Si seulement mes paroles étaient écrites,
Si elles pouvaient être consignées dans un livre et gravées,
Avec un burin de fer et du plomb
Sculptées pour toujours sur le roc !
Et moi, je sais que mon vengeur est vivant ;
Et qu’il s’élèvera le dernier sur la poussière.
Et quand après ma peau ce reste aura été détruit,
Sans ma chair, je verrai Dieu !
Oui, moi, je le verrai propice,
Mes yeux le verront, et non pas comme un étranger !
Mes reins se consument d’attente au-dedans de moi.
Il y quatre mille ans, sous le ciel d’Arabie, non loin d’une maison en ruines, un lépreux couché sur la terre, environné de ses amis venus pour le consoler, s’écriait après avoir répandu l’amertume de son âme : « Oh ! que ne puis-je maintenant graver mes discours avec un burin de fer sur une lame de plomb ou sur la pierre, pour les transmettre à la postérité ! » Qu’allait donc dire de si magnifique l’homme qui voulait conserver ses paroles à la contemplation des âges à venir ? Le voici : « Pour moi je sais que mon Rédempteur est vivant, qu’il restera le dernier sur la terre, et qu’après que ma peau sera détruite je verrai Dieu de ma chair, je le verrai moi-même, de mes yeux, moi, et non pas un autre ! »
Et ces paroles ont été écrites il y a quatre mille ans ! vingt siècles avant la venue de ce Rédempteur sur la terre ! Ce n’est pas saint Paul, c’est Job qui s’écrie : « Je sais, oui, je sais que mon Rédempteur est vivant ! Lorsque ma peau sera détruite, je verrai Dieu dans ma chair, de mes yeux, moi et non pas un autre ! » Il y a dans ce transport d’allégresse anticipée, dans cette vision de Christ deux mille ans d’avance, quelque chose qui saisit l’imagination ; on éprouve le besoin de relire ce passage pour s’assurer qu’on ne s’est point trompé ; on regarde au titre du livre pour se convaincre qu’on est bien aux premières pages de l’Ancien Testament, et non pas aux dernières du Nouveau ; enfin on reste confondu d’étonnement quand on ne peut plus douter que cette parole tout odorante de Christ et d’Évangile remonte bien réellement à quatre mille ans ! Mais c’est peu que d’avoir lu cette parole ; il faut l’approfondir, et c’est ce que nous allons essayer.
Le lecteur qui connaît le livre de Job s’étonne d’un contraste que présente, ce passage avec ce qui le précède et ce qui le suit. Frappé dans sa famille et dans sa personne, Job accepte d’abord avec résignation les maux venant, dit-il, du même Dieu qui lui donna jadis les biens. Plus tard, il confesse encore son péché, en demandant toutefois, avec amertume, pourquoi son juge le punit aussi sévèrement. Mais tout à coup, comme s’il venait de reconnaître, sous une influence soudaine de l’Esprit Saint, combien ses murmures sont coupables, le patriarche s’arrête, se recueille et s’écrie : « Oh ! si ce que je vais dire à cette heure pouvait être gravé par le burin sur la pierre ! Oui, je sais que mon Rédempteur est vivant, que mes yeux le verront ! » Et presque aussitôt Job, retombant de cette hauteur, de la vision spirituelle, exhale une longue plainte contre ce même Dieu qu’il se réjouit de revoir un jour.
Hélas ! la contradiction de Job est celle de nos chrétiens, tour à tour croyants et incrédules, saints et pécheurs, priant aujourd’hui le Dieu oublié par eux hier ; espérant, craignant, mêlant les larmes aux sourires ; changeant comme un ciel d’automne où le soleil et les nuages se chassent tour à tour. L’histoire de Job est celle de David interrompant ses Psaumes pour courir à l’adultère ; l’histoire de Pierre jurant fidélité à Jésus quelques heures avant de le renier ; celle de saint Paul déplorant sa pratique du mal au milieu même de son amour pour le bien, et s’écriant avec horreur : « Qui me délivrera de ce corps ? » à l’heure même où plein de joie il ajoute : Je rends grâce à Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur !
Quelle misère que la nôtre ! que nous ne puissions pas nous maintenir un jour entier dans l’atmosphère paisible de la foi ! qu’à chaque instant, sans savoir d’où ni comment, la tentation tombe sur notre cœur, le mal sous notre main, avant que nous ayons eu le temps de songer à nous en garantir ! Dans le même jour, heureux en Jésus, misérables dans le monde ; contents de vivre et dégoûtés de la vie ; colères et pacifiques, croyants et incrédules, saints et pécheurs, plus mobiles que les flots, et ne laissant pas plus qu’eux de traces de nos agitations de chaque jour sur la surface du lendemain. C’est là une vacillation humiliante qui devrait bien nous apprendre à nous défier de nous-mêmes pour nous tenir plus constamment sous la dépendance du Seigneur. D’autre part ce mélange de bien et de mal en nous est bien propre à fortifier notre foi languissante, car il proclame la vérité des doctrines évangéliques ; c’est un signe de notre double nature, une trace de notre chute et une preuve de l’action de l’Esprit-Saint sur notre cœur corrompu. « On ne tire pas le pur de l’impur, » dit ailleurs le livre de Job ; ce n’est donc pas de Dieu que viennent nos tentations et nos péchés, comme ce n’est pas de nous-mêmes que procèdent nos bonnes pensées et nos bonnes actions. Dieu agit par moment sur nous, et par moment nous abandonne à nous-mêmes ; de là cette confusion, inexplicable pour quiconque n’admet pas la corruption naturelle de l’homme et sa régénération possible par l’Esprit-Saint. Mais poursuivons.
Job parle de sa mort : « Lorsque ma peau sera détruite, » dit-il ; et il parle de sa résurrection, car il ajoute : « Alors je verrai Dieu en ma chair. » Quelques personnes se plaignent que l’Ancien Testament ne parle pas assez clairement de la vie à venir. Je leur demande ce qu’on pourrait dire de plus clair que ces paroles : « Quand ma peau sera détruite, je verrai Dieu en ma chair. » Est-ce là une simple présomption, une faible espérance ? Job dit : « Je sais ; » non pas je pense, mais je sais ; non pas j’espère, mais je sais ; non pas je doute, mais je sais, je sais que je verrai Dieu !
Ne croirait-on pas entendre David disant dans un de ses Psaumes : « Je sais en qui j’ai cru ? » ou saint Paul s’écriant : « Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les choses à venir ne pourront me séparer de l’amour que Dieu m’a témoigné en Jésus-Christ ? « Je sais, » dit Job ; « je sais, » dit David ; « je suis assuré, » dit Paul. N’est-ce pas toujours la même foi pleine d’assurance ?
Oui, telle est la nature de la foi chrétienne : ce n’est pas une espérance, c’est une profonde conviction ; elle n’est pas suspendue au bout d’une longue et pesante chaîne de raisonnement que sa longueur et que son poids eux-mêmes peuvent rompre ; non, cette foi part avec élan de l’âme, elle se prouve à elle-même et s’inquiète fort peu que les hommes la confirment ou la nient ; elle a conscience d’elle-même ; elle se sent vivre, et comme un grand philosophe le disait de lui, elle dit d’elle-même : « Je me sens, donc je suis. » Mais entendons-nous bien : la foi chrétienne n’a pas seulement la conviction qu’elle existe comme foi ; mais la foi chrétienne a la conviction qu’elle est la vérité, en sorte que, lorsqu’elle se fait jour dans un cœur, elle l’éclaire, le calme, le rend heureux. Nous disions tout à l’heure qu’il arrive au même homme de croire et d’être incrédule ; mais sa foi et son incrédulité ne viennent pas s’unir dans son cœur à la même heure, de manière à produire un mélange qu’on pourrait appeler le doute. Non, le doute, c’est encore l’incrédulité ; quand la foi est là, on la sent, elle agit ; on ne songe pas à en constater l’existence avec la main ni avec l’esprit ; elle parle à l’âme au nom de Dieu, et cela suffit. C’est ainsi que Job et David ont pu dire : « Je sais, » et saint Paul : « Je suis assuré. »
Une telle vivacité de foi se trouve-t-elle en vous ? ou bien vous paraît-elle une exagération ? Dans ses élans votre foi vous montre-t-elle le ciel ouvert comme à Etienne ? vous fait-elle désirer de déloger de cette terre comme Paul ? ou bien n’est-elle qu’un palliatif pour endormir vos craintes de la mort, un voile pour vous dérober la perspective du néant, et l’acceptez-vous comme une douce illusion dorant une triste vérité ? En un mot, dites-vous comme le monde : Il est consolant de croire, ce qui veut dire qu’il est bon d’être trompé, et que, quand on ne peut plus retenir la vie, il faut accepter la foi comme un pis-aller ? Que chacun de nous s’examine et prononce pour lui-même ; mais que tous se rappellent que la foi véritable doit arriver à dire comme le patriarche : « Je sais ; » et comme l’apôtre : « Je suis certain. »
Maintenant, quel est l’objet de la foi de Job ? Est-ce uniquement sa résurrection ? Non ; car on ressuscite aux peines éternelles comme à l’éternelle vie ; on peut voir Dieu pour reposer dans son sein ou pour tomber sous sa main. Non, Job connaît autre chose que la vie à venir ; il connaît son Rédempteur.
