Défaut de sympathie des princes luthériens pour les réfugiés. — Electorat de Saxe. — Colonie à Francfort-sur-le-Mein. — Colonie à Hambourg. — Colonies à Brême et à Lubeck. — Etats de Brunswick : colonies de Hanovre et d’Hameln ; colonie de Zell ; colonie de Brunswick. — Colonies de Bareith et d’Erlangen. — Colonies dans le pays de Bade et dans le Wurtemberg. — Landgraviat de Hesse. — Edit de Charles Ier. — Colonie de Cassel. — Colonie de Hanau. — Dix-huit colonies agricoles. — Colonie de Friedrichsdorf. — La petite France. — Colonies vaudoises en Hesse. — Colonies en Alsace.
Le Brandebourg ne fut pas la seule contrée de l’Allemagne qui servît d’asile aux protestants de France après la révocation de l’édit de Nantes. Il y en eut un très grand nombre qui se dispersèrent dans les diverses principautés dont se composait la confédération germanique. Les princes luthériens les accueillirent généralement avec moins de sympathie. La paix de Westphalie accordait, il est vrai, en principe, des droits égaux aux communions catholique, luthérienne et calviniste, qui divisaient l’Allemagne. Mais partout le parti dominant avait limité ces droits, en les subordonnant aux constitutions particulières des États et aux usages établis. Dans le midi de l’Allemagne, et surtout en Autriche et en Bavière, les gouvernements persévéraient dans leur politique intolérante envers les dissidents. A peine les souffraient-ils dans leurs domaines, et l’on vit en plein dix-huitième siècle un évêque de Saltzbourg chasser des terres de son diocèse soixante mille de ses sujets protestants. Les princes luthériens pouvaient donc craindre, en admettant les réfugiés calvinistes à la jouissance des mêmes droits qu’ils accordaient à leurs sujets, que les catholiques ne se prévalussent de cette condescendance pour réclamer les mêmes concessions. Aussi résistèrent-ils aux pressantes sollicitations que leur adressèrent les souverains réformés en faveur des réfugiés de France. S’ils ne leur défendirent pas expressément l’entrée de leurs États, ils ne leur accordèrent cependant qu’une tolérance limitée. Partout ils les exclurent des fonctions publiques, des corps de maîtrise. Dans quelques lieux même, ils ne leur permirent pas de posséder des biens-fonds. Ces conditions étaient trop dures pour attirer la masse des réfugiés, et ce ne furent que des convenances particulières qui en décidèrent une partie à se fixer dans des contrées si peu hospitalières pour eux.
Examinons cependant, pour compléter cette étude, quelles furent les colonies qu’ils établirent dans les divers pays de l’Allemagne, et dans quelle mesure ils y influèrent sur le progrès des lettres et des arts, de l’agriculture, de l’industrie et du commerce.
Un certain nombre de familles commerçantes s’établirent dans l’électorat de Saxe. Les facilités qu’elles trouvaient à vendre les produits de leur industrie aux foires de Leipzick, y retinrent quelques-unes qui s’étaient retirées primitivement à Halle, dans les États du grand électeur. D’autres réfugiés se rendirent à Dresde, quoiqu’ils y fussent réduits à célébrer clandestinement leur culte, et à n’admettre les fidèles à leurs assemblées religieuses que sous le sceau du serment. Ceux de Leipzick ne furent autorisés à appeler un pasteur qu’en 1701. Avant cette année, ils étaient réduits à aller communier dans la ville voisine de Halle.
Les villes libres de Francfort-sur-le-Mein et de Hambourg leur refusèrent l’exercice public de leur culte, malgré les sollicitations de Frédéric-Guillaume en leur faveur.
Les premiers réfugiés français qui s’établirent à Francfort étaient originaires des Pays-Bas espagnols. Fuyant devant la persécution du duc d’Albe et du cardinal de Granvelle, ils vinrent se fixer dans cette ville qui avait embrassé la religion protestante. Ils formaient une communauté d’environ trois cents personnes, lorsque le temple qui leur avait été assigné pour la célébration du culte fut fermé par ordre du magistrat. Beaucoup de familles se décidèrent alors à émigrer de nouveau et à se diriger vers le Palatinat, où elles formèrent une petite colonie à Kloster Frankenthal. Celles qui restèrent obtinrent, en 1601, la permission de construire un temple hors de la porte de Bockenheim. Ce temple consumé par un incendie en 1608 ne fut pas rebâti. Les services religieux des réformés français recommencèrent l’année suivante dans le bourg d’Offenbach, par la persuasion du prince Wolfgang d’Ysembourg. Après la révocation de l’édit de Nantes, beaucoup de réfugiés allèrent se réunir à la petite colonie de Francfort. Ils furent admis à célébrer leur culte dans la maison qu’habitait la princesse de Tarente. En 1768, ils obtinrent l’autorisation de construire un temple à Bockenheim ; mais la permission d’exercer librement leur culte à Francfort ne leur fut accordée par le magistrat qu’en 1787. En 1806, Charles de Dalberg, archevêque de Ratisbonne, devenu prince primat de la confédération germanique et souverain de Francfort, rendit un décret qui éleva les descendants des réfugiés français, dans l’ordre civil et dans l’ordre ecclésiastique, au niveau de leurs concitoyens. Enfin, en 1820, Francfort redevenu ville libre érigea un consistoire gouvernemental réformé, reconnaissant ainsi et sanctionnant l’égalité civile et religieuse de toutes les communautés de la république.
