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UN BEAU RÉCIT

La grève qui dure depuis cinq jours ne semble pas vouloir s’arrêter. Partout, en ville, on rencontre des groupes de gens inoccupés qui discutent avec chaleur. Et derrière les visages tendus, on devine la colère, la déception, une immense tristesse. La joie s’en est allée de tous les cœurs.

Cependant, Maryse est heureuse à Valence en compagnie de Tante Emma qui la dorlote comme une enfant gâtée. La jeune fille est de toutes les parties. la moindre emplette ne se fait plus sans elle. Elle connaît l’épicière de la rue avec laquelle elle a déjà fait son brin de causette, l’autre jour, lorsqu’elle est venue sans escorte acheter le sucre et le cacao pour la crème. Le boucher lui-même, ce grand bonhomme à la peau tendue et rose, qui a l’air si bourru, est en passe de devenir son ami. Pour la fillette, il se montre gentil, bienveillant, voire généreux. Dès qu’il fut au courant de la situation de Maryse, il refusa l’argent qu’elle lui tendait :

— Je veux aussi faire quelque chose pour toi, petite, dit-il de sa voix rude qu’il cherchait à rendre aimable.

— Décidément, tous les gens ne sont pas des mécréants sur la terre, pense l’enfant touchée par ce geste inattendu.

Revenue à la maison, Tante s’approche d’elle et lui propose :

— Veux-tu ce soir me suivre à la réunion ?

— Oh ! Volontiers, Tante !

Maryse a toujours aimé les réunions du soir. Non qu’elle ait une âme particulièrement pieuse… loin de là ! mais lorsqu’elle se rend à de telles rencontres elle échappe à la dernière invitation de la journée ; la sempiternelle formule du soir n’est pas prononcée, car invariablement lorsque neuf heures sonnent, elle s’entend dire sans pitié : « Maryse, va te coucher ! Il est tard ! ». Une réunion, c’est l’occasion pour elle de vivre les heures agréables de la nuit… les heures justement interdites aux enfants.

— C’est à la salle ?… continue l’enfant.

— De l’Armée, répond Tante.

— On chantera ?

— Bien sûr ! Sans quoi ce ne serait pas une réunion salutiste. dit-elle avec son beau sourire.

Elles se sont rapidement préparées, puis d’un pas alerte, elles ont longé le boulevard où l’affluence est grande en cette belle soirée d’été. Une légère brise jette sur le visage un peu d’air frais qu’on savoure avec plaisir.

Les deux amies se hâtent vers la salle du poste qu’elles trouvent à moitié pleine. Les personnes les plus diverses attendent gravement que l’orateur se lève. Tante et Maryse se sont installées devant, tout près du prédicateur.

La réunion s’ouvre par un cantique chanté avec entrain. Puis une courte prière monte vers Dieu. Elle est accompagnée d’ « amen » sonores et vigoureux qui jaillissent de tous côtés. Maryse ne sait que penser de ces interventions curieuses dont elle n’a pas l’habitude.

— Ils sont quand même particuliers, ces salutistes ! pense-t-elle, amusée.

Un jeune officier, au regard lumineux, ouvre la Bible et répète plusieurs fois, en pesant chaque mot : « C’est une parole certaine et entièrement digne d’être reçue, que Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier ».

Le prédicateur garde un instant le silence fixant son auditoire attentif, puis déclare avec conviction :

« C’est Paul, le grand apôtre, qui parle ici. Au soir de sa vie, il avoue être le pécheur numéro un de l’humanité. Plus que jamais il se sent coupable et indigne devant son Dieu qu’il aime ».

Cette affirmation surprend notre Maryse ; elle estime tellement l’apôtre dont elle connaît les formidables aventures.

— Evidemment, pense-t-elle, tout le monde a quelque chose à se reprocher… C’est bien vrai que l’autre jour j’ai flanqué une paire de gifles à ma cousine Annette qui m’agaçait ; elle a un si fichu caractère.

— Paul, continue l’orateur, malgré son zèle religieux, ses études, ses efforts pour bien faire, Paul, cet Israélite pieux, était PERDU, sans espérance devant Dieu.

— Qu’il est curieux ce salutiste, proteste l’enfant. Si on l’écoutait, on serait tous perdus !

