La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE X

Les Pèlerins, sous la conduite de Grand-Cœur, arrivent à la vallée de l'Humiliation, puis à celle de l'Ombre-de-la-Mort, qu'ils traversent heureusement quoique au milieu de beaucoup d'angoisses. Grand-Coeur tue le géant Assommeur qui, par ses tromperies, voulait empêcher les Pèlerins de passer.

Je vis alors, dans mon rêve, les Pèlerins continuer leur route jusqu'à ce qu'ils parvinssent au sommet de la colline. Là, Crainte-de-Dieu s'écria tout-à-coup :

— Hélas ! j'ai oublié ce que j'avais l'intention de donner à Christiana et à ses compagnons. Je vais redescendre le chercher. Elle partit en courant. Pendant son absence, Christiana crut entendre, dans un bosquet, un peu à droite du chemin, une curieuse mélodie avec des paroles semblables à celles-ci :

Oui, c'est ta grâce, ô Dieu !
qui me garde et protège
Toujours ton œil me suit,
Toujours il me conduit,
Et préserve mes pas de tout funeste piège.

Prêtant l'oreille, elle crut encore entendre une autre voix qui répondait, disant :

Aussi, Seigneur ! nous venons nous placer
Sous l'abri sûr de ta grâce infinie,
Charge-toi donc de toute notre vie,
Car dans tes mains nous voulons la laisser.

Christiana demanda à Prudence qui chantait ainsi.

— Ce sont les oiseaux de notre pays, répondit-elle. Ils ne chantent ces mélodies que rarement : au printemps, quand les fleurs paraissent, et que le soleil brille et réchauffe ; alors vous pouvez les entendre tout le jour (Cantique des Cantiques 2.11-12). Je sors souvent pour les écouter; nous les apprivoisons aussi dans la maison. Ils sont pour nous une agréable compagnie quand nous sommes mélancoliques. Ils charment les bois, les bosquets et les lieux solitaires.

Pendant ce temps, Crainte-de-Dieu était revenue ; elle dit à Christiana :

— Regarde, je t'ai apporté un plan de tout ce que tu as vu dans notre maison ; quand tu t'apercevras que tu oublies ces choses, tu les regarderas et elles te reviendront à la mémoire pour t'édifier et te consoler.

Ils commencèrent, ensuite, à descendre la colline, du côté de la vallée de l'Humiliation. La pente était rapide, et le chemin glissant ; mais comme ils étaient très prudents, ils se tirèrent assez bien d'affaire. Quand ils furent arrivés au bas de la descente, Crainte-de-Dieu dit à Christiana :

— Voici l'endroit où ton mari rencontra son vil ennemi Apollyon et où il livra le terrible combat dont tu as certainement entendu parler. Mais prends courage, aussi longtemps que tu auras Monsieur Grand-Coeur pour conducteur et compagnon, je crois que tout ira pour le mieux.

Prudence et Crainte-de-Dieu recommandèrent les Pèlerins à leur guide et les quittèrent. Grand-Cœur marchait en avant, et Christiane et Miséricorde le suivaient.

Il leur dit alors :

— Nous ne devons pas avoir une telle frayeur de cette vallée. Aucun mal ne nous atteindra, à moins que nous n'en soyons nous-même la cause. Il est vrai que Chrétien se rencontra ici avec Apollyon, mais c'était la conséquence des faux-pas qu'il avait faits en descendant la colline. Tous ceux qui glissent ainsi, doivent s'attendre à avoir des combats à livrer. C'est de là que vient le nom si douloureux de cette vallée, car les gens du commun peuple, lorsqu'ils entendent dire qu'un malheur est arrivé à quelqu'un dans un certain endroit, se persuadent aisément que cet endroit est hanté par un ennemi féroce, ou un mauvais esprit, quand hélas ! ce n'est que la conséquence de leurs actions précédentes.

Cette vallée de l'Humiliation est par elle-même un lieu aussi fertile que tous ceux au-dessus desquels volent les corneilles, et je suis persuadé qu'en y prenant garde, nous trouverons un indice qui nous montrera pourquoi Chrétien y fut si durement traité.

Alors Jacques dit à sa mère :

— Regarde cette colonne, là-bas ; il me semble qu'il y a une inscription ; allons voir ce que c'est.

Ils y allèrent et lurent ce qui suit :

« Que les faux-pas de Chrétien, avant son arrivée ici, et le combat qu'il dut soutenir à cette place, servent d'avertissements à ceux qui passeront dans ce lieu ».

— Eh bien, dit le guide, ne vous avais-je pas dit que nous trouverions une indication de la cause du terrible assaut que Chrétien eut à subir ?