Mais est-ce bien d’un Rédempteur pour ses péchés que parle ici le patriarche ? Si vous en doutez, écoutez ce qu’il dit ailleurs : « Comment l’homme mortel se justifierait-il devant le Dieu fort ? S’il veut plaider avec lui, il ne lui répondra pas sur un seul article de mille. Quant à moi, j’ai péché. Pourquoi, ô mon Dieu, n’ôtes tu pas mon péché ? Je demanderais grâce à mon juge. Mes péchés sont liés comme un faisceau ; tu as assemblé mes iniquités ; tu me fais recevoir la faute des péchés de ma jeunesse. »
D’ailleurs, de quoi, si ce n’est de ses péchés, Job avait-il besoin d’être racheté ? Quelle autre richesse que l’innocence pouvait lui ouvrir le ciel et lui faire voir son Dieu ? Étaient-ce ses dettes d’argent sur la terre que son Rédempteur devait acquitter ? Était-ce une seconde vie terrestre qu’il devait lui faire obtenir ? Évidemment non, puisque, après avoir parlé de son Rédempteur et de sa mort, Job se trouve devant Dieu. Sa vie rachetée n’est donc pas sur la terre, mais au ciel, non dans le temps, mais pendant l’éternité. Or, dans le ciel et pour l’éternité, sont-ce des biens matériels qu’il faut apporter pour vivre heureux ? N’est-ce pas plutôt la sainteté ? Et, dès lors, ce qu’il faut acquitter, n’est-ce pas le péché ?
Oui, c’est d’une rédemption de ses péchés que parle Job deux mille ans avant la publication de l’Évangile, et ce qui nous reste à découvrir, c’est quel était ce Rédempteur dont il nous parle deux mille ans avant la venue de Jésus-Christ.
Observez d’abord que dans ce passage le Rédempteur est mis sur la même ligne que Dieu lui-même : « Je sais, dit Job, que mon Rédempteur est vivant et que je verrai Dieu. » Oserait-on dire que ce Rédempteur de Job fût un homme ou bien un ange, quand il en place le nom à côté de celui de son Créateur, et que le premier est auteur d’un salut qui conduit devant le second ? Non ; cela nous paraît impossible. D’un autre côté, la désignation du Rédempteur et de Dieu sous deux noms différents ne suppose-t-elle pas deux personnes différentes ? Et s’il s’agissait ici d’une identité, Job n’eût-il pas dit plutôt : Je sais que mon Rédempteur est vivant et que je le verrai ? Mais non, il distingue son Dieu de son Rédempteur.
Ainsi, d’un côté le Rédempteur de Job ne saurait être une créature : il est placé trop près de Dieu ; d’autre part, les deux noms supposent deux personnes. Je suis donc conduit à reconnaître dans ce passage le Dieu Père et Fils du Nouveau Testament. En quoi consiste la ressemblance, en quoi la distinction ? Sans doute, Job n’en avait pas une vue claire sous l’ancienne économie, puisque nous ne l’avons pas même encore sous la nouvelle ; mais il me suffit ici d’avoir fait remarquer que le Rédempteur de Job est celui des chrétiens, pour tirer de ce rapprochement une précieuse conséquence.
