Saint Augustin établit que les bons anges veulent qu’on offre à Dieu seul, objet de leurs propres adorations, les honneurs divins et les sacrifices qui constituent le culte de latrie. Il discute ensuite contre Porphyre sur le principe et la voie de la purification et la délivrance de l’âme.
C’est un point certain pour quiconque use un peu de sa raison que tous les hommes veulent être heureux ; mais qui est heureux et d’où vient le bonheur ? voilà le problème où s’exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé parmi les philosophes tant de grandes et vives controverses. Nous n’avons pas dessein de les ranimer ; ce serait un long travail, inutile à notre but. Il nous suffit qu’on se rappelle ce que nous avons dit au huitième livre, alors que nous étions en peine de faire un choix parmi les philosophes, pour débattre avec eux la question du bonheur de la vie future et savoir s’il est nécessaire pour y parvenir d’adorer plusieurs dieux ou s’il ne faut adorer que le seul vrai Dieu, créateur des dieux eux-mêmes.
On peut se souvenir, ou au besoin s’assurer par une seconde lecture, que nous avons choisi les Platoniciens, les plus justement célèbres parmi les philosophes, parce qu’ayant su comprendre que l’âme humaine, toute immortelle et raisonnable qu’elle est, ne peut arriver à la béatitude que par sa participation à la lumière de celui qui l’a faite et qui a fait le monde, ils en ont conclu que nul n’atteindra l’objet des désirs de tous les hommes, savoir le bonheur, qu’à condition d’être uni par un amour chaste et pur à cet être unique, parfait et immuable qui est Dieu. Mais comme ces mêmes philosophes, entraînés par les erreurs populaires, ou, suivant le mot de l’Apôtre, perdus dans le néant de leurs spéculations[1], ont cru qu’il fallait adorer plusieurs dieux, au point même que quelques-uns d’entre eux sont tombés dans l’erreur déjà longuement réfutée du culte des démons, il faut rechercher maintenant, avec l’aide de Dieu, quel est, touchant la religion et la piété, le sentiment des anges, c’est-à dire de ces êtres immortels et bienheureux établis dans les sièges célestes, Dominations, Principautés, Puissances, que ces philosophes appellent dieux, et quelques-uns bons démons, ou, comme nous, anges ; en termes plus précis, il faut savoir si ces esprits célestes veulent que nous leur rendions les honneurs sacrés, que nous leur offrions des sacrifices, que nous leur consacrions nos biens et nos personnes, ou que tout cela soit réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre.
Tel est, en effet, le culte qui est dû à la divinité ou plus expressément à la déité, et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d’expression latine suffisamment appropriée, je me servirai d’un mot grec. Partout où les saintes Ecritures portent λατρεία, nous traduisons par service ; mais ce service qui est dû aux hommes et dont parle l’Apôtre, quand il prescrit aux serviteurs d’être soumis à leurs maîtres[2], est désigné en grec par un autre terme[3]. Le mot λατρεία, au contraire, selon l’usage de ceux qui ont traduit en grec le texte hébreu de la Bible, exprime toujours, ou presque toujours, le service qui est dû à Dieu. C’est pourquoi il semble que le mot culte ne se rapporte pas d’une manière assez exclusive à Dieu, puisqu’on s’en sert pour désigner aussi les honneurs rendus à des hommes, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres auxquels nous nous soumettons par une humilité religieuse, mais aussi aux choses qui nous sont soumises ; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n’appellent leurs dieux cœlicoles qu’à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu’on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres ; le mot colon est pris ici au sens où l’a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers :
« Il était une antique cité habitée par des colons tyriens[4] ».
C’est dans le même sens qu’on appelle colonies les États fondés par ces essaims de peuples qui sortent d’un État plus grand. En somme, il est très-vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu’à Dieu seul ; mais comme on lui donne encore d’autres acceptions, il s’ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s’exprimer d’un seul mot.
Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c’est pour cela qu’on s’en est servi pour rendre le mot grec θρησϰεία (thrêskeia). Toutefois, comme l’usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu’aux ignorants, qu’il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu’en appliquant ce mot au culte de la déité, on n’évite pas l’équivoque ; et dire que la religion n’est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l’acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine[5]. Il en est de même du mot piété, en grec εὐσέβεια. Il désigne proprement le culte de Dieu[6] ; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s’en sert même pour marquer les œuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces œuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu’on donne à Dieu même le titre de pieux[7]. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot εὐσέβεῖν dans ce sens, et c’est pourquoi, en certains passages de l’Écriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot εὐσέβεια, qui désigne le culte en général, le mot θεοσέβεια qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il nous est impossible de rendre par un seul mot l’une ou l’autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent λαθρεία, et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi θρησϰεία, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d’un seul mot, θεοσέβεια, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n’appartient qu’à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs[8]. Cela posé, il suit, de deux choses l’une : que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes ; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur ?
[1] Rom. I, 21.
[2] Eph. VI, 5.
[3] Ce terme est δουλεία. Saint Augustin développe en d’autres ouvrages la distinction de la δουλεία et de λατρεία (Voyez le livre XV Contra Faust., n. 9 et le livre XX, n. 21. Comp. Lettres, CII, n. 20 et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Quæst. in Exod., qu. 94 : « La δουλεία est due à Dieu, en tant que Seigneur ; la λατρεία est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul ».
[4] Virgile, Énéide, livre I, vers 12.
[5] Voyez Cicéron, Pro Rosc. Amer., cap. 24.
[6] Voyez Sophocle, Philoct., vers 1440-1444.
[7] II Par., XXX, 9 ; Eccli. II, 13 ; Judith, VII, 20.
[8] Ps. LXXXI, 6 ; Jean, X, 34, 35.
Mais nous n’avons sur ce point aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l’école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu’eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d’elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du monde, n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de l’intelligible. Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l’âme, la lune ; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable, ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n’hésite pas à reconnaître l’existence et qu’il place dans le ciel), cette âme, dis-je, n’a au-dessus de lui que Dieu, créateur du monde et de l’âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et de la vérité[1]. Or, cette doctrine est parfaitement d’accord avec l’Evangile, où il est dit : « Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s’appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui à qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde[2] ». Cette distinction montre assez que l’âme raisonnable et intellectuelle, telle qu’elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière, et qu’elle ne brille qu’en participant à la lumière véritable. C’est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il ajoute, rendant témoignage à la lumière : « Nous avons tous reçu de sa plénitude[3] ».
[1] Voyez Plotin, Ennéades, II, lib. IX, cap. 2 et 3. – Comp. ibid., III, lib. IX, cap. 1 ; lib. V, cap. 3 ; lib. VIII, cap. 9.
[2] Jean, I, 6-9.
[3] Ibid. 16.
Cela étant, si les Platoniciens et les autres philosophes qui acceptent ces mêmes principes, connaissant Dieu, le glorifiaient comme Dieu et lui rendaient grâces, s’ils ne se perdaient pas dans leurs vaines pensées, s’ils n’étaient point complices des erreurs populaires, soit qu’ils en aient eux-mêmes semé le germe, soit qu’ils n’osent en surmonter l’entraînement, ils confesseraient assurément que ni les esprits immuables et bienheureux, ni les hommes mortels et misérables ne peuvent être ou devenir heureux qu’en servant cet unique Dieu des dieux, qui est le nôtre et le leur.
C’est à lui que nous devons, pour parler comme les Grecs, rendre le culte de latrie, soit dans les actes extérieurs, soit au dedans de nous ; car nous sommes son temple, tous ensemble comme chacun en particulier[1], et il daigne également prendre pour demeure et chaque fidèle et le corps de l’Église, sans être plus grand dans le tout que dans chaque partie, parce que sa nature est incapable de toute extension et de toute division. Quand notre cœur est élevé vers lui, il est son autel ; son Fils unique est le prêtre par qui nous le fléchissons ; nous lui immolons des victimes sanglantes, quand nous versons notre sang pour la vérité et pour lui ; l’amour qui nous embrase en sa présence d’une flamme sainte et pieuse lui est le plus agréable encens ; nous lui offrons les dons qu’il nous a faits, et nous nous offrons, nous nous rendons nous-mêmes à notre créateur ; nous rappelons le souvenir de ses bienfaits, par des fêtes solennelles, de peur que le temps n’amène l’ingratitude avec l’oubli ; enfin nous lui vouons sur l’autel de notre cœur, où rayonne le feu de la charité, une hostie d’humilité et de louange. C’est pour le voir, autant qu’il peut être vu, c’est pour être unis à lui que nous nous purifions de la souillure des péchés et des passions mauvaises, et que nous cherchons une consécration dans la vertu de son nom ; car il est la source de notre béatitude et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y rattachant, au lieu de nous en détacher pour notre malheur, le méditant et le relisant sans cesse (d’où vient, dit-on[2], le mot religion), nous tendons vers lui par l’amour, afin de trouver en lui le repos et de posséder la béatitude en possédant la perfection. Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n’est autre chose que l’union avec Dieu ; c’est en le saisissant, si on peut ainsi dire, par un embrassement spirituel, que l’âme devient féconde en véritables vertus. Aussi nous est-il ordonné d’aimer ce bien de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre vertu. Vers lui doivent nous conduire ceux qui nous aiment ; vers lui nous devons conduire ceux que nous aimons. Et par là s’accomplissent ces deux commandements qui renferment la loi et les Prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de tout ton esprit ». – « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[3] ». Pour apprendre à l’homme à s’aimer lui-même comme il convient, une fin lui a été proposée à laquelle il doit rapporter toutes ses actions pour être heureux ; car on ne s’aime que pour être heureux, et cette fin, c’est d’être uni à Dieu[4]. Lors donc que l’on commande à celui qui sait déjà s’aimer comme il faut, d’aimer son prochain comme soi-même, que lui commande-t-on, sinon de se porter, autant qu’il est en son pouvoir, à aimer Dieu ? Voilà le vrai culte de Dieu, voilà la vraie religion, voilà la solide piété, voilà le service qui n’est dû qu’à Dieu. Quelque hautes, par conséquent, que soient l’excellence et les vertus des puissances angéliques, si elles nous aiment comme elles-mêmes, elles doivent souhaiter que nous soyons soumis, pour être heureux, à celui qui doit aussi avoir leur soumission pour faire leur bonheur. Si elles ne servent pas Dieu, elles sont malheureuses, étant privées de Dieu ; si elles servent Dieu, elles ne veulent pas qu’on les serve à la place de Dieu, et leur amour pour lui les fait au contraire acquiescer à cette sentence divine : « Celui qui sacrifiera à d’autres dieux qu’au Seigneur sera exterminé[5] ».
[1] I Cor. III, 16, 17.
[2] Dans ce passage étrange, saint Augustin paraît faire allusion à Cicéron, qui dérive quelque part religio de relegere : « Qui omnia quæ ad Dei cultum pertinerent diligenter pertractarent et quasi relegerent sunt dicti religiosi ex relegendo (De nat. Deor., II, 28) ». Lactance veut que religio vienne de religare (Inst., IV, 28).
[3] Matt. XXII, 37-40.
[4] Ps. LXXII, 28.
[5] Exod. XXII, 20.
Sans parler en ce moment des autres devoirs religieux, il n’y a personne au monde qui osât dire que le sacrifice soit dû à un autre qu’à Dieu. Il est vrai qu’on a déféré à des hommes beaucoup d’honneurs qui n’appartiennent qu’à Dieu, soit par un excès d’humilité, soit par une pernicieuse flatterie ; mais, outre qu’on ne cessait pas de regarder comme des hommes ceux à qui on donnait ces témoignages d’honneur, de vénération, et, si l’on veut, d’adoration, qui jamais a pensé devoir offrir des sacrifices à un autre qu’à celui qu’il savait, ou croyait, ou voulait faire croire être Dieu ? Or, que le sacrifice soit une pratique très-ancienne du culte de Dieu, c’est ce qui est assez prouvé par les sacrifices de Caïn et d’Abel, le premier rejeté de Dieu, le second regardé d’un œil favorable.
Qui serait assez insensé pour croire que Dieu ait besoin des choses qu’on lui offre en sacrifice ? L’Ecriture sainte témoigne le contraire en plusieurs endroits, et il suffira de rapporter cette parole du Psaume : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, car vous n’avez pas besoin de mes biens[1] ». Ainsi, Dieu n’a besoin ni des animaux qu’on lui sacrifie, ni d’aucune chose terrestre et corruptible, ni même de la justice de l’homme, et tout le culte légitime qui lui est rendu n’est utile qu’à l’homme qui le lui rend. Car on ne dira pas qu’il revienne quelque chose à la fontaine de ce qu’on s’y désaltère, ou à la lumière de ce qu’on la voit. Que si les anciens patriarches ont immolé à Dieu des victimes, ainsi que nous en trouvons des exemples dans l’Écriture, mais sans les imiter, ce n’était qu’une figure de nos devoirs actuels envers Dieu, c’est-à-dire du devoir de nous unir à lui et de porter vers lui notre prochain. Le sacrifice est donc un sacrement, c’est-à-dire un signe sacré et visible de l’invisible sacrifice. C’est pour cela que l’âme pénitente dans le Prophète ou le Prophète lui-même, cherchant à fléchir Dieu pour ses péchés, lui dit : « Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l’aurais offert avec joie ; mais vous n’avez point les holocaustes pour agréables. Le vrai sacrifice est une âme brisée de tristesse ; vous ne dédaignez pas, ô mon Dieu ! un cœur contrit et humilié[2] ». Remarquons qu’en disant que Dieu ne veut pas de sacrifices, le Prophète fait voir en même temps qu’il en est un exigé de Dieu. Il ne veut point le sacrifice d’une bête égorgée, mais celui d’un cœur contrit. Ainsi ce que Dieu ne veut pas, selon le Prophète, est ici la figure de ce que Dieu veut. Dieu ne veut pas les sacrifices, mais seulement au sens où les insensés s’imaginent qu’il les veut, c’est-à-dire pour y prendre plaisir et se satisfaire lui-même ; car s’il n’avait pas voulu que les sacrifices qu’il demande, comme, par exemple, celui d’un cœur contrit et humilié par le repentir, fussent signifiés par les sacrifices charnels qu’on a cru qu’il désirait pour lui-même, il n’en aurait pas prescrit l’offrande dans l’ancienne loi. Aussi devaient-ils être changés au temps convenable et déterminé, de peur qu’on ne les crût agréables à Dieu par eux-mêmes, et non comme figure de sacrifices plus dignes de lui. De là ces paroles d’un autre psaume : « Si j’ai faim, je ne vous le dirai pas ; car tout l’univers est à moi, avec tout ce qu’il enferme. Mangerai-je la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs[3] ? » Comme si Dieu disait : Quand j’aurais besoin de ces choses, je ne vous les demanderais pas, car elles sont on ma puissance. Le Psalmiste, pour expliquer le sens de ces paroles, ajoute : « Immolez à Dieu un sacrifice de louanges, et offrez vos vœux au Très-Haut. Invoquez-moi au jour de la tribulation ; je vous délivrerai et je vous glorifierai[4] ». – « Qu’offrirai-je », dit un autre prophète, « qu’offrirai-je au Seigneur qui soit digne de lui ? fléchirai-je le genou devant le Très-Haut ? lui offrirai-je pour holocaustes des veaux d’un an ? peut-il être apaisé par le sacrifice de mille béliers ou de mille boucs engraissés ? lui sacrifierai-je mon premier-né pour mon impiété et le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme ? Je t’apprendrai, ô homme ! ce que tu dois faire et ce que Dieu demande de toi : pratique la justice, aime la miséricorde, et sois toujours prêt à marcher devant le Seigneur ton Dieu[5 ». Ces paroles font assez voir que Dieu ne demande pas les sacrifices charnels pour eux-mêmes, mais comme figure des sacrifices véritables. Il est dit aussi dans l’épître aux Hébreux : « N’oubliez pas d’exercer la charité et de faire part de votre bien aux pauvres ; car c’est par de tels sacrifices qu’on est agréable à Dieu[6] ». Ainsi, quand il est écrit : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice[7] », il ne faut entendre autre chose sinon qu’un sacrifice est préféré à l’autre, attendu que ce qu’on appelle vulgairement sacrifice n’est que le signe du sacrifice véritable. Or, la miséricorde est le sacrifice véritable ; ce qui a fait dire à l’Apôtre : « C’est par de tels sacrifices qu’on se rend agréable à Dieu ». Donc toutes les prescriptions divines touchant les sacrifices du temple ou du tabernacle se rapportent à l’amour de Dieu et du prochain ; car, ainsi qu’il est écrit : « Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes[8] ».
