La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE IX

Miséricorde, par sa générosité et son désintéressement, décourage son admirateur, Monsieur Eveillé, l'intelligent mondain. Matthieu tombe malade des suites de son péché, puis il est guéri par le sang de Christ, et instruit sur bien des points. Après avoir admiré différentes choses qui leur sont montrées, les Pèlerins repartent sous la conduite de Grand-Cœur.

Les Pèlerins séjournaient depuis une semaine, environ ; dans ce lieu, quand Miséricorde eut la visite d'un homme qui prétendait avoir de bonnes intentions à son égard. Il se nommait Monsieur Eveillé, possédait quelque instruction et se disait religieux, quoiqu'il fût très attaché au monde.

Il vint plusieurs fois rendre visite à Miséricorde, et lui offrit de l'épouser. Miséricorde était belle, et par conséquent très attrayante. Elle aimait à être toujours occupée ; quand elle n'avait rien à faire pour elle-même, elle confectionnait des vêtements pour les autres, et les donnait à ceux qui en avaient besoin.

Monsieur Eveillé ne savait pas ce qu'elle en faisait, mais il paraissait fort épris, parce qu'il ne la trouvait jamais inactive.

— Ce sera une bonne ménagère ! se disait-il.

Miséricorde conta la chose aux jeunes filles de la maison, et leur demanda des renseignements sur Monsieur Eveillé, car elles le connaissaient mieux qu'elle-même. Elles lui apprirent qu'il était un jeune homme très actif, se disant religieux, mais elles craignaient, ajoutèrent-elles, qu'il ne fût étranger à la puissance de la vérité.

— Alors, dit Miséricorde, je ne veux plus faire attention à lui, car je ne désire pas mettre une entrave à mon âme.

Prudence répliqua qu'il n'était pas nécessaire de le décourager en paroles ; Miséricorde n'avait qu'à continuer à travailler pour les pauvres, et le jeune homme se retirerait de lui-même.

La prochaine fois qu'il vint, il la trouva occupée à travailler pour les pauvres ; et lui dit :

— Quoi ! toujours le même ouvrage dans les mains ?

— Oui, répondit-elle, je travaille tantôt pour moi, tantôt pour les autres.

— Que pouvez-vous ainsi gagner par jour ? demanda-t-il.

— Je fais ces choses, répondit Miséricorde, pour être « riche en bonnes œuvres, pour amasser ainsi pour l'avenir un trésor placé sur un fondement solide, afin de saisir la vie véritable » (1 Timothée 6.18-19).

— Je t'en prie, dis-moi ce que tu fais de ces objets ?

— J'en revêts ceux qui sont nus, répondit-elle.

A ces mots, il changea de contenance.

Il s'abstint désormais de la revoir. Et quand on lui en demanda la raison, il répondit que Miséricorde était une jolie fille, mais qu’elle avait des idées étranges.

Quand il l'eut ainsi quittée, Prudence dit à Miséricorde :

— Ne t'avais-je pas avertie que Monsieur Eveillé ne tarderait pas à t'abandonner ? car nonobstant sa prétendue religion et l'amour qu'il paraissait avoir pour Miséricorde, la miséricorde et lui ont si peu d'affinité qu'ils ne pourraient jamais habiter ensemble.

— J'aurais pu me marier plus tôt, quoique je n'en aie jamais parlé, ajouta Miséricorde, mais ceux qui me recherchaient n'aimaient pas mes idées quoiqu'ils n'aient jamais rien trouvé à redire à ma conduite. Ainsi nous ne pouvions nous accorder.

— Miséricorde, est de nos jours, un peu négligée, comme la vertu dont elle porte le nom; bien peu pratiquent ce que ton nom et cette vertu exigent.

— Eh bien, dit Miséricorde, si personne ne me veut, je mourrai célibataire, ou mes idées me tiendront lieu de mari, car je ne puis changer ma nature ; je ne pourrais jamais avoir un mari dont les idées seraient opposées aux miennes. J'avais une sœur, nommée Bienfaisance, qui épousa un de ces rustres ; mais lui et elle ne purent jamais s'accorder, car elle était résolue de continuer comme elle avait commencé, c'est-à-dire de témoigner de la bonté aux pauvres. Son mari la désavoua publiquement, et la chassa de sa maison.

— Et cependant, je suis sûre qu'il faisait profession de piété, dit Prudence.

— Oui, il était un de ces chrétiens comme il y en a tant dans le monde ! Mais je ne serai jamais à un homme semblable.

Sur ces entrefaites, Matthieu, le fils aîné de Christiana, tomba malade. Il souffrait terriblement des intestins qui, par moments, semblaient se tordre dans son corps.

