa Majesté. Nous savons qu’on a surpris sa jeunesse, sa piété et sa justice, nous ne nous plaignons pas non plus des grands seigneurs, ni des magistrats, ni des officiers de guerre ; au contraire, nous nous louons de leur probité et de leur douceur ; c’est uniquement contre le papisme, c’est contre quelques personnes vendues à la cour de Rome que nous implorons, Sire, votre royale et puissante protection.

Vous connaissez, grand Roi, ce que vous devez à Dieu et ce que vous pouvez faire en faveur des Églises qui sont sous la croix, Ainsi nous nous contentons de vous exposer nos misères. Toutes les Puissances protestantes se feront un devoir et un plaisir de concourir à cette bonne œuvre avec Votre Majesté.

A Dieu ne plaise qu’il soit dit que tant de puissants et d’illustres princes chrétiens fassent paraître moins de zèle pour soutenir la vérité, que quelque petit nombre de prélats ambitieux et quelques prêtres et moines, avares ou passionnés, font paraître d’ardeur pour faire triompher la superstition.

Nous sommes persuadés, Sire, que Votre Majesté, pénétrée d’amour pour Dieu et de charité pour l’Église, et aspirant à une gloire immortelle sur la terre et à un bonheur infini dans le ciel, nous sommes persuadés, dis-je, qu’elle jettera les yeux sur notre triste état, et qu’elle emploiera les moyens les plus efficaces et en même temps les plus justes et les plus doux pour arrêter les funestes effets de la persécution. Cependant, Sire, nous ne cesserons point de faire les vœux les plus ardents en faveur de Votre Majesté et de la famille royale. Dieu veuille, grand prince, bénir tous vos justes desseins et répandre la terreur de vos armes sur tous vos ennemis. Dieu veuille vous conserver longtemps pour être les délices de votre peuple et le protecteur de l’Église. Dieu veuille enfin, après que vous serez rassasié de jours et de gloire sur la terre, vous couronner d’une immortalité bienheureuse dans le ciel. » (N° 12, p. 94 ; 1724)

Un proposant osa s’adresser directement à Louis XV. Il se faisait petit, humble, il en appelait au Roi et à son bon cœur : « Sire, pour l’amour de Celui qui vous a mis le sceptre en mains et qui vous a fait heureusement monter sur cet auguste trône pour rendre la justice au peuple qu’il a confié à votre sage prudence et qui sont ses enfants et vos sujets, ayez compassion de ces pauvres innocents opprimés sans cause, faites qu’ils ne soient plus violentés en leur conscience. Ils attendent de votre bonté et douceur quelque adoucissement à leurs maux. » (N° 17, vol. G, p. 294. Août 1724.)

Apologies, requêtes, suppliques, rien n’ébranla la volonté de ceux qui avaient fait signer la Déclaration. Elle resta intacte, nullement modifiée, dans son impitoyable rigueur. « Notre âme est agitée, écrivait Corteiz, nous sommes dans l’affliction et dans la tristesse, mais nous espérons que Dieu mettra un jour fin à tous nos maux, qu’il essuyera toutes larmes de nos yeux, et c’est ce qui me console. » (Ibid., p. 69. Juillet 1724.)

Cependant, sous le coup des derniers événements, un Synode avait été immédiatement convoqué. Quelle conduite allait-on tenir ? A quoi fallait-il se résoudre ? C’est ce qu’il allait débattre. « En examinant l’état dans lequel les réformés se trouvent aujourd’hui en France, disait l’auteur des Lettres sur la Déclaration de 1724, il me semble qu’ils n’ont que l’un de ces trois partis à prendre : Celui de la révolte, ou celui de la dissimulation, ou celui de la fuite. Je n’en connais point d’autres… » Beaucoup pensaient comme lui. Mais l’auteur en négligeait un : celui de la résignation.

Les circonstances étaient graves. Depuis longtemps, aucun Synode ne s’était réuni dans un moment aussi solennel. On expédia d’abord quelques affaires courantes, et on reçut Boyer au nombre des proposants, encore qu’il eût fait preuve d’une singulière ignorance à son examen. Cela fait, deux graves questions furent posées. Les protestants devaient-ils émigrer ? ou devaient-ils rester en France malgré la persécution ? On en délibéra longuement, mais sans aboutir à une décision. Les religionnaires furent maîtres comme auparavant de fuir ou de rester, d’affirmer solennellement leur foi, ou d’aller à l’étranger adorer librement leur Dieu. On décida néanmoins que les prédicants les encourageraient à rester et à souffrir patiemment les maux dont ils étaient menacés.

Il y eut des « migrants, malgré les exhortations du Synode. On voit ainsi que des religionnaires de l’Aisne passèrent la frontière.