[1] Ps. XV, 2.
[2] Ps. L, 18 et 19.
[3] Ps. XLIX, 12, 13.
[4] Ibid. 14 et 15.
[5] Mich. VI, 6, 7 et 8.
[6] Hébr. XIII, 16.
[7] Osée, VI, 6.
[8] Matt. XXII, 40.
Ainsi le vrai sacrifice, c’est toute œuvre accomplie pour s’unir à Dieu d’une sainte union, c’est-à-dire toute œuvre qui se rapporte à cette fin suprême et unique où est le bonheur. C’est pourquoi la miséricorde même envers le prochain n’est pas un sacrifice, si on ne l’exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en effet, bien qu’offert par l’homme, est chose divine, comme l’indique le mot lui-même, qui signifie action sacrée. Aussi l’homme même consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu’il meurt au monde pour vivre en Dieu ; car cette consécration fait partie de la miséricorde que chacun exerce envers soi-même, et c’est pour cela qu’il est écrit : « Aie pitié de son âme en te rendant agréable à Dieu[1] ». Notre corps est pareillement un sacrifice, quand nous le mortifions par la tempérance, si nous agissons de la sorte pour plaire à Dieu, comme nous y sommes tenus, et que loin de prêter nos membres au péché pour lui servir d’instrument d’iniquité[2], nous les consacrions à Dieu pour en faire des instruments de justice. C’est à quoi l’Apôtre nous exhorte en nous disant : « Je vous conjure, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une victime vivante, sainte et agréable à ses yeux, et de lui rendre un culte raisonnable et spirituel[3] ». Or, si le corps, dont l’âme se sert comme d’un serviteur et d’un instrument, est un sacrifice, quand l’âme rapporte à Dieu le service qu’elle en tire, à combien plus forte raison l’âme elle-même est-elle un sacrifice, quand elle s’offre à Dieu, afin qu’embrasée du feu de son amour, elle se dépouille de toute concupiscence du siècle et soit comme renouvelée par sa soumission à cet être immuable qui aime en elle les grâces qu’elle a reçues de sa souveraine beauté ? C’est ce que le même apôtre insinue en disant : « Ne vous conformez point au siècle présent ; mais transformez-vous par le renouvellement de l’esprit, afin que vous connaissiez ce que Dieu demande de vous, c’est-à-dire ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait[4] ». Puis donc que les œuvres de miséricorde rapportées à Dieu sont de vrais sacrifices, que nous les pratiquions envers nous-mêmes ou envers le prochain, et qu’elles n’ont d’autre fin que de nous délivrer de toute misère et de nous rendre bienheureux, ce qui ne peut se faire que par la possession de ce bien dont il est écrit : « M’attacher à Dieu, c’est mon bien[5] », il s’ensuit que toute la cité du Rédempteur, c’est-à-dire l’assemblée et la société des saints, est elle-même un sacrifice universel offert à Dieu par le suprême pontife, qui s’est offert pour nous dans sa passion, afin que nous fussions le corps de ce chef divin selon cette forme d’esclave[6] dont il s’est revêtu. C’est cette forme, en effet, qu’il a offerte à Dieu, et c’est en elle qu’il a été offert, parce que c’est selon elle qu’il est le médiateur, le prêtre et le sacrifice. Voilà pourquoi l’Apôtre, après nous avoir exhortés à faire de nos corps une victime vivante, sainte et agréable à Dieu, à lui rendre un culte raisonnable et spirituel, à ne pas nous conformer au siècle, mais à nous transformer par un renouvellement d’esprit, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait, c’est-à-dire le vrai sacrifice qui est celui de tout notre être, l’Apôtre, dis-je, ajoute ces paroles : « Il vous recommande à tous, selon le ministère qui m’a été donné par grâce, de ne pas aspirer à être plus sages qu’il ne faut, mais de l’être avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun de vous. Car, comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres, lesquels n’ont pas tous la même fonction ; ainsi, quoique nous soyons plusieurs, nous n’avons qu’un seul corps en Jésus-Christ et nous sommes membres les uns des autres, ayant des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée[7] ». Tel est le sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en Jésus-Christ, et c’est ce mystère que l’Eglise célèbre assidûment dans le sacrement de l’autel, connu des fidèles[8], où elle apprend qu’elle est offerte elle-même dans l’oblation qu’elle fait à Dieu.
[1] Eccli. XXX, 24.
[2] Rom. VI, 13.
[3] Rom. XII, 1.
[4] Rom. XII, 2.
[5] Ps. LXXII 27.
[6] Philipp. II, 7.
[7] Rom., XII, 3-6.
[8] On le cachait aux païens et aux catéchumènes.
Comme les esprits qui résident dans le ciel, où ils jouissent de la possession de leur créateur, forts de sa vérité, fermes de son éternité et saints par sa grâce, comme ces esprits justement immortels et bienheureux nous aiment d’un amour plein de miséricorde, et désirent que nous soyons délivrés de notre condition de mortalité et de misère pour devenir comme eux bienheureux et immortels, ils ne veulent pas que nos sacrifices s’adressent à eux, mais à celui dont ils savent qu’ils sont comme nous le sacrifice. Nous formons en effet avec eux une seule cité de Dieu, à qui le Psalmiste adresse ces mots : « On a dit des choses glorieuses de toi, ô cité de Dieu[1] ! » et de cette cité une partie est avec nous errante, et l’autre avec eux secourable. C’est de cette partie supérieure, qui n’a point d’autre loi que la volonté de Dieu, qu’est descendue, par le ministère des anges, cette Ecriture sainte où il est dit que celui qui sacrifiera à tout autre qu’au Seigneur sera exterminé. Et cette défense a été confirmée par tant de miracles, que l’on voit assez à qui ces esprits immortels et bienheureux, qui nous souhaitent le même bonheur dont ils jouissent eux-mêmes, veulent que nous offrions nos sacrifices.
[1] Ps. LXXXVI, 3.
Si je ne craignais de remonter trop haut, je rapporterais tous les anciens miracles qui furent accomplis pour attester la vérité de cette promesse faite à Abraham tant de milliers d’années avant son accomplissement, que toutes les nations seraient bénies dans sa race[1]. En effet, qui n’admirerait qu’une femme stérile ait donné un fils à Abraham[2], lorsqu’elle avait passé l’âge de la fécondité ? que, dans le sacrifice de ce même Abraham, une flamme descendue du ciel ait couru au milieu des victimes divisées[3] ? que les anges, à qui il donna l’hospitalité comme à des voyageurs, lui aient prédit l’embrasement de Sodome et la naissance d’un fils[4] ? qu’au moment où Sodome allait être consommée par le feu du ciel, ces mêmes anges aient délivré miraculeusement de cette ruine Loth, son neveu[5] ? que la femme de Loth, ayant eu la curiosité de regarder derrière elle pendant sa fuite, ait été transformée en statue de sel, pour nous apprendre qu’une fois rentrés dans la voie du salut, nous ne devons rien regretter de ce que nous laissons derrière nous ? Mais combien furent plus grands encore les miracles que Dieu accomplit par Moïse pour délivrer son peuple de la captivité, puisqu’il ne fut permis aux mages du Pharaon, c’est-à-dire du roi d’Egypte, de faire quelques prodiges que pour rendre la victoire de Moïse plus glorieuse[6] ! Ils n’opéraient, en effet, que par les charmes et les enchantements de la magie, c’est-à-dire par l’entremise des démons ; aussi furent-ils aisément vaincus par Moïse, qui opérait au nom du Seigneur, créateur du ciel et de la terre, et avec l’assistance des bons anges ; de sorte que les mages se trouvant sans pouvoir à la troisième plaie, Moïse en porta le nombre jusqu’à dix (figures de grands mystères) qui fléchirent enfin le cœur du Pharaon et des Egyptiens et les décidèrent à rendre aux Hébreux la liberté. Ils s’en repentirent aussitôt, et, comme ils poursuivaient les fugitifs, la mer s’ouvrit pour les Hébreux qui la passèrent à pied sec, tandis que les Egyptiens furent tous submergés par le retour des eaux[7]. Que dirai-je de ces autres miracles du désert où éclata la puissance divine ? de ces eaux dont on ne pouvait boire et qui perdirent leur amertume au contact du bois qu’on y jeta par l’ordre de Dieu[8] ; de la manne tombant du ciel pour rassasier ce peuple affamé[9], avec cette circonstance que ce que l’on en ramassait par jour au-delà de la mesure prescrite se corrompait, excepté la veille du sabbat, où la double mesure résistait à la corruption, à cause qu’il n’était pas permis d’en recueillir le jour du sabbat ; du camp Israélite couvert de cailles venues en troupe pour satisfaire ce peuple qui voulait manger de la chair et qui en mangea jusqu’au dégoût[10] ; des ennemis qui s’opposaient au passage de la mer Rouge défaits et taillés en pièces à la prière de Moïse, qui, tenant ses bras étendus en forme de croix, sauva tous les Hébreux jusqu’au dernier[11] ; de la terre entr’ouverte pour engloutir tout vivants des séditieux et des transfuges, et pour les faire servir d’exemple visible d’une peine invisible[12] ; du rocher frappé de la verge et fournissant assez d’eau pour désaltérer une si grande multitude[13] ; du serpent d’airain élevé sur un mât et dont l’aspect guérissait les blessures mortelles que les serpents avaient faites aux Hébreux en punition de leurs péchés[14], afin que la mort fût détruite par la figure de la mort crucifiée ? c’est ce serpent qui, après avoir été conservé longtemps en mémoire d’un événement si merveilleux, fut depuis brisé avec raison par le roi Ezéchias[15], parce que le peuple commençait à l’adorer comme une idole.
[1] Gen. XVIII, 18.
[2] Ibid. XXI, 2.
[3] Au sujet de ce miracle, saint Augustin s’exprime ainsi dans ses Rétractations (livre II, ch. 43, n. 2) : « Il ne fallait pas comprendre dans le sacrifice d’Abraham, ni citer comme un miracle, la flamme descendue du ciel entre les victimes diverses, puisque cette flamme fut simplement montrée en vision à Abraham ». Voyez la Genèse, XV, 17.
[4] Gen. XVIII, 10 et 20.
[5] Ibid. XIX, 17.
[6] Exod. VII, 11 et seq.
[8] Ibid. XV, 25.
[9] Ibid. XVI, 14.
[10] Num. XI, 31, 32 et 33.
[11] Exod. XVII, 11.
[12] Num. XVI, 32.
[13] Exod. XVII, 6.
[14] Num. XXI, 6-9.
[15] IV Reg. XVIII, 4.
Ces miracles et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du vrai Dieu et d’interdire le polythéisme ; ils se faisaient par une foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art sacrilège qu’ils appellent tantôt magie, tantôt d’un nom plus odieux, goétie[1], ou d’un nom moins décrié, théurgie ; car on voudrait faire une différence entre deux sortes d’opérations, et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables, ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens[2] tandis qu’au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient dignes d’éloges ; mais la vérité est que les uns et les autres sont entraînés au culte trompeur des démons qu’ils adorent sous le nom d’anges. Porphyre[3] promet une certaine purification de l’âme à l’aide de la théurgie, mais il ne la promet qu’en hésitant et pour ainsi dire en rougissant, et d’ailleurs il nie formellement que le retour de l’âme à Dieu se puisse faire par ce chemin[4] ; de sorte qu’on le voit flotter entre les coupables secrets d’une curiosité sacrilège et les maximes de la philosophie. Tantôt en effet il nous détourne de cet art impur comme dangereux dans la pratique et prohibé par les lois, tantôt entraîné par les adeptes, il accorde que la théurgie sert à purifier une partie de l’âme, non pas, il est vrai, cette partie intellectuelle qui perçoit la vérité des choses intelligibles et absolument éloignées des sens, mais du moins cette partie spirituelle qui saisit les images sensibles. Celle-ci, suivant Porphyre, à l’aide de certaines consécrations théurgiques nommées Télètes[5], devient propre au commerce des esprits et des anges et capable de la vision des dieux. Il convient toutefois que ces consécrations ne servent de rien pour purifier l’âme intellectuelle et la rendre apte à voir son Dieu et à contempler les existences véritables. On jugera par un tel aveu de ce que peut être cette vision théurgique où l’on ne voit rien de ce qui existe véritablement. Porphyre ajoute que l’âme, ou, pour me servir de son expression favorite, l’âme intellectuelle peut s’élever aux régions supérieures sans que la partie spirituelle ait été purifiée par aucune opération de la théurgie, et que la théurgie, en purifiant cette partie spirituelle, ne peut pas aller jusqu’à lui donner la durée immortelle de l’éternité[6]. Enfin, tout en distinguant les anges qui habitent, suivant lui, l’éther ou l’empyrée, d’avec les démons, dont l’air est le séjour, et tout en nous conseillant de rechercher l’amitié de quelque démon, qui veuille bien après notre mort nous soulever un peu de terre (car c’est par une autre voie que nous parvenons, suivant lui, à la société des anges), Porphyre en définitive avoue assez clairement qu’il faut éviter le commerce des démons, quand il nous représente l’âme tourmentée des peines de l’autre vie et maudissant le culte des démons dont elle s’est laissé charmer. Il n’a pu même s’empêcher de reconnaître que cette théurgie, par lui vantée comme nous conciliant les anges et les dieux, traite avec des puissances qui envient à l’âme sa purification ou qui favorisent la passion de ceux qui la lui envient. Il rapporte à ce sujet les plaintes de je ne sais quel Chaldéen : « Un homme de bien, de Chaldée, dit-il, se plaint qu’après avoir pris beaucoup de peine à purifier une âme, il n’y a pas réussi, parce qu’un autre magicien, poussé par l’envie, a lié les puissances par ses conjurations et rendu leur bonne volonté inutile ». Ainsi, ajoute Porphyre, « les liens formés par celui-ci, l’autre n’a pu les rompre » ; d’où il conclut que la théurgie sert à faire du mal comme du bien chez les dieux et chez les hommes ; et, de plus, que les dieux ont aussi des passions et sont agités par ces mêmes troubles qui, suivant Apulée, sont communs aux hommes et aux démons, mais ne peuvent atteindre les dieux placés par Platon dans une région distincte et supérieure.
[1] La goétie (γοητεία) est, suivant Suidas et Eustathe, cette partie de la magie qui consiste à évoquer les morts à l’aide de certains gémissements (ἀπο τῶν γοῶν) poussés autour de leurs tombeaux.
[2] Saint Augustin se sert du mot maleficus. Et en effet, les magiciens et les astrologues étaient punis par les lois sous le nom de mathematici et de malefici. Voyez le Corpus juris, lib. IX Codicis, tit. 8.
