La ville de Tarse, en Cilicie, dans laquelle naquit l’apôtrec, était à cette époque l’un des centres de culture les plus brillants du monde grec. Pour la vie littéraire et pour les institutions scientifiques, Tarse rivalisait avec Athènes et Alexandried.
c – Actes 9.14 ; 21.39 ; 22.3 : « Je suis juif, né à Tarse en Cilicie. »
d – Paul dit lui-même Actes 21.39 : Οὐκ ἀσήμου πόλεως πολίτης. Xénophon, Anab. I. 2, 23 : « Ville grande et prospère ». Comparez aussi Strabon, XIV, 4. 5 (le zèle des Tarsiens pour la philosophie et toute espèce de culture).
Nous ne savons depuis quand et à quelle occasion la famille de Paul s’était établie dans cette ville. Jérôme a prétendu qu’elle était originaire du bourg de Giscala en Judée (pour Galilée) et que ce fut après la naissance de Paul qu’elle émigra en Cilicie à la suite de la ruine de cette cité par les Romainse. Mais Giscala ne fut prise qu’en 67f, soixante ans au moins après la naissance de l’apôtre et probablement l’année de sa mort. Il y a là une erreur si colossale qu’on ne sait comment se l’expliquer. Faudrait-il supposer une prise de cette ville par les Romains qui aurait précédé la guerre proprement dite et dont l’histoire n’aurait fait aucune mention ? Une telle supposition n’est guère admissible. Le fond de vérité qui a motivé cette indication, se réduit, sans doute à ce fait que la famille de Paul était originaire de cette ville de Galilée, nommée aujourd’hui El-Jisch.
e – De Vir. illustr. au mot Paulus : « quo (Giscala) a Romanis capto cum parentibus suis Tarsum, urbem Ciliciae, commigravit » ; et ad Philem. v. 23.
f – Josèphe, Bell. jud. V, 2, 5.
Si au moment de sa conversion Paul était déjà âgé de trente ans au moins, comme nous le constaterons plus tard, et si cet événement a eu lieu vers l’an 36 ou 37 de notre ère, ainsi que cela est probable, nous sommes amenés à fixer à l’an 7 de notre ère environ la date de sa naissance, lorsque Jésus, âgé de 10 à 11 ans, travaillait encore avec son père dans l’atelier de Nazareth.
Au jour de sa circoncision l’enfant reçut le nom de Saul ou Saül, qui signifie le désiré. Peut-être cette naissance avait-elle été l’objet d’une longue attente. Mais peut-être aussi ce nom provenait-il de celui du premier roi d’Israël, qui était de la tribu à laquelle appartenait la famille de Saulg. Comme les Israélites vivant en pays païen ajoutaient volontiers à leur nom juif un nom grec ou romain et choisissaient généralement celui qui pour le son se rapprochait le plus de celui-là (ainsi un juif appelé Jésus, Dosthaï, devenait un Jason, un Dosithée, etc.), il est probable que le nom de Paulus lui fut donné comme transformation latine de son nom hébreu. On a voulu trouver dans ce nom une allusion à son apparence chétive (παῦλος, παῦρος, le petit, le faible), ou bien un hommage rendu au proconsul Serge Paul, gouverneur de Chypre (Actes 13.7). C’est en effet au moment de la conversion de ce magistrat que commence dans les Actes l’emploi du nom de Paul. Mais Paul n’était pas un courtisan, et il est plus probable que ce nom commence à lui être donné à ce moment du récit parce que c’est alors que s’ouvre réellement pour lui la carrière d’apôtre des Gentils.
g – Romains 11.1 ; Philippiens 3.5 (ἐκ φυλῆς Βενιαμίν).
La famille de Paul possédait un droit qui à cette époque était considéré comme une sorte de dignité, celui de citoyen romain. C’est absolument sans raison que Zeller, Overbeck, Renan, etc., ont suspecté cette donnée des Actes ; c’est à elle que se rattache l’appel si décisif de l’apôtre au tribunal impérial, et par là même son voyage et son séjour à Romeh. L’histoire présente à cette époque beaucoup d’exemples de Juifs dotés de la bourgeoisie romaine, surtout parmi les Juifs d’Asie-Mineure, spécialement chez ceux d’Éphèse, de Sardes, de Tarse, etc.i.