Puis, se tournant vers Christiana, il ajouta :

— Il n'y a aucun déshonneur pour Chrétien, ni pour ceux qui ont subi le même sort, car il est plus aisé de gravir cette colline que de la descendre ; il n'y a pas beaucoup de collines dans cette partie du monde, dont on puisse dire cela ! Mais laissons ce brave homme, il est dans le repos ; il a remporté une glorieuse victoire sur son ennemi. Que Celui qui habite là-haut fasse qu'il ne nous arrive rien de pire quand nous serons éprouvés comme lui!

Revenons à la vallée de l'Humiliation. C'est la terre la meilleure et la plus fertile de cette contrée. Le sol est riche et consiste, comme vous le voyez, surtout en prairies ; un homme qui s'y rendrait en été, comme nous, et qui n'en aurait jamais entendu parler, se délecterait à sa vue. Regardez comme cette vallée est verdoyante, comme elle est embellie par les lis ! (Cantique des Cantiques 2.2). J'ai connu beaucoup d'hommes, travaillés et chargés, qui avaient des propriétés dans cette Vallée de l'Humiliation, car « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles » (1 Pierre 5.5).

C'est un sol fertile, qui rapporte de riches récoltes ; aussi beaucoup ont-ils souhaité que la maison de leur Père fût près de ce lieu, afin de n'avoir pas à se fatiguer à gravir d'autres collines ou d'autres montagnes ; mais la route est la route, et il y a un but à atteindre.

Tandis qu'ils avançaient ainsi, en causant, ils aperçurent un garçon qui paissait les brebis de son père. Il était vêtu d'habits sordides, mais il avait une apparence propre et agréable ; il était assis et chantait.

— Ecoutez, dit Monsieur Grand-Coeur, ce que chante le garçon du berger :

Si l'on me demandait quelle est mon espérance,
Je répondrais que c'est d'aller aux cieux.
Mon âme se complait en la ferme assurance
Que Dieu l'a mise au rang des bienheureux.

Oui, la paix de Jésus appartient à mon âme ;
Oui, de la mort son amour m'a sauvé ;
Et sa voix me répond, dès que je le réclame,
Que pour toujours son salut j'ai trouvé.

Voilà comment j'avance au sortir de la vie ;
Toujours content, toujours en plein repos.
Si j'ai quelques chagrins, à Dieu je les confie ;
Et d'un regard il guérit tous mes maux.

C'est dans cette vallée que notre Seigneur avait autrefois sa maison de campagne ; il aimait à y séjourner, il aimait aussi à se promener dans ces prairies, et il trouvait l'air de cet endroit fort agréable. C'est ici qu'un homme peut être à l'abri du bruit et des fatigues de la vie. Tous les Etats sont pleins de tumulte et de confusion, seule la vallée de l'Humiliation est un lieu tranquille et solitaire. Un homme peut s'y livrer au recueillement, sans crainte d'être dérangé, car personne ne la traverse à moins d'être un pèlerin. Et quoique Chrétien ait dû y livrer un terrible combat contre Apollyon, je dois dire qu'autrefois les hommes ont rencontré des anges (Osée 12.4, 5) dans cette vallée ; ils y ont aussi trouvé des perles (Matthieu 13.46) et des paroles de vie (Psaumes 119.25, 71).

Ne vous ai-je pas dit que notre Seigneur avait sa maison de campagne dans cet endroit, et qu'il aimait à se promener dans ces prairies ? Je dois encore ajouter qu'il a laissé ici, pour ceux qui aiment ce lieu et le parcourent, une rente annuelle qui doit leur être payée à certaines époques, pour les maintenir dans la bonne voie, et les encourager à continuer leur pèlerinage (Matthieu 11.29).

Comme ils poursuivaient leur route, Samuel dit à Monsieur Grand-Cœur :

— Monsieur, je sais bien que mon père et Apollyon ont combattu l'un contre l'autre dans cette vallée, mais où se trouve l'endroit exact ?

— Votre père combattit Apollyon à cette place qui est là, un peu plus loin devant nous, dans un étroit passage au delà de la pelouse de l'Oubli. C'est l'endroit le plus dangereux de toute la contrée. En tout temps, les pèlerins risquent d'y être assaillis, lorsqu'ils oublient les faveurs dont ils ont été comblés, et combien ils en étaient indignes. C'est aussi dans ce lieu que d'autres ont été sévèrement éprouvés; mais je vous en dirai davantage quand nous y serons arrivés, car je suis persuadé qu'il reste encore un signe ou un monument attestant qu'une telle bataille a été livrée.

Alors Miséricorde dit :

— Je me trouve aussi bien dans cette vallée que dans n’importe quel autre endroit ; ce lieu convient à mon état d’esprit.

Ils aperçurent un garçon qui paissait les brebis de son père.

J'aime à me trouver où l'on n'entend ni roulements de voitures, ni grincements de roues. Ici, on peut penser, sans être dérangé, à ce que l'on est, d'où l'on vient, à ce que l'on a fait, et à quoi le Seigneur nous a appelés. On peut avoir le coeur brisé, et s'attendrir jusqu'à ce que les yeux deviennent comme les étangs d'Hesbon (Cantique des Cantiques 7.5). Ceux « qui traversent cette vallée de Baca la transforment en un lieu plein de sources », et la pluie que Dieu envoie du ciel sur ceux qui sont ici « les couvre aussi de bénédictions » (Psaumes 84.7). Ce sont les vignes de cette vallée que le Seigneur donnera aux siens (Osée 2.17) et ceux qui la traversent chantent comme Chrétien chanta quoiqu'il y eût rencontré Apollyon.

— Cela est vrai, dit le guide. J'ai traversé cette vallée bien des fois et ne me suis jamais mieux trouvé que là. J'ai été le conducteur de plusieurs pèlerins, et ils ont été du même avis que moi. « Voici sur qui je porterai mes regards, dit l'Eternel : sur celui qui souffre et qui a l'esprit abattu, sur celui qui craint ma parole » (Esaïe 66.2).

Ils étaient maintenant arrivés à l'endroit où s'était livré le combat mentionné plus haut. Le guide dit alors à Christiana, à ses enfants et à Miséricorde :

— Voici le lieu ; c'est là que Chrétien fut attaqué par Apollyon. Regardez, ne vous l'ai-je pas dit ? Vous pouvez voir quelques gouttes du sang de votre mari sur ces pierres ; on remarque aussi, ici et là, des fragments des dards brisés d'Apollyon. Le sol porte encore la trace de leurs pieds, car lorsqu'ils combattaient chacun cherchait à avoir la meilleure place ; les pierres mêmes ont été partagées par leurs coups. En vérité, Chrétien s'est comporté ici en homme ; Hercule lui-même n'aurait pu être plus courageux. Quand Apollyon fut vaincu, il effectua sa retraite sur la vallée voisine, la vallée de l'Ombre-de-la-Mort, où nous allons bientôt arriver. Voici, plus loin, un monument sur lequel est gravé le récit de la bataille et de la victoire remportée par Chrétien, pour sa glorification à travers les âges.

Comme il était situé au bord de leur chemin, ils s'y arrêtèrent, et lurent l'inscription suivante :

« C'est ici qu'eut lieu un combat étrange et héroïque. Chrétien et Apollyon cherchèrent à se vaincre réciproquement. Le Pèlerin se comporta si bravement qu'il força son ennemi à s'enfuir. Ce monument a été érigé pour servir de témoignage».

Après avoir dépassé cet endroit, ils arrivèrent aux confins de l'Ombre-de-la-Mort. Cette vallée était plus longue que l'autre. C'était un lieu étrangement hanté par des êtres mauvais, comme beaucoup peuvent le certifier ; mais les femmes et les enfants purent le traverser sans encombre, parce qu'il faisait jour, et qu'ils étaient conduits par Grand-Cœur.

En entrant dans cette vallée, il leur sembla entendre un rugissement comme celui d'un homme à l'agonie. Ils crurent aussi entendre des lamentations comme celles que prononcerait quelqu'un qui serait très tourmenté. Les garçons se mirent à trembler et blêmirent, mais leur guide les rassura.

Un peu plus loin, il leur sembla que le sol s'effondrait sous leurs pas, comme s'il y avait un creux ; ils entendirent aussi une espèce de sifflement, comme celui des serpents, mais ils ne virent rien.

Alors les garçons demandèrent :

— Ne serons-nous pas bientôt au bout de ce sinistre chemin ? Le guide leur dit de prendre courage et de bien regarder où ils posaient leurs pieds, afin d'éviter de tomber dans un piège. Jacques commença à être malade de peur ; sa mère lui donna un peu de ce cordial qu'elle avait reçu dans la maison de l'Interprète et trois des pilules que Monsieur Habile avait préparées, et le jeune garçon reprit vie.

Ils avancèrent ainsi jusqu'au milieu de la vallée. Alors Christiana dit :

— Je crois que je vois quelque chose là-bas, sur la route, devant nous ; cela a une forme qui m'est inconnue.

— Maman, dit Jacques, qu'est-ce donc ?

— Une vilaine chose, mon enfant, une vilaine chose !