— Tous les hommes, Paul y compris, ont péché, déclare la Bible. Ils sont privés de la gloire de Dieu, le ciel leur est fermé.

— Peut-on croire chose pareille ? A quoi cela servirait-il d’être bon, rumine l’enfant qui ne trouve pas ce discours à son goût. Alors il n’y a pas de différence entre les braves gens et les fripouilles ?

— Mais Jésus, précise le jeune officier, est venu dans le monde pour sauver les pécheurs… Il est le bon Berger qui a quitté son ciel de gloire pour chercher et ramener chaque brebis égarée. C’est toi… qu’il est venu sauver.

Maryse baisse la tête car le prédicateur a l’air de la regarder, de s’adresser à elle avec insistance.

— Penserait-il que je suis une brebis perdue ? Comme il se trompe. S’il savait que j’écoute le culte à la radio et me rends assidûment à l’école du dimanche. Moi, une brebis égarée ?… C’est bon pour les garnements de la jeune Armée.

L’officier vient de reprendre son exposé :

* Une terrible tempête battait la côte bretonne. Dans la nuit, par dessus les eaux écumantes, on avait entendu des appels en détresse déchirants. Et le lendemain, longeant la plage déserte, je pensais avec angoisse aux nombreuses victimes du naufrage. Comme, plongé dans de sombres pensées, je contemplais longuement la mer redevenue calme, je fus accosté par un vieux loup de mer avec lequel je liai librement conversation, lui parlant avec tristesse des perdus de la nuit.

* Ce récit est tiré de « Vers quel port ? »

— Excusez-moi, Monsieur, me dit-il soudain. Je voudrais vous poser une question. Etes-vous sauvé ? Connaissez-vous Jésus-Christ le Sauveur ?

Je fus heureux de cette question qui me permit de répondre affirmativement et surtout, de connaître l’aventure de cet homme.

— Et vous, lui demandai-je ?

— Il y a bientôt cinq ans que Dieu a sauvé mon corps et mon âme. Je n’oublierai jamais que je dois la vie à deux hommes qui sont morts à ma place.

Intrigué, j’encourageai mon interlocuteur à s’expliquer.

— C’était par une nuit comme celle qui vient de s’achever. La tempête faisait rage. Notre bateau, affreusement ballotté par la mer démontée, heurta soudain un récif à quelque cent mètres de la côte. Aussitôt fut hissé le signal de détresse, et trois coups de canon consécutifs, appelèrent les riverains à notre secours. Bientôt, grâce au jour qui pointait, nous fûmes repérés par des hommes sur la berge et ils mirent aussitôt trois chaloupes de sauvetage à la mer. Nous étions tous persuadés que leurs efforts seraient vains et qu’ils ne parviendraient pas à nous rejoindre. La mer était en furie. Lentement, notre bateau prenait l’eau et s’enfonçait dans les flots. Nous étions tous dans une terrible angoisse ; nul ne songeait à dire un mot.

Sans doute, Dieu fut-il en aide à nos sauveteurs, car la première chaloupe parvint jusqu’à nous. Non sans difficultés, nous y fîmes descendre femmes et enfants. La deuxième embarcation nous atteignit aussi et prit les autres passagers. Nous nous rendions bien compte que tout l’équipage ne pourrait trouver place dans la troisième chaloupe. Parmi nous, quelques-uns devraient se sacrifier, pour les autres. Le bateau s’enfonçait toujours. il ne pourrait tenir assez longtemps à la surface pour qu’on puisse espérer le retour de la première embarcation. Sans dire un mot, nous tirâmes au sort pour savoir qui devait rester. Moment terrible entre tous. Le malheur voulut que je fusse désigné avec quinze camarades pour demeurer sur le bateau en perdition. J’étais voué à la mort… et à la damnation. Je le réalisai soudain, car toute ma vie sans Dieu passait devant mes yeux. Ce fut affreux. Pourtant, je sus rester calme, imperturbable et personne ne soupçonna mon angoisse.

Sur ce même bateau j’avais un copain qui aimait Jésus. Souvent il m’avait parlé de sa joie, de son Sauveur… et de mon âme perdue. Chaque fois que je l’entendais discourir de ces choses, je ricanais férocement. A présent, je ne pouvais même pas lui demander de prier pour moi. Une chose m’étonnait pourtant : il ne me parlait pas du Sauveur maintenant que j’étais troublé. Je devais comprendre plus tard.