[3] Un des principaux philosophes de l’école d’Alexandrie. Il naquit l’an 232 de J. -C. Bien qu’on ait voulu le faire Juif, il était certainement de Syrie. Son nom était Malchus, qui fut traduit en grec, tantôt par Βασιλεύς, tantôt par Πορφύριος. Disciple et ami de Plotin, il recueillit et édita ses ouvrages sous le nom d’Ennéades. Lui-même composa un grand nombre d’écrits, presque tous perdus. Ceux dont parle saint Augustin, dans ce chapitre et les suivants, sont la Lettre à Anébon, ouvrage que nous avons conservé, le traité du Retour de l’âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les chrétiens. Nous n’avons plus ces deux derniers ouvrages. Voyez Fabricius, Biblioth. græc., tome IV, page 192 seq.
[4] Lettre à Anébon, page 9, édit. de Th. Gale, Oxford, 1678.
[5] Les Télètes (τελεταί) étaient certains rites magiques estimés parfaits par les adeptes. Voyez Apulée, passim.
[6] Cette distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l’âme et la partie intellectuelle et supérieure est déjà dans Plotin (Voyez I Enn., lib. i, cap. 8). En général, les Alexandrins distinguent dans l’homme trois principes : 1° le corps ; 2° l’âme, supérieure au corps (ψυχή) ; 3° l’esprit (νοῦς), supérieur au corps et à l’âme.
Voici donc qu’un philosophe platonicien, Porphyre, réputé plus savant encore qu’Apulée, nous dit que les dieux peuvent être assujettis aux passions et aux agitations des hommes par je ne sais quelle science théurgique ; nous voyons en effet que des conjurations ont suffi pour les effrayer et pour les faire renoncer à la purification d’une âme, de sorte que celui qui commandait le mal a eu plus d’empire sur eux que celui qui leur commandait le bien et qui se servait pourtant du même art. Qui ne reconnaît là les démons et leur imposture, à moins d’être du nombre de leurs esclaves et entièrement destitué de la grâce du véritable libérateur ? Car si l’on avait affaire à des dieux bons, la purification bienveillante d’une âme triompherait sans doute de la jalousie d’un magicien malfaisant ; ou si les dieux jugeaient que la purification ne fût pas méritée, au moins ne devaient-ils pas s’épouvanter des conjurations d’un envieux, ni être arrêtés, comme le rapporte formellement Porphyre, par la crainte d’un dieu plus puissant, mais plutôt refuser ce qu’on leur demande par une libre décision. N’est-il pas étrange que ce bon Chaldéen, qui désirait purifier une âme par des consécrations théurgiques, n’ait pu trouver un dieu supérieur, qui, en imprimant aux dieux subalternes une terreur plus forte, les obligeât à faire le bien qu’on réclamait d’eux, ou, en les délivrant de toute crainte, leur permît de faire ce bien librement ? Et toutefois l’honnête théurge manqua de recettes magiques pour purifier d’abord de cette crainte fatale les dieux qu’il invoquait comme purificateurs. Je voudrais bien savoir comment il se fait qu’il y ait un dieu plus puissant pour imprimer la terreur aux dieux subalternes, et qu’il n’y en ait pas pour les en délivrer. Est-ce donc à dire qu’il est aisé de trouver un dieu quand il s’agit non d’exaucer la bienveillance, mais l’envie, non de rassurer les dieux inférieurs, pour qu’ils fassent du bien, mais de les effrayer, pour qu’ils n’en fassent pas ? Ô merveilleuse purification des âmes ! sublime théurgie, qui donne à l’immonde envie plus de force qu’à la pure bienfaisance ! ou plutôt détestable et dangereuse perfidie des malins esprits, dont il faut se détourner avec horreur, pour prêter l’oreille à une doctrine salutaire ! Car ces belles images des anges et des dieux, qui, suivant Porphyre, apparaissent à l’âme purifiée, que sont-elles autre chose, en supposant que ces rites impurs et sacrilèges aient en effet la vertu de les faire voir, que sont-elles, sinon ce que dit l’Apôtre[1], c’est à savoir : « Satan transformé en ange de lumière ? » C’est lui qui, pour engager les âmes dans les mystères trompeurs des faux dieux et pour les détourner du vrai culte et du vrai Dieu, seul purificateur et médecin des âmes, leur envoie ces fantômes décevants, véritable protée, habile à revêtir toutes les formes[2], tour à tour persécuteur acharné et persécuteur perfide, toujours malfaisant.
[1] II Cor. XI, 14.
[2] Virgile, Géorg., livre IV, v. 411.
Porphyre a été mieux inspiré dans sa lettre à l’égyptien Anébon, où, en ayant l’air de le consulter et de lui faire des questions, il démasque et renverse tout cet art sacrilège. Il s’y déclare ouvertement contre tous les démons, qu’il tient pour des êtres dépourvus de sagesse, attirés vers la terre par l’odeur des sacrifices, et séjournant à cause de cela, non dans l’éther, mais dans l’air, au-dessous de la lune et dans le globe même de cet astre. Il n’ose pas cependant attribuer à tous les démons toutes les perfidies, malices et stupidités dont il est justement choqué. Il dit, comme les autres, qu’il y a quelques bons démons, tout en confessant que cette espèce d’êtres est généralement dépourvue de sagesse. Il s’étonne que les sacrifices aient l’étrange vertu non-seulement d’incliner les dieux, mais de les contraindre à faire ce que veulent les hommes, et il n’est pas moins surpris qu’on mette au rang des dieux le soleil, la lune et les autres astres du ciel, qui sont des corps, puisqu’on fait consister la différence des dieux et des démons en ce point que les démons ont un corps et que les dieux n’en ont pas ; et en admettant que ces astres soient en effet des dieux, il ne peut comprendre que les uns soient bienfaisants, les autres malfaisants, ni qu’on les mette au rang des êtres incorporels, puisqu’ils ont un corps. Il demande encore avec l’accent du doute si ceux qui prédisent l’avenir et qui font des prodiges ont des âmes douées d’une puissance supérieure, ou si cette puissance leur est communiquée du dehors par de certains esprits, et il estime que cette dernière opinion est la plus plausible, parce que ces magiciens se servent de certaines pierres et de certaines herbes pour opérer des alligations, ouvrir des portes et autres effets miraculeux. C’est là, suivant Porphyre, ce qui fait croire à plusieurs qu’il existe des êtres d’un ordre supérieur, dont le propre est d’être attentifs aux vœux des hommes, esprits perfides, subtils, susceptibles de toutes les formes, tour à tour dieux, démons, âmes des morts. Ces êtres produisent tout ce qui arrive de bien ou de mal, du moins ce qui nous paraît tel ; car ils ne concourent jamais au bien véritable, et ils ne le connaissent même pas ; toujours occupés de nuire, même dans les amusements de leurs loisirs[1], habiles à inventer des calomnies et à susciter des obstacles contre les amis de la vertu, vains et téméraires, séduits par la flatterie et par l’odeur des sacrifices. Voilà le tableau que nous trace Porphyre[2] de ces esprits trompeurs et malins qui pénètrent du dehors dans les âmes et abusent nos sens pendant le sommeil et pendant la veille. Ce n’est pas qu’il parle du ton d’un homme convaincu et en son propre nom ; mais en rapportant les opinions d’autrui, il n’émet ses doutes qu’avec une réserve extrême. Il était difficile en effet à ce grand philosophe, soit de connaître, soit d’attaquer résolument tout ce diabolique empire, que la dernière des bonnes femmes chrétiennes découvre sans hésiter et déteste librement ; ou peut-être craignait-il d’offenser Anébon, un des principaux ministres du culte, et les autres, admirateurs de toutes ces pratiques réputées divines et religieuses.
Il poursuit cependant, et toujours par forme de questions ; il dévoile certains faits qui, bien considérés, ne peuvent être attribués qu’à des puissances pleines de malice et de perfidie. Il demande pourquoi, après avoir invoqué les bons esprits, on commande aux mauvais d’anéantir les volontés injustes des hommes ; pourquoi les démons n’exaucent pas les prières d’un homme qui vient d’avoir commerce avec une femme, quand ils ne se font aucun scrupule de convier les débauchés à des plaisirs incestueux ; pourquoi ils ordonnent à leurs prêtres de s’abstenir de la chair des animaux, sous prétexte d’éviter la souillure des vapeurs corporelles, quand eux-mêmes se repaissent de la vapeur des sacrifices ; pourquoi il est défendu aux initiés de toucher un cadavre, quand la plupart de leurs mystères se célèbrent avec des cadavres ; pourquoi enfin un homme, sujet aux vices les plus honteux, peut faire des menaces, non-seulement à un démon ou à l’âme de quelque trépassé, mais au soleil et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes qu’il intimide par de fausses terreurs pour leur arracher la vérité ; car il les menace de briser les cieux et d’autres choses pareilles, impossibles à l’homme, afin que ces dieux, effrayés comme des enfants de ces vaines et ridicules chimères, fassent ce qui leur est ordonné. Porphyre rapporte qu’un certain Chérémon[3], fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacrilèges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l’Egypte, ceux d’Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l’art et s’écrie d’une voix terrible que, s’ils n’obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d’Osiris. Qu’un homme fasse aux dieux ces vaines et folles menaces, non pas à des dieux secondaires, mais aux dieux célestes, tout rayonnants de la lumière sidérale, et que ces menaces, loin d’être sans effet, forcent les dieux par la terreur et la violence à exécuter ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre s’étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile de la surprise et en ayant l’air de chercher la cause de phénomènes si étranges, il donne à entendre qu’ils sont l’ouvrage de ces esprits dont il vient de décrire indirectement la nature : esprits trompeurs, non par essence, comme il le croit, mais par corruption, qui feignent d’être des dieux ou des âmes de trépassés, mais qui ne feignent pas, comme il le dit, d’être des démons, car ils le sont véritablement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d’après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes. De deux choses l’une : ou Porphyre est resté en effet dans le doute sur ce sujet, tout en rapportant des faits qui montrent invinciblement que tous ces prestiges sont l’œuvre, non des puissances qui nous aident à acquérir la vie bienheureuse, mais des démons séducteurs ; ou, s’il faut mieux penser d’un philosophe, Porphyre a jugé à propos de prendre ce détour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé de la grandeur de son art, dans l’espoir de le convaincre plus aisément de la vanité et du péril de cette science trompeuse, aimant mieux prendre le personnage d’un homme qui veut s’instruire et propose humblement des questions que de combattre ouvertement la superstition et d’affecter l’autorité superbe d’un docteur. Il finit sa lettre en priant Anébon de lui enseigner comment la science des Égyptiens peut conduire à la béatitude. Du reste, quant à ceux dont tout le commerce avec les dieux se réduit à obtenir leur secours pour un esclave fugitif à recouvrer, ou pour l’acquisition d’une terre, ou pour un mariage, il déclare sans hésiter qu’ils n’ont que la vaine apparence de la sagesse ; et alors même que les puissances évoquées pour une telle fin feraient des prédictions vraies touchant d’autres événements, du moment qu’elles n’ont rien de certain à dire aux hommes en ce qui regarde la béatitude véritable, Porphyre, loin de les reconnaître pour des dieux ou pour de bons démons, n’y voit autre chose que l’esprit séducteur ou une pure illusion.
[1] Je cherche à traduire le mot de Porphyre ϰαϰοσϰολεύεσθαι, que saint Augustin rend d’une manière assez louche par male conciliare.
[2] Porphyre se prononce également contre le culte des démons dans son traité De l’abstinence, etc. Voyez les ch. 39 à 42.
[3] Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoïcienne. Ses écrits sur la religion de l’Egypte sont mentionnés par Porphyre (De abst., lib. IV, cap. 6) et par saint Jérôme (Adv. Jovin. lib. II, cap. 13).
Toutefois, comme il se fait par le moyen de ces arts illicites un grand nombre de prodiges qui surpassent la mesure de toute puissance humaine, que faut-il raisonnablement penser, sinon que ces prédictions et opérations qui se font d’une manière miraculeuse et comme surnaturelle, et qui n’ont cependant pas pour objet de glorifier le seul être où réside, du propre aveu des Platoniciens, le vrai bien et la vraie béatitude, tout cela, dis-je, n’est que pièges des démons et illusions dangereuses dont une piété bien entendue doit nous préserver ? Au contraire, nous devons croire que les miracles et toutes les œuvres surnaturelles faites par les anges ou autrement, qui ont pour objet la gloire du seul vrai Dieu, source unique de la béatitude, s’opèrent en effet par l’entremise de ceux qui nous aiment selon la vérité et la piété, et que Dieu se sert pour cela de leur ministère. N’écoutons point ceux qui ne peuvent souffrir qu’un Dieu invisible fasse des miracles visibles, puisque, de leur propre aveu, c’est Dieu qui a fait le monde, c’est-à-dire une œuvre incontestablement visible. Et certes tout ce qui arrive de miraculeux dans l’univers est moins miraculeux que l’univers lui-même, qui embrasse le ciel, la terre et toutes les créatures. Comment cet univers a-t-il été fait ? c’est ce qui nous est aussi obscur et aussi incompréhensible que la nature de son auteur. Mais bien que le miracle permanent de l’univers visible ait perdu de son prix par l’habitude où nous sommes de le voir, il suffit d’y jeter un coup d’œil attentif pour reconnaître qu’il surpasse les phénomènes les plus extraordinaires et les plus rares. Il y a, en effet, un miracle plus grand que tous les miracles dont l’homme est l’instrument, et c’est l’homme même. Voilà pourquoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel et la terre, ne dédaigne pas de faire dans le ciel et sur la terre des miracles visibles, afin d’exciter l’âme encore attachée aux choses visibles à adorer son invisible créateur ; et quant au lieu et au temps où ces miracles s’accomplissent, cela dépend d’un conseil immuable de sa sagesse, où les temps à venir sont d’avance disposés et comme accomplis. Car il meut les choses temporelles sans être mû lui-même dans le temps ; il ne connaît pas ce qui doit se faire autrement que ce qui est fait ; il n’exauce pas qui l’invoque autrement qu’il ne voit qui le doit invoquer. Quand ses anges exaucent une prière, il l’exauce en eux comme en son vrai temple, qui n’est pas l’œuvre d’une main mortelle et où il habite comme il habite aussi dans l’âme des saints. Enfin, les volontés divines s’accomplissent dans le temps ; Dieu les forme et les conçoit dans l’éternité.
On ne doit pas trouver étrange que Dieu, tout invisible que soit son essence, ait souvent apparu sous une forme visible aux patriarches. Car, comme le son de la voix, qui fait éclater au dehors la pensée conçue dans le silence de l’entendement, n’est pas la pensée même, ainsi la forme sous laquelle Dieu, invisible en soi, s’est montré visible, était autre chose que Dieu ; et cependant c’est bien lui qui apparaissait sous cette forme corporelle, comme c’est bien la pensée qui se fait entendre dans le son de la voix. Les patriarches eux-mêmes n’ignoraient pas qu’ils voyaient Dieu sous une forme corporelle qui n’était pas lui. Ainsi, bien que Dieu parlât à Moïse et que Moïse lui répondît, Moïse ne laissait pas de dire à Dieu : « Si j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi, afin que je sois assuré de vous voir[1] ». Et comme il fallait que la loi de Dieu fût publiée avec un appareil terrible, étant donnée, non à un homme ou à un petit nombre de sages, mais à une nation tout entière, à un peuple immense, Dieu fit de grandes choses par le ministère des anges sur le Sinaï, où la loi fut révélée à un seul en présence de la multitude qui contemplait avec effroi tant de signes surprenants. C’est qu’il n’en était pas du peuple d’Israël par rapport à Moïse comme des Lacédémoniens qui crurent à la parole de Lycurgue déclarant tenir ses lois de Jupiter ou d’Apollon[2] ; la loi de Moïse ordonnait d’adorer un seul Dieu, et dès lors il était nécessaire que Dieu fît éclater sa majesté par des effets assez merveilleux pour montrer que Moïse n’était qu’une créature dont se servait le créateur.
