Les soldats manquent. — Empressement des réformés à courir au Désert. — Le comté de Foix reste seul à l’écart. — Dans la France protestante, l’espoir renaît. — Confiance et amour des réformés pour Louis XV. — Richelieu et les évêques s’accordent. — La persécution recommence. — Richelieu à Uzès. — Les troupes sont en nombre. — Richelieu notifie lui-même ses ordres aux protestants. — Des détachements courent toutes les provinces : les assemblées sont suspendues. — La chasse aux prédicants recommence. — On met leur tête à prix. — Les espions. — Battue générale dans le bas Languedoc et les Cévennes. — Supplice de Teissier. — Alarme des prédicants : ils hésitent à partir ; ils restent. — Seconde chasse, celle-ci aux femmes. — Perquisitions chez Rabaut. — Fuite de sa femme. — Demande de passe-ports. — Richelieu revient en Languedoc ; son étonnement. — Les pasteurs n’ont pas émigré et convoquent de nouveau les assemblées. — Richelieu édicte de nouvelles mesures. — Surprise d’une assemblée à Uzès (lévrier 1755) ; il en est de même de toutes celles que l’on veut convoquer. — Dévouement de Jean Fabre. — La persécution s’étend. — Mirepoix succède à Richelieu ; il continue d’abord sa politique ; puis il s’adoucit. — Il se lie avec les prédicants. — Arrêt de la persécution. — Dessein de Mirepoix de laisser former « des sociétés » dans les villes. — Les religionnaires courent à leurs assemblées : ils commencent à rebâtir leurs temples. — La persécution reprend en Béarn, en Guyenne. — Le Languedoc est préservé. — Le clergé et son assemblée générale (1758). — Thomond succède à Mirepoix. — Instructions de la cour. — Politique incohérente : fermeté et condescendance. — Thomond n’écoute pas le clergé et suit les instructions de la cour. — Construction de temples. — Dans les autres provinces, la persécution continue. — Pendant ces huit années, indécision continuelle.
Les soldats manquaient, et Richelieu qui avait besoin de renforts, conférait en les attendant avec les évêques du Languedoc.
Les religionnaires, cependant, depuis la fin de la persécution de 1752, couraient au Désert et multipliaient leurs assemblées. Il y avait un zèle inexprimable. « Les choses ont changé en bien, depuis quelque temps dans notre patrie » écrivait Court. Et rempli d’illusions, il ajoutait : « Des ordres supérieurs sont intervenus, et cette conduite aigre et violente s’est un peu modérée. Une espèce de tranquillité a succédé à la violente bourrasque »
C’est dans le Languedoc que la persécution avait causé le plus de maux, c’est aussi dans cette province qu’on mit le plus d’ardeur à les réparer. Dès que les détachements cessèrent de battre le pays on vit les religionnaires se rendre en foule aux prêches en plein jour. Il y eut cette année, 1753, un élan, une exubérance de vie incroyable. Il semblait qu’on eût peu de. temps à jouir de cette liberté inespérée, et on avait hâte d’en profiter. Ceux-ci fiers d’avoir traversé, sans lâcheté aucune, une crise terrible, arrivaient la tête haute ; ceux-là se reprochant des actes de faiblesse, approchaient lentement, tristement. Ils avaient assisté à la messe, ils avaient laissé rebaptiser leurs enfants, ou bien encore ils s’étaient fait marier par un prêtre. Fautes impardonnables, pour lesquelles les pasteurs se montraient sans pitié ! Qu’on lise à cette date les délibérations d’un consistoire. « Quelques personnes, qui ont fait rebaptiser leurs enfants dans l’Église romaine, ayant demandé d’être admises à participer à la sainte Cène, elles ne pourront l’être qu’après une année et demie de pénitence. » — « M. et Mme… feront leur réparation publique pour avoir consenti que leur fille se mariât dans l’Église romaine. » — « On bénira tel mariage, mais après avoir fait au dit et à sa fiancée une sévère réprimande de ce qu’ils ont assisté à la messe. » Tous cependant accoururent, et ceux-là les premiers qui redoutaient le plus la honte d’une réparation publique. Il y avait si longtemps que la communion ne se célébrait plus publiquement, et que les assemblées se tenaient, la nuit, dans l’ombre mystérieuse des retraites solitaires !
Les autres provinces offrirent un semblable spectacle. Elles avaient, le Dauphiné excepté, moins souffert que le Languedoc. Elles n’avaient point vu s’exécuter chez elles les dragonnades de 1752 : depuis 1750, quoique les intendants fissent parfois « des exemples, » elles jouissaient d’une assez grande tranquillité. Mais l’élan ne fut pas moindre.
En juin, dans la Saintonge et le Poitou, de grosses bandes d’archers coururent le pays pour l’effrayer ; personne ne se laissa intimider, et les assemblées continuèrent. Les religionnaires poussèrent si loin l’audace que deux ans plus tard ils essayèrent de reconstruire leurs anciens temples.
En Provence, la foi renaissante fit des prodiges de courage. Le parlement d’Aix ordonna de faire baptiser les nouveau-nés dans les vingt-quatre heures, sous peine de cinquante livres d’amende, et d’envoyer les enfants aux instructions pastorales. Il fit plus, il condamna par contumace un individu qui se mêlait de prêcher. Vaines mesures ! les Églises que venaient de fonder Fontenelle et Roland souffrirent tout et ne se laissèrent pas abattre.
Dans l’Aunis, le pasteur Pajon essaya « de donner de l’extension à son commerce, » et réussit.
En Guyenne, l’Agenois à la voix de Dubosc se constitua en dix-neuf Églises. « Ayez pitié de moi ! écrivait son pasteur ; je suis seul dans des climats où il y aurait de quoi occuper un grand nombre de chefs ! Le Montalbanais est aussi sur mes bras. Quelle étendue de pays n’aurais-je pas défriché, si j’avais eu de quoi nourrir le pays conquis ! »
[Le vrai nom de Dubosc était Grenier de Barmont. — Ces dix-huit Églises étaient : Castelmoron, Grateloup ; Saint-Gayrand, Saint-Vincent, Saint-Brice, Lacépède, Monbarbat, Tonneins, Saint-Etienne, Clairac, Duras, Ferhand, Longueville, Marsac, Lafitte, Tonneins-Dessous, Laparade, Queyssel. N° 7, t. XIII, p. 13 et 27. V. aussi Chronique des Églises réformées de l’Agenais, p. 258 et suiv.]
Que dire de la Normandie ? En 1750, le vieux Migault avait appelé Gautier pour l’aider dans son ministère. Gautier s’était fait consacrer et s’était immédiatement mis à l’œuvre. Sa juvénile ardeur enflamma la province. De nouvelles Églises furent fondées ; celles qui existaient déjà dressèrent de nouveaux règlements et organisèrent fortement l’ordre. « Gautier faisait merveille ! » Malheureusement il avait une santé chancelante ; il tomba malade et fut obligé en 1754 ou 1755 de se retirer à Jersey.
Il n’y eut peut-être que le comté de Foix qui dans ce mouvement général demeura immobile, à l’écarta. En 1754, le pasteur Dugas s’y rendit, mais il en revint mécontent. « Les Églises ayant été peu cultivées, elles sont aussi dans un mauvais état. Une grande ignorance en matière de religion, peu de zèle, beaucoup de peur, voilà le caractère dominant du plus grand nombre. Le seul article où ils se montrent tels qu’ils doivent être, c’est dans leurs mariages. Il n’en est presqu’aucun qui les fasse solenniser par les prêtres. J’en ai déjà béni plus de trente. J’ai aussi baptisé cinq ou six enfants de MM. les gentilshommes verriers… » Les derniers châtiments avaient en effet épouvanté ce pays. Le souvenir en durait encore et arrêtait les mieux disposés.
a – On parlait déjà, à Lausanne, d’envoyer des pasteurs en Bretagne et en Picardie.
Dans la France protestante l’espoir renaissait, un espoir bienfaisant. Quand on lui disait : « le mal est que dans notre patrie les calmes ne sont qu’apparents et momentanés, » elle n’écoutait pas et ne voulait pas ajouter foi. Car ces malheureux, à peine échappés à la tempête, ne prévoyaient plus d’orages. Ils se savaient des ennemis, les prêtres, mais ils croyaient en la bonté du roi. « Ils se flattent que Sa Majesté dont la bonté leur est connue, aura pour eux plus réellement que le clergé des entrailles de père et qu’elle ne permettra point que ses troupes, qui ne sont destinées à servir que contre ses ennemis, soient employées à violenter la conscience de tant de milliers de ses plus fidèles sujetsb. » Ils ne doutaient jamais du Bien-Aimé. Cette même année 1753, parut la seconde édition du Patriote français et impartial. La Nouvelle Bibliothèque germanique qui avait rendu compte de l’ouvrage à sa première apparition, avait mis en doute qu’il pût changer les dispositions de la cour. « Cette réflexion, s’écrie aussitôt le Patriote dans sa préface, est mortifiante ; elle ne paraît pas faire l’éloge de l’esprit de tolérance qu’elle suppose incorrigible et incapable de changer. » Or, tandis que les deux volumes passaient la frontière, arrivaient chez les intendants, chez le roi, couraient les provinces et peu à peu se trouvaient entre toutes les mains, la persécution recommençait en Languédoc. L’écrivain de la Nouvelle Bibliothèque connaissait bien son temps.
b – V. Coquerel, t. II, p. 565. Réflexions de Paul Rabaut sur la lettre de M. l’évêque d’Alais. (1754)
Les conférences étaient enfin terminées. Richelieu et les évêques étaient momentanément tombés d’accord. Les évêques comptaient bien ne pas se relâcher de leurs prétentions, mais le futur vainqueur de Mahon en avait triomphé. Trente bataillons qui venaient d’arriver, qu’il leur promettait de mettre à la poursuite des prédicants, des assemblées des nouveaux convertis, et qu’il laisserait dans la province un certain nombre d’années, avaient ébranlé les plus opiniâtres et fermé la bouche aux opposants.
La cour l’emportait. Il était entendu qu’on n’exigerait plus des N. C. une abjuration écrite, qu’on ne qualifierait plus leurs enfants de bâtards et qu’on réduirait à quatre mois le temps d’épreuve des fiancés.
[V. Réflexions de Paul Rabaut…, etc. « Ce n’est assurément pas pour procurer la tranquillité de ces derniers (les protestants), qu’il s’est tenu, dans le cours de l’année précédente, tant de conférences à Speiran, entre M. l’évêque d’Alais et quelques autres prélats du bas Languedoc. D’ailleurs ces Messieurs se sont expliqués trop clairement dans la dernière assemblée des Etats de ladite province, pour laisser le moindre doute sur leurs cruelles intentions. M. l’évêque d’Alais… attend apparemment que les troupes qui sont en si grande quantité dans la province, joindront leurs arguments aux siens, et qu’elles achèveront ce que sa condescendance aura commencé… »]
En retour, la cour allait reprendre les « opérations, » disperser les assemblées et chasser du royaume les prédicants, « ces pestes publiques. » Cela fait, elle traînerait les N. C. devant le prêtre pour leurs mariages et pour leurs baptêmes. Mais elle espérait n’en être pas réduite à cette dure et désagréable extrémité, car les prédicateurs allaient disparaître, et ceux-ci disparus, il n’était point douteux que les N. C. dont on n’exigeait presque plus rien, ne consentissent facilement à se faire « suppléer les cérémonies de l’Église. » L’évêque d’Alais partageait cet avis, et il se proposait d’écrire aux religionnaires de son diocèse pour qu’ils revinssent à de meilleurs sentiments. Il avait en effet des entrailles de père, et il voulait donner « aux huguenots cette nouvelle preuve de charité. »
Au mois de janvier 1754, Richelieu passa à Uzès. Les protestants voulurent profiter de sa présence pour lui présenter une requête. Trois jeunes filles vêtues de noir allèrent l’attendre sur son chemin et la lui remirent. Richelieu remercia, lut et sourit Le mois suivant, dans toutes les villes et tous les bourgs du Languedoc, des hommes affichaient, et des crieurs, au son de trompe, publiaient un ban terrible contre les religionnairesc. En même temps les commandants de troupes recevaient de nouvelles instructions :
c – C’était la mise en action du mémoire d’Etat de 1753. V. Bullet., t. X, p. 284.
[Art. 1er. — L’officier qui commande à N… aura attention à contenir sa troupe et à la faire vivre en bonne discipline de police, de façon que les habitants n’aient aucun lieu de s’en plaindre.
Art. 2. — Il fera arrêter tous les N. C. et réfugiés ou gens suspects qui viendront des pays étrangers sans passe-port du roi ou permission par écrit des commandants ou intendants de cette province ; n’ayant égard en aucune façon aux passe-ports qu’ils pourraient avoir des ministres des puissances étrangères, soit qu’ils soient Français réfugiés ou étrangers, dont il nous informera sur-le-champ, ou l’officier-général qui commandera en notre absence ; et il tiendra la main à ce que les consuls soient exacts à lui rendre compte de tous les étrangers qui pourraient passer, et généralement de tout ce qui viendrait à leur connaissance, qui pourrait intéresser le service du roi et le bien de la religion.
Art. 3. — Il fera de son mieux pour empêcher qu’il ne se tienne aucune assemblée dans son quartier ni aux environs : et cependant il prendra une connaissance particulière des endroits voisins de son quartier où se tiennent ces assemblées, il les reconnaîtra ainsi que les chemins qui peuvent y aboutir, afin d’être en état de prendre ses dispositions pour les surprendre.
Art. 4. — Lorsqu’il aura été averti qu’il devra se faire une assemblée, ou qu’il y en aura une dans quelque endroit, il prendra ses mesures pour marcher dessus et la surprendre, et pour pouvoir y faire arrêter par les troupes ceux qui s’y trouveront, surtout les ministres ou les prédicants, sur qui il fera même tirer en cas qu’ils prissent la fuite à cheval, ou qu’ils ne fussent pas à portée de les joindre. Il leur sera facile de les reconnaître à leur habillement et aux soins que prennent les N. C. pour les faire évader et mettre en sûreté.
Art. 5. — Il aura attention à faire passer les avis qu’on lui aura donnés aux quartiers voisins, c’est-à-dire ceux qui, par leur position, pourraient environner l’assemblée, pour informer les commandants de sa marche et de ses dispositions, afin que ses quartiers se mettent en mouvement et arrivent de tous côtés sur l’assemblée.
Art. 6. — Et au cas que les religionnaires dans les assemblées fussent armés pour garder les ministres ou prédicants, et qu’ils se missent en état de résister aux troupes, l’officier fera tirer de préférence sur ceux qui seront armés, et prendra toutes les mesures que la prudence exige pour que les troupes ne soient pas compromises et pour dissiper les gens armés.
Art. 7. — Lorsqu’il aura surpris quelque assemblée, il aura soin avec sa troupe de remarquer la situation du lieu où elle sera tenue et tout ce qu’il aura vu, afin qu’après qu’il nous aura donné avis, ou à l’officier-général qui commandera en notre absence, celui que nous commettrons puisse faire des informations juridiques pour constater le délit et nous mettre en état d’ordonner ce qu’il appartiendra contre ceux qui auront assisté aux dites assemblées.
Art. 8. — Il conduira et fera garder en prison, avec toutes les précautions possibles, les prisonniers de l’un ou de l’autre sexe, qu’il aura arrêtés dans lesdites assemblées, et ne les relâchera point, sous quelque prétexte que ce soit, jusqu’à ce qu’il ait reçu nos ordres ou ceux du commandant, en notre absence.
Art. 9. — L’officier aura soin de faire savoir dans son quartier et aux environs que ceux qui donneront de bons avis seront récompensés, et ceux qui prendront ou feront prendre un ministre ou prédicant, auront mille écus, qui seront payés sans aucune retenue, exactement et secrètement.
Art. 10. — Il prendra à cet effet les mesures qu’il croira convenables pour avoir le signalement des ministres et prédicants qui tiennent des assemblées dans son canton, et être instruit des maisons où ils se retirent, et de tout ce qui se passera dans son voisinage, dont il informera exactement le commandant de son corps, et des moyens qu’il compte employer pour les faire arrêter, afin qu’il puisse le diriger dans une démarche de cette espèce, qui ne doit pas être faite légèrement.
Art. 11. — Si cependant l’officier avait des avis certains, qu’il sût quelque ministre ou prédicant logé ou réfugié dans quelque maison ou métairie de son quartier ou des environs, et que par l’éloignement il ne pût pas attendre les ordres du commandant de son corps sans manquer la capture, il pourra, dans ce seul cas, y marcher en force et les arrêter, en prenant d’ailleurs ses mesures relativement aux circonstances et à la situation des lieux.
Art. 12. — Il enverra aussi dans les quartiers voisins donner avis de sa marche par des gens intelligents, qui serviront de guides aux troupes pour se rendre dans le lieu qu’il aura indiqué.
Art. 13. — S’il arrête quelque ministre ou prédicant, il arrêtera aussi tous ceux qui seront dans la maison, de l’un ou l’autre sexe. Il fera fouiller, en sa présence, le ministre, visitera tous ses papiers, livres et effets, dont il fera un paquet qui sera cacheté. Il se saisira aussi de toutes les armes qu’il pourrait y avoir dans la maison. Il gardera le tout et ne le remettra que par nos ordres ou de celui qui commandera en notre absence.
Art. 14. — Il conduira les ministres ou prédicants, et ceux qui auront été arrêtés dans la maison, avec toutes les précautions possibles, dans les prisons les plus voisines ou dans les forts, châteaux ou citadelles, s’il y en a à portée, où ils seront reçus sans avoir besoin d’autres ordres ; et au cas d’un trop grand éloignement de prisons voisines ou des forts, défendons de les transférer sans nos ordres, et en attendant il fera replier les troupes des quartiers voisins dans l’endroit où sera détenu le ministre, pour garder en force et avec sûreté ce prisonnier jusqu’à la réception de nos ordres ou de ceux de l’officier-général qui commandera en notre absence.
Art. 15. — Il fera garder les ministres et prédicants à vue par un
gros détachement, avec un capitaine, une sentinelle en dedans et en dehors, et nous informera sur-le-champ, et en même temps l’officier général de son département et le commandant de son corps.
Art. 16. — Si lors de la capture ou en conduisant le ministre, il s’assemblait des religionnaires armés, et qui fissent la tentative de l’enlever, l’officier, après avoir pris les précautions pour mettre son prisonnier en sûreté, fera tirer dessus, comme sur ceux qui seront armés dans les assemblées, jusqu’à ce qu’ils se soient dissipés ou se soient retirés.
Art. 17. — Il est expressément recommandé à l’officier d’observer tous les N. C. ou autres gens suspects, qui seront dans l’usage d’être devant le quartier ou ailleurs en sentinelle pour avertir des mouvements que pourraient faire les troupes ; et si l’officier s’aperçoit que la même personne remplit plusieurs fois cette fonction, il en donnera avis sur-le-champ au commandant de son corps, dont il attendra les ordres. » Bibliothèque nationale, Mss. n° 7047, p. 375.
Ces instructions n’étaient autre que la mise à exécution du fameux mémoire d’Etat de 1753. V. Bullet., t. X, p. 284.]
Les opérations de 1745 et de 1752 si « heureusement commencées » et si malheureusement interrompues, allaient donc reprendre leur cours. « J’ai cru devoir vous représenter, avait écrit Saint-Priest, deux ans auparavant, que pour exécuter avec sûreté les ordres qui m’étaient adressés, il était indispensable d’être en force, et qu’ayant consulté M. le comte de Moncan, il m’avait fait entendre que le nombre des troupes qu’il commandait n’était pas suffisant et qu’il lui fallait deux bataillons d’augmentation pour faire respecter l’autorité qui serait infailliblement compromise si, ce renfort n’étant pas accordé, on voulait aller en avant. » Les soldats étaient aujourd’hui en nombred. Trente bataillons disséminés dans les villes et les villages occupaient militairement la province entière et promettaient d’exécuter rapidement les décisions du gouvernement.
d – D’après une lettre, ils étaient au nombre de 41 000. N° 7, t. XIII, p. 227. (Déc. 1753.)
Avant de repartir pour Paris, Richelieu tint à notifier lui-même ses ordres aux protestants. Il vint à Nîmes, à Alais, à Uzès, manda devant lui les principaux religionnaires, et leur dit que l’intention du roi était qu’ils discontinuassent de s’assembler au Désert, et qu’ils cessassent tout commerce avec leurs ministres et prédicants Plus d’assemblées et plus de pasteurs : les soldats étaient chargés de prendre les uns et de surprendre les autres. Il ne leur parla cependant ni des mariages ni des baptêmes ; le ban non plus n’y faisait allusion : on réservait cette affaire pour un avenir plus ou moins prochain, après la fuite des prédicants et la cessation du culte.
[« C’est manifeste. Dans le diocèse d’Alby, on continuait de faire baptiser au Désert : l’évêque demanda qu’on poursuivit les délinquants. Saint-Florentin refusa, disant qu’il fallait que les vues du roi prévalussent. Archives de l’Hérault. C. 440.]
Dès que Richelieu fut parti, les détachements se mirent à courir nuit et jour la campagne, et les patrouilles les rues des villes et des bourgs. Il devint bientôt impossible de s’assembler. Réunissez-vous, écrivait cependant Antoine Court, allez au Désert. — On l’essaya dans la Vaunage et quelquefois on réussit. Mais dans les diocèses de Nîmes, d’Uzès, de Montpellier, le conseil était impraticable. « La grande quantité des troupes, la vigilance de nos ennemis y ont rendu les assemblées impossibles. » A peine Rabaut put-il convoquer deux « sociétés » d’environ cinquante ou soixante personnes. Au mois de mai, un pasteur voulut tenir une petite assemblée du côté de Saint-Jean, dans les Cévennes. Les soldats la surprirent : deux hommes tombèrent entre leurs mains et furent jetés dans les prisons d’Alais ; plusieurs femmes et leurs enfants furent enfermés à Uzès. Dans le haut Languedoc, Jean Sicard, jeune pasteur ardent, courageux, et digne successeur des Loire et des Viala, osa convoquer au Désert jusqu’à six mille personnes, et l’on vit des assemblées à Revel, à Rocquecourbes, à Castres, à Réalmont. Des troupes furent aussitôt expédiées, et Saint-Priest reçut l’ordre de faire arrêter sans délai et condamner tous les coupables. « Le roi juge qu’il faut absolument leur faire perdre le goût et l’habitude de s’assembler »… » Une épouvante immense s’empara de la province, et le silence de la solitude enveloppa bientôt le Désert.
C’étaient les prédicants surtout que la cour effrayée voulait faire disparaître. « Il faut chasser d’abord les prédicants, disait l’abbé de Caveirac, qui portent nos concitoyens à désobéir, qui les provoquent à s’assembler, qui les encouragent à se marier au Désert, qui les baptisent, qui les endoctrinent : tant qu’ils resteront en France, on ne viendra à bout de rien. » A qui les prendrait ou ferait prendre, mille écus étaient promis « qui seraient payés sans aucune retenue, exactement et secrètement. » On ne regardait pas à la dépensee.
e – Saint-Florentin écrit en avril 1754, qu’il est trop juste de récompenser ceux qui donnent de bons avis, et que c’est un article sur lequel on ne devait pas épargner la dépense. Archives de l’Hérault. C. 440.
L’annonce d’une si forte récompense fit éclore une foule de traîtres. Celui-ci vantant son talent, écrivait : « Plusieurs officiers seraient en état de vous dire, Monseigneur, que je réussis assez bien à ces sortes d’expéditions. » Celui-là, Puechmille : « Si votre charité voulait s’intéresser pour me procurer quelque chose, je ferai tout au monde pour ne pas l’en faire repentir. » « Il y a autant d’espions que de mouches, écrivait Rabaut, nous ne savons où aller pour être en sûreté… Nous errons dans les Déserts sans savoir où reposer notre tête. » Comme s’ils ne fussent pas assez, Saint-Priest parlait en ce moment de leur adjoindre les gardes de fermes.
[Archives de l’Hérault. C. 440 et 234. (Avril 1754.) — Un des plus fameux était Puechmille, que nous avons déjà rencontré et que nous retrouverons encore plus tard. C’était un homme précieux et très important, qui avait à la fois l’oreille des protestants et des intendants, et qui était aussi aux gages du clergé. Il se piquait de jouer auprès des protestants le rôle de modérateur. « Je me ménage, disait-il, la confiance des uns et des autres, afin de pouvoir rendre des services. » Il correspondait directement avec l’intendant et même avec les ministres. Les Archives nationales (TT. 433-434) sont pleines des rapports et des conseils de ce triste personnage. Il se prenait et on le prenait au sérieux. En 1752, le maréchal de Thomond trouva cependant qu’il s’exagérait son importance. « Il veut sans doute se faire valoir, écrivait-il, pour tirer de l’argent. » Son surnom était Lagarde. — V. le mémoire d’Etat de 1753. « On leur donnera une première chasse, en fouillant en même temps tous les endroits où l’on sait qu’ils se retirent…, » etc. C’est une vraie battue organisée et dont on ne néglige aucun détail. Bullet., t. X, p. 287.]
Les prédicants observèrent une grande prudence. Ils couchèrent dans les champs, et lorsque harassés de fatigue ils acceptèrent l’hospitalité sous un toit, ils se rendirent successivement dans plusieurs maisons pour dérouter les soupçons. Un seul ancien de leur quartier connaissait le lieu de leur retraite. Au mois d’août, espions et soldats n’avaient point fait encore de capture.
C’est alors que les troupes reçurent l’ordre d’opérer une battue générale dans le bas Languedoc et les Cévennes. On possédait à l’intendance les signalements de la plupart des pasteurs et les noms de leurs hôtes habituels : cette battue pouvait donner de fructueux résultats. L’espoir ne fut point trompé. En deux endroits, les soldats surprirent deux pasteurs, mais les laissèrent échapper. Au mas de Novis, dans le diocèse d’Alais, ils furent plus heureux. Le 14 août, à la pointe du jour, un détachement se rendit dans la métairie où le jeune Teissier, dit Lafage, avait passé la nuit, et en cerna rapidement les issues. Teissier essaya de fuir par le toit, mais un soldat d’un coup de feu lui fracassa le bras. Il fut pris, conduit sous bonne escorte à Montpellier ; quelques jours après il mourait sur le gibet.
[Cette liste a été publiée. Bullet., t. VII, p. 461. — Elle avait été dressée par l’auteur du mémoire (Ibid., p. 321) qui lui-même est certainement Puechmille. — Archives de l’Hérault. C. 237. Procédures contre Pierre Aubret et autres arrêtés dans la maison de ce religionnaire où un ministre était caché ; — contre Jean Franc, du lieu de Canaule, diocèse de Nîmes, accusé d’avoir favorisé l’évasion d’un ministre calviniste, et d’avoir usé, à cet effet, de violences contre les troupes du roi. (1754.) — Archives de l’Herault. C. 236. L’arrondissement de La Salle fut en outre frappé d’une amende de 3000 livres, et Jean Novis, son hôte, fut condamné aux galères.]
Dès qu’il eut appris ces nouvelles, le conseil écrivit à Moncan : « L’intention de Sa Majesté est de faire payer la gratification ordinaire de 3000 livres au détachement qui s’est assuré de la personne du ministre Lafage Teissierf. » Saint-Priest recevait de son côté la lettre suivante : « J’ai, Monsieur, rendu compte au roi de la nouvelle que vous m’avez donnée de la prise du ministre L. T. et des protestants qui lui donnèrent asile. Sa Majesté ne doute pas que vous leur fassiez leur procès avec toute l’activité nécessaire, aussitôt qu’ils seront arrivés à Montpellier. Je serais fort aise que les recherches qu’on a faites dans les montagnes des Cévennes eussent aussi procuré quelque capture, et qu’enfin les ministres prissent assez sérieusement l’alarme pour abandonner le royaume. »
f – Il paraît qu’à Anduze on voulut assommer ce traître. N° 7, t. XIII, p. 146.
L’alarme fut grande en effet et quelques-uns songèrent à se sauver Ils restèrent. Mais la cour était très décidée à se débarrasser de « ces pestes publiques ; » les moyens seulement lui manquaient. Elle se mit en quête de mesures plus expéditives et d’un effet plus radical.
On se souvient du mémoire qu’en 1750 un traître avait envoyé à la cour. Voulez-vous, y disait-il en substance, forcer les prédicants à quitter le royaume. Prenez leurs enfants et leurs femmes, jetez-les en prison et promettez de ne rendre à la liberté ces objets de leur affection, que lorsqu’ils auront eux-mêmes passé la frontière. Le succès est infaillible. — La cour se rappela le conseil, et le fit mettre en pratique. Elle avait donné « la première chasse » aux prédicants ; elle donna la seconde à leurs femmes. Son dessein toutefois était moins de capturer ces dernières, que de les frapper d’épouvante et les obliger à fuir.
Paul Rabaut avait échappé à toutes les poursuites. Des bruits étranges couraient sur son compte. On disait que sa maison avait un souterrain communiquant à des maisons amies et qu’il déjouait ainsi les nombreuses recherches des soldats. Le subdélégué Tempié s’était cependant fait fort de le prendre, et parlait d’investir avec deux bataillons les maisons où, croyait-il, le célèbre pasteur était caché. Il parut préférable d’effrayer sa femme. Une nuit, cent hommes commandés par un aide-major et le commandant de Nîmes se présentèrent devant sa demeure, en firent ouvrir les portes, arrêtèrent Madeleine Guédan ; puis, feignant de discuter s’ils l’amèneraient en prison, la laissèrent s’évader. La pauvre Madeleine partit, erra au Désert, et quelque temps après, un peu rassurée, elle rentra à Nîmes. A peine arrivée, une nouvelle perquisition la força de s’enfuir. Mais en ce moment, plusieurs femmes de pasteurs moins heureuses qu’elle venaient d’être prises, et ces arrestations avaient ébranlé les plus vaillants et les plus austères.
« J’ai l’honneur, Monseigneur, de vous informer qu’on vient d’arrêter plusieurs femmes de ministres de la religion prétendue réformée, et nous apprenons que ces captures ont non seulement fort ébranlé ces derniers pour leur faire prendre la résolution de sortir du royaume ; mais encore qu’elles ont jeté le ministre Rabaut dans de cruelles perplexités. On va faire incessamment une fouille dans les quartiers de la ville de Nîmes, où sa prétendue femme fait son domicile, et nous espérons que la recherche qu’on en fera, ou la capture, si on la trouve, achèveront de déterminer ce ministre à passer en pays étranger. J’aurai l’honneur de vous rendre compte des succès de ces recherches. »
Ils allaient donc partir ! On l’annonçait du moins. Quelques-uns firent en effet demander à l’intendant des passe-ports pour quitter la France. « Vous pouvez leur en délivrer pour eux et pour leurs femmes, avait dit Saint-Florentin ; soyez seulement censé l’ignorer. » Saint-Priest accorda tout ce qu’ils demandèrent. Il fit même offrir un passe-port à Paul Rabaut. Rabaut refusa et resta. Sa femme erra très longtemps au Désert, et ne rentra dans sa demeure abandonnée que deux ans plus tard, lorsque le duc de Mirepoix prit le commandement du Languedoc.
Vers la fin de cette terrible année, Richelieu revint en Languedoc. Ses ordres avaient été exécutés : plus de pasteurs enfing et plus d’assemblées. Puisque cette première partie du programme convenu avait été exécutée, on pouvait s’occuper maintenant de la seconde et tenir les promesses faites au clergé. En décembre 1754, le parlement de Toulouse ordonna en effet d’appliquer les édits de 1697 concernant les formalités des mariages. Heureusement l’ordre ne fut pas mis en cours d’exécution.
g – Quels étaient ces prédicants ? Profitèrent-ils de leurs passe-ports ? Nous ne le pensons pas. Rien n’indique qu’ils aient déserté leur poste.
On s’était en effet étrangement trompé : les pasteurs n’avaient pas fui. Après avoir demandé des passeports, ils avaient abandonné leur dessein, s’étaient cachés et se trouvaient encore dans la province. Quant aux assemblées, on n’en voyait plus, il est vrai, mais on songeait à les convoquer de nouveau. « Nous avons résolu de mettre sur pied le culte public. » Il fallait donc reprendre les anciennes mesures.
Lorsque Richelieu dans les premiers jours de 1755 quitta le Languedoc, il donna sans nul doute des ordres dans ce sens. « Oh ! s’écriait Rabaut, si cette soixante-dixième année de notre captivité pouvait être celle de notre rétablissement ! » Son souhait ne devait pas être encore exaucé ! En février, près d’Uzès, se tint une nombreuse assemblée : un détachement survint, qui fit 20 prisonniers. La plupart ayant promis, de ne plus retourner au Désert furent relâchés le mois suivant, mais l’un. d’eux plus obstiné fut envoyé aux galères. Une amende de 12 000 livres frappa l’arrondissement. Cependant aux yeux de la cour le succès de cette affaire ne parut pas complet : les soldats auraient dû prendre le prédicant. « J’ai reçu, Monsieur de Saint-Priest, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire au sujet de l’assemblée qui s’est tenue le 16 du mois dernier, dans le territoire de Dions. Il aurait été à désirer que l’on eût pu saisir le prédicant qui avait convoqué cette assemblée, et les circonstances paraissaient même faciliter cette capture, puisque la surprise ne lui avait pas laissé le temps de quitter sa robe et de monter sur son cheval. » Le 2 mars, nouvelle assemblée à Saint-Sébastien, dans les Cévennes ; nouvelle surprise : il n’y eut cependant aucun malheur à déplorer. Le même jour, jour de jeûne, on ne put célébrer le culte à Nîmes parce qu’on mit trois détachements en campagne. Les fidèles prièrent dans leurs maisons. Du 23 au 31 mars, les soldats ne cessèrent de courir à travers le bas Languedoc. Du 31 mars à la fin de décembre, on ne put avoir un moment de tranquillité ; toute assemblée un peu nombreuse fut impossible. Le 1er mai, des religionnaires s’étaient réunis près de Saint-Geniez. Survint aussitôt. un détachement qui fit feu, Le 1er janvier 1756, une assemblée se tint aux environs de Nîmes : elle fut encore surprise. Les soldats avaient fait deux prisonniers, et déjà ils les emmenaient, lorsqu’un jeune homme se précipitant vers l’un deux : « C’est mon père, crie-t-il, que je viens dégager et prendre sa place ; qu’on le laisse aller ! Les soldats consentirent à l’échange, et le jeune homme fut condamné aux galères. Plus tard sa noble action fut connue ; il obtint sa grâce et passa pour un martyr de l’amour filialh. Mais que d’actions accomplies depuis 1715 égalaient la sienne ! que de martyrs inconnus valaient Jean Fabre ! Le 8 août, les religionnaires se croyant moins épiés s’étaient réunis au Désert dans le bas Languedoc ; ils étaient en nombre immense : on devait consacrer trois pasteurs, Des soldats du régiment de Brissac eurent connaissance de ce qui se passait. Ils quittèrent le village voisin où ils étaient casernés, se montrèrent à l’improviste, et au milieu de la mêlée affreuse que leur présence occasionna firent feu. Plusieurs personnes furent tuées ou blessées.
h – V. Les Forçats pour la foi, et l’Autobiographie de Jean Fabre. p. 192.
[V. Coquerel, t. II, p. 237. — La correspondance d’Antoine Court et des pasteurs du Désert nous fait défaut à dater de 1755. Déjà les lettres de 1753, 1754, 1755, étaient rares ; mais dès cette année, elles manquent absolument. Que sont-elles devenues ? Nous avons essayé de le dire dans notre notice sur les manuscrits d’Antoine Court. (V. Tome Ier) Pour conduire notre récit jusqu’en 1760, nous allons donc puiser aux manuscrits de Paul Rabaut et aux Archives nationales. Chemin faisant, il nous sera cependant permis de les compléter avec quelques documents que nous avons trouvés soit dans les Archives de l’Hérault, soit dans la liasse des Mss d’Antoine Court qui porte le n° 46.]
Ce qui redoublait l’universelle douleur, c’est que la persécution jusqu’alors contenue dans le Languedoc paraissait devenir générale. L’année 1755 avait été terrible pour tout le midi. Dans l’Agenois, près de Clairac, un corps de cavalerie avait enlevé dix-sept personnes ; un jeune homme avait été tué. Dans la Saintonge, le pasteur Gibert avait couru de grands dangers. Pris dans une assemblée, il avait été conduit en prison à la Tremblade : heureusement on l’avait délivré. L’année 1756 n’avait pas commencé sous de plus favorables auspices. L’intendant de la Rochelle venait de faire démolir quelques maisons disposées « en temples » où se réunissaient les protestants. Une pauvre femme était condamnée à être recluse dans un couvent. Gibert était frappé d’un jugement qui le condamnait, par contumace, au gibet… — Les terribles mesures de 1745 et de 1751 allaient-elles être remises en cours d’exécution ?
Ces craintes étaient sans fondement. La guerre de sept ans venait d’éclater et la cour avait besoin de tous ses soldats, de tous ses généraux. En Languedoc, le commandant en chef, Richelieu, était déjà parti ; il tentait en fou, vrai Français qu’il était, l’heureuse escalade de Mahon. Son successeur était le duc de Mirepoix.
Tout d’abord, celui-ci avait continué la politique de son prédécesseur. Il faut que Rabaut quitte le royaume, disait-il, et au prisonnier Fabre qui lui demandait son élargissement, il s’obstinait à mettre, comme principale condition, le départ du célèbre pasteur. Mais il s’adoucissait de jour en jour. Sa femme, douce, bonne, tolérante, exerçait sur lui une grande influence : il finit par se convertir complètement.
Jusqu’alors on avait traité les prédicants en ennemis. Lui se lia avec eux, leur écrivit et reçut leurs lettres. « M. le maréchal de Mirepoix a adopté un différent plan de conduite, lorsqu’il a succédé à M. de Richelieu. Il a pensé que la bonté et la confiance rendraient les protestants plus soumis aux ordonnances. Dans cette vue il a établi une correspondance avec les principaux de Nîmes et avec des ministres modérés. » Avec ces derniers même, il conclut comme un traité. Ne souffrez dans la province, leur dit-il, aucun émissaire étranger, aucun ministre qui ne soit né en Languedoc, aucun esprit factieux ou violent ; convoquez plus rarement vos assemblées et avec moins d’éclat : je fermerai les yeux, et si le roi ne promulgue pas un édit de tolérance, j’agirai du moins comme s’il l’avait promulgué. Il fit plus. Sa grande crainte était que les protestants se soulevassent. Convaincu « que des particuliers éclairés qui ont un état, une fortune à ménager, ne se laisseraient jamais préoccuper par des illusions dangereuses, tempéreraient le zèle indiscret des imprudents, et éloigneraient sans cesse les esprits de tout système périlleux, » il projeta de faire entrer dans les consistoires les principaux religionnaires, et de couvrir même de son autorité les assemblées, si les uns et les autres se soumettaient à certaines conditions qu’il indiquait. « On tolérerait des sociétés dans les villes, les bourgs, les villages même, jusqu’au nombre de quatre à cinq cents personnes. » Il donnait en outre sa parole que ni pasteurs ni anciens ne seraient inquiétés. Chose curieuse ! Il s’ouvrit de son dessein à la cour, et bientôt, ayant eu une conférence avec quelques notables de Nîmes, « il leur déclara qu’il était autorisé de Sa Majesté pour former cet établissement dans la province, et les exhorta à y travailler incessamment. »
Les religionnaires du Languedoc respirèrent. Plus de détachements en campagne, plus de surprises ! ils coururent encore à leurs assemblées. Parfois peut-être y eut-il des amendes prononcées, mais elles ne furent jamais payées ; on n’entendit que rarement parler de procédures et de jugements. « Nos troupes ne font aucune sortie, écrivait du Vivarais le pasteur Peirot ; il paraît qu’on nous tient ce qu’on nous a promis ; de notre côté nous nous conduisons autant qu’il dépend de nous, selon ce qu’il fut convenu. » Dans le courant de 1757, la confiance était si grande qu’on parla de réédifier les anciens temples détruits. A Saint-Geniez, à Sommières, à Vauvert, à Mont-Redon, à Montaren, à Saint-Ambroix, à Blauzac, les religionnaires essayèrent de réaliser leur dessein. Mais l’audace était trop grande. Mirepoix envoya des soldats qui dispersèrent les matériaux déjà réunis, et tout rentra dans l’ordre.
Cette manière de tolérance momentanée s’étendit aux autres provinces. En Poitou, en Normandie, en Dauphiné, de nombreuses assemblées se tinrent, sans être inquiétées.
En Guyenne, dans l’Agenois, les protestants célébrèrent très fréquemment leur culte « dans des granges, maisons, chais et autres lieux, » et les pasteurs bénirent « une infinité de baptêmes et de mariages. »
Dans le Béarn, où le pasteur Deferre venait de se transporter, la tranquillité ne fut pas moins grande. Il baptisa sans nul danger plusieurs enfants, fonda des écoles, forma des consistoires à Orthez, Salies, Athos, Peirade, Salles, Sainte-Suzanne. « Tout se prépare, écrivait-il, à une vaste moisson. » Et il ajoutait : « Pourvu que les choses continuent à être pacifiques comme elles sont, pendant quelque temps, on verra les gens entrer en foule dans la bergerie du Seigneur. »
Espérances prématurées ! Peu de temps avant que Mirepoix envoyât ses soldats en Languedoc disperser les pierres des temples commencés, le clergé excitait déjà contre les religionnaires le commandant du Béarn.
[V. Coquerel, t. II, p. 248. (Avril 1757.) — « Ces implacables ennemis qui nous condamnent pieusement et qui nous brûlent par charité, n’ont pas de plus grande passion ni de soins plus opiniâtres que de perdre les protestants. » Requête au roi. Coquerel, t. II, p. 254.]
Des garnisaires arrivèrent bientôt, et pendant trente-cinq jours, au nombre de cinq d’abord, puis de deux par maison, ils s’installèrent chez les nouveaux convertis. L’épouvante fut si grande que la moitié d’Orthez et des villages entiers prirent la fuite. Encore faut-il noter que les soldats devaient se nourrir à leurs frais. « On n’était obligé que de leur fournir l’ustensile et le lit. »
En Guyenne se préparaient en même temps de terribles mesures. Le procureur général s’était plaint amèrement des « scandaleuses » assemblées de l’Agenois. Au mois d’octobre, parut une ordonnance du maréchal de Thomond commandant en chef, qui défendait « à tous les habitants de se trouver ensemble en plus grand nombre que celui de cinq, non seulement dans les endroits suspects, mais même dans les chemins. » L’Agenois fut immédiatement occupé par les soldats. « On commença d’abord à faire désarmer tout le monde qui n’avait pas le droit de porter les armes. Ensuite on força les protestants à faire baptiser ou rebaptiser leurs enfants à l’Église romaine, et d’y faire bénir et rebénir leurs mariages. » Ainsi quelques mois de tolérance passagère étaient aussitôt rachetés par une douloureuse période de cruelles souffrances.
Le Languedoc cependant et les autres provinces échappèrent, encore que le clergé ne se fût pas épargné, à ce retour offensif de la persécution.
Le clergé était profondément irrité de la condescendance que montrait la cour depuis le début de la guerre. En 1758, réuni extraordinairement à Paris en assemblée générale, il manifesta son indignation. Les religionnaires ne mettaient plus de bornes à leur audace ; ils célébraient en public leur culte ; ils se mariaient au Désert ; ils élevaient des temples… Qu’étaient donc devenues les promesses royales !
« L’assemblée a ensuite observé que quelques provinces avaient chargé leurs députés de faire les plus vives instances, pour qu’elle prit les mesures les plus efficaces à l’effet d’arrêter les entreprises des protestants : sur quoi la compagnie a prié Mgr l’archevêque de Narbonne et Mgr l’évêque de Castres, M. l’abbé de Juigné et M. l’abbé de Barrai, de voir à ce sujet M. le comte de Saint-Florentin, afin d’engager ce ministre à faire part au roi des très humbles représentations du clergé à cet égard, et obtenir qu’il soit donné des ordres, pour que les édits et ordonnances du royaume contre les protestants soient exactement exécutés ; qu’en conséquence l’exercice public de leur religion leur soit absolument interdit. »
Une députation se rendit chez Saint-Florentin, et le pria d’engager le roi à donner des ordres pour contenir les protestants dans le devoir. Saint-Florentin répondit qu’il n’avait, pour sa part, jamais détourné son attention d’une matière si importante, — qu’il avait fait démolir les temples commencés et qu’il prendrait de nouvelles mesuresi.
i – V. Procès-verbal de l’Assemblée générale extraordinaire du clergé de France, p. 43 et 50. Paris, (1758.)
« Mgr l’archevêque de Narbonne a dit, qu’en conséquence de la commission dont la compagnie l’avait chargé, il avait été… chez M. le comte de Saint-Florentin pour le prier de vouloir bien engager le roi à donner des ordres pour contenir les religionnaires dans le devoir ; qu’il y avait des diocèses où ils avaient poussé la témérité jusqu’à faire l’exercice de leur religion et même à vouloir construire des temples ; qu’il était plus nécessaire que jamais que les religionnaires fussent contraints à se conformer aux anciens édits et règlements qui ont été faits à leur égard ; — que M. le comte de Saint-Florentin lui avait répondu qu’il pouvait assurer l’assemblée qu’il n’était pas besoin de solliciter Sa Majesté pour cet objet ; qu’elle y donnait toute son attention, qu’ayant appris que les protestants avaient jeté les fondements d’un temple, elle avait aussitôt donné des ordres pour arrêter leur entreprise. »
Mais la cour avait d’autres préoccupations. Tout entière à la guerre, elle n’avait ni les moyens ni la volonté d’inquiéter ses sujets protestants qu’elle craignait un peu, et dont elle avait en ce moment besoin. D’un autre côté, elle appréhendait de déplaire au clergé. Son embarras était grand. On le vit bien au vague de ses réponses et dans l’instruction surtout qu’elle venait de composer pour le commandant en chef du Languedoc.
Mirepoix était mort vers la fin de 1757. Quel successeur lui donnerait-elle ? Le maréchal de Thomond s’était illustré en Guyenne par ses dernières ordonnances et l’inflexibilité de son caractère. Elle arrêta donc sur lui son choix. Cette nomination était une garantie offerte aux évêques. Mais allait-elle lui permettre d’agir en Languedoc comme tout récemment en Guyenne ? Non certes. Ici, il faut tout citer :
« Si le plan de conduite adopté par M. le maréchal de Mirepoix semble pécher du côté de l’indulgence, il paraît que celui qui a été suivi en Guyenne par le maréchal de Thomond pèche du côté opposé, du moins à en juger par deux ordonnances qu’il a rendues depuis peu… Il paraît donc à propos que M. le maréchal de Thomond ne donne pas en Languedoc les deux ordonnances qu’il a fait publier en Guyenne, et il semble également convenable de lui recommander de ne donner à l’avenir aucune ordonnance générale sur le fait de la religion, sans s’être assuré des intentions du roi, et même sans que le projet en ait été vu par Sa Majesté.
La conduite qu’il doit tenir à l’égard des religionnaires paraît devoir être tempérée de fermeté et de condescendance. Il faut contenir et ne pas révolter, user d’autorité sans la compromettre, dissimuler à propos, plus menacer que punir, en un mot recourir aux moyens que l’on a employés durant la dernière guerre, et dont le succès a justifié la sagesse. M. le maréchal de Thomond ne saurait trop consulter M. de Moncan et M. de Saint-Priest dont la prudence et l’expérience sont reconnues. »
Politique habile ! Elle croyait ne s’aliéner ainsi ni les protestants ni le clergé. Elle ne permettait point aux premiers de croire qu’elle les voulût tolérer ; elle ne donnait pas au second le droit de se plaindre « de l’abandon que le roi paraissait faire de la religion. »
Le maréchal de Thomond, bien qu’assiégé par le clergé dès son arrivée, se conforma à ces instructions. Ce fut grâces à elles que le Languedoc jouit jusqu’en 1760 d’une sécurité inaccoutumée. Sans doute, il y eut des emprisonnements, des amendes, mais ces châtiments furent isolés, en vue d’intimider les religionnaires et pour les contenir. C’est ainsi qu’en 1758, les religionnaires du Collet de Dèze et de Saint-Michel s’étant mis à bâtir des temples, deux cent cinquante fusiliers, partirent pour les en empêcher et raser les fondements « de ces maisons de prières. »
[Archives nationales, TT. 433-434. « J’ai lieu de croire, écrivait le commandant de la troupe, que ce petit acte de diligence et de vigueur que nous venons de faire, arrêtera un désordre qui allait vraisemblablement devenir général. »]
Ces exemples étaient nécessaires, commandés par la situation. Car si peu qu’on leur laissât de liberté, les protestants brisaient toutes les chaînes et se précipitaient avec grand éclat vers la route du Désert. On l’avait vu bien des fois depuis 1715, et récemment encore sous le commandement de Mirepoix. Or il fallait empêcher l’éclat. Le clergé veillait, le clergé était fort, et la cour craignait le clergé.
Tout porte à croire que cette politique fut suivie en plusieurs provinces, en Normandie surtout, en Poitou, en Saintonge et en Provence. Mais, chose étonnante et qui montre l’indécision du gouvernement à l’égard de ses sujets protestants ! ce fut au moment même où elle recommandait la condescendance à Thomond, qu’elle laissa la persécution continuer en Guyenne, en Dauphiné, dans le comté de Foix, dans le Béarn. En Dauphiné, le parlement de Grenoble fit emprisonner un grand nombre de religionnaires. Ils avaient assisté à des assemblées : c’était leur crime. Dans le comté de Foix, le commandant, M. de Gudanes, dressa à leur chasse les paysans et les cavaliers de la maréchaussée. Dans le Béarn, toutes les vieilles mesures furent remises en vigueur. Après le premier orage, Deferre et son collègue Journet avaient tout voulu remettre sur pied. « Nous allons, sous le bon plaisir du Seigneur, reprendre nos opérations plus vigoureusement que jamais. » Mais en 1758, un nouvel orage éclata. On dispersa les assemblées, on inquiéta ceux qui donnaient asile aux pasteurs, et il y eut des enlèvements d’enfants. Les maires et les jurats, de concert avec les curés, « arrachèrent les enfants à la mamelle de leurs mères pour les rebaptiser… A Salies, le maire avec un appareil terrible, fut à la maison du nommé Loustalot pour lui enlever son enfant ; ils ne trouvèrent que la femme qui, saisie de frayeur, tomba morte, et l’on ne la rappela à la vie qu’avec beaucoup de peine. » La Guyenne ne fut pas plus épargnée. Quoique le maréchal de Thomond eût quitté cette province, les ordonnances qu’il y avait édictées n’avaient point été retirées. Le duc de Richelieu qui venait d’arriver, se hâta d’ailleurs d’en renouveler l’ensemble dans une nouvelle ordonnance. Les prisons de la Force, de Puiguilhem, de Bergerac, de Mornac et d’Agen furent remplies de protestants ; le château du Hâ et l’hôpital de la manufacture de Bordeaux eurent aussi les leurs. « Dieu veuille avoir pitié de nous ! Aujourd’hui on a fait venir des lettres de cachet, et on a commencé à arrêter nos meilleurs associés ; on menace de faire enlever les filles pour les mettre dans les couvents, de sorte qu’en toute manière notre sort ne saurait être plus déplorable qu’il l’est. » — On s’attaqua même aux livres. Ce qui ne s’était vu depuis longtemps, se vit. Il y eut à Bordeaux un auto-da-fé de plusieurs milliers de volumes « pernicieux et séditieux, contraires aux lois et maximes de la religion d’Etat. »
Cet état de choses dura longtemps. A la mort d’Antoine Court, il était encore dans ces provinces en pleine vigueur, et il menaçait même de s’implanter en Languedoc. En 1760, l’ordre fut intimé aux protestants de Nîmes et de Montpellier de faire célébrer à l’Église leurs mariages, et d’y faire baptiser leurs enfants. « Daignez, Sire, écrivaient-ils dans une requête au roi, daignez tendre une main secourable à vos sujets infortunés. Daignez dissiper d’un regard les cruelles alarmes qui les agitent. Toute leur consolation est dans le témoignage de leur conscience, et tout leur espoir est dans votre clémence et votre humanité. »
Ainsi huit années venaient de s’écouler, sans qu’à voir les apparences des choses, elles eussent apporté aucun adoucissement à la condition des protestants. Etait-ce la tolérance ? Etait-ce la persécution ? On ne savait. Le lendemain trompait toujours les craintes ou les espérances de la veille.
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