« On a fait lecture d’une lettre de Tournay, adressée au Synode, par laquelle elle nous marque que depuis la dernière déclaration du Roi de France contre ses sujets réformés, il sort tous les jours de Picardie et des frontières de cette province, des familles entières qui se retirent dans des Etats protestants, sans compter celles de la dépendance de Saint-Amand, qui sont vivement persécutées, et que la plupart de ces familles passant par Tournay, et se trouvant dénuées de tout, les charités qu’elle est obligée de faire l’ont tellement épuisée qu’elle sera bientôt hors d’état de les continuer si nous ne les aidons à soutenir le fardeau. » Synode de Lewaerde. (Août 1725.) Essai sur les Églises de l’Aisne, etc., p. 126. — V. aussi la correspondance de de Brou et de Mellier. Histoire des Églises de Bretagne, etc., t. III, p. 228.

Le Synode déclara ensuite que, dans les tristes conjonctures où l’on se trouvait, les colères devaient s’éteindre, les procès s’arranger, la haine faire place à l’amour. Plus de dissensions, plus de luttes : un sentiment commun de respect et de soumission devant la main qui les frappait. Il se sépara, après avoir ordonné un jeûne général pour apaiser la colère de Dieu, et arrêter « le torrent de vices qui étaient la honte de la Réforme. » (N° 7, t. II. Octobre 1724.)

Une chose étonne. Ces nouvelles rigueurs ne produisirent au dehors qu’une très petite émotion. Quelques pasteurs de Berlin saisirent cette occasion pour engager leurs frères sous la croix à ne plus fréquenter les assemblées du Désert. De Suisse et de Genève arrivèrent aussi de stériles marques de sympathie. Les protestants déploraient le triste sort de leurs coreligionnaires, mais quelle aide pouvaient-ils leur offrir, quels secours leur donner ? Il ne leur était permis que de prier le ciel de faire cesser ce douloureux état de choses et d’intercéder auprès des Puissances. (N° 1, t. III, p. 154. 1725.)

Enfin en 1725, parurent à Londres, imprimées, les Lettres à un protestant français touchant la Déclaration du Roi. (2 vol., chez Thomas Litonne. Londres. 1725.)

L’auteur s’y montrait très modéré. Il condamnait l’attitude de la cour, blâmait les mesures, admonestait les protestants et leur donnait des conseils. Point de colère d’ailleurs, ni d’indignation. « Il y a déjà quelques mois qu’il s’était répandu un bruit confus, que l’on minutait en France un nouvel arrêt contre les religionnaires, mais la plupart ne pouvaient se le persuader… L’événement nous a désabusé. Il n’y a presque personne ici qui n’ait lu la nouvelle Déclaration, et vous jugez bien qu’elle a été pendant plusieurs jours le sujet ordinaire des conversations. Je vous avoue que, selon notre manière de penser, elle ne fait guère d’honneur à ceux qui sont présentement à la tête du gouvernement de votre royaume. » (t. I, p.1 et 2)

Quant à la France, elle vit promulguer sans étonnement le nouveau décret. Elle fut vraiment complice de la cour. Peut-être n’était-elle plus disposée à rire, comme Madame de Sévigné, des pendaisons des huguenots, mais comme Racine, La Fontaine, Bossuet, elle accordait toujours au Roi le droit de poursuivre et de condamner les hérétiques de son royaume. La tolérance en matière de religion n’avait encore ni prôneurs ni défenseurs.

En 1723 cependant, venue de Rouen par fraude, avait paru dans les salons de Paris la Henriade. Voltaire y faisait l’éloge de Coligny, s’y montrait sévère aux catholiques et favorable aux réformés ; il recommandait surtout l’esprit de paix et de tolérance. Mais le nonce Maffei avait dénoncé à la cour de Rome le poète et le poème. On avait dit à Fleury qu’il était indécent et même criminel de louer Coligny et la reine Elisabeth ; et peu s’en était fallu que le cardinal de Bissy, président de l’assemblée du clergé, ne censurât juridiquement l’ouvrage.

[Dans un Recueil manuscrit de pièces concernant l’histoire de France, qui se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal (V. tome II, n° 151), un critique anonyme, qui rendait compte de la Henriade, et qui se disait Anglais, écrivait :

« Qu’on dise tout ce qu’on voudra, les Français font peut-être la révérence aux étrangers mieux que nous, mais nous les recevons mieux. Nous ne nous embarrassons pas de quelle religion est un homme ; nous le chérissons et encourageons, secourons, dès qu’il a du mérite. Depuis la persécution injuste et encore plus mal avisée excitée contre notre religion en France en 1686, environ dix mille familles françaises ont fait fortune chez nous, et aujourd’hui encore nous nous taxons volontairement pour faire subsister tous les pauvres Français réfugiés ! … Il faut rendre justice à M. de Voltaire, la Henriade est pleine des plus beaux morceaux et des plus forts qu’on ait jamais écrits contre la persécution ; en cela nous louons la noblesse de son âme ; mais en cela aussi, nous nous plaignons qu’il n’ait pas assez distingué les protestants qui tolèrent tout d’avec les papistes qui persécutent tout. »]

En dénonçant, en condamnant, en proscrivant, on croyait arrêter l’essor de l’opinion naissante. On l’excitait. Peu à peu, devait se former en France, moins par conviction que par haine de l’oppression, un parti qui revendiquerait hautement, sinon la liberté religieuse, du moins la tolérance. En 1724, après la Henriade, les protestants n’avaient pas eu de défenseurs ; Calas devait avoir Voltaire.

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