Non loin de là, demeurait Monsieur Habile, vieux médecin, très réputé. Christiana désira le consulter, et le fit chercher.

Quand il fut venu et qu'il eut examiné le garçon, il conclut qu'il souffrait de coliques. Puis il demanda à sa mère :

— Quelle nourriture Matthieu a-t-il prise ces derniers temps ?

— Rien que des aliments sains, répondit Christiana.

Mais le médecin ajouta :

— Cet enfant a absorbé quelque chose que son estomac ne peut digérer, et qui ne pourra en sortir sans remèdes. Il faut le purger, ou il mourra.

Alors Samuel s'écria :

— Maman, ne serait-ce pas ce que mon frère a cueilli et mangé, aussitôt que nous eûmes passé la porte qui est à l'entrée de ce chemin ? Vous vous souvenez qu'il y avait un verger à gauche, de l'autre côté du mur, et quelques-uns de ses fruits pendaient sur la muraille. Matthieu en a cueilli et en a mangé.

— C'est vrai, mon enfant, dit Christiana, il en a pris et mangé, ce méchant garçon. Je l'ai grondé, mais il a continué.

— Je savais bien qu'il avait absorbé quelque chose de nuisible, dit Monsieur Habile, et ce fruit est peut-être le plus pernicieux de tous. C'est le fruit du verger de Beelzébub. Je suis étonné que personne ne vous ait avertis, car beaucoup de ceux qui en ont mangé sont morts.

Alors Christian a se mit à pleurer, et dit :

— Oh ! le méchant garçon ! oh ! que j'ai été insouciante ! Que puis-je faire pour mon fils ?

— Ne vous laissez pas abattre, dit le médecin. Le garçon pourra guérir, mais il doit se purger et vomir.

— Je vous en prie, Monsieur, faites l'impossible pour le sauver, à n'importe quel prix.

— Non, je serai raisonnable, répondit Habile.

Il lui prépara une purge, mais elle fut trop faible ; on dit qu'elle était faite avec le sang d'un bouc, les cendres d'une génisse et du suc d'hysope, etc. (Hébreux 9.13-19 ; 10.1-14). Quand Monsieur Habile s'aperçut que le remède n'était pas assez fort, il en prépara un plus efficace, fait de Ex carne et sanguine Christi (Jean 6.54-57 ; Hébreux 9.14) (de la chair et du sang de Christ). — Vous savez que les médecins ordonnent d'étranges remèdes à leurs malades. — Ce médicament fut préparé sous formes de pilules, avec une ou deux promesses et une quantité convenable de sel (Marc 9.49). Matthieu devait en prendre trois à jeun, dans un demi verre de larmes de repentance (Zacharie 12.10). Quand cette potion fut prête, on l'apporta au garçon qui eut de la répulsion à l'avaler quoiqu'il fut tourmenté par les coliques.

— Allons, allons, lui dit le médecin, il faut que tu la boives.

— Mais cela me donne des nausées, répondit Matthieu.

— Tu dois la prendre, dit sa mère.

— Je la vomirai, répliqua le garçon.

— Dites-moi, je vous prie, quel goût cela a, demanda Christiana au docteur.

— Cela n'a aucun goût, répondit-il.

La mère porta une pilule à ses lèvres.

— Oh ! Matthieu, dit-elle, ce remède est plus doux que le miel. Si tu aimes ta mère, tes frères, Miséricorde et ta propre vie, prends-le.

Alors avec beaucoup de peine, et après avoir adressé à Dieu une courte prière pour lui demander de bénir ce médicament, il l'avala et fut soulagé. Cela le purgea, le fit vomir, puis reposer tranquillement. Il éprouva une douce chaleur, et une bienfaisante transpiration vint le débarrasser de ses coliques.

Au bout de peu de temps, il put se lever, marcher à l'aide d'une canne, et aller de chambre en chambre causer avec Prudence, Crainte-de-Dieu et Charité, de sa maladie et de sa guérison.

Quand Matthieu fut tout à fait rétabli, Christiana demanda à Monsieur Habile :

— Que puis-je vous offrir pour votre peine et les soins que vous avez prodigués à mon fils ?

Il répondit :

— Vous payerez le Maître du Collège de médecine, selon les règles en usage dans un cas pareil (Hébreux 13. 11-15).

— Mais, Monsieur, ces pilules ne peuvent-elles servir à guérir d'autres maladies ?

— C'est un remède universel ; il est bon pour toutes les maladies auxquelles les pèlerins sont exposés, et bien préparé, il se conserve indéfiniment.

— Préparez-moi alors, je vous prie, douze boites de ces pilules, car je ne compte pas prendre jamais d'autre médicament.