Quel sujet de joie s’élève de cette étonnante harmonie entre l’ancienne et la nouvelle alliance, entre les apôtres et les patriarches ! N’est-il pas bien doux de retrouver mot à mot l’Évangile dans le livre le plus ancien du monde ? N’est-ce pas une puissante confirmation de la vérité de la grande doctrine du salut par la croix ? N’est-ce pas une preuve que les deux Testaments ont été écrits sous la même inspiration descendant du ciel comme une rosée, toujours la même à des siècles d’intervalle ? Oui, et je bénis mon Dieu d’avoir projeté la lumière de Christ sur les siècles passés comme sur les siècles à venir, non seulement parce qu’ainsi dans tous les temps des hommes mes frères ont pu s’y réjouir, mais encore parce que ma propre foi se fortifie sous un soleil que je vois briller dans tous les âges et sur tout l’univers.
Mais arrivons aux dernières paroles de notre texte : « Je le verrai moi-même, dit Job, de mes yeux, moi, et non pas un autre. »
C’est donc nous, nous-mêmes qui verrons Dieu ! moi qui vous parle ! moi, peut dire chacun de ceux qui écoutent, moi, je verrai Dieu ! Oh ! quelle magnifique vision ! la vision dans la gloire de Celui qui créa le monde, sema les étoiles et qui gouverne l’univers ! Et ce sera moi-même qui verrai tout cela ! Ce ne sera pas moi transformé en un nouvel être, revêtu d’un autre corps, ayant d’autres yeux, mais ce seront les mêmes yeux, qui dans ce moment lisent ce livre, qui contempleront ce Dieu ! Seulement, ce corps, ces yeux, aujourd’hui corruptibles, auront alors revêtu l’incorruptibilité. Ce sera moi, avec mes souvenirs, avec mes affections, et dès lors avec mes amis de cette terre. Je ne perdrai aucune de mes facultés actuelles ; au contraire, elles auront pris l’énergie qui convient à l’éternité. Je me ressouviendrai de ma vie terrestre, et, comme ici-bas déjà le temps transforme les souffrances passées en souvenirs mélancoliques et doux, bien mieux, dans le ciel, mes souvenirs de la terre seront-ils purifiés de toute amertume. Nous nous reposerons de nos peines, nous contemplerons sans danger nos anciens périls. Nous porterons nos regards sur les tempêtes de l’ancien monde, sans terreur, assis sur le rivage de l’éternité. Vous me direz : Vous souvient-il de nos lectures pieuses sur la terre ? et je vous répondrai : Il m’en souvient, je me souviens de ces douces heures de culte et de prière, de ces mouvements en moi de l’Esprit de Dieu qui me donnait la paix et la joie. Comme nous étions heureux dans ces élans de foi vive, montant de la terre où nous étions vers le ciel où nous sommes ! Comme nous aurions payé cher alors et volontiers un coup d’œil jeté sur cet avenir, présent à cette heure ; sur ces anges, nos frères ; sur ce Jésus, assis là, près de son Père ! Et cependant, comme nous étions loin de nous figurer ce que nous voyons et sentons ! Je me retrouve bien le même être, mais tout est ici différent de ce que je m’étais figuré. C’est bien moi, moi-même, qui, de mes yeux, vois, comme nous le disait Job sur la terre, c’est bien moi qui contemple mon Rédempteur, mais mon Rédempteur cent et cent fois plus aimable et plus aimant que je n’avais pu le concevoir. Oh ! ce n’est qu’ici et qu’à cette heure que nous pouvions comprendre cette parole : Dieu est amour !
Mais, hélas ! mes frères, je retombe sur la terre, mes yeux parcourent encore un livre ; ils ne contemplent pas encore mon Dieu. Encore quelques jours d’exil, et puis la patrie ; encore quelques heures de foi, ensuite la vue. Patience, courage et persévérance ; quand l’abattement nous reviendra, rappelons-nous que c’est nous, nous-mêmes, et non pas un autre, qui verrons Dieu. Rappelons-nous que nous avons un Rédempteur, et que, pour Job lui-même, ce n’était pas une probabilité, mais une certitude qui lui fit dire ; deux mille ans avant la venue de Jésus sur la terre : « Je sais. » Comment ne le dirions-nous pas, nous, deux mille ans après ? N’allons pas nous imaginer que nous soyons placés trop bas sur l’échelle des êtres pour monter jusqu’à Dieu ; car Celui qui releva Job le mit sur la cendre et lui donna plus qu’il n’avait jamais eu, plus qu’il n’avait jamais espéré ! Il a su du néant nous conduire à la vie ; ne saura-t-il pas de la terre nous conduire aux cieux !