Son visage restait calme, illuminé d’une étrange lueur. Avec amertume, je me disais : « Il peut sourire… son lot, à lui, c’est d’aller dans le bateau. Il n’est pas parmi les sacrifiés… » Cher vieux Georges ! comme je me trompais sur ton compte !

Le troisième bateau de sauvetage approcha. Un par un, les hommes désignés par le sort entrèrent dans la chaloupe. C’était maintenant le tour de Georges. Au lieu d’avancer, il me poussa brusquement en avant, en me disant : « Vas-y… et rencontre-moi au ciel. Pour moi, tout est bien… Pour toi ? Adieu ! ».

Je ne voulais pas accepter cet échange, mais je fus entraîné par le suivant, pressé de poser le pied dans la barque. Et malgré moi, je me trouvais dans le frêle esquif que les vagues secouaient furieusement.

Oui, Monsieur… j’ai vu le Georges accroché au bastingage, s’enfoncer lentement dans les flots. Oui, dans les flots, à ma place. C’est une vision que je n’oublierai jamais, vous entendez, JAMAIS ! Il pleurait en me disant ces mots. Il est mort pour moi, pour moi, Monsieur.

Alors, je dis à Dieu dans mon cœur : Si j’arrive sain et sauf à terre, le Georges ne sera pas mort en vain. Je le rencontrerai au ciel, toutefois si c’est encore possible.

Sur la terre ferme, je courus à la maison et pleurai longuement en songeant à mon ami disparu. A vrai dire, je pensai plus à lui qu’au Seigneur. J’achetai un Nouveau Testament que je dévorai littéralement. Je cherchais la lumière d’En-Haut car j’étais de plus en plus angoissé. Je ne connaissais pas le chemin du ciel et pourtant, je voulais y aller pour retrouver mon cher Georges.

Dans une courte prière, je demandai à Dieu de m’instruire. « Que dois-je faire pour être sauvé ? » Et la réponse ne se fit pas attendre. J’arrivai à l’histoire des deux brigands crucifiés avec Jésus au Calvaire. Je considérai celui qui fut pardonné : « Voilà un homme qui me vaut », pensais-je. Seigneur, veux-tu me sauver comme tu as sauvé ce bandit ? ». Je me penchai alors sur l’Evangile et lus cette parole : « En vérité, je te le dis, tu seras aujourd’hui avec moi, dans le paradis ».

Il me semblait que ces mots étaient écrits pour moi, pour moi seul. Je tombai à genou et bénis Dieu mon sauveur. Je compris clairement que Jésus-Christ avait donné sa vie pour moi, comme le Georges. L’un m’avait sauvé des flots de la mer ; l’autre m’avait sauvé de la colère divine, de la mort éternelle. Vous voyez, cher Monsieur, j’ai deux Sauveurs… mais le plus précieux pour moi, c’est Jésus-Christ.

Ce beau récit, que Maryse a écouté sans en perdre une syllabe, la bouleverse. Il lui en faudrait si peu pour fondre en larmes. Tante Emma la regarde discrètement du coin de l’œil pour connaître les réactions de sa protégée. Elle voudrait tellement que sa petite Maryse comprenne l’amour de son Dieu et y réponde.

Le prédicateur invite l’auditoire à chanter le beau cantique :

Viens à Jésus, Il t’appelle,
Il t’appelle aujourd’hui !
Trop longtemps tu fus rebelle,
Aujourd’hui, viens à Lui.

Chaque parole de cette strophe pénètre comme autant de flèches dans le cœur de l’enfant qui pleure, silencieusement.

— Jésus vous attend, répète l’officier d’une voix solennelle. Il ne met pas dehors celui qui vient à Lui. Qui dira OUI ! au Sauveur ?

Maryse n’y tient plus dans cette atmosphère. Va-t-elle se décider ? Se laisser faire ? Céder à cette pression ?

— Ah ! non ! dit-elle soudain. On veut me convertir, ici. Pas de çà ! Je ne suis pas pire qu’une autre.


♦   ♦

Ce soir-là, deux ombres marchent d’un pas pressé dans la rue déserte, sans dire un mot. Maryse a le cœur bien lourd ! Et si cette nuit même son âme lui était redemandée ?

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