[1] Exod. XXXIII, 13.
[2] Voyez Hérodote, liv. I, chap. 65.
L’espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l’éducation se fait par degrés[1]. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu’est la suite des âges pour l’individu, et il s’est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l’invisible ; et toutefois, alors même qu’on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait pas de lui commander d’adorer un seul Dieu, afin de montrer à l’homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s’adresser à un autre qu’à son maître et créateur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas qu’un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la providence ; et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette providence dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu’aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles et qui passent si vite n’auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n’étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable[2]. C’est ce qu’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ quand il dit : « Regardez les lis des champs ; ils ne travaillent, ni ne filent ; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était point vêtu comme l’un d’eux. Que si ce Dieu prend soin de vêtir de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi[3] ? » Il était donc convenable d’accoutumer l’homme encore faible et attaché aux objets terrestres à n’attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu’ils soient d’ailleurs au prix des biens de l’autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s’écartât pas du culte de celui qu’on ne possède qu’en les méprisant.
[1] Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se rencontre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus nette et plus grande encore : « La Providence divine, dit-il, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges (De quœst. octog. trib., qu. 58) ». On sait combien cette belle image a trouvé d’imitateurs parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon (Novum organum, lib. I, aph. 84) et Pascal (Fragment d’un traité du vide, page 436 de l’édition de M. Havet).
[2] Voyez Plotin, Enn., III, lib. 2, cap. 13.
Il a donc plu à la divine Providence, comme je l’ai déjà dit et comme on le peut voir dans les Actes des Apôtres[1], d’ordonner le cours des temps de telle sorte que la loi qui commandait le culte d’un seul Dieu fût publiée par le ministère des anges. Or, Dieu voulut dans cette occasion se manifester d’une manière visible, non en sa propre substance, toujours invisible aux yeux du corps, mais par de certains signes qui font des choses créées la marque sensible de la présence du Créateur. Il se servit du langage humain, successif et divisible, pour transmettre aux hommes cette voix spirituelle, intelligible et éternelle qui ne commence, ni ne cesse de parler, qu’entendent dans sa pureté, non par l’oreille, mais par l’intelligence ; les ministres de sa volonté, ces esprits bienheureux admis à jouir pour jamais de sa vérité immuable et toujours prêts à exécuter sans retard et sans effort dans l’ordre des choses visibles les ordres qu’elle leur communique d’une manière ineffable. La loi divine a donc été donnée selon la dispensation des temps ; elle ne promettait d’abord, je le répète, que des biens terrestres, qui étaient à la vérité la figure des biens éternels ; mais si un grand nombre de Juifs célébraient ces promesses par des solennités visibles, peu les comprenaient. Toutefois, et les paroles et les cérémonies de la loi prêchaient hautement le culte d’un seul Dieu, non pas d’un de ces dieux choisis dans la foule des divinités païennes, mais de celui qui a fait et le ciel et la terre, et tout esprit et toute âme, et tout ce qui n’est pas lui ; car il est le créateur et tout le reste est créature ; et rien n’existe et ne se conserve que par celui qui a tout fait.
[1] Act. VII, 53.
A quels anges devons-nous ajouter foi pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse ? à ceux qui demandent aux hommes un culte religieux et des honneurs divins, ou à ceux qui disent que ce culte n’est dû qu’au Dieu créateur, et qui nous commandent d’adorer en vérité celui dont la vision fait leur béatitude et en qui ils nous promettent que nous trouverons un jour la nôtre ? Cette vision de Dieu est en effet la vision d’une beauté si parfaite et si digne d’amour, que Plotin n’hésite pas à déclarer que sans elle, fût-on d’ailleurs comblé de tous les autres biens, on est nécessairement malheureux[1]. Lors donc que les divers anges font des miracles, les uns, pour nous inviter à rendre à Dieu seul le culte de latrie[2], les autres pour se le faire rendre à eux-mêmes, mais avec cette différence que les premiers nous défendent d’adorer des anges, au lieu que les seconds ne nous défendent pas d’adorer Dieu, je demande quels sont ceux à qui l’on doit ajouter foi ? Que les Platoniciens répondent à cette question ; que tous les autres philosophes y répondent ; qu’ils y répondent aussi ces théurges, ou plutôt ces périurges, car ils ne méritent pas un nom plus flatteur[3] ; en un mot, que tous les hommes répondent, s’il leur reste une étincelle de raison, et qu’ils nous disent si nous devons adorer ces anges ou ces dieux qui veulent qu’on les adore de préférence au Dieu que les autres nous commandent d’adorer, à l’exclusion d’eux-mêmes et des autres anges. Quand ni les uns ni les autres ne feraient de miracles, cette seule considération que les uns ordonnent qu’on leur sacrifie, tandis que les autres le défendent et exigent qu’on ne sacrifie qu’au vrai Dieu, suffirait pour faire discerner à une âme pieuse de quel côté est le faste et l’orgueil, de quel côté la véritable religion. Je dis plus : alors même que ceux qui demandent à être adorés seraient les seuls à faire des miracles et que les autres dédaigneraient ce moyen, l’autorité de ces derniers devrait être préférable aux yeux de quiconque se détermine par la raison plutôt que par les sens. Mais puisque Dieu, pour consacrer la vérité, a permis que ces esprits immortels aient opéré, en vue de sa gloire et non de la leur, des miracles d’une grandeur et d’une certitude supérieures, afin, sans doute, de mettre ainsi les âmes faibles en garde contre les prestiges des démons orgueilleux, ne serait-ce pas le comble de la déraison que de fermer les yeux à la vérité, quand elle éclate avec plus de force que le mensonge ?
Pour toucher un mot, en effet, des miracles attribués par les historiens aux dieux des Gentils, en quoi je n’entends point parler des accidents monstrueux qui se produisent de loin en loin par des causes cachées, comprises dans les plans de la Providence, tels, par exemple, que la naissance d’animaux difformes, ou quelque changement inusité sur la face du ciel et de la terre, capable de surprendre ou même de nuire, je n’entends point, dis-je, parler de ce genre d’événements dont les démons fallacieux prétendent que leur culte préserve le monde, mais d’autres événements qui paraissent en effet devoir être attribués à leur action et à leur puissance, comme ce que l’on rapporte des images des dieux pénates, rapportées de Troie par Enée et qui passèrent d’elles-mêmes d’un lieu à un autre[4] ; de Tarquin, qui coupa un caillou avec un rasoir[5] ; du serpent d’Epidaure, qui accompagna Esculape dans son voyage à Rome[6] ; de cette femme qui, pour prouver sa chasteté, tira seule avec sa ceinture le vaisseau qui portait la statue de la mère des dieux, tandis qu’un grand nombre d’hommes et d’animaux n’avaient pu seulement l’ébranler[7] ; de cette vestale qui témoigna aussi son innocence en puisant de l’eau du Tibre dans un crible[8] ; voilà bien des miracles, mais aucun n’est comparable, ni en grandeur, ni en puissance, à ceux que l’Ecriture nous montre accomplis pour le peuple de Dieu. Combien moins peut-on leur comparer ceux que punissent et prohibent les lois des peuples païens eux-mêmes, je veux parler de ces œuvres de magie et de théurgie qui ne sont pour la plupart que de vaines apparences et de trompeuses illusions, comme, par exemple, quand il s’agit de faire descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, qu’elle répande de plus près son écume sur les herbes[9]. Et s’il est quelques-uns de ces prodiges qui semblent égaler ceux qu’accomplissent les serviteurs de Dieu, la diversité de leurs fins, qui sert à les distinguer les uns des autres, fait assez voir que les nôtres sont incomparablement plus excellents. En effet, les uns ont pour objet d’établir le culte de fausses divinités que leur vain orgueil rend d’autant plus indignes de nos sacrifices qu’elles les souhaitent avec plus d’ardeur ; les autres ne tendent qu’à la gloire d’un Dieu qui témoigne dans ses Ecritures qu’il n’a aucun besoin de tels sacrifices, comme il l’a montré plus tard en les refusant pour l’avenir. En résumé, s’il y a des anges qui demandent le sacrifice pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux qui ne le réclament que pour le Dieu qu’ils servent et qui a créé l’univers ; ces derniers, en effet, font bien voir de quel sincère amour ils nous aiment, puisqu’au lieu de nous soumettre à leur propre empire, ils ne cherchent qu’à nous faire parvenir vers l’être dont la contemplation leur promet à eux-mêmes une félicité inébranlable. En second lieu, s’il y a des anges qui, sans vouloir qu’on leur sacrifie, ordonnent qu’on sacrifie à plusieurs dieux dont ils sont les anges, il faut encore leur préférer ceux qui sont les anges d’un seul Dieu et qui nous défendent de sacrifier à tout autre qu’à lui, tandis que les autres n’interdisent pas de sacrifier à ce Dieu-là. Enfin, si ceux qui veulent qu’on leur sacrifie ne sont ni de bons anges, ni les anges de bonnes divinités, mais de mauvais démons, comme le prouvent leurs impostures et leur orgueil, à quelle protection plus puissante avoir recours contre eux qu’à celle du Dieu unique et véritable que servent les anges, ces bons anges qui ne demandent pas nos sacrifices pour eux, mais pour celui dont nous devons nous-mêmes être le sacrifice ?
[1] Voyez Plotin, Enn., I, lib. VI, cap. 7.
[2] Sur le culte de latrie, voyez plus haut, livre X, ch. 1.
[3] Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur theurgi (θεουργοί, magiciens) et periurgi (περιουργοί, ou plutôt περιεργοί, esprits vains et curieux). Vivès pense que saint Augustin a forgé le mot periurgi de perurgere, solliciter, ou de perurere, brûler.
[4] Voyez Varron (dans Servius, ad Æneid., lib. I, vers 368).
[5] Cicéron et Tite-Live rapportent que l’augure Actius Navius, sur le défi de Tarquin l’ancien, coupa un caillou avec un rasoir (Voyez Cicéron, De divin., lib. I, cap. 17, et De nat. Deor., lib. II. – Tite-Live, lib. I, cap. 35).
[6] Voyez Tite-Live, Epit., lib. XI ; Valère Maxime, lib. I, cap. 8, § 2, et Ovide, Metamorph., lib. XV, vers 622 et suiv.
[7] Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14 ; Ovide, Fastes, lib. IV, v. 295 et suiv., et Properce, lib. IV, eleg. 2.
[8] Voyez Denys d’Halycarnasse, Antiquit., lib. II, cap. 67 ; Pline, Hist. nat., lib. XXVIII, cap. 2 ; Valère Maxime, lib. VIII, cap. 1, § 5.
[8] Lucain, Phars., lib. VI, vers 503. – Comp. Aristophane, Nuées, vers 749 seq.
C’est pour cela que la loi de Dieu, donnée au peuple juif par le ministère des anges, et qui ordonnait d’adorer le seul Dieu des dieux, à l’exclusion de tous les autres, était déposée dans l’arche dite du Témoignage. Ce nom indique assez que Dieu, à qui s’adressait tout ce culte extérieur, n’est point contenu et enfermé dans un certain lieu, et que si ses réponses et divers signes sensibles sortaient en effet de cette arche, ils n’étaient que le témoignage visible de ses volontés. La loi elle-même était gravée sur des tables de pierre et renfermée dans l’arche, comme je viens de le dire. Au temps que le peuple errait dans le désert, les prêtres la portaient avec respect avec le tabernacle, dit aussi du Témoignage, et le signe ordinaire qui l’accompagnait était une colonne de nuée durant le jour et une colonne de feu durant la nuit[1]. Quand cette nuée marchait, les Hébreux levaient leur camp, et ils campaient, quand elle s’arrêtait[2]. Outre ce miracle et les voix qui se faisaient entendre de l’arche, il y en eut encore d’autres qui rendirent témoignage à la loi ; car, lorsque le peuple entra dans la terre de promission, le Jourdain s’ouvrit pour donner passage à l’arche aussi bien qu’à toute l’armée[3]. Cette même arche ayant été portée sept fois autour de la première ville ennemie qu’on rencontra (laquelle adorait plusieurs dieux à l’instar des Gentils), les murailles tombèrent d’elles-mêmes sans être ébranlées ni par la sape ni par le bélier[4]. Depuis, à une époque où les Israélites étaient déjà établis dans la terre promise, il arriva que l’arche fut prise en punition de leurs péchés, et que ceux qui s’en étaient emparés l’enfermèrent avec honneur dans le temple du plus considérable de leurs dieux[5]. Or, le lendemain, à l’ouverture du temple, ils trouvèrent la statue du dieu renversée par terre et honteusement fracassée. Divers prodiges et la plaie honteuse dont ils furent frappés les engagèrent dans la suite à restituer l’arche de Dieu. Mais comment fut-elle rendue ? ils la mirent sur un chariot, auquel ils attelèrent des vaches dont ils eurent soin de retenir les petits, puis ils laissèrent aller ces animaux à leur gré, pour voir s’il se produirait quelque chose de divin. Or, les vaches, sans guide, sans conducteur, malgré les cris de leurs petits affamés, marchèrent droit en Judée et rendirent aux Hébreux l’arche mystérieuse. Ce sont là de petites choses au regard de Dieu ; mais elles sont grandes par l’instruction et la terreur salutaire qu’elles doivent donner aux hommes. Si certains philosophes, et à leur tête les Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine descend jusqu’aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa splendeur dans l’herbe des champs aussi bien que dans les corps des animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d’une religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l’exclusion de toute créature du ciel, de la terre et des enfers ? Et quel est le Dieu de cette religion ? Celui qui peut seul faire notre bonheur par l’amour qu’il nous porte et par l’amour que nous lui rendons, celui qui, bornant le temps des sacrifices de l’ancienne loi dont il avait prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu’il ne les désire pas pour eux-mêmes, et que s’il les avait ordonnés, c’était comme figure de sacrifices plus parfaits ; car enfin Dieu ne veut pas notre culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous unir étroitement à lui, en nous enflammant d’un amour qui fait notre bonheur et non pas le sien.
[1] Exod. XIII, 21.
[2] Ibid. XL, 34.
[3] Jos. III, 16, 17.
[4] Jos. VI, 20.
[5] I Rois, IV-VI.
S’avisera-t-on de dire que ces miracles sont faux et supposés ? quiconque parle de la sorte et prétend qu’en fait de miracles il ne faut s’en fier à aucun historien, peut aussi bien prétendre qu’il n’y a point de dieux qui se mêlent des choses de ce monde. C’est par des miracles, en effet, que les dieux ont persuadé aux hommes de les adorer, comme l’atteste l’histoire des Gentils, et nous y voyons les dieux plus occupés de se faire admirer que de se rendre utiles. C’est pourquoi nous n’avons pas entrepris dans cet ouvrage de réfuter ceux qui nient toute existence divine ou qui croient la divinité indifférente aux événements du monde, mais ceux qui préfèrent leurs dieux au Dieu fondateur de l’éternelle et glorieuse Cité, ne sachant pas qu’il est pareillement le fondateur invisible et immuable de ce monde muable et visible, et le véritable dispensateur de cette félicité qui réside en lui-même et non pas en ses créatures. Voilà le sens de ce mot du très-véridique prophète : « Être uni à Dieu, voilà mon bien[1] ». Je reviens sur cette citation, parce qu’il s’agit ici de la fin de l’homme, de ce problème tant controversé entre les philosophes, de ce souverain bien où il faut rapporter tous nos devoirs. Le Psalmiste ne dit pas : Mon bien, c’est de posséder de grandes richesses, ou de porter la pourpre, le sceptre et le diadème ; ou encore, comme quelques philosophes n’ont point rougi de le dire : Mon bien, c’est de jouir des voluptés du corps ; ou même enfin, suivant l’opinion meilleure de philosophes meilleurs : Mon bien, c’est la vertu de mon âme ; non, le Psalmiste le déclare : Le vrai bien, c’est d’être uni à Dieu. Il avait appris cette vérité de celui-là même que les anges, par des miracles incontestables, lui avaient appris à adorer exclusivement. Aussi était-il lui-même le sacrifice de Dieu, puisqu’il était consumé du feu de son amour et désirait ardemment de jouir de ses chastes et ineffables embrassements. Mais enfin, si ceux qui adorent plusieurs dieux (quelque sentiment qu’ils aient touchant leur nature) ne doutent point des miracles qu’on leur attribue, et s’en rapportent soit aux historiens, soit aux livres de la magie, soit enfin aux livres moins suspects de la théurgie, pourquoi refusent-ils de croire aux miracles attestés par nos Ecritures, dont l’autorité doit être estimée d’autant plus grande que celui à qui seul elles commandent de sacrifier est plus grand ?
[1] Ps. LXXII, 28.
Quant à ceux qui estiment que les sacrifices visibles doivent être offerts aux autres dieux, mais que les sacrifices invisibles, tels que les mouvements d’une âme pure et d’une bonne volonté, appartiennent, comme plus grands et plus excellents, au Dieu invisible, plus grand lui-même et plus excellent que tous les dieux[1], ils ignorent sans doute que les sacrifices visibles ne sont que les signes des autres, comme les mots ne sont que les signes des choses. Or, puisque dans la prière nous adressons nos paroles à celui-là même à qui nous offrons les pensées de nos cœurs, n’oublions pas, quand nous sacrifions, qu’il ne faut offrir le sacrifice visible qu’à celui dont nous devons être nous-mêmes le sacrifice invisible. C’est alors que les Anges et les Vertus supérieures, dont la bonté et la piété font la puissance, se réjouissent avec nous de ce culte que nous rendons à Dieu, et nous aident à le lui rendre. Mais si nous voulons les adorer, ces purs esprits sont si peu disposés à agréer notre culte qu’ils le rejettent positivement, quand ils viennent remplir quelque mission visible auprès des hommes. L’Ecriture sainte en fournit des exemples. Nous y voyons, en effet[2], que quelques fidèles ayant cru devoir leur rendre les honneurs divins, soit par l’adoration, soit par le sacrifice, ils les en ont empêchés, avec ordre de les reporter au seul être à qui ils savent qu’ils sont dus. Les saints ont imité les anges : après la guérison miraculeuse que saint Paul et saint Barnabé opérèrent en Lycaonie, le peuple les prit pour des dieux et voulut leur sacrifier[3] ; mais leur humble piété s’y opposa, et ils annoncèrent aux Lycaoniens le Dieu en qui ils devaient croire. Les esprits trompeurs eux-mêmes n’exigent ces honneurs que parce qu’ils savent qu’ils n’appartiennent qu’au vrai Dieu. Ce qu’ils aiment, ce n’est pas, comme le rapporte Porphyre, et comme quelques-uns le croient, les odeurs corporelles, mais les honneurs divins. Dans le fait, ils ont assez de ces sortes d’odeurs qui leur viennent de tout côté, et, s’ils en voulaient davantage, il ne tiendrait qu’à eux de s’en donner ; mais ces mauvais esprits, qui affectent la divinité, ne se contentent pas de la fumée des corps, ils demandent les hommages du cœur, afin d’exercer leur domination sur ceux qu’ils abusent, et de leur fermer la voie qui mène au vrai Dieu, en les empêchant par ces sacrifices impies de devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu.
[1] Saint Augustin paraît faire ici allusion à Porphyre et à ses disciples. Voyez le De abst. anim., lib. II, cap. 61 et seq.
[2] Apocal. XIX, 10, et XXII, 9.
[3] Act. XIV, 10 et seq.
De là vient que ce vrai médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur en tant qu’il a pris la forme d’esclave, Jésus-Christ homme, bien qu’il reçoive le sacrifice, à titre de Dieu consubstantiel au Père, a mieux aimé être lui-même le sacrifice, à titre d’esclave, que de le recevoir, et cela, pour ne donner occasion à personne de croire qu’il soit permis de sacrifier à une créature, quelle qu’elle soit. Il est donc à la fois le prêtre et la victime, et voilà le sens du sacrifice que l’Eglise lui offre chaque jour ; car l’Eglise, comme corps dont il est le chef, s’offre elle-même par lui. Les anciens sacrifices des saints n’étaient aussi que des signes divers et multipliés de ce sacrifice véritable, de même que plusieurs mots servent quelquefois à exprimer une seule chose en l’inculquant plus fortement et sans ennui. Devant ce suprême et vrai sacrifice, tous les faux sacrifices ont disparu.
Toutefois les démons ont reçu le pouvoir, en des temps réglés et limités par la Providence, d’exercer leur fureur contre la Cité de Dieu à l’aide de ceux qu’ils ont séduits, et non-seulement de recevoir les sacrifices qu’on leur offre, mais aussi d’en exiger par de violentes persécutions. Or, tant s’en faut que cette tyrannie soit préjudiciable à l’Eglise, qu’elle lui procure, au contraire, de grands avantages ; elle sert, en effet, à compléter le nombre des saints, qui tiennent un rang d’autant plus honorable dans la Cité de Dieu qu’ils combattent plus généreusement et jusqu’à la mort contre les puissances de l’impiété[1]. Si le langage de l’Eglise le permettait, nous les appellerions à bon droit nos héros. On fait venir ce nom de celui de Junon, qui, en grec, est appelé Héra, d’où vient que, suivant les fables de la Grèce, je ne sais plus lequel de ses fils porte le nom d’Héros. Le sens mystique de ces noms est, dit-on, que Junon représente l’air, dans lequel on place, en compagnie des démons, les héros, c’est-à-dire les âmes des morts illustres. C’est dans un sens tout contraire qu’on pourrait, je le répète, si le langage ecclésiastique le permettait, appeler nos martyrs des héros ; non certes qu’ils aient aucun commerce dans l’air avec les démons, mais parce qu’ils ont vaincu les démons, c’est-à-dire les puissances de l’air et Junon elle-même, quelle qu’elle soit, cette Junon que les poètes nous représentent, non sans raison, comme ennemie de la vertu et jalouse de la gloire des grands hommes qui aspirent au ciel. Virgile met ceux-ci au-dessus d’elle quand il lui fait dire : « Enée est mon vainqueur[2]… » mais il lui cède ensuite et faiblit misérablement quand il introduit Hélénus donnant à Enée ce prétendu conseil de piété : « Rends hommage de bon cœur à Junon et triomphe par tes offrandes suppliantes du courroux de cette redoutable divinité[3] ».
Porphyre est du même avis, tout en ne parlant, il est vrai, qu’au nom d’autrui, quand il dit que le bon génie n’assiste point celui qui l’invoque, à moins que le mauvais génie n’ait été préalablement apaisé[4] ; d’où il suivrait que les mauvaises divinités sont plus puissantes que les bonnes ; car les mauvaises peuvent mettre obstacle à l’action des bonnes, et celles-ci ne peuvent rien sans la permission de celles-là, tandis qu’au contraire les mauvaises divinités peuvent nuire, sans que les autres soient capables de les en empêcher. Il en est tout autrement dans la véritable religion ; et ce n’est pas ainsi que nos martyrs triomphent de Junon, c’est-à-dire des puissances de l’air envieuses de la vertu des saints. Nos héros, si l’usage permettait de les appeler ainsi, n’emploient pour vaincre Héra que des vertus divines et non des offrandes suppliantes. Et certes, Scipion a mieux mérité le surnom d’Africain en domptant l’Afrique par sa valeur que s’il eût apaisé ses ennemis par des présents et des supplications.
[1] Tertullien exprime plusieurs fois la même pensée (Apolog., cap. 50 ; ad Scap., cap. 5).
[2] Enéide, livre VII, vers 310.
[3] Enéide, livre III, vers 438,439.
[4] Voyez plus haut, sur Porphyre, les chapitres 9,10 et 11, et comp. De abstin. anim., cap. 39.
Les hommes véritablement pieux chassent ces puissances aériennes par des exorcismes, loin de rien faire pour les apaiser, et ils surmontent toutes les tentations de l’ennemi, non en les priant, mais en priant Dieu contre lui. Aussi, les démons ne triomphent-ils que des âmes entrées dans leur commerce par le péché. On triomphe d’eux, au contraire, au nom de celui qui s’est fait homme, et homme sans péché, pour opérer en lui-même, comme pontife et comme victime, la rémission des péchés, c’est-à-dire au nom du médiateur Jésus-Christ homme, par qui les hommes, purifiés du péché, sont réconciliés avec Dieu. Le péché seul, en effet, sépare les hommes d’avec Dieu, et s’ils peuvent en être purifiés en cette vie, ce n’est point par la vertu, mais bien par la miséricorde divine ; ce n’est point par leur puissance propre, mais par l’indulgence de Dieu, puisque la faible et misérable vertu qu’on appelle la vertu humaine n’est elle-même qu’un don de sa bonté. Nous serions trop disposés à nous enorgueillir dans notre condition charnelle, si, avant de la dépouiller, nous ne vivions pas sous le pardon. C’est pourquoi la vertu du Médiateur nous a fait cette grâce que, souillés par la chair du péché, nous trouvons notre purification dans un Dieu fait chair ; grâce merveilleuse, où éclate la miséricorde de Dieu, et qui, après nous avoir conduits durant cette vie dans le chemin de la foi, nous prépare, après la mort, par la contemplation de la vérité immuable, la plénitude de la perfection.
Des oracles divins, dit Porphyre, ont répondu que les sacrifices les plus parfaits à la lune et au soleil sont incapables de purifier, et il a voulu montrer par-là qu’il en est de même des sacrifices offerts à tous les autres dieux. Quels sacrifices, en effet, auraient une vertu purifiante, si ceux de la lune et du soleil, divinités du premier ordre, ne l’ont pas ? Porphyre, d’ailleurs, ajoute que le même oracle a déclaré que les Principes peuvent purifier ; par où l’on voit assez que ce philosophe a craint que sur la première réponse, qui refuse aux sacrifices parfaits du soleil et de la lune la vertu purifiante, on ne s’avisât de l’attribuer aux sacrifices de quelqu’un des petits dieux. Mais qu’entend Porphyre par ses Principes ? dans la bouche d’un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie[1] : il veut désigner Dieu le Père d’abord, puis Dieu le Fils, qu’il appelle la Pensée ou l’Intelligence du Père ; quant au Saint-Esprit, il n’en dit rien, ou ce qu’il en dit n’est pas clair ; car je n’entends pas quel est cet autre Principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin, qui, traitant des trois hypostases principales, donne à l’âme le troisième rang ? mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c’est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place l’âme au-dessous de la seconde hypostase, qui est la pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l’âme une substance mitoyenne, ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu ; car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n’est pas seulement l’esprit du Père, ou l’esprit du Fils, mais l’esprit du Père et du Fils. Aussi bien, les philosophes sont libres dans leurs expressions, et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d’offenser les oreilles pieuses. Mais nous, nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n’engendre l’impiété dans les choses.
[1] Les Platoniciens de l’école d’Alexandrie et de l’école d’Athènes se sont accordés, depuis Plotin jusqu’à Proclus, à reconnaître en Dieu trois principes ou hypostases : 1°l’Un (τὸ ἓν ἀπλοῦν) ou le Bien, qui est le Père ; 2°l’Intelligence, le Verbe (λόγος, νοῦς), qui est le Fils ; 3°l’Âme (ψυχή), qui est le principe universel de la vie. – Quant à la nature et à l’ordre de ces hypostases, les Alexandrins cessent d’être d’accord. – Consultez, sur les différences très-subtiles de la Trinité de Plotin et de celle de Porphyre, les deux historiens de l’école d’Alexandrie, M. Jules Simon (tome II, page 110 et seq.) et M. Vacherot (tome II, p. 37 et seq.)
Lors donc que nous parlons de Dieu, nous n’affirmons point deux ou trois principes, pas plus que nous n’avons le droit d’affirmer deux ou trois dieux ; et toutefois, en affirmant tour à tour le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous disons de chacun qu’il est Dieu. Car nous ne tombons pas dans l’hérésie des Sabelliens[1], qui soutiennent que le Père est identique au Fils, et que le Saint-Esprit est identique au Fils et au Père ; nous disons, nous, que le Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils du Père, et que le Saint-Esprit est l’Esprit du Père et du Fils, sans être ni le Père, ni le Fils. Il est donc vrai de dire que le Principe seul purifie l’homme, et non les Principes, comme l’ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre, soumis à ces puissances envieuses dont il rougissait sans oser les combattre ouvertement, n’a pas voulu reconnaître que le Seigneur Jésus-Christ est le principe qui nous purifie par son incarnation. Il l’a sans doute méprisé dans la chair qu’il a revêtue pour accomplir le sacrifice destiné à nous purifier ; grand mystère que n’a point compris Porphyre, par un effet de cet orgueil que le bon, le vrai Médiateur a vaincu par son humilité, prenant la nature mortelle pour se montrer à des êtres mortels, tandis que les faux et méchants médiateurs, fiers de n’être pas sujets à la mort, se sont exaltés dans leur orgueil, et par le prestige de leur immortalité ont fait espérer à des êtres mortels un secours trompeur. Ce bon et véritable Médiateur a donc montré que le mal consiste dans le péché, et non dans la substance ou la nature de la chair, puisqu’il a pris la chair avec l’âme de l’homme sans prendre le péché, puisqu’il a vécu dans cette chair, et qu’après l’avoir quittée par la mort, il l’a reprise transfigurée dans sa résurrection. Il a montré aussi que la mort même, peine du péché, qu’il a subie pour nous sans avoir péché, ne doit pas être évitée par le péché, mais plutôt supportée à l’occasion pour la justice ; car s’il a eu la puissance de racheter nos péchés par sa mort, c’est qu’il est mort lui-même et n’est pas mort par son péché. Mais Porphyre n’a point connu le Christ comme Principe ; car autrement il l’eût connu comme purificateur. Le Principe, en effet, dans le Christ, ce n’est pas la chair ou l’âme humaine, mais bien le Verbe par qui tout a été fait. D’où il suit que la chair du Christ ne purifie point par elle-même, mais par le Verbe qui a pris cette chair, quand « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous[2] ». C’est pourquoi, quand Jésus parlait dans un sens mystique de la manducation de sa chair, plusieurs qui l’écoutaient sans le comprendre s’étant retirés en s’écriant : « Ces paroles sont dures ; est-il possible de les écouter ? » il dit à ceux qui restèrent auprès de lui : « C’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien[3] ». Il faut conclure que c’est le Principe qui, en prenant une chair et une âme, purifie l’âme et la chair des fidèles, et voilà le sens de la réponse de Jésus aux Juifs qui lui demandaient qui il était : « Je suis le Principe[4] ». Nous-mêmes, faibles que nous sommes, charnels et pécheurs, nous ne pourrions, enveloppés dans les ténèbres de l’ignorance, comprendre cette parole, si le Christ ne nous avait doublement purifiés et par ce que nous étions et par ce que nous n’étions pas ; car nous étions hommes, et nous n’étions pas justes, et dans l’Incarnation il y a l’homme, mais juste et sans péché. Voilà le Médiateur qui nous a tendu la main pour nous relever, quand nous étions tombés et gisants par terre ; voilà la semence organisée par le ministère des anges[5], promulgateurs de la loi qui contenait tout ensemble le commandement d’obéir à un seul Dieu et la promesse du médiateur à venir.