La colonie française s’est maintenue constamment dans un état prospère. Elle ne se compose plus aujourd’hui que d’environ soixante familles qui n’ont pas oublié la langue de leurs aïeux. Elle pourvoit elle-même à tous ses besoins. C’est principalement à son industrie et à son activité commerciale qu’elle doit la position honorable et indépendante dont elle n’a cessé de jouir jusqu’à nos jours.
La petite colonie de Hambourg, formée par les persécutions du duc d’Albe et agrandie par celles de Louis XIV, ne fut autorisée à célébrer librement son culte qu’en 1761. Les principales familles d’origine française qui tiennent aujourd’hui un rang distingué dans cette ville, sont MM. César, Adolphe et Gustave Godefroy, les premiers armateurs du pays ; les Chapeaurouge, riches banquiers ; le médecin célèbre Chauffepié ; Gabain, l’un des premiers négociants ; Morin, armurier renommé. La colonie française est confondue depuis longtemps avec la race allemande, et ne forme plus avec elle qu’un seul et même corps. Toutefois l’idiome national n’y est pas encore entièrement effacé, et il y existe même encore une église desservie par un pasteur français, M. Barreletb.
b – Dépêche de M. Cintrat, consul de France à Hambourg, du 12 mai 1852. Archives du ministère des affaires étrangères.
Les villes hanséatiques de Brême et de Lubeck ne témoignèrent pas plus de sympathie aux émigrés français retirés dans leurs murs, que Francfort et Hambourg. En 1693, l’électeur Frédéric III écrivit vainement aux magistrats des deux républiques pour les prier de compatir au sort de ces infortunés. Ses remontrances ne furent point écoutées.
Les réfugiés furent mieux accueillis dans les États des princes de la maison de Brunswick, quoiqu’ils appartinssent à la communion luthérienne. Ernest-Auguste, duc de Brunswick-Hanovre, avait épousé Sophie, fille de Frédéric V, électeur palatin et roi de Bohême. Petite-fille, par sa mère Élisabeth, de Jacques Ier, roi d’Angleterre, cette princesse, qui devait transmettre un jour à sa famille la couronne des Stuarts, avait été élevée dans la religion réformée. Pleine de zèle pour les intérêts des réfugiés, elle concourut par ses conseils à toutes les mesures de son époux pour leur établissement dans ses États. A l’exemple de Frédéric-Guillaume, Ernest-Auguste publia le Ier décembre 1685 un édit en quinze articles pour leur accorder les privilèges les plus étendus. Toutes les dignités civiles, ecclésiastiques et militaires, leur furent ouvertes, et ils furent déclarés exempts pendant dix ans de toute imposition. Plusieurs réfugiés qui appartenaient à des familles distinguées se rendirent à Hanovre et furent attachés à la cour ou placés dans l’armée. Cette petite colonie acquit une certaine importance politique par les rapports qu’elle entretenait avec les réfugiés établis en Angleterre, et elle ne fut pas sans influence sur l’acte du parlement qui régla la succession au trône d’Angleterre en 1701. Une seconde colonie, composée principalement de manufacturiers et d’artisans, se forma dans la ville d’Hameln. En 1690, l’électeur assigna une église luthérienne aux nouveaux venus, en attendant la construction d’une église réservée exclusivement au culte réformé.
Ce fut la ville de Zell qui, dans les États de Brunswick-Lunébourg, attira le plus grand nombre de réfugiés. Déjà, plusieurs années avant la révocation, on remarquait dans cette petite capitale une cour presque toute française, composée de personnes de distinction que le fanatisme avait chassées de France. La duchesse de Zell était Française et protestante. Par sa beauté, sa vertu et par les rares qualités de son esprit, elle était parvenue de l’état de simple demoiselle noble au rang d’épouse d’un prince issu d’une des plus anciennes familles de l’Allemagne. Née Eléonore d’Esmiers, fille d’Alexandre seigneur d’Olbreuse en Poitou, elle avait accompagné en Allemagne la princesse de Tarente, et épousé bientôt après George-Guillaume, duc de Brunswick-Zell. En 1685, elle accueillit une foule de réfugiés qui formèrent à Zell une Eglise distinguée entre toutes les autres Eglises du refuge par le rang de la plupart de ceux qui en faisaient partie. Roques de Maumont, qui en était pasteur à l’époque de la guerre de Sept ans, lui communiqua un nouveau lustre par les relations qu’il entretint avec le duc d’Armentières et les autres généraux des armées de Louis XV.
Les princes de Brunswick-Wolfenbuttel et Bevern répandirent également leurs bienfaits sur les réfugiés. Un ancien prêtre du diocèse de Poitiers, nommé Du Plessis, converti au calvinisme et réfugié en Allemagne, devint le secrétaire privé et le conseiller intime du prince aîné de Wolfenbuttelc. La colonie qui se forma dans la ville de Brunswick obtint de nombreux privilèges et contribua à son tour, par son industrie et son commerce, à la richesse du pays. Parmi les membres qui honorèrent cette Église par leur naissance autant que par leurs vertus, on remarquait, au commencement du dix-huitième siècle, Eléonore-Charlotte, duchesse de Courlande.
c – Lettre du marquis Du Héron, de Wolfenbuttel, 18 janvier 1700. Archives de France. Pièces relatives aux religionnaires. Carton M. 671.
La politique habile autant que généreuse du grand électeur fut imitée par tous les princes de sa maison. Le margrave de Brandebourg-Bareith osa braver les menaces de Louis XIV, dont les rigueurs atteignirent plus d’une fois les protecteurs des fugitifs. Il fit plus encore, car il résista à ses propres sujets, luthériens rigides et peu éclