Revenons à M. Roussel.
Après plusieurs années d’apostolat dans le Limousin et l’Angoumois (1843-1847), il était retourné à Paris, laissant derrière lui les douze Eglises et les douze écoles qu’il avait fondées, – ou contribué à fonder, – et qu’il avait remises à des pasteurs et à des instituteurs-évangélistes capables et dévoués, dont plusieurs lui avaient été envoyés par la Société évangélique de France.
Après avoir achevé cette grande et laborieuse campagne contre l’erreur, M. Roussel emportait comme trophées visibles sa part de vieux saints, de vieilles idoles, débris des objets de vénération de l’Eglise autrefois catholique de Villefavard.
Mais il emportait surtout le vif désir de préparer pour la moisson blanchissante du Seigneur un plus grand nombre de jeunes ouvriers, qualifiés et instruits pour l’œuvre spéciale qu’ils auraient à poursuivre. C’est cette préoccupation qui inspira la circulaire dont nous avons retrouvé le manuscrit que nous reproduisons ici.
École pratique d’évangélisation.
« Evangéliser le monde en commençant par la France, et la France par Paris, voilà, ce nous semble, l’ordre tel que nous le donnerait le Maître qui jadis voulut que ses disciples allassent d’abord aux brebis perdues de la maison d’Israël, en commençant par Jérusalem. Et même de nouveaux motifs légitimeraient cet ordre. La France, essentiellement propagandiste, doit être évangélisée la première, pour être elle-même envoyée à l’évangélisation du monde. Mais quelle idée se fera jour en France si elle ne vient de Paris ? C’est à Paris donc qu’avant tout il faut mettre la main. Où le communisme a-t-il établi ses journaux, ses sociétés, ses clubs, ses orateurs ? A Paris. D’où livres et hommes partent-ils comme frappés d’un sceau magique pour s’imposer à la province ? De Paris. Nous, chrétiens, hommes d’ordre, serons-nous moins sages que ceux qui visent au renversement de la société ?…
Les principes d’immoralité, de subversion sociale qui se répandent sous le terrain qui nous porte, et qui peuvent sourdre à chaque instant pour engloutir notre patrie, nécessitent une digue que l’Evangile seul peut élever dans les consciences, et c’est elle que nous voulons, sinon accomplir entière, du moins commencer. Il ne s’agit plus seulement de jeter un morceau de pain au pauvre, un peu d’ouvrage à l’artisan, une liberté plus grande au peuple ; mais de donner à tous, en commençant par les riches et les puissants, des principes moraux, une foi religieuse fondés non sur la superstition dont personne ne veut plus, mais sur la vérité chrétienne, que le monde presque entier ignore.
Nous venons donc dire aux chrétiens : Désirez-vous le salut des âmes ? Venez à notre aide, nous voulons annoncer l’Evangile du salut. Nous venons dire aux conservateurs : Craignez-vous une révolution ? Venez à notre aide, nous voulons répandre l’Evangile de paix. Nous venons dire au pouvoir : Voulez-vous l’ordre ? Venez à notre aide, ou du moins laissez-nous faire, nous voulons faire accepter la soumission aux puissances établies, non par la crainte du châtiment, mais par motif de conscience. A tous enfin nous venons dire : Êtes-vous fatigués du spectacle hideux que vous donnent chaque jour l’égoïsme, l’orgueil, l’impureté et le matérialisme ? Désirez-vous trouver pour vous-mêmes une piété féconde en promesses pour cette vie et pour l’autre ? Venez à notre aide, car nous voulons donner la foi évangélique à cette masse incrédule et indifférente qui se presse dans les rues de Paris, prête à se lever pour le mal si vous l’abandonnez pour le bien, si vous ne la régénérez par l’Evangile.
Notre plan est simple :
- ouvrir une École pratique d’évangélisation, où des chrétiens dévoués viendront puiser dans la prière et dans l’étude de la Bible la force et la sagesse nécessaires pour aller visiter de maison en maison ceux qui voudront les accueillir, les écouter, recevoir leurs livres et se joindre à leurs prières ;
- à côté de cette école, établir un lieu de culte où cette population évangélisée puisse venir le dimanche écouter encore de la bouche d’un pasteur les vérités qu’elle aura entendues pendant la semaine par le soin des évangélistes. Ainsi un double résultat sera obtenu : après un ou deux ans, des élèves auront été instruits et formés pour aller porter ensuite la bonne nouvelle sur tous les points de la France, et par ces études et par ces exercices eux-mêmes, ils auront contribué à évangéliser la capitale.
Alors même que cette œuvre devrait s’arrêter là, ce serait déjà un grand bien. Mais espérons que cet exemple sera suivi, et qu’un certain nombre de chrétiens de Paris seront ainsi poussés à s’employer, chacun selon ses circonstances, à évangéliser autour de lui sa maison, son voisinage, son quartier… Mais pour le moment et pour nous, il ne s’agit que d’une école et d’un lieu de culte à ouvrir.
Si l’on nous demande quels sont nos principes ecclésiastiques, si nous sommes pour l’Eglise nationale ou pour l’indépendance de l’Eglise vis-à-vis de l’Etat, nous répondrons que nous sommes pour l’évangélisation, heureux de recevoir le concours de toutes les Églises, comme heureux d’offrir nos services à toutes les congrégations nationales ou libres. Nous sommes bien décidés à ne pas nous occuper de la couleur des tentures, aussi longtemps que l’édifice est encore à construire.
Toutefois, nous irons au-devant d’une question : les élèves seront-ils consacrés au saint ministère en quittant la maison ? Pour ce qui nous concerne, nous répondrons : Non. Ils y entreront laïques et ils en sortiront laïques ; leur avenir ne nous appartient pas. Nous croyons qu’annoncer l’Evangile est une partie assez essentielle de la vie du chrétien, pour que tout homme qui se réclame sérieusement de Christ doive s’en occuper dans le monde, et que de même qu’on étudie telle ou telle science dont on ne compte cependant pas faire sa profession, on peut bien de même étudier, pour en faire usage dans mille circonstances, les moyens les plus propres à faire goûter l’Evangile à tous ceux que la Providence jette sous les pas du chrétien.
Notre maison sera donc ouverte à Paris le 15 novembre de cette année (1847), pour y recevoir les élèves qui voudront se former à l’évangélisation soit par la pratique, soit par des cours sur les objets suivants : l’histoire ecclésiastique, la prédication, l’étude de la Bible et l’apologétique chrétienne.
Les élèves seront logés et nourris gratuitement. Ceux qui désireraient payer auront toujours la faculté de faire à l’école un don équivalant à leurs dépenses. Les conditions pour être admis comme élèves sont, outre une piété sincère, le savoir d’un bon instituteur primaire et une intelligence susceptible de se développer.
Les leçons seront données par MM. Jules Bonnet, docteur ès-lettres, Armand Delille, ancien pasteur, Adolphe Monod, ancien professeur de théologie, de Pressensé, fils, ministre du saint Evangile.
Le lieu de culte doit être situé dans le quartier du Luxembourg, et ce point a été choisi soit parce qu’il est éloigné de tout autre templeh, soit parce que sa population d’ouvriers et d’étudiants a le plus pressant besoin de connaître l’Evangile. »
h – La chapelle du Luxembourg, rue Madame, n’existait pas à cette époque.
Ce projet, qui contient en germe ce qui fut réalisé postérieurement, lorsque les temps furent plus mûrs et plus propices, comme École d’évangélistes à Nice par M. le pasteur Léon Pilatte, et comme évangélisation populaire, en 1871, par M. Mac-All, reçut dès l’hiver de 1847 un commencement d’exécution. M. Roussel, aidé de collaborateurs dévoués, admit dans sa propre famille quelques jeunes gens qui, de divers côtés, lui avaient été recommandés. Il y en eut de plusieurs sortes : le plus extraordinaire fut un ancien cuirassier catholique, devenu protestant, qui plus tard, après la fermeture de l’École redevint catholique, moine dominicain et finit par abandonner son ordre pour devenir prêtre et évêque arménien en Syrie.
Les difficultés provenant du plus ou moins de solidité du caractère des futurs évangélistes ne furent, du reste, que temporaires. Un événement des plus inattendu allait bientôt disperser tous ces jeunes élèves : le 22 février 1848 éclatait la révolution !