[1] Sabellius, et avant lui Noët et Praxée, réduisaient la distinction des personnes de la sainte Trinité à une distinction nominale. Cette hérésie a été condamnée par le concile de Constantinople en 381.
[2] Jean, I, 14.
[3] Jean, VI, 61, 64.
[4] Jean, VIII, 25.
[5] Galat. III, 19.
C’est par leur foi en ce mystère, accompagnée de la bonne vie, que les justes des anciens jours ont pu être purifiés, soit avant la loi de Moïse (car en ce temps Dieu et les anges leur servaient de guides), soit même sous cette loi, bien qu’elle ne renfermât que des promesses temporelles, simple figure de promesses plus hautes, ce qui a fait donner à la loi de Moïse le nom d’Ancien Testament. Il y avait alors, en effet, des Prophètes dont la voix, comme celle des anges, publiait la céleste promesse, et de ce nombre était celui dont j’ai cité plus haut cette divine sentence touchant le souverain bien de l’homme : « Être uni à Dieu, voilà mon bien[1] ». Le psaume d’où elle est tirée distingue assez clairement les deux Testaments, l’ancien et le nouveau ; car le prophète dit que la vue de ces impies qui nagent dans l’abondance des biens temporels a fait chanceler ses pas, comme si le culte fidèle qu’il avait rendu à Dieu eût été chose vaine, en présence de la félicité des contempteurs de la loi. Il ajoute qu’il s’est longtemps consumé à comprendre ce mystère, jusqu’au jour où, entré dans le sanctuaire de Dieu, il a vu la fin de cette trompeuse félicité. Il a compris alors que ces hommes, par cela même qu’ils se sont élevés, ont été abaissés, qu’ils ont péri à cause de leurs iniquités, et que ce comble de félicité temporelle a été comme le songe d’un homme qui s’éveille et tout à coup se trouve privé des joies dont le berçait un songe trompeur. Et comme dans cette cité de la terre, ils étaient pleins du sentiment de leur grandeur, le Psalmiste parle ainsi : « Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre Cité[2] ». Il montre toutefois combien il lui a été avantageux de n’attendre les biens mêmes de la terre que du seul vrai Dieu, quand il dit : « Je suis devenu – semblable, devant vous, à une bête brute, et je demeure toujours avec vous[3] ». Par ces mots, semblable à une bête brute, le Prophète s’accuse de n’avoir pas eu l’intelligence de la parole divine, comme s’il disait : Je ne devais vous demander que les choses qui ne pouvaient m’être communes avec les impies, et non celles dont je les ai vus jouir avec abondance, alors que le spectacle de leur félicité était un scandale à mes faibles yeux. Toutefois le Prophète ajoute qu’il n’a pas cessé d’être avec le Seigneur, parce qu’en désirant les biens temporels il ne les a pas demandés à d’autres que lui. Il poursuit en ces termes : « Vous m’avez soutenu par la main droite, me conduisant selon votre volonté, et me faisant marcher dans la gloire[4] » ; marquant par ces mots, la main droite, que tous les biens possédés par les impies, et dont la vue l’avait ébranlé, sont choses de la gauche de Dieu. Puis il s’écrie : « Qu’y a-t-il au ciel et sur la terre que je désire, si ce n’est vous[5] ? » il se condamne lui-même ; il se reproche, ayant au ciel un si grand bien, mais dont il n’a eu l’intelligence que plus tard, d’avoir demandé à Dieu des biens passagers, fragiles, et pour ainsi dire une félicité de boue. « Mon cœur et ma chair, dit-il, sont tombés en défaillance, ô Dieu de mon cœur[6] ! » Heureuse défaillance, qui fait quitter les choses de la terre pour celles du ciel ! ce qui lui fait dire ailleurs : « Mon âme, enflammée de désir, tombe en défaillance dans la maison du Seigneur[7] ». Et dans un autre endroit : « Mon âme est tombée en défaillance dans l’attente de votre salut[8] ». Néanmoins, après avoir dit plus haut : Mon cœur et ma chair sont tombés en défaillance, il n’a pas ajouté : Dieu de mon cœur et de ma chair, mais seulement : Dieu de mon cœur, parce que c’est le cœur qui purifie la chair. C’est pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Purifiez d’abord le dedans, et le dehors sera pur[9] ». Le Prophète continue et déclare que Dieu même est son partage, et non les biens qu’il a créés : « Dieu de mon cœur, dit-il, Dieu de mon partage pour toujours[10] » ; voulant dire par là que, parmi tant d’objets où s’attachent les préférences des hommes, il trouve Dieu seul digne de la sienne. « Car », poursuit-il, « voilà que ceux qui s’éloignent de vous périssent, et vous avez condamné à jamais toute âme adultère[11] ». Entendez toute âme qui se prostitue à plusieurs dieux. Ici, en effet, se place ce mot qui nous a conduit à citer tout le reste : « Être uni à Dieu, voilà mon bien » ; c’est-à-dire, mon bien est de ne point m’éloigner de Dieu, de ne point me prostituer à plusieurs divinités. Or, en quel temps s’accomplira cette union parfaite avec Dieu ? alors seulement que tout ce qui doit être affranchi en nous sera affranchi. Jusqu’à ce moment, qu’y a-t-il à faire ? ce qu’ajoute le Psalmiste : « Mettre son espérance en Dieu[12] ». Or, comme l’Apôtre nous l’enseigne : « Lorsqu’on voit ce qu’on a espéré, ce n’est plus espérance. Car, qui espère ce qu’il voit déjà ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons d’un cœur patient[13] ». Soyons donc fermes dans cette espérance, suivons le conseil du Psalmiste et devenons, nous aussi, selon notre faible pouvoir, les anges de Dieu, c’est-à-dire ses messagers, annonçant sa volonté et glorifiant sa gloire et sa grâce : « Afin de chanter vos louanges, ô mon Dieu, devant les portes de la fille de Sion[14] ». Sion, c’est la glorieuse Cité de Dieu, celle qui ne connaît et n’adore qu’un seul Dieu, celle qu’ont annoncée les saints anges qui nous invitent à devenir leurs concitoyens. Ils ne veulent pas que nous les adorions comme nos dieux, mais que nous adorions avec eux leur Dieu et le nôtre. Ils ne veulent pas que nous leur offrions des sacrifices, mais que nous soyons comme eux un sacrifice agréable à Dieu. Ainsi donc, quiconque y réfléchira sans coupable obstination, ne doutera pas que tous ces esprits immortels et bienheureux, qui, loin de nous porter envie (car ils ne seraient pas heureux, s’ils étaient envieux), nous aiment au contraire et veulent que nous partagions leur bonheur, ne nous soient plus favorables, si nous adorons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, que si nous leur offrions à eux-mêmes notre adoration et nos sacrifices.
[1] Ps. LXXII, 28
[2] Ibid. 20
[3] Ps. LXXII, 22.
[4] Ibid. 23.
[5] Ibid. 24.
[6] Ibid. 25.
[7] Ps. LXXXIII, 3.
[8] Ibid. CXVIII, 81.
[9] Matt. XXIII, 26.
[10] Ps. LXXII, 25.
[11] Ps. LXXII, 26.
[12] Ibid. 27.
[13] Rom. VIII, 24 et 25.
[14] Ps. LXII, 28.
J’ignore comment cela se fait, mais il me semble que Porphyre rougit pour ses amis les théurges. Car enfin tout ce que je viens dire, il le savait, mais il n’était pas libre de le maintenir résolument contre le culte de plusieurs dieux. Il dit, en effet, qu’il y a des anges qui descendent ici-bas pour initier les théurges à la science divine, et que d’autres y viennent annoncer la volonté du Père et révéler ses profondeurs. Je demande s’il est croyable que ces anges, dont la fonction est d’annoncer la volonté du Père, veuillent nous forcer à reconnaître un autre Dieu que celui dont ils annoncent la volonté. Aussi Porphyre lui-même nous conseille-t-il excellemment de les imiter plutôt que de les invoquer. Nous ne devons donc pas craindre d’offenser ces esprits bienheureux et immortels, entièrement soumis à un seul Dieu, en ne leur sacrifiant pas ; car ils savent que le sacrifice n’est dû qu’au seul vrai Dieu dont la possession fait leur bonheur, et dès lors ils n’ont garde de le demander pour eux, ni en figure, ni en réalité. Cette usurpation insolente n’appartient qu’aux démons superbes et malheureux, et rien n’en est plus éloigné que la piété des bons anges unis à Dieu sans partage et heureux par cette union. Loin de s’arroger le droit de nous dominer, ils nous aident dans leur bienveillance sincère à posséder le vrai bien et à partager en paix leur propre félicité.
Pourquoi donc craindre encore, ô philosophe ! d’élever une voix libre contre des puissances ennemies des vertus véritables et des dons du véritable Dieu ? Déjà tu as su distinguer les anges qui annoncent la volonté de Dieu d’avec ceux qu’appelle je ne sais par quel art l’évocation du théurge. Pourquoi élever ainsi ces esprits impurs à l’insigne honneur de révéler des choses divines ? Et comment seraient-ils les interprètes des choses divines, ceux qui n’annoncent pas la volonté du Père ? Ne sont-ce pas ces mêmes esprits qu’un envieux magicien a enchaînés par ses conjurations pour les empêcher de purifier une âme[1], sans qu’il fût possible, c’est toi qui le dis, à un théurge vertueux de rompre ces chaînes et de replacer cette âme sous sa puissance ? Quoi ! tu doutes encore que ce ne soient de mauvais démons ! Mais non, tu feins sans doute de l’ignorer ; tu ne veux pas déplaire aux théurges vers lesquels t’a enchaîné une curiosité décevante et qui t’ont transmis comme un don précieux cette science pernicieuse et insensée. Oses-tu bien élever au-dessus de l’air et jusqu’aux régions sidérales ces puissances ou plutôt ces pestes moins dignes du nom de souveraines que de celui d’esclaves, et ne vois-tu pas qu’en faire les divinités du ciel, c’est infliger au ciel un opprobre !
[1] Voyez plus haut, chap. 9 du livre X.
Combien l’erreur d’Apulée, platonicien comme toi, est moins choquante et plus supportable ! Il n’attribue les agitations de l’âme humaine et la maladie des passions qu’aux démons qui habitent au-dessous du globe de la lune, et encore hésite-t-il dans cet aveu qu’il fait touchant des êtres qu’il honore ; quant aux dieux supérieurs, à ceux qui habitent l’espace éthéré, soit visibles, comme le soleil, la lune et les autres astres que nous contemplons au ciel, soit invisibles, comme Apulée en suppose, il s’efforce de les purifier de la souillure des passions. Ce n’est donc pas à l’école de Platon, mais à celle de tes maîtres Chaldéens que tu as appris à élever les vices des hommes jusque dans les régions de l’empyrée et sur les hauteurs sublimes du firmament, afin que les théurges aient un moyen d’obtenir des dieux la révélation des choses divines. Et cependant, ces choses divines, tu te mets au-dessus d’elles par ta vie intellectuelle[1], ne jugeant pas qu’en ta qualité de philosophe les purifications théurgiques te soient nécessaires. Elles le sont aux autres, dis-tu, et afin sans doute de récompenser tes maîtres, tu renvoies aux théurges tous ceux qui ne sont pas philosophes, non pas, il est vrai, pour être purifiés dans la partie intellectuelle de l’âme, car la théurgie, tu l’avoues, ne porte pas jusque-là, mais pour l’être au moins dans la partie spirituelle. Or, comme le nombre des âmes peu capables de philosophie est sans comparaison le plus grand, tes écoles secrètes et illicites seront plus fréquentées que celles de Platon. Ils t’ont sans doute promis, ces démons impurs, qui veulent passer pour des dieux célestes et dont tu t’es fait le messager et le héraut[2], ils t’ont promis que les âmes purifiées par la théurgie, sans retourner au Père, à la vérité, habiteraient au-dessus de l’air parmi les dieux célestes. Mais tu ne feras pas accepter ces extravagances à ce nombre immense de fidèles que le Christ est venu délivrer de la domination des démons. C’est en lui qu’ils trouvent la vraie purification infiniment miséricordieuse, celle qui embrasse l’âme, l’esprit et le corps. Car, pour guérir tout l’homme de la peste du péché, le Christ a revêtu sans péché l’homme tout entier. Plût à Dieu que tu l’eusses connu, ce Christ, lui donnant ton âme à guérir plutôt que de te confier en ta vertu, infirme et fragile comme toute chose humaine et en ta pernicieuse curiosité. Celui-là ne t’aurait pas trompé, puisque vos oracles, par toi-même cités, le déclarent saint et immortel. C’est de lui, en effet, que parle le plus illustre des poètes, dans ces vers qui n’ont qu’une vérité prophétique, étant tracés pour un autre personnage, mais qui s’appliquent très-bien au Sauveur : « Par toi, s’il reste quelque trace de notre crime, elle s’évanouira, laissant le monde affranchi de sa perpétuelle crainte[3] ».
Par où le poète veut dire qu’à cause de l’infirmité humaine, les plus grands progrès dans la justice laissent subsister, sinon les crimes, au moins de certaines traces que le Sauveur seul peut effacer. Car c’est au Sauveur seul que se rapportent ces vers, et Virgile nous fait assez entendre qu’il ne parle pas en son propre nom par ces mots du début de la même églogue : « Voici qu’est arrivé le dernier âge prédit par la sibylle de Cumes ». C’est dire ouvertement qu’il va parler d’après la sibylle. Mais les théurges, ou plutôt les démons, qui prennent la figure des dieux, souillent bien plutôt l’âme par leurs vains fantômes qu’ils ne la purifient. Eh ! comment la purifieraient-ils, puisqu’ils sont l’impureté même ! Sans cela, il ne serait pas possible à un magicien envieux de les enchaîner par ses incantations et de les contraindre, soit par crainte, soit par envie, à refuser à une âme souillée le bienfait imaginaire de la purification. Mais il me suffit de ce double aveu que les opérations théurgiques ne peuvent rien sur l’âme intellectuelle, c’est-à-dire sur notre entendement, et que, si elles purifient la partie spirituelle et inférieure de l’âme, elles sont incapables de lui donner l’immortalité et l’éternité. Le Christ, au contraire, promet la vie éternelle, et c’est pourquoi le monde entier court à lui, en dépit de vos colères et en dépit aussi de vos étonnements et de vos stupeurs. A quoi te sert, Porphyre, d’avoir été forcé de convenir que la théurgie est une source d’illusions où le plus grand nombre puise une science aveugle et folle, et que l’erreur la plus certaine, c’est de recourir par des sacrifices aux anges et aux puissances ? Cet aveu à peine fait, comme situ craignais d’avoir perdu ton temps avec les théurges, tu leur renvoies la masse du genre humain, pour qu’ils aient à purifier dans leur âme spirituelle ceux qui ne savent pas vivre selon leur âme intellectuelle !
[1] Voyez plus haut, ch. 9, la distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l’âme et sa partie intellectuelle et supérieure.
[2] Eusèbe adresse à Porphyre les mêmes reproches (Prœpar. evang., lib. IV, cap. 4,9 et 10).
[3] Virgile, Eglog., IV, vers 13 et 14.