— Ces pilules sont bonnes pour prévenir les maladies, aussi bien que pour les guérir. J'ose même dire que si un homme les emploie convenablement, elles le feront vivre à jamais (Jean 6.51). Mais, chère Christiana, vous ne devrez pas prendre ce remède d'une autre manière que celle que je vous ai indiquée, car il ne ferait aucun effet.

Monsieur Habile remit alors à Christiana des pilules pour elle, pour ses garçons et pour Miséricorde. Il recommanda à Matthieu de faire attention de ne plus manger des pommes mal mûres  puis il l'embrassa, et partit.

Vous vous souvenez que Prudence avait dit aux garçons, qu'ils pourraient, quand ils le voudraient, lui poser des questions profitables à leur instruction, et qu'elle leur répondrait.

Alors Matthieu, celui qui avait été malade, lui demanda :

— Pourquoi les remèdes sont-ils généralement désagréables à notre palais ?

— Pour montrer combien la Parole de Dieu et ses effets sont mal reçus par le cœur naturel.

— Pourquoi un médicament qui opère, purge-t-il et fait-il vomir ?

— Pour montrer que la Parole, quand elle a une réelle influence sur le cœur, le nettoie et le purifie. Car, remarque ce que le remède fait pour le corps, elle le fait pour l'âme.

— Que nous enseignent la flamme du feu qui s'élève dans l'air, et les rayons et les salutaires effluves du soleil qui s'abaissent vers le sol ?

— La flamme qui monte nous enseigne a nous élever aussi vers le ciel par un désir ardent et fervent. Et le soleil qui envoie sa chaleur, ses rayons et sa douce influence sur la terre nous enseigne que le Sauveur du monde, quoique élevé, fait descendre jusqu'à nous sa grâce et son amour.

— D'où provient l'eau des nuages ?

— De la mer.

— Qu'est-ce que cela nous enseigne ?

— Que les ministres doivent chercher leur inspiration auprès de Dieu.

— Pourquoi les nuages se vident-ils sur la terre ?

— Pour montrer que les ministres doivent répandre autour d'eux ce que Dieu leur a enseigné.

— Pourquoi le soleil produit-il l'arc-en-ciel ?

— Pour prouver que l'alliance de la grâce de Dieu nous est confirmée en Christ.

— Pourquoi les sources nous viennent-elles de la mer, à travers la terre ?

— Pour nous enseigner que la grâce de Dieu nous parvient par le corps de Christ.

— Pourquoi certaines sources jaillissent-elles du sommet des montagnes ?

— Pour montrer que l'Esprit de grâce jaillira dans le cœur de ceux qui sont grands et puissants, aussi bien que dans celui des pauvres et des humbles.

— Pourquoi la lumière se file-t-elle dans la mèche de la chandelle ?

— Pour montrer que la grâce doit briller dans nos cœurs, si nous voulons avoir la vraie lumière de la vie.

— Pourquoi la mèche et le suif se consument-ils pour maintenir la lumière de la chandelle ?

— Pour montrer que le corps et l'âme, et l'être tout entier doivent se dépenser pour maintenir, dans de bonnes conditions, la vie de Dieu en nous.

— Pourquoi le pélican se perce-t-il la poitrine avec son bec ?

— Pour nourrir ses petits avec son sang ; cela nous montre que Christ aime tellement ses enfants, son peuple, qu'il les sauve de la mort par son sang.

— Que peut nous enseigner le chant du coq ?

— A nous souvenir du péché et du repentir de Pierre. Le chant du coq annonce aussi que le jour vient ; qu'il te fasse songer au jour du terrible et dernier jugement !

Un mois s'étant écoulé, les Pèlerins dirent aux habitants de la maison qu'ils trouvaient convenable de songer au départ. Alors Joseph dit à sa mère :

— N'oublie pas d'envoyer quelqu'un chez Monsieur l'Interprète pour le prier de nous accorder Monsieur Grand-Cœur, comme guide, pour le reste de notre voyage.

— Cher garçon, répondit-elle, j'ai failli l'oublier !

Elle rédigea donc une pétition, et pria le Portier, Monsieur Vigilant, de l'envoyer par un homme sûr à son ami, Monsieur l'Interprète.

Celui-là, l'ayant lue, dit au messager :

— Va, et dis-leur que je l'enverrai.

Quand la famille chez laquelle Christiana se trouvait vit qu'elle formait le projet de partir, elle rassembla toute la maisonnée pour remercier leur Roi de leur avoir envoyé des hôtes aussi utiles et aussi agréables.

Ceci fait, ils dirent à Christiana :

— Nous avons la coutume de montrer aux pèlerins qui passent par ici des choses sur lesquelles ils peuvent méditer le long du chemin. Nous allons en user de même à votre égard.