i – Josèphe, Antiq. XIV, 10, 13-19, plusieurs fois : πολίτας Ρωμαίων Ἰουδαίους ou Ἰουδαῖοι πολῖται ἡμέτεροι (dans la bouche de magistrats romains). Je trouve sur ce sujet une notice intéressante dans Le Camus, L’œuvre des apôtres, I, p. 136. Dans la guerre de Brutus et Cassius contre Auguste et Antoine, Tarse, ayant pris parti pour ces derniers, se vit à un certain moment forcée d’ouvrir ses portes à Cassius. Celui-ci, pour se venger, vendit en esclavage un grand nombre des habitants de la ville. Mais ceux qui arrivèrent à Rome, furent affranchis après la victoire d’Auguste et purent rentrer dans leurs foyers avec le titre de citoyens romains. Parmi les Tarsiens rapatriés se trouvaient sans doute aussi un certain nombre de familles juives (App. Bell. civ. IV, 64 ; V, 7). Le même auteur va plus loin encore et suppose que le nom romain de Paulus provenait dans la famille de Paul de l’illustre famille romaine de ce nom qui aurait affranchi le père de l’enfant.
Dès sa première éducation Paul fut placé sous la domination du pharisaïsme auquel sa famille était attachée de père en filsj. Jusqu’à quel point, au sein d’une telle famille, put-il recevoir, durant les premières années de sa vie, l’influence de la culture grecque environnante ? Nous l’ignorons. Il est probable que l’effet produit sur l’âme du jeune pharisien par le polythéisme tarsien ne fut pas celui de l’attrait, mais au contraire celui d’une répulsion profonde. Le levain d’idolâtrie qui pénétrait toute la vie grecque, devait inspirer le dégoût à son jeune cœur, aussi bien que plus tard le spectacle du polythéisme athénien, malgré ses beautés artistiques. Néanmoins il n’est pas possible qu’une âme aussi ouverte que la sienne ait été entièrement insensible aux charmes de l’esprit et de l’art grecs et que ce milieu ne l’ait pas jusqu’à un certain point préparé à sa mission future, mieux que ne l’eût fait un entourage strictement judaïque.
j – Actes 23.6 : ἐγώ φαρισαιός εἰμι ὑὶος φαρισαίων
C’était en général à l’âge de douze ans que le jeune Israélite commençait à être soumis à l’observation de la loi et devenait, comme on disait, bar mitsva, fils du commandement ; non que l’instruction religieuse ne commençât qu’à cet âge : Philon et Josèphe s’accordent à dire que depuis l’âge le plus tendre les jeunes Israélites étaient instruits dans la loi par leurs parents ou par des maîtres, tellement qu’ils auraient plus vite répondu à une interrogation sur les commandements que décliné leur propre nomk. Mais c’était depuis ce moment que la loi morale et rituelle devenait la norme de leur vie personnelle, et ce fut sans doute aussi à cet âge que Paul vint habiter Jérusalem. Il avait dans cette ville une sœur mariéel. Ses parents, qui n’avaient pu manquer de discerner ses rares facultés, l’avaient destiné à l’état de rabbin. Il fut placé dans ce but sous la direction du docteur le plus illustre de ce temps, Gamalielm, que les Juifs ont nommé « la splendeur de la loi ». C’est lui qui le premier doit avoir reçu le titre de Rabban (« notre rabbin »). Sur le fondement d’une tradition qui doit provenir d’un fils de Gamaliel lui-même, nommé Simon, le Talmud raconte qu’il avait 1000 disciples dont 500 étudiaient la loi, 500 la sagesse grecque (philosophie et littérature) sous sa directionn. Cette liberté qui lui était accordée d’enseigner à Jérusalem une littérature étrangère, prouve la confiance exceptionnelle dont il jouissait. Le conseil prudent qu’il émit au sein du Sanhédrin, lors de la comparution des apôtres (Actes 5.34 et suiv.), démontre la sage circonspection qui le distinguait. L’on n’est nullement en droit de suspecter le récit des Actes, en raison du contraste entre la conduite du maître et celle du disciple. Les disciples n’héritent pas toujours de la modération de leurs maîtres.
k – Voir Schürer, Lehrb. der neutest. Zeitgesch. 2me éd., t. II, p. 352-353.
l – Actes 23.10 (« le fils de sa sœur »).
m – Actes 22.3 : « élevé aux pieds de Gamaliel, selon l’exactitude de la loi des pères. »
n – Voir Riehm, Handwörterb. des bibl. Alterthums, au mot Gamaliel.