Ainsi tu jettes les hommes dans une erreur manifeste, et un si grand mal ne te fait pas rougir, et tu fais profession d’aimer la vertu et la sagesse ! Si tu les avais véritablement aimées, tu aurais connu le Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu, et l’orgueil d’une science vaine ne t’aurait pas poussé à te révolter contre son humilité salutaire. Tu avoues cependant que l’âme spirituelle elle-même peut être purifiée par la seule vertu de la continence[1], sans le secours de ces arts théurgiques et de ces télètes[2] où tu as consommé vainement tes études. Tu vas jusqu’à dire quelquefois que les télètes ne sauraient élever l’âme après la mort, de sorte qu’à ce compte la théurgie ne servirait de rien au-delà de cette vie, même pour la partie spirituelle de l’âme ; et cet aveu ne t’empêche pas de revenir en mille façons sur ces pratiques mystérieuses, sans que je puisse te supposer un autre but que de paraître habile en théurgie, de plaire aux esprits déjà séduits par ces arts illicites, et d’en inspirer aux autres la curiosité.
Je te sais gré du moins d’avoir déclaré que la théurgie est un art redoutable, soit à cause des lois qui l’interdisent, soit par la nature même de ses pratiques. Et plût à Dieu que cet avertissement fût entendu de ses malheureux partisans et les fit tomber ou s’arrêter devant l’abîme ! Tu dis à la vérité qu’il n’y a point de télètes qui guérissent de l’ignorance et de tous les vices qu’elle amène avec soi, et que cette guérison ne peut s’accomplir que par le Patrikon Noun, c’est-à-dire par l’intelligence du Père, laquelle a conscience de sa volonté ; mais tu ne veux pas croire que le Christ soit cette Intelligence du Père, et tu le méprises à cause du corps qu’il a pris d’une femme et de l’opprobre de la croix ; car ta haute sagesse, dédaignant et rejetant les choses viles, n’aime à s’attacher qu’aux objets les plus relevés. Mais lui, il est venu pour accomplir ce qu’avaient dit de lui les véridiques Prophètes : « Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai la prudence des prudents ». Il ne détruit pas en effet, il n’anéantit pas la sagesse qu’il a donnée aux hommes, mais celle qu’ils s’arrogent et qui ne vient pas de lui. Aussi l’Apôtre, après avoir rapporté ce témoignage des Prophètes, ajoute : « Où sont les sages ? où sont les docteurs de la loi ? où sont les esprits curieux des choses du siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Car le monde avec sa sagesse n’ayant point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles, et les Gentils cherchent la sagesse, et nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils, mais qui pour tous les appelés, Juifs ou Gentils, est la vertu et la sagesse de Dieu ; car ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui paraît faible en Dieu est plus puissant que les hommes[3] ». C’est cette folie et cette faiblesse apparentes que méprisent ceux qui se croient forts et sages par leur propre vertu ; mais c’est aussi cette grâce qui guérit les faibles et tous ceux qui, au lieu de s’enivrer d’orgueil dans leur fausse béatitude, confessent leur trop réelle misère d’un cœur plein d’humilité.
[1] Voyez Porphyre, De abstin., lib. II, cap. 32. – Comp. Platon, Charmide, page 156 seq.
[2] Sur les Télètes, voyez plus haut, ch. 9.
[3] I Cor. I, 20-25.
Tu reconnais hautement le Père, ainsi que son Fils que tu appelles l’intelligence du Père, et enfin un troisième principe, qui tient le milieu entre les deux autres et où il semble que tu reconnaisses le Saint-Esprit. Voilà, pour dire comme vous, les trois dieux. Si peu exact que soit ce langage, vous apercevez pourtant, comme à travers l’ombre d’un voile, le but où il faut aspirer ; mais le chemin du salut, mais le Verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever jusqu’à ces objets de notre foi où notre intelligence n’atteint qu’à peine, voilà ce que vous mie voulez pas reconnaître. Vous entrevoyez, quoique de loin et d’un œil offusqué par les nuages, la patrie où il faut se fixer ; mais vous ne marchez pas dans la voie qui y conduit. Vous confessez pourtant la grâce, quand vous reconnaissez qu’il a été donné à un petit nombre de parvenir à Dieu par la force de l’intelligence. Tu ne dis pas en effet : Il a plu à un petit nombre, ou bien : Un petit nombre a voulu, mais : Il a été donné à un petit nombre[1], et en parlant ainsi, tu reconnais expressément l’insuffisance de l’homme et la grâce de Dieu. Tu parles encore de la grâce en termes plus clairs dans ce passage où, commentant Platon, tu affirmes avec lui qu’il est impossible à l’homme de parvenir en cette vie à la perfection de la sagesse, mais que la Providence et la grâce de Dieu peuvent après cette vie achever ce qui manque dans les hommes qui auront vécu selon la raison. Oh ! Si tu avais connu la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur, et ce mystère même de l’incarnation où le Verbe a pris l’âme et le corps de l’homme, tu aurais pu y voir le plus haut exemple de la grâce[2] Mais que dis-je ? et pourquoi parler en vain à un homme qui n’est plus ? mes discours, je le sais, sont perdus pour toi ; mais ils ne le seront pas, j’espère, pour tes admirateurs, pour ces hommes qu’enflamme l’amour de la sagesse ou la curiosité et qui t’aiment ; c’est à eux que je m’adresse en parlant à toi, et peut-être ne sera-ce pas en vain !
La grâce de Dieu pouvait-elle se signaler d’une manière plus gratuite qu’en inspirant au Fils unique de Dieu de se revêtir de la nature humaine sans cesser d’être immuable en soi, et de donner aux hommes un gage de son amour dans un homme-Dieu, médiateur entre Dieu et les hommes, entre l’immortel et les mortels, entre l’être immuable et les êtres changeants, entre les justes et les impies, entre les bienheureux et les misérables ? Et comme il a mis en nous le désir naturel du bonheur et de l’immortalité, demeurant lui-même heureux alors qu’il devient mortel pour nous donner ce que nous aimons, il nous a appris par ses souffrances à mépriser ce que nous craignons.
Mais pour acquiescer à cette vérité, il vous fallait de l’humilité, et c’est une vertu qu’il est difficile de persuader aux têtes orgueilleuses. Au fond qu’y a-t-il de si incroyable, pour vous surtout, préparés par toute votre doctrine à une telle foi, qu’y a-t-il de si incroyable dans notre dogme de l’incarnation ? Vous avez une idée tellement haute de l’âme intellectuelle, qui est humaine après tout, que vous la croyez consubstantielle à l’intelligence du Père, laquelle est, de votre propre aveu, le Fils de Dieu. Qu’y a-t-il donc à vos yeux de si incroyable à ce que ce Fils de Dieu se soit uni d’une façon ineffable et singulière à une âme intellectuelle pour en sauver une multitude ? Le corps est uni à l’âme, et cette union fait l’homme total et complet ; voilà ce que nous apprend le spectacle de notre propre nature ; et certes, si nous n’étions pas habitués à une pareille union, elle nous paraîtrait plus incroyable qu’aucune autre ; donc l’union de l’homme avec Dieu, de l’être changeant avec l’être immuable, si mystérieuse qu’elle soit, s’opérant entre deux termes spirituels, ou, comme vous dites, incorporels, est plus aisée à croire que l’union d’un esprit incorporel avec un corps. Est-ce la merveille d’un fils né d’une vierge qui vous choque ? Mais qu’un homme miraculeux naisse d’une manière miraculeuse, il n’y a là rien de choquant, et c’est bien plutôt le sujet d’une pieuse émotion. Serait-ce la résurrection, serait-ce Jésus-Christ quittant son corps pour le reprendre transfiguré et l’emporter incorruptible et immortel dans les régions célestes, serait-ce là le point délicat ? Votre maître Porphyre, en effet, dans ses livres que j’ai déjà souvent cités : Du retour de l’âme, prescrit fortement à l’âme humaine de fuir toute espèce de corps pour être heureuse en Dieu. Mais au lieu de suivre ici Porphyre, vous devriez bien plutôt le redresser, puisque son sentiment est contraire à tant d’opinions merveilleuses que vous admettez avec lui touchant l’âme du monde visible qui anime tout ce vaste univers. Vous dites en effet, sur la foi de Platon[3], que le monde est un animal très-heureux, et vous voulez même qu’il soit éternel ; or, si toute âme, pour être heureuse, doit fuir absolument tout corps, comment se fait-il que, d’une part, l’âme du monde ne doive jamais être délivrée de son corps, et que, de l’autre, elle ne cesse jamais d’être bienheureuse ? Vous reconnaissez de même avec tout le monde que le soleil et les autres astres sont des corps, et vous ajoutez, au nom d’une science, à ce que vous croyez, plus profonde, que ces astres sont des animaux très-heureux et éternels. D’où vient, je vous prie, que, lorsqu’on vous prêche la foi chrétienne, vous oubliez ou faites semblant d’oublier ce que vous enseignez tous les jours ? d’où vient que vous refusez d’être chrétiens, sous prétexte de rester fidèles à vos opinions, quand c’est vous-mêmes qui les démentez ? d’où vient cela, sinon de ce que le Christ est venu dans l’humilité et de ce que vous êtes superbes ? On demande de quelle nature seront les corps des saints après la résurrection, et voilà certes une question délicate à débattre entre les chrétiens les plus versés dans les Ecritures ; mais ce qui ne fait l’objet d’aucun doute, c’est que les corps des saints seront éternels et semblables au modèle que le Christ en a donné dans sa résurrection glorieuse. Or, quels qu’ils soient, du moment qu’ils seront incorruptibles et immortels, et n’empêcheront point l’âme d’être unie à Dieu par la contemplation, comment pouvez-vous soutenir, vous qui donnez des corps éternels à des êtres éternellement heureux, que l’âme ne peut être heureuse qu’à condition d’être séparée du corps ? Pourquoi vous tourmenter ainsi à chercher un motif raisonnable ou plutôt un prétexte spécieux de fuir la religion chrétienne, si ce n’est, je le répète, que le Christ est humble et que vous êtes orgueilleux ? Avez-vous honte par hasard de vous rétracter ? C’est encore un vice des orgueilleux. Ils rougissent, ces savants hommes, ces disciples de Platon, de devenir disciples de ce Jésus-Christ qui a mis dans la bouche d’un simple pêcheur pénétré de son esprit cette parole : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. Ce qui a été fait était vie en lui, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise[4] ». Voilà ce début de l’Evangile de saint Jean, qu’un philosophe platonicien aurait voulu voir écrit en lettres d’or dans toutes les églises au lieu le plus apparent, comme aimait à nous le raconter le saint vieillard Simplicien[5], qui a été depuis évêque de Milan. Mais les superbes ont dédaigné de prendre ce Dieu pour maître, parce qu’il s’est fait chair et a habité parmi nous ; de sorte que c’est peu d’être malade pour ces misérables, il faut encore qu’ils se glorifient de leur maladie et qu’ils rougissent du médecin qui seul pourrait les guérir. Ils travaillent pour s’élever et n’aboutissent qu’à se préparer une chute plus terrible.
[1] Voyez le Phédon, trad. fr. tome I, p. 199 seq.
[2] Il semble résulter de ces paroles que Porphyre n’a pas été chrétien, quoi qu’on en ait dit, depuis l’historien Socrate jusqu’à nos jours (Voyez Socrate, Hist. Eccles., lib. III, cap. 23. Cf. Nicephorus Callistus, lib. X, cap. 36.)
[3] Voyez le Timée, trad. franc., tome XII, p. 120,125,137.
[4] Jean, I, 1-5.
[5] Simplicien a été le successeur de saint Ambroise (Voyez saint Augustin, Conf., lib. VIII, cap. 2, n. 4. – De Prœdest. sanct., n. 4).
Si l’on croit qu’après Platon il n’y a rien à changer en philosophie, d’où vient que sa doctrine a été modifiée par Porphyre en plusieurs points qui ne sont pas de peu de conséquence ? Par exemple, Platon a écrit, cela est certain, que les âmes des hommes reviennent après la mort sur la terre, et jusque dans le corps des bêtes[1]. Cette opinion a été adoptée par Plotin[2], le maître de Porphyre. Eh bien ! Porphyre l’a condamnée, et non sans raison. Il a cru avec Platon que les âmes humaines retournent dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains, de peur, sans doute, qu’il n’arrivât à une mère devenue mule de servir de monture à son enfant. Porphyre oublie par malheur que dans son système une mère devenue jeune fille est exposée à rendre son fils incestueux. Combien est-il plus honnête de croire ce qu’ont enseigné les saints anges, les prophètes inspirés du Saint-Esprit et les Apôtres envoyés par toute la terre : que les âmes, au lieu de retourner tant de fois dans des corps différents, ne reviennent qu’une seule fois et dans leur propre corps ? Il est vrai cependant que Porphyre a très-fortement corrigé l’opinion de Platon, en admettant seulement la transmigration des âmes humaines dans des corps humains, et en refusant nettement de les emprisonner dans des corps de bêtes. Il dit encore que Dieu a mis l’âme dans le monde pour que, voyant les maux dont la matière est le principe, elle retournât au Père et fût affranchie pour jamais d’une semblable contagion. Encore qu’il y ait quelque chose à reprendre dans cette opinion (car l’âme a été mise dans le corps pour faire le bien, et elle ne connaîtrait point le mal, si elle ne le faisait pas). Porphyre a néanmoins amendé sur un point considérable la doctrine des autres Platoniciens, quand il a reconnu que l’âme purifiée de tout mal et réunie au Père serait éternellement à l’abri des maux d’ici-bas. Par-là, il a renversé ce dogme éminemment platonicien, que les vivants naissent toujours des morts, comme les morts des vivants[3] ; par là il a convaincu de fausseté cette tradition, empruntée, à ce qu’il semble, par Virgile au platonisme, que les âmes devenues pures sont envoyées aux Champs-Elysées (symbole des joies des bienheureux), après avoir bu dans les eaux du Léthé[4] l’oubli du passé : « Afin, dit le poète, que dégagées de tout souvenir elles consentent à revoir la voûte céleste et à recommencer dans des corps une vie nouvelle[5] ».
Porphyre a justement répudié cette doctrine ; car il est vraiment absurde que les âmes désirent quitter une vie où elles ne pourraient être bienheureuses qu’avec la certitude d’y persévérer toujours, et cela pour retourner en ce monde et rentrer dans des corps corruptibles, comme si leur suprême purification ne faisait que rendre nécessaire une nouvelle souillure. Dire que la purification efface réellement de leur mémoire tous les maux passés, et ajouter que cet oubli les porte à désirer de nouvelles épreuves, c’est dire que la félicité suprême est cause de l’infélicité, la perfection de la sagesse cause de la folie, et la pureté la plus haute cause de l’impureté. De plus, ce bonheur de l’âme pendant son séjour dans l’autre monde ne sera pas fondé sur la vérité, si elle ne peut le posséder qu’en étant trompée. Or, elle ne peut avoir le bonheur qu’avec la sécurité, et elle ne peut avoir la sécurité qu’en se croyant heureuse pour toujours, sécurité fausse, puisqu’elle redeviendra bientôt misérable. Comment donc sera-t-elle heureuse dans la vérité, si la cause de sa joie est une fausseté ? Voilà ce qui n’a pas échappé à Porphyre, et c’est pourquoi il a soutenu que l’âme purifiée retourne au Père, pour y être affranchie à jamais de la contagion du mal. D’où il faut conclure que cette doctrine de quelques Platoniciens sur la révolution nécessaire qui emporte les âmes hors du monde et les y ramène est une erreur. Au surplus, alors même que la transmigration serait vraie, à quoi servirait de le savoir ? Les Platoniciens chercheraient-ils à prendre avantage sur nous de ce que nous ne saurions pas en cette vie ce qu’ils ignoreraient eux-mêmes dans une vie meilleure, où, malgré toute leur pureté et toute leur sagesse, ils ne seraient bienheureux qu’en étant trompés ? Mais quoi de plus absurde et de plus insensé ! Il est donc hors de doute que le sentiment de Porphyre est préférable à cette théorie d’un cercle dans la destinée des âmes, alternative éternelle de misère et de félicité. Voilà donc un platonicien qui se sépare de Platon pour penser mieux que lui, qui a vu ce que Platon ne voyait pas, et qui n’a pas hésité à corriger un si grand maître, préférant à Platon la vérité.
