Luther est l’une de ces individualités primesautières qui reproduisent, pour ainsi dire, dans leur puissante organisation, les tendances, les besoins et les caractères d’une nation et d’une époque. Comme homme, il présente bien des aspérités et bien des ombres ; dans le conflit ardent des instincts du passé et des pressentiments de l’avenir, il aurait assurément succombé si Dieu n’avait pénétré son âme du souffle vivifiant de son esprit consolateur, et concentré toutes les facultés de son être vers un but unique et grandiose. Il n’a jamais aspiré à réaliser la sainteté parfaite, mais nous devons l’envisager comme le type du génie allemand, bien plus, sa valeur est universelle, car il nous montre, en résumé, dans sa vie spirituelle, les luttes et les angoisses de l’âme qui soupire après la délivrance de ses péchés et la communion avec Dieu, et n’est-ce point là l’intérêt suprême de toute existence humaine vraiment digne de ce nom ? Ses expériences intimes, il les a communiquées avec l’éloquence inspirée de la foi à tout son peuple, dont il a été, comme autrefois Moïse pour le peuple hébreu, le guide prédestiné vers la terre promise de la rédemption et du salut. Son prestige impérissable, il le doit, non pas à sa personne, à son activité, à son enseignement, mais à sa foi, qui nous donne le secret de sa puissance, et qui l’a transformé en un apôtre du christianisme viril et personnel. Sa vie tout entière a en vue de révéler à tous les hommes la grandeur de l’Évangile, et de faire subir aux plus obscurs et aux plus humbles cette crise salutaire qui l’avait fait passer, lui, le premier, de la mort à la vie.
Avant de songer à réformer le monde et à répandre au sein des masses les résultats de ses études et de ses veilles, Luther n’aspira, pendant de longues années, qu’à conquérir, dans le silence austère du cloître, la certitude de la foi et la paix du cœur. Concentré sur une pensée unique et dominante, le salut de son âme, le jeune Saxon ne tarda pas à comprendre qu’il ne pourrait posséder l’harmonie de la vie spirituelle que le jour, où il aurait acquis la certitude irréfragable de la paix et du pardon de Dieu. Plein de confiance dans les promesses de l’Église, qui s’affirmait avec une autorité incontestée, comme le seul canal des grâces divines, il lui sacrifia ses affections et ses devoirs de famille, et, choisissant entre les diverses routes qui lui étaient tracées par la hiérarchie, la voie la plus austère et la plus rapprochée de la perfection, prononça sans hésitation les vœux monastiques. Soumis aux fonctions les plus humbles et les plus grossières, systématiquement humilié par ses supérieurs, et méconnu par ses égaux jaloux de sa supériorité intellectuelle et morale, il s’imposa les macérations les plus raffinées et les plus cruelles. « Vraiment, dit-il lui-même, j’ai rigoureusement exécuté les règles de mon ordre, et si jamais moine est entré en paradis par sa moinerie, je méritais d’y entrer. »
Nous possédons le secret de ces angoisses et de ces inquiétudes, que ne pouvaient apaiser ni la succession, d’œuvres méritoires et de pénitences exagérées, ni la doctrine que Dieu impose aux hommes un fardeau proportionné à leurs forces, ni les absolutions et les promesses de l’Église. Il ne suffisait pas à Luther de passer, aux yeux des hommes, pour un modèle d’austérité et de vertu chrétiennes, et d’être en paix avec l’Église. Ce qu’il voulait, avec toute l’ardeur d’une âme aimante et impétueuse, c’était la communion intime avec Dieu. C’est à ce point de vue qu’il jugeait de ses progrès dans la piété et dans le renoncement, et, quelles que fussent les œuvres qu’il accomplit et multipliât chaque jour dans sa ferveur, il ne pouvait que se reconnaître impur et pécheur. Luther avait un esprit trop net et trop pratique, une conscience trop claire de la sainteté de Dieu et de sa propre indignité, pour ne point considérer, les aspirations mystiques et panthéistes d’une communion d’essence avec Dieu comme une impossibilité) bien plus, comme un crime de lèse-majesté divine. Il ne pouvait considérer Dieu que comme un juge inflexible et irrité, et quand il lisait, dans l’Écriture, des passages comme celui-ci, du psaume 71 : « Seigneur, sauve-moi par ta justice, » il sentait son âme se fondre d’angoisse sous les coups vengeurs de la colère céleste. Comprenant l’inutilité de ses efforts, et sur le point de succomber à son désespoir, il écrivait au docteur Staupitz ces lignes, qui trahissent son angoisse : « O mes péchés ! mes péchés ! mes péchés ! » La réponse de Staupitz : Tu veux être sans péché, et tu n’as commis aucun péché positif, bien loin de le consoler, ne pouvait que raviver ses blessures. Pour arriver à la paix religieuse, il devait, avec le secours