— A quoi cela ressemble-t-il, maman ?

— Je ne peux pas le dire, répondit-elle. C'est près de nous.

— Et bien, dit Monsieur Grand-Cœur, que ceux qui ont peur restent tout près de moi.

L'ennemi s'approcha, mais le guide l'affronta ; quand il arriva sur lui, il disparut à leurs yeux. Alors ils se souvinrent de la parole qu'ils avaient entendue quelque temps auparavant : « Résistez au diable, et il s'enfuira loin de vous » (Jacques 4.7).

Ils avancèrent un peu, l'esprit calmé ; mais ils n'étaient pas encore bien loin, lorsque Miséricorde, regardant derrière elle, vit ou crut voir, quelque chose de semblable à un lion qui arrivait sur eux à grands pas. Il rugissait d'une voix caverneuse, et les échos de la vallée répétaient chaque rugissement. Tous les cœurs palpitaient, sauf celui du guide.

Le lion approchait ; Monsieur Grand-Cœur, passant derrière, fit placer les Pèlerins devant lui, et se prépara à combattre. Mais quand le fauve vit qu'il était résolu à lui résister, il se retira et ne revint plus (1 Pierre 5.8, 9).

Ils reprirent leur route, et le conducteur marcha devant eux, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à une place où se trouvait un fossé qui tenait toute la largeur du chemin. Avant qu'ils aient pu se préparer à le franchir, un épais brouillard et l'obscurité les enveloppèrent, en sorte qu'ils ne pouvaient rien voir.

Alors les Pèlerins s'écrièrent :

— Hélas ! qu'allons-nous faire ?

Le guide leur répondit :

— Ne craignez rien ; restez tranquilles, et attendons la fin de ceci.

Ils restèrent donc immobiles, car le chemin était barré. Ils crurent entendre plus distinctement le bruit de la course de leurs ennemis ; ils discernèrent mieux le feu et la fumée de la fosse. Alors Christiana dit a Miséricorde :

— Maintenant je vois tout ce que mon mari a dû endurer ; j'avais entendu parler de cet endroit, mais maintenant je l'ai vu. Pauvre homme ! il passa ici, seul, de nuit, il fut dans l'obscurité pendant presque toute sa route, les ennemis rôdant autour de lui comme s'ils voulaient le mettre en pièces. Beaucoup ont parlé de la vallée de l'Ombre-de-la-Mort, mais personne ne peut dire exactement ce qu'elle est avant d'y avoir passé. « Le cœur connaît ses propres chagrins, et un étranger ne saurait partager sa joie » (Proverbes 14.10). C'est une chose effrayante que d'être ici !

— C'est comme si l'on était au milieu des flots, ou précipité au fond des abîmes, répondit Monsieur Grand-Cœur. Il semble que l'on se trouve au plus profond de la mer ou au cœur des montagnes, et que les bornes de la terre nous environnent. Mais « que celui qui marche dans l'obscurité et manque de lumière se confie dans le nom de l'Eternel, qu'il s'appuie sur son Dieu ! » (Psaumes 50.10). Pour ma part, comme je vous l'ai déjà dit, j'ai souvent traversé cette vallée ; j'ai même été plus éprouvé que maintenant ; cependant, vous le voyez, je suis encore en vie. Je ne veux pas me vanter, car je ne suis pas mon propre sauveur, mais j'ai la certitude que nous serons délivrés. Venez, et prions pour demander la lumière à Celui qui peut éclairer notre obscurité et réprimander non seulement ces démons, mais tous les satans de l'enfer.

Alors ils se mirent à prier, et Dieu leur envoya la lumière et la délivrance, car il n'y avait pas d'issue à leur route, coupée par une fosse. Ils n'étaient cependant pas encore au bout de la vallée ; ils continuèrent donc à avancer, mais des odeurs fétides les suffoquaient.

Miséricorde dit à Christiana :

— Ce n'est pas aussi agréable d'être ici qu'à la Porte, dans la maison de l'Interprète ou dans le palais que vous venons de quitter.

— Mais, répliqua l'un des garçons, c'est encore bien moins ennuyeux d'avoir à traverser cet endroit, que si nous devions y séjourner, et autant que je le sais, il y a une raison pour laquelle nous devons suivre cette route pour arriver à la demeure qui nous est préparée : c'est qu'elle nous semblera d'autant meilleure.

— C'est bien dit, Samuel, ajouta le guide. Tu as parlé comme un homme.

— Eh bien, si jamais je sors d'ici, dit le garçon, je crois que j'apprécierai la lumière et le bon chemin plus que je ne l'ai fait dans toute ma vie.