Fidèle à lui-même et à son principe de mettre à profit toutes les forces pour l’évangélisation, Napoléon Roussel profita de la liberté entière, qui dura si peu, pour envoyer ses jeunes gens évangéliser immédiatement Paris. Composant à la hâte de courtes et vigoureuses protestations contre le cléricalisme et contre le socialisme, il les faisait, sous forme de grandes affiches, placarder sur les murs par ses élèves. Un d’entre eux, le plus grand, le plus résolu, l’ancien cuirassier, le futur dominicain, Ferret, muni de la gravure : L’Eglise romaine condamnée par la Parole de Dieu, se postait en évidence sur le Pont-Neuf, laissait former autour de lui un rassemblement, puis expliquait aux passants la gravure. Celle-ci représentait l’intérieur d’une église catholique et tous les contrastes de cette Église avec les déclarations les plus claires de l’Evangile ; ici un homme récitant son chapelet, à côté du chapelet : Quand vous priez, n’usez pas de vaines redites. Là, une pancarte : Ordonnance pour le carême ; et cette ordonnance était : Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous en faire scrupule de conscience. Ailleurs encore la statue de la vierge, et ces paroles au-dessous : Il n’y a qu’un seul intercesseur entre Dieu et les hommes, savoir Jésus-Christ. Cela frappait à la fois les yeux, l’esprit et la conscience.
Maître et élèves déployèrent une très grande activité ; mais bientôt allaient arriver les jours sombres. Après avoir chassé le roi Louis-Philippe, le peuple tournait au socialisme ; l’émeute grondait de toutes parts ; le bruit courait que, d’un jour à l’autre, les rouges allaient pénétrer dans les catacombes, et faire sauter la portion de Paris qui les recouvre. C’était justement ce quartier qu’habitait M. Roussel. Une nuit retentit le tocsin. On crut le moment fatal arrivé. Cette alerte fit réfléchir ; tout travail d’évangélisation était arrêté, tout effort frappé d’impuissance et de stérilité par la fièvre des passions politiques. M. Roussel se demanda alors sérieusement s’il avait le droit de rester ainsi inactif avec ces jeunes hommes dans Paris, et s’il ne devait pas placer sa famille en sécurité, hors de la capitale en tourmente. Dangers imminents d’un côté ; inconvénients graves de l’autre ; angoisses partout, pour tous ; il ne trouvait aucune lumière pour le guider dans sa décision. Ce fut alors qu’il eut recours pour la seule fois de sa vie à un procédé en dehors de toutes ses habitudes. Il dit : « Je vais consulter le Seigneur en prenant comme direction le passage qui dans la Bible se présentera de lui-même à mes yeux. » Et prenant le livre avec un esprit de foi et de prière, il l’ouvrit et tomba sur ce passage qu’il n’avait jamais remarqué auparavant :
Le peuple dit à Jérémie : Que l’Eternel ton Dieu nous montre le chemin que nous devons suivre… Et la parole de l’Eternel fut adressée à Jérémie : Si vous restez dans ce pays… je ne vous détruirai pas… ne craignez pas. (Jérémie 52.)
M. Roussel prit donc la résolution de ne pas sortir de Paris ; il y resta avec toute sa famille et ses élèves.
Mais les événements de 1848 avaient arrêté non seulement l’évangélisation, mais aussi tout commerce et toute industrie. Ceux qui avaient de l’argent le tenaient caché. Ceux qui ne possédaient que des valeurs en titres ne pouvaient les réaliser. Comment continuer l’École d’évangélistes dans ces circonstances ? Pour faire vivre sa nombreuse maisonnée, M. Roussel dut faire transformer son argenterie en pièces de cinq francs à la Monnaie. Puis vinrent les terribles journées de juin ! Bientôt après les élèves se dispersèrent, et fatigué de tant d’émotions, entravé d’ailleurs par les circonstances qui paralysaient son activité, Napoléon Roussel songea à chercher un peu de repos dans son cher Midi, dont le souvenir l’accompagnait toujours. Il quitta son habitation de la rue Vaugirard et partit avec sa famille pour les Cévennes à la fin de 1848.