de la grâce divine, comprendre toute l’étendue de son mal, et secouer le joug d’une tradition ecclésiastique, qui cherchait à persuader aux âmes qu’il s’agissait, pour le chrétien engagé dans la voie de la sanctification, d’étouffer en lui tel ou tel péché particulier. Mais cette tradition négligeait de lui montrer la nécessité d’un renouvellement de l’être tout entier, tout en l’entretenant dans l’illusion dangereuse et mensongère, qu’il pouvait, par ses propres forces, réaliser les œuvres de la vie nouvelle, lui qui ne cessait de gémir sur sa misère et de soupirer après son affranchissement. Cette illusion fut dissipée par les exhortations d’un moine dont le nom ne nous a pas été conservé, et dans le sein duquel Luther épanchait le secret de ses angoisses et de ses espérances. Cet homme pieux lui rappela la déclaration du symbole : Je crois la rémission des péchés. Il devait croire que ses péchés, à lui, Luther, lui étaient remis par un Père miséricordieux, en vertu du sacrifice expiatoire de Jésus-Christ, et qu’il en recevait l’assurance dans cette absolution apostolique, qui lui faisait connaître que l’homme est justifié par la foi et sans les œuvres de la loi (Romains 3.28). Instruit par cette doctrine lumineuse de la grâce prévenante de Dieu, il comprit combien, tant qu’il persévérait dans le désir impuissant d’accomplir lui-même les œuvres de ta justice, il retombait sous l’empire de la loi, témoignait peu de confiance en Dieu, et méritait d’être appelé un esclave, et non pas un fils ; combien, enfin, il demeurait étranger à l’humilité et à l’amour d’un enfant de Dieu. Délivré des tortures morales d’une conscience égarée, il dut avouer que la justice de Dieu était, en réalité, sa miséricorde, qui nous traite comme si nous étions véritablement justes.
Luther n’avait conquis que l’assurance personnelle du salut par la foi ; il n’en comprenait ni l’étendue ni les conséquences immenses pour l’âme et pour l’Église, et l’expression scientifique de sa pensée lui faisait encore défaut. Comme il ne soupçonnait pas que cette thèse renfermait le germe de toute une théorie hostile au système de l’Église catholique, il continua à professer Ses doctrines à Wittemberg, il occupait une, chaire de théologie depuis 1508. Du reste, l’Église romaine n’interdit formellement ce genre de recherches et d’études qu’à la suite du concile de Trente. Tout en affirmant un principe d’où devait jaillir toute une transformation religieuse, le professeur de Wittenberg suivit servilement l’ornière des pratiques et des superstitions de l’Église romaine. On a mis en doute, d’après des recherches récentes, qu’il ait gravi à genoux l’escalier de Pilate, dans son voyage à Rome en 1510 ; il n’en est pas moins vrai que la vue lointaine de la sainte cité lui arracha des cris d’admiration enthousiaste, qu’il s’efforça de gagner, par de nombreuses pratiques de dévotion, toutes les indulgences promises à la piété des pèlerins, et qu’il attribuait encore une telle puissance aux messes pour les morts, qu’on l’entendit regretter que ses parents ne fussent pas morts, assuré qu’il était que les messes lues par lui dans Saint-Pierre les auraient pour jamais affranchis de peines du purgatoire. Par contre, la frivolité et la corruption du clergé romain, et le spectacle douloureux des vices et des superstitions de la ville papale, éveillèrent en lui le sentiment confus que la vie religieuse ne reposait pas exclusivement sur des pratiques extérieures et mortes. Ses expériences intimes, rapprochées de la parole qui l’avait consolé : « Le juste vivra par la foi, » donnèrent l’essor à des aspirations nouvelles et puissantes, bien que confuses encore. Il rentra en Allemagne, après avoir perdu son enthousiasme et ses illusions, mais sans rompre avec l’Église historique, sans même pressentir le conflit redoutable, qui allait bientôt s’engager entre la foi officielle de son enfance et les lumières de son expérience intérieure.
Nommé en 1512 docteur en théologie, il prononça, à son installation, un engagement qui devait être plus tard sa force et sa consolation dans la lutte, le serment de défendre la vérité évangélique dans la mesure de ses forces. Attaché comme son ordre au doctrines de saint Augustin, et en adoptant les conclusions les plus extrêmes, il attaqua avec violence la doctrine semi-pélagienne de la puissance de l’homme pour le bien, mit l’accent sur la dogme de la corruption radicale, et ne se lassa point d’exhorter ses auditeurs à méditer la parois sainte, et à opposer sa simplicité inspirée aux subtilités de la scolastique. Il pensait affermir la croyance à l’autorité de l’Église ; des circonstances providentielles allaient bientôt l’arracher, malgré lui, à une dangereuse illusion.