— Nous serons bientôt hors de ce lieu, dit le guide.

Comme ils continuaient leur route, Joseph demanda :

— Ne pouvons-nous pas encore voir la fin de cette vallée ?

— Regardez où vous marchez, répondit Grand-Cœur, car nous sommes maintenant environnés de pièges.

Ils prirent donc bien garde où ils posaient leurs pieds, mais ces pièges les tourmentaient beaucoup. Ils virent alors dans le fossé, à gauche du chemin, un homme dont la chair était déchirée et s'en allait en lambeaux.

Le guide leur dit :

— C'est le cadavre d'un nommé Etourdi qui suivait ce chemin ; il gît là depuis longtemps. Un certain Prends-garde était avec lui quand il fut pris et tué, mais il réussit à s'échapper. Vous ne pouvez vous imaginer le nombre de ceux qui se font tuer ici. Combien sont téméraires ceux qui entreprennent à la légère un semblable pèlerinage, sans se faire accompagner par un guide. Pauvre Chrétien ! c'est un miracle qu'il en soit réchappé. Mais il était aimé de son Dieu, et il avait un cœur droit, sans cela, il n'aurait jamais pu faire ce qu'il a fait.

Ils approchaient maintenant de la fin de la vallée. Juste à l'endroit où Chrétien avait remarqué une caverne, ils virent sortir le géant Assommeur.

Cet Assommeur essayait de corrompre les Pèlerins avec des sophismes. Appelant Grand-Cœur par son nom, il lui dit :

— Combien de fois ne vous a-t-il pas été défendu de faire ces choses ?

— Quelles choses ? demanda Monsieur Grand-Cœur.

— Vous le savez bien ; aussi je vais mettre un terme à votre manière d'agir.

— Mais auparavant, j'aimerais savoir pourquoi je dois combattre, répondit Grand-Cœur.

Les femmes et les enfants tremblaient et ne savaient que faire.

— Vous volez le pays, cria le géant, et vous y commettez les pires larcins.

— Ce ne sont que des accusations vagues, dit Monsieur Grand-Cœur. Arrive au fait, veux-tu ?

— Tu pratiques le métier de voleur d'êtres humains ! Tu enlèves les femmes et les enfants et tu les transportes dans un étrange pays, affaiblissant ainsi le royaume de mon maître.

— Je suis un serviteur du Dieu des cieux, répondit Grand-Cœur ; mon métier est d'exhorter les pécheurs à la repentance. Je dois faire tous mes efforts pour amener les hommes, les femmes et les enfants « des ténèbres à la lumière », et « du pouvoir de Satan à Dieu ». Si c'est là le motif de ta querelle, vidons-là aussitôt, si tu le veux.

Alors le géant s'avança vers Monsieur Grand-Coeur, qui se prépara à le recevoir en tirant son épée. Le géant avait une massue. Sans plus attendre, ils s'attaquèrent. Au premier coup, le géant frappa Monsieur Grand-Coeur au genou. Les femmes et les enfants se mirent à crier, mais Grand-Cœur se relevant, frappa vigoureusement et blessa le géant au bras. Ils combattirent ainsi pendant une heure environ, avec tant d'acharnement que l'haleine du géant lui sortait par les narines comme la vapeur d'un chaudron bouillant.

Ils s'assirent alors pour se reposer. Monsieur Grand-Cœur se mit à prier. Les femmes et les enfants n'avaient fait que soupirer et pleurer pendant toute la durée du combat.

Quand ils se furent reposés et eurent repris haleine, ils recommencèrent à lutter ; alors Monsieur Grand-Cœur, d'un coup droit, étendit le géant sur le sol.

— Laisse-moi me remettre, cria-t-il.

Monsieur Grand-Cœur lui permit généreusement de se relever. Le combat recommença, et il s'en fallut de peu que le géant ne broya le crâne de Grand-Cœur avec sa massue. Voyant cela, celui-ci fondit sur lui de toutes ses forces, et lui perça le flanc sous la cinquième côte. Le géant s'évanouit, et laissa tomber sa massue. Alors Grand-Cœur, d'un second coup, lui trancha la tête.

Les femmes et les enfants poussèrent des cris de joie, et Monsieur Grand-Cœur loua Dieu pour la délivrance qu'il lui avait accordée. Quand ce fut fait, ils élevèrent une colonne, y suspendirent la tête du géant et y mirent cette inscription que les passants pourraient lire :

« Celui à qui appartenait cette tête, était un ennemi des pèlerins ; il les arrêtait et n'en épargnait aucun. Mais moi, Grand-Cœur, le guide des pèlerins, je l'ai combattu et vaincu ».

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