Ce que fut le jeune Saul comme étudiant, nous l’apprenons de sa propre bouche dans l’épître aux Galates. Non seulement il surpassait tous ses condisciples dans la connaissance de la loi et des traditions des pères, mais sa conduite était, en rapport avec son zèle théologique ; il était au premier rang quant au judaïsme, c’est-à-dire quant à la pratique des observances mosaïques et pharisaïques. Il nous apprend lui-même quel était le but qu’il poursuivait en agissant de la sorte. Il désirait par dessus tout atteindre l’idéal de sainteté tracé dans la loi, afin de satisfaire aux conditions exigées de Dieu pour accorder à un homme le titre de juste. Il ressemblait à ce jeune riche de l’Evangile qui voulait connaître l’œuvre propre à le rendre parfait. Sans doute une certaine ambition, un désir immodéré d’obtenir l’approbation de ses chefs, ainsi que la perspective d’arriver à l’une de ces hautes positions si enviées chez les Juifs, qu’occupaient les rabbins éminents, tels que son maître Gamaliel, se mêlaient aussi à ce zèle pieux ; il a bien reconnu plus tard l’alliage impur qui souillait sa justice d’alors. Mais ce n’est point une raison pour méconnaître la noble aspiration qui animait ce jeune cœur dans son incessant travail intellectuel et moral, ainsi que l’élévation du but qu’il se proposait.
A côté de ses études théologiques, il apprit un métier, au moyen duquel il pût être un jour en état de gagner sa vie. Car les rabbins devaient pouvoir enseigner gratuitement, et Gamaliel déclarait que l’étude de la loi, quand elle n’est pas accompagnée d’une autre espèce de travail, conduit au péchéo. Ce métier fut, d’après Actes 18.3, celui de « faiseur de tentes » (σκηνοποίος). Le sens de ce terme est incertain. Les uns y voient le métier de tisserand ; le travail de Paul aurait consisté à tisser les toiles grossières que l’on fabriquait avec le poil des chèvres de Cilicie ; il aurait été ainsi en rapport avec la patrie de l’apôtre. Cependant cette expression conduit, plutôt à l’idée, aujourd’hui plus généralement adoptée, d’un travail consistant, à confectionner les tentes elles-mêmes, au moyen des tissus dont nous venons de parler. C’était ainsi un ouvrage de tailleur, plutôt que de tisserand. Les Pères grecs (Chrysostome, Théodoret, etc.) envisageaient encore un peu différemment le métier de Saul ; il aurait consisté, selon eux, à tailler des peaux d’animaux pour faire les tentes ou les fourreaux dans lesquels on les transportait ; ce serait dans ce cas un travail de sellierp.
o – Comparez Ecclésiastique, 51.27 ; et Pirké Aboth, II, 2.
p – Voir Hug, Einl., II, § 79.
L’histoire subséquente montrera de quelle utilité fut pour l’apostolat de Paul ce moyen qu’il avait acquis dès sa jeunesse de pourvoir à son entretienq.
q – Comparez 1 Thessaloniciens 2.9 ; 2 Thessaloniciens 3.8 ; 1 Corinthiens 4.12 ; 2 Corinthiens 12.14 ; Actes 20.34-35.
Pouvons-nous supposer qu’à son érudition rabbinique Saul ait joint en quelque mesure la connaissance de la littérature grecque ? S’il en était ainsi, il ne faudrait pas assurément faire remonter ce genre d’étude jusqu’au temps de son enfance passée à Tarse, avant son séjour à Jérusalem. Car, quelle que pût être la précocité de son intelligence, il était encore trop jeune pour se faire déjà alors grec avec les Grecs. Mais à Jérusalem, à l’école de Gamaliel, il a fort bien pu, d’après ce que nous avons dit, recevoir une certaine connaissance des auteurs grecs, dont il possédait la langue. Puis, quand il revint à Tarse, entre sa première visite à Jérusalem après sa conversion et son premier voyage missionnaire avec Barnabas, et qu’il y fit un séjour de plusieurs années, il serait inconcevable qu’il fût resté étranger au milieu intellectuel au sein duquel il vivait alors. Il avait l’âge de trente-cinq ans environ ; il était dans toute l’énergie et le feu de la jeunesse, attendant le moment où le Seigneur l’appellerait à commencer son œuvre d’évangélisation dans le monde grec, et il se serait tenu en dehors de ce qui pouvait lui être le plus utile dans l’accomplissement de cette tâche ! Cela n’est pas concevable, à moins qu’il ne fût un tout autre homme que celui que sa vie et son activité nous font connaître. Si donc nous trouvons dans ses lettres des citations d’écrivains grecs, nous ne devrons point nous en étonner. Il y en a trois : celle de Ménandre, poète comique du IIIe s. avant J.-C, auquel Paul emprunte la parole (1 Corinthiens 15.33) : « Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs » ; celle d’Epiménide, poète crétois, duquel il tire cette caractéristique de ses compatriotes (Tite 1.12) : « Les Crétois, toujours menteurs, mauvaises bêtes, ventres paresseux » ; enfin la parole citée dans le discours d’Athènes, Actes 17.28, que nous retrouvons chez deux poètes : chez Aratus, l’écrivain cilicien du IIIe siècle avant J.-C, qui dit dans ses Phænomena, V, 5 : « Nous avons tous grandement besoin de Zeus ; car nous sommes sa race » ; et (deux fois) chez le stoïcien Cléanthe, dans l’Hymne à Jupiter : « Car nous sommes ta race (ἐκ σοῦ γὰρ γένος ἐσμέν), » et dans le Poème doré : « Les mortels sont de race divine (θεῖον γὰρ γένος ἐστὶ βροτοῖσιν). »
Schaff cite en outrer cette parole de Pindare (Ném. VI) : « Les hommes et les dieux sont d’une seule race ; les uns et les autres nous tirons notre souffle d’une même mère. »
r – History of the chr. Church, I, p. 289 et suiv.
La plupart des critiques, Renan, Weiss, etc., prétendent que ces trois citations de l’apôtre sont, empruntées par lui à l’usage vulgaire et ne prouvent nullement la connaissance des écrits indiqués plus haut. « Ces paroles, dit M. Renan, circulaient dans toutes les bouches comme des proverbes.s » A la rigueur, cette supposition pourrait convenir aux deux premières citations qui ont, du moins celle de Ménandre, le caractère de maximes courantes. Mais elle échoue certainement à l’égard de la troisième ; car Paul cite expressément ici une pluralité d’auteurs : quelques-uns de vos poètes. Il devait donc en connaître pour le moins deux, qui avaient dit quelque chose de pareil, et ces deux, nous les connaissons aussi par leurs ouvrages et par leurs noms. Et ce qui confirme que Paul les connaissait réellement, c’est, comme le fait, observer Schaff, que Paul a même conservé dans sa citation la particule car, qui serait déplacée dans une maxime proverbiale et qui appartient positivement aux deux textes d’Aratus et de Cléanthe.
s – Les Apôtres, p. 167.
Je ne voudrais pas assurément conclure de là à l’étonnante érudition que l’on a parfois attribuée à l’apôtre. Mais je vois dans ce fait la preuve bien certaine qu’au moment de s’élancer dans un domaine comme ce monde grec qu’il voulait soumettre à Jésus-Christ, en vrai rival d’Alexandre, Paul n’a rien négligé de ce qui pouvait lui assurer le succès dans cette immense conquête.
L’apôtre parle 2 Corinthiens 12.7 d’une écharde qu’il porte dans la chair, d’un ange de Satan qui lui a été donné pour le souffleter, afin qu’il ne s’enorgueillisse point de ses révélations. Ces expressions doivent désigner un mal qui se manifestait sous forme de crises violentes, subites et propres à humilier profondément celui qui en était atteint. Faut-il identifier, comme on le fait, ordinairement, ce mal mystérieux avec la maladie dont Paul fait mention dans l’épître aux Galates (4.13) : « Vous savez que c’est à cause de la maladie que je vous ai annoncé la première fois l’Evangile ? » Il résulte de ces mots que la fondation de l’église en Galatie fut occasionnée par une maladie qui retint l’apôtre dans ce pays qu’il n’avait voulu que traverser (Actes 16.6). Comme l’apôtre décrit ensuite avec émotion l’amour intense que lui avaient alors témoigné les Galates, en disant qu’au lieu de se détourner de lui avec mépris et dégoût (littéralement : « de le dédaigner et de le conspuer »), « ils se seraient arraché les yeux pour les lui donner, s’il était possible, » plusieurs critiques ont conclu de là que le mal dont il est question non seulement dans l’épître aux Galates, mais aussi dans celle aux Corinthiens, était une ophtalmie aiguë (Rückert, Nyegaardt, Farraru).
t – Revue chrétienne, mars 1878.
u – Vie de saint Paul, I, p. 652-661.
Ces écrivains s’appuient en outre sur Galates 6.11, passage dans lequel ils appliquent le terme de πηλίκα γράμματα à la grandeur matérielle des lettres avec lesquelles Paul avait dû écrire son épître, faute d’y bien voir. L’on croit enfin pouvoir découvrir l’origine de cette infirmité dans la cécité dont Paul avait été atteint à la suite de l’apparition lumineuse sur le chemin de Damas. Là-dessus l’imagination s’est donné carrière. Ainsi M. Farrar de dépeindre la vie lamentable de l’apôtre, obligé de se laisser constamment conduire par l’un de ses compagnons. — Indépendamment de l’identification, probablement erronée, de ce mal qui arrêta l’apôtre en Galatie, avec celui dont il parle aux Corinthiens, je ne saurais envisager cette hypothèse du mal d’yeux comme vraisemblable. L’expression par laquelle Paul décrit l’affection si vive que lui témoignèrent les Galates pendant son premier séjour chez eux, ne prouve rien ; car c’est là une image souvent employée pour désigner le sacrifice de ce que l’on a de plus cher en faveur d’un être tendrement aimé. Le sens donné à l’expression de πηλίκα γράμματα, appliquée à la grandeur des caractères avec lesquels Paul avait dû écrire sa lettre, donne à cette parole un sens ridicule. Cette expression s’applique tout naturellement à la longueur de la lettre elle-même, écrite tout entière de la propre main de l’apôtre, contre l’habitude qu’il avait de dicter ses lettres. Au reste l’épître à Philémon (v. 18 et 19) prouve que, quand il le voulait, il écrivait aussi lui-même, et cela pour des affaires infiniment moins graves qu’une épître à une églisev. Nous voyons par Actes 20.13w qu’il s’accordait même parfois le plaisir de voyager seul à pied ; c’est du moins ce qui paraît ressortir de l’opposition entre Paul et nous (ses compagnons). Un reste de cécité est difficile à admettre, après la guérison miraculeuse qu’il avait reçue du Seigneur par l’intermédiaire d’Ananias. Enfin on ne voit absolument pas comment un mal d’yeux aurait pu avoir le caractère repoussant et dégoûtant dont parle Paul dans les Galates (si les deux maladies sont distinctes) ou comment, si on les identifie, un mal de ce genre pourrait être comparé dans les Corinthiens aux soufflets d’une main invisible qui atteignent et abattent subitement un homme au milieu de son activité.
v – « S’il t’a fait quelque tort, mets-le moi en compte ; je te le paierai ; c’est moi qui te l’écris de ma propre main. »
w – « Et nous, ayant pris les devants, nous naviguâmes jusqu’à Assos où nous devions reprendre Paul, car il l’avait ordonné ainsi, voulant faire la route à pied. »
D’autres ont pensé avec plus de vraisemblance, me paraît-il, à un mal nerveux du genre de l’épilepsie. Il faut avouer qu’un tel mal, qui réduit tout à coup l’homme à un état d’inconscience, accompagné des symptômes les plus pénibles à contempler, répond beaucoup mieux aux expressions employées par l’apôtre dans l’épître aux Corinthiens. Cette supposition conviendrait aussi jusqu’à un certain point aux expressions de celle aux Galates. Mais, ce qui s’oppose absolument à cette explication, quant à cette dernière lettre, c’est le contexte : une crise d’épilepsie est passée au bout d’un ou deux jours, souvent de peu d’heures ; elle n’aurait donc pas pu occasionner une suspension prolongée du voyage de Paul. On peut aussi se demander si l’immense activité intellectuelle et physique déployée par lui sans affaiblissement pendant une trentaine d’années serait compatible avec de si violentes crises cérébrales. Krenkel, le plus habile défenseur de cette manière de voir, répond par les exemples de Jules César, de Mahomet, de Napoléon Ier, de Milton, etc.x En tout cas il ne faut point identifier ce mal chronique avec la maladie momentanée qui retint Paul en Galatie. Si on les distingue, comme je pense qu’on doit le faire, on peut être amené à la supposition suivante. Le mal permanent, mais apparaissant sous forme de crises subites, mentionné dans les Corinthiens pourrait être celui dont certains prédicateurs ont été frappés, une crampe qui leur ôte subitement la parole au milieu de leur discours et qui ne leur permet plus que de bégayer et en quelque sorte de râler. On peut se représenter l’humiliation profonde que devait éprouver un apôtre frappé ainsi subitement de mutisme en face d’un auditoire suspendu à ses lèvres et prêt à s’écrier : « Voix d’un dieu et non pas d’un homme ! » Quant à la maladie momentanée qui l’arrêta en Galatie, on peut penser, en raison de son caractère repoussant et même dégoûtant, à une éruption cutanée qui couvrit son corps et sa figure de dartres ou d’ulcères pendant un certain nombre de semaines.