[1] Voyez le Phèdre, le Phédon et le Timée.
[2] Ennéad., III, lib. iv, cap. 2.
[3] Ce dogme est plus encore pythagoricien que platonicien. Voyez le Phédon.
[4] Voyez Républ., livre X.<
[5] Virgile, Enéide, livre VI, vers 750, 751.
Pourquoi ne pas s’en rapporter plutôt à la Divinité sur ces problèmes qui passent la portée de l’esprit humain ? pourquoi ne pas croire à son témoignage, quand elle nous dit que l’âme elle-même n’est point coéternelle à Dieu, mais qu’elle a été créée et tirée du néant ? La seule raison invoquée par les Platoniciens à l’appui de l’éternité de l’âme, c’est que si elle n’avait pas toujours existé, elle ne pourrait pas durer toujours. Or, il se trouve que Platon, dans l’ouvrage où il décrit le monde et les dieux secondaires qui sont l’ouvrage de Dieu, affirme en termes exprès que leur être a eu un commencement et qu’il n’aura pourtant pas de fin, parce que la volonté toute-puissante du Créateur les fait subsister pour l’éternité[1]. Pour expliquer cette doctrine, les Platoniciens ont imaginé de dire qu’il ne s’agit pas d’un commencement de temps, mais d’un commencement de cause. « Il en est, disent-ils, comme d’un pied qui serait de toute éternité posé sur la poussière ; l’empreinte existerait toujours au-dessous, et cependant elle est faite par le pied, de sorte que le pied n’existe pas avant l’empreinte, bien qu’il la produise. C’est ainsi, à les entendre, que le monde et les dieux créés dans le monde ont toujours été, leur créateur étant toujours, et cependant ils sont faits par lui ». Je demanderai à ceux qui soutiennent que l’âme a toujours été, si elle a toujours été misérable ? Car s’il est quelque chose en elle qui ait commencé d’exister dans le temps et qui ne s’y rencontrât pas de toute éternité, pourquoi elle-même n’aurait-elle pas commencé d’exister dans le temps ? D’ailleurs, la béatitude dont elle jouit, de leur propre aveu, sans mesure et sans fin après les maux de cette vie, a évidemment commencé dans le temps, et toutefois elle durera toujours. Que devient donc cette argumentation destinée à établir que rien ne peut durer sans fin que ce qui existe sans commencement ? La voilà qui tombe en poussière, en se heurtant contre cette félicité qui a un commencement et qui n’aura pas de fin. Que l’infirmité humaine cède donc à l’autorité divine ! Croyons-en sur la religion ces esprits bienheureux et immortels qui ne demandent pas qu’on leur rende les honneurs faits pour Dieu seul, leur maître et le nôtre, et qui n’ordonnent d’offrir le sacrifice, comme je l’ai déjà dit et ne puis trop le redire, qu’à celui dont nous devons être avec eux le sacrifice ; immolation salutaire offerte à Dieu par ce même prêtre qui, en revêtant la nature humaine selon laquelle il a voulu être prêtre, s’est offert lui-même en sacrifice pour nous.
[1] Platon, Timée, Discours de Dieu aux dieux.
Voilà cette religion qui nous ouvre la voie universelle de la délivrance de l’âme, voie unique, voie vraiment royale, par où on arrive à un royaume qui n’est pas chancelant comme ceux d’ici-bas, mais qui est appuyé sur le fondement inébranlable de l’éternité. Et quand Porphyre, vers la fin de son premier livre Du retour de l’âme, assure que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’a encore été indiquée, à sa connaissance, par aucune secte, qu’il ne la trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens, en un mot dans aucune tradition historique, cela revient à avouer que cette voie existe, mais qu’il n’a pu encore la découvrir. Ainsi, toute cette science si laborieusement acquise, tout ce qu’il savait ou paraissait savoir sur la délivrance de l’âme, ne le satisfaisait nullement. Il sentait qu’en si haute matière il lui manquait une grande autorité devant laquelle il fallût se courber. Quand donc il déclare que, même dans la philosophie la plus vraie, il ne trouve pas la voie universelle de la délivrance de l’âme, il montre assez l’une de ces deux choses : ou que la philosophie dont il faisait profession n’était pas la plus vraie, ou qu’elle ne fournissait pas cette voie. Et, dans ce dernier cas, comment pouvait-elle être vraie, puisqu’il n’y a pas d’autre voie universelle de l’âme que celle par laquelle toutes les âmes sont délivrées et sans laquelle par conséquent aucune âme n’est délivrée ? Quand il ajoute que cette voie ne se rencontre « ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens, ni ailleurs », il montre, par le témoignage le plus éclatant, qu’il a étudié sans en être satisfait les doctrines de l’Inde et de la Chaldée, et qu’il a notamment emprunté aux Chaldéens ces oracles divins qu’il ne cesse de mentionner. Quelle est donc cette voie universelle de la délivrance de l’âme dont parle Porphyre, et qui, selon lui, ne se trouve nulle part, pas même parmi ces nations qui ont dû leur célébrité dans la science des choses divines à leur culte assidu et curieux des bons et des mauvais anges ? Quelle est celle voie universelle, sinon celle qui n’est point particulière à une nation, mais qui a été divinement ouverte à tous les peuples du monde ? Et remarquez que ce grand esprit n’en conteste pas l’existence, étant convaincu que la Providence n’a pu laisser les hommes privés de ce secours. Il se borne à dire que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’est point encore arrivée à sa connaissance, et le fait n’a rien de surprenant ; car Porphyre vivait dans un temps[1] où Dieu permettait que la voie tant cherchée, qui n’est autre que la religion chrétienne, fût envahie par les idolâtres et par les princes de la terre ; épreuve nécessaire, qui devait accomplir et consacrer le nombre des martyrs, c’est-à-dire des témoins de la vérité, destinés à faire éclater par leur constance l’obligation où sont les chrétiens de souffrir toutes sortes de maux pour la défense de la vraie religion. Porphyre était témoin de ce spectacle et ne pouvait croire qu’une religion, qui lui semblait condamnée à périr, fût la voie universelle de la délivrance de l’âme ; ces persécutions dont la vue effrayante le détournait du christianisme, il ne comprenait pas qu’elles servaient à son triomphe et qu’il allait en sortir plus fort et plus glorieux.
Voilà donc la voie universelle de la délivrance de l’âme ouverte à tous les peuples de l’univers par la miséricorde divine, et comme les desseins de Dieu sont au-dessus de la portée humaine, en quelque lieu que cette voie soit aujourd’hui connue ou doive l’être un jour, nul n’a droit de dire : Pourquoi si tôt ? pourquoi si tard[2] ? Porphyre lui-même en a senti la raison, quand, après avoir dit que ce don de Dieu n’avait pas encore été reçu et n’était pas jusque-là venu à sa connaissance, il se garde d’en conclure qu’il n’existe pas. Voilà, je le répète, la voie universelle de la délivrance de tous les croyants, qui fut ainsi annoncée par le ciel au fidèle Abraham : « Toutes les nations seront bénies en votre semence[3] ». Abraham était Chaldéen, à la vérité ; mais afin qu’il pût recevoir l’effet de ces promesses et qu’il sortît de lui une race disposée par les anges[4] dans la main d’un médiateur en qui devait se trouver cette voie universelle de la délivrance de l’âme, il lui fut ordonné d’abandonner son pays, ses parents et la maison de son père. Alors Abraham, délivré des superstitions des Chaldéens, adora le seul vrai Dieu et ajouta foi à ses promesses. La voilà cette voie universelle dont le Prophète a dit : « Que Dieu ait pitié de nous et qu’il nous bénisse ; qu’il fasse luire sur nous-la lumière de son visage, et qu’il nous soit miséricordieux, afin que nous connaissions votre voie sur la terre et le salut que vous envoyez à toutes les nations[5] ». Voilà pourquoi le Sauveur, qui prit chair si longtemps après de la semence d’Abraham, a dit de soi-même : « Je suis la voie, la vérité et la vie[6] ». C’est encore cette voie universelle dont un autre prophète a parlé en ces termes, tant de siècles auparavant : « Aux derniers temps, la montagne de la maison du Seigneur paraîtra sur le sommet des montagnes et sera élevée par-dessus toutes les collines. Tous les peuples y viendront, et les nations y accourront et diront : Venez, montons sur la montagne du Seigneur et dans la maison du Dieu de Jacob ; il nous enseignera sa voie et nous marcherons dans ses sentiers ; car la loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem[7] ». Cette voie donc n’est pas pour un seul peuple, mais pour toutes les nations ; et la loi et la parole du Seigneur ne sont pas demeurées dans Sion et dans Jérusalem ; mais elles en sont sorties pour se répandre par tout l’univers. Le Médiateur même, après sa résurrection, dit par cette raison à ses disciples, que sa mort avait troublés : « Il fallait que tout ce qui est écrit de moi, dans la loi, dans les prophètes et dans les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l’esprit pour entendre les Ecritures, et il leur dit : « Il fallait que le Christ souffrît et qu’il ressuscitât d’entre les morts le troisième jour, et que l’on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés parmi toutes les nations, à commencer par Jérusalem[8] ». La voilà donc cette voie universelle de la délivrance de l’âme, que les saints anges et les saints prophètes ont d’abord figurée partout où ils ont pu, dans le petit nombre de personnes en qui ils ont honoré la grâce de Dieu, et surtout dans les Hébreux, dont la république était comme consacrée pour la prédication de la Cité de Dieu chez toutes les nations de la terre : ils l’ont figurée par le tabernacle, par le temple, par le sacerdoce et par les sacrifices ; ils l’ont prédite par des prophéties, quelquefois claires et plus souvent obscures et mystérieuses ; mais quand le Médiateur lui-même, revêtu de chair, et ses bienheureux Apôtres ont manifesté la grâce du Nouveau Testament, ils ont fait connaître plus clairement cette voie qui avait été cachée dans les ombres des siècles précédents, quoiqu’il ait toujours plu à Dieu de la faire entrevoir en tous temps, comme je l’ai montré plus haut, par des signes miraculeux de sa puissance. Les anges ne sont pas seulement apparus comme autrefois, mais, à la seule voix des serviteurs de Dieu agissant d’un cœur simple, les esprits immondes ont été chassés du corps des possédés, les estropiés et les malades guéris ; les bêtes farouches de la terre et des cieux, les oiseaux du ciel, les arbres, les éléments, les astres ont obéi à leurs ordres ; l’enfer a cédé à leur pouvoir et les morts sont ressuscités. Et je ne parle point des miracles particuliers au Sauveur, tels surtout que sa naissance, où s’accomplit le mystère de la virginité de sa mère, et sa résurrection, type de notre résurrection à venir. Je dis donc que cette voie conduit à la purification de l’homme tout entier, et, de mortel qu’il était, le dispose en toutes ses parties à devenir immortel. Car afin que l’homme ne cherchât point divers modes de purification, l’un pour la partie que Porphyre appelle intellectuelle, l’autre pour la partie spirituelle, un autre enfin pour le corps, le Sauveur et purificateur véritable et tout-puissant a revêtu l’homme tout entier. Hors de cette voie, qui jamais n’a fait défaut aux hommes, soit au temps des promesses, soit au temps de l’accomplissement, nul n’a été délivré, nul n’est délivré, nul ne sera délivré.
Porphyre nous dit que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’est point encore venue à sa connaissance par aucune tradition historique ; mais peut-on trouver une histoire à la fois plus illustre et plus fidèle que celle du Sauveur, laquelle a conquis une si grande autorité par toute la terre, et où les choses passées sont racontées de manière à prédire les choses futures, dont un grand nombre déjà accompli nous garantit l’accomplissement des autres ? Ni Porphyre ni les autres Platoniciens ne peuvent être reçus à mépriser ces prophéties, comme ne concernant que des choses passagères et relatives à cette vie mortelle. Ils ont raison, sans nul doute, pour des prédictions d’une autre sorte celles qui s’obtiennent par la divination et par d’autres arts. Que ces prédictions et ceux qui les cultivent ne méritent pas grande estime, j’y consens volontiers ; car elles se font soit par la prénotion des causes inférieures, comme dans la médecine, où l’on peut prévoir divers accidents de la maladie à l’aide des signes qui la précèdent, soit parce que les démons prédisent ce qu’ils ont résolu de faire, et se servent pour l’exécuter des passions déréglées des méchants, de manière à persuader que les événements d’ici-bas sont entre leurs mains. Les saints qui ont marché dans la voie universelle de la délivrance de l’âme ne se sont point souciés de faire de telles prédictions, comme si elles avaient une grande importance ; et ce n’est pas qu’ils aient ignoré les événements de cet ordre, puisqu’ils en ont souvent prédit à l’appui de vérités plus hautes, supérieures aux sens et aux vérifications de l’expérience ; mais il avait d’autres événements véritablement grands et divins qu’ils annonçaient selon les lumières qu’il plaisait à Dieu de leur départir. En effet, l’incarnation de Jésus-Christ et toutes les merveilles qui ont éclaté en lui, ou qui ont été accomplies en son nom, telles que la pénitence des hommes plongés en toutes sortes de crimes, la conversion des volontés à Dieu, la rémission des péchés, la grâce justifiante, la foi des âmes pieuses et cette multitude d’hommes qui croient au vrai Dieu par toute la terre, la destruction du culte des idoles et des démons, les tentations qui éprouvent les fidèles, les lumières qui éclairent et purifient ceux qui font des progrès dans la vertu, la délivrance de tous les maux, le jour du jugement, la résurrection des morts, la damnation éternelle des impies et le royaume immortel de cette glorieuse Cité de Dieu destinée à jouir éternellement de la contemplation bienheureuse, tout cela a été prédit et promis dans les Ecritures de cette voie sainte, et nous voyons accomplies un si grand nombre de ces promesses que nous avons une pieuse confiance dans l’accomplissement de toutes les autres. Quant à ceux qui ne croient pas et par suite ne comprennent pas que cette voie est la voie droite pour parvenir à la contemplation et à l’union bienheureuses, selon la parole et le témoignage véridiques des saintes Ecritures, ils peuvent bien combattre la religion, mais il ne l’abattront jamais.
C’est pourquoi dans ces dix livres, inférieurs sans doute à l’attente de plusieurs, mais où j’ai répondu peut-être au vœu de quelques-uns, dans la mesure où le vrai Dieu et Seigneur a daigné me prêter son aide, j’ai combattu les objections des impies qui préfèrent leurs dieux au fondateur de la Cité sainte. De ces dix livres, les cinq premiers sont contre ceux qui croient qu’on doit adorer les dieux en vue des biens de cette vie, les cinq derniers contre ceux qui veulent conserver le culte des dieux en vue des biens de la vie à venir. Il me reste à traiter, comme je l’ai promis dans le premier livre, des deux cités qui sont ici-bas mêlées et confondues. Je vais donc, si Dieu me continue son appui, parler de leur naissance, de leur progrès et de leur fin.
[1] Porphyre a vécu pendant les persécutions de Dioclétien et de Maximien contre les chrétiens.
[2] Saint Augustin paraît ici faire allusion à cette objection de Porphyre, que lui-même rapporte dans un autre ouvrage : « Si le Christ est la voie unique du salut, pourquoi a-t-il manqué aux hommes pendant un si grand nombre de siècles ? » (Voyez S. Aug. Epist. 102, n. 8.)
[3] Gen. XXII, 18.
[4] Galat. III, 19.
[5] Ps. LXVI, 1 et 2
[6] Jean, XIV, 6
[8] Luc, XXIV, 44-47