Ils conduisirent donc Christiana, ses enfants et Miséricorde dans un cabinet, et leur montrèrent une pomme semblable à celle qu'Eve avait mangée et dont elle avait donné à manger à son mari, ce qui fut la cause de leur renvoi du Paradis ; puis ils leur demandèrent ?

— Que pensez-vous de cela ? Alors Christiana répondit :

— Je ne sais si c'est une nourriture ou un poison.

Ils lui expliquèrent la chose (Genèse 8.1-6 ; Romains 7.24) et Christiana, saisie d'étonnement, leva les mains au ciel.

On les conduisit ensuite dans un lieu où on leur montra l'échelle de Jacob sur laquelle quelques anges montaient à ce moment. Christiana et ses compagnons ne se lassaient pas de voir les anges s'élever (Genèse 28.12).

Puis on voulut les emmener dans un autre endroit pour leur montrer autre chose, mais Jacques dit à sa mère :

— Prie-les de nous laisser un peu plus longtemps ici, car c'est un curieux spectacle.

Ils se rassasièrent donc encore un moment de cette vue. Ensuite on les mena dans un endroit où était suspendue une ancre d'or ; ils prièrent Christiana de la prendre, « car », dirent-ils, « vous devez l'emporter avec vous, c'est absolument nécessaire, afin que vous puissiez la fixer au dedans du voile, et demeurer ferme quand vous rencontrerez la tempête » (Hébreux 6.19).

Elle en fut très heureuse. On les conduisit ensuite sur la montagne où Abraham, notre père, offrit son fils Isaac en sacrifice ; on leur montra l'autel, le bois, le feu et le contrat, car on peut les voir encore aujourd'hui. Quand ils les eurent examinés ils levèrent les mains et bénirent Dieu, en disant :

— Oh ! quel amour Abraham avait pour son Maître, et quel esprit de sacrifice !

Après leur avoir montré toutes ces choses, Prudence les introduisit dans une salle à manger où se trouvait un excellent clavecin ; elle en joua et se mit à chanter :

Ecoutez-moi, peuple juste et fidèle !
Unissez-vous à mes accents ;
Et que vos Cœurs, pleins d'une ardeur nouvelle,
Jusques aux cieux portent leurs chants.
Oui, répétez tressaillant d'allégresse,
Que chaque jour vous recevez
Mille bienfaits de la riche tendresse
Du Roi puissant que vous servez.

Sur ces entrefaites, quelqu'un frappa à la porte. Le Portier ouvrit, et voici, Monsieur Grand-Cœur était là ! Quand il fut entré, leur joie éclata, car les Pèlerins se souvinrent comment, peu de temps auparavant, il avait tué le féroce géant Sanguinaire, et les avait délivrés des lions.

Alors, Monsieur Grand-Cœur dit à Christiana et à Miséricorde :

— Mon Seigneur envoie à chacune de vous une bouteille de vin et du grain rôti, ainsi qu'une coupe de grenades ; aux enfants, des figues et des raisins, pour que vous puissiez vous rafraîchir le long de la route.

Ils se préparèrent tous à partir ; Prudence et Crainte-de-Dieu les accompagnèrent. Quand ils furent arrivés à la porte, Christiane demanda au Portier si quelqu'un avait passé par là dernièrement.

— Un seul homme, répondit-il, il y a déjà quelque temps ; il m'a appris qu'un vol important a été commis sur le chemin du Roi, où vous allez passer ; mais, a-t-il ajouté, les voleurs sont pris, et vont être jugés.

Christiane et Miséricorde prirent peur, mais Matthieu dit :

— Mère, tu n'as rien à craindre, aussi longtemps que Monsieur Grand-Cœur nous accompagne et nous guide.

Alors Christiana dit au Portier :

— Monsieur, je vous suis très obligée pour toute la bonté que vous m'avez témoignée depuis mon arrivée ici, ainsi que pour votre tendresse et votre bienveillance envers mes enfants. Je ne sais comment vous récompenser. Je vous en prie, acceptez cette obole comme un témoignage de mon respect.

En disant cela, elle lui mit dans la main un angelot d'or. Monsieur Vigilant lui fit une profonde révérence, et lui dit :

— « Que tes vêtements soient toujours blancs, et que ta tête ne soit jamais privée d'onction ! » (Ecclésiaste 9.8). Que Miséricorde vive à toujours, et que ses œuvres soient nombreuses !

Puis il dit aux garçons :

— « Fuyez les passions de la jeunesse, et recherchez la justice, la foi, la charité, avec ceux qui invoquent le Seigneur d'un cœur pur » (2 Timothée 2.22), vous ferez ainsi la joie de votre mère, et vous serez loués par tous les gens sensés.

Ils remercièrent le Portier, et partirent.

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