x – Krenkel, Beitr. z. Aufhellung der Gesch, u. Br, des Ap. P., 1890.
On se marie de bonne heure chez les Juifs, et l’on peut se demander si Saul, ayant atteint l’âge de trente ans au moins à l’époque de sa conversion, n’était pas ou n’avait pas été marié. Clément d’Alexandrie, Érasme et d’autres ont pensé que par le terme de σύζυγος, Philippiens 4.3, Paul désignait sa femme (laquelle, selon M. Renan, n’aurait été autre que Lydie, la marchande de pourpre, la première convertie de l’église de Philippes). On oublie que l’épithète γνήσιε est un masculin et que d’ailleurs les devoirs de la vie conjugale, tels que les comprenait Paul d’après 1 Corinthiens ch. 7, eussent été incompatibles avec les exigences de la vie missionnaire. D’autres Luther, Grotius, Ewald, Hausrath, Farrar) ont prétendu, surtout d’après 1 Corinthiens ch. 7, qu’il devait être veuf. Car ἄγαμοι, non mariés, opposé χῆραι veuves, ne peut, dit-on, désigner que des veufs.
J’ai montré dans mon Commentaire sur la 1re aux Corinthiens, ad. h. l., que ce motif n’est pas fondé et que ἄγαμοι désigne ici en général tous les hommes non mariés, veufs ou célibataires. Ce que dit Paul du don spécial qui lui était accordé fait plutôt penser à l’état de célibat qu’à celui de veuvage. M. Farrar prouve que, d’après les coutumes juives de ce temps, un pareil cas eût été absolument exceptionnel. Mais il cite lui-même certains docteurs qui sur ce point statuaient des exceptions à la loi généraley.
y – Voir Hausrath, Bibellexicon, Art. Paulus ; Farrar, I, p. 32.
L’extérieur de l’apôtre doit avoir été de chétive apparence. « Son apparition corporelle est faible, » disaient ses adversaires (2 Corinthiens 10.10). En Lycaonie, Actes 14.12 et suiv., la foule prend Barnabas pour Jupiter et Paul pour Mercure ; le premier avait donc une stature plus imposante que le second. Mais de là il y a loin jusqu’au portrait que trace M. Renan : « Cet homme de petite taille, chauve, aux jambes courtes, corpulent, ayant, les sourcils joints ensemble et le nez saillant. » C’est là une caricature empruntée à un écrit apocryphe du second siècle, les Actes de Paul et de Thécla, et à la Chronique de Malalas, du VIe siècle. On ignorait au second siècle comment avait fini l’apostolat de saint Paul ; tout ce qui dépassait la fin du livre des Actes était enveloppé du brouillard le plus épais, et l’on aurait possédé encore une tradition authentique sur la forme de son nez, de ses sourcils et de ses jambes !
Une question plus importante est celle de savoir si, durant le temps de ses études, le jeune Saul eut l’occasion de voir et d’entendre Jésus dans l’un des séjours que celui-ci fit dans la capitale durant le cours de son ministère. Il n’existe dans les lettres et dans les discours de Paul aucune trace d’un pareil fait. Il sera donc plus prudent d’admettre que, pendant les deux années où il aurait pu voir le Seigneur, il était absent de Jérusalem, peut-être au sein de sa famille, et qu’il ne revint dans cette ville qu’après la Pentecôte, peu avant le martyre d’Etienne. Farrar a supposé que ce temps d’absence fut employé par lui à une œuvre de prosélytisme en pays païen. Weizsæcker et Pfleiderer ont émis une idée semblable et vu dans ce fait supposé un acheminement naturel à son apostolat subséquent. Quand on lit Matthieu 23.15z, on ne peut déclarer cette supposition inadmissible. Mais rien absolument ne la confirme, et le passage Galates 5.11a, sur lequel on a voulu l’appuyer, n’a aucun rapport avec la question dont il s’agit.
z – « Vous courez la mer et le sec pour faire un prosélyte. »
a – « Si je prêche encore la circoncision, pourquoi suis-je encore persécuté ? »
Quand on embrasse d’un coup d’œil toutes les circonstances que nous venons de détailler, on comprend bien l’impression que l’apôtre exprimait plus tard, lorsque, jetant un coup d’œil sur sa vie passée, il s’exprimait ainsi (Galates 1.15) : « Dieu, qui m’a mis à part dès le sein de ma mère. » Juif de naissance et, Juif pharisien : c’est bien là ce qu’il devait être pour connaître par expérience cette vie sous la loi qui devait servir d’enveloppe à l’Evangile naissant, mais dont il avait la mission de l’affranchir. Né en plein monde grec, dans l’un des centres de culture les plus brillants de l’époque : c’est bien là encore ce qu’il devait être pour posséder, malgré sa répugnance native pour le train de vie païen qui se déroulait sous ses yeux, un cœur ouvert en quelque mesure à l’admiration des œuvres du génie antique, pour sympathiser en quelque degré avec l’aspiration constante de l’esprit hellène vers la possession de la vérité, vers la réalisation du beau et du bien. Par sa naissance citoyen romain : c’est bien là enfin ce qu’il devait être pour se mouvoir plus librement dans le monde païen et trouver un abri juridique contre les abus de pouvoir dont le menaçait incessamment l’hostilité de ses compatriotes. L’on sait combien de fois, à certains moments critiques de son apostolat, ce droit précieux lui est venu en aide.
Ainsi, par les circonstances même de sa naissance, Saul se trouvait être comme un vivant point de jonction entre les trois principales sphères du temps, celle de la légalité juive, celle de la culture hellénique et celle de la cité romaine. A cette position providentielle il a dû de pouvoir prêcher l’Evangile sur la colline de l’Aréopage à Athènes et en face du tribunal impérial à Rome, aussi bien qu’au sein du Sanhédrin à Jérusalem. Comment, en jetant un regard en arrière, de l’un des points culminants de sa carrière apostolique, n’aurait-il pas adoré le Dieu qui l’avait ainsi préparé « dès le sein de sa mère » pour l’incomparable mission qu’il avait résolu de lui confier ?
Il n’y a pas jusqu’à ce métier qu’il avait appris dès l’enfance, dans lequel il n’ait eu l’occasion de reconnaître une circonstance favorable à l’accomplissement de son apostolat. Lorsque, par un motif d’une insigne délicatesse (qu’il a exposé au ch. 9 de la 1re aux Corinthiens), il sentit le besoin de rendre gratuite pour les églises de la gentilité la prédication de l’Evangile, ce fut grâce à ce fait en apparence si insignifiant qu’il dut de pouvoir donner suite à cette généreuse inspiration de son cœur.
Après tout cela, nous pouvons nous représenter ce que devait être ce jeune pharisien, arrivé à l’âge viril, à la plénitude de son développement intellectuel et moral, au plein éclat de ses talents et de sa force : ardent dans sa foi, sévère envers lui-même, détestant, tout ce qui lui paraissait indigne de Dieu, soit au dehors, soit au dedans, joignant à une irrésistible dialectique une grande habileté pratique et une infatigable persévérance, possédant pardessus tout cela à la fois les dons de la vive contemplation et de la sensibilité la plus délicate… Que l’on fasse la synthèse de cette nature d’élite et que l’on se représente toutes ces qualités si variées élevées chez ce même homme à un degré peu commun, et l’on se fera une idée de ce qu’était Saul au moment, où il fut appelé au rôle qui lui était destiné sur le théâtre de l’histoireb.
b – A comparer le portrait que Pfleiderer fait de Paul (Das Urchristienthum, p. 29). Il parle de lui comme apôtre sans doute ; mais les traits indiqués supposent déjà chez l’homme des prédispositions analogues : « Une sympathie désintéressée et une puissance de dévouement qu’on ne trouve que rarement chez les hommes d’action et qui ne sont d’ordinaire le privilège que des plus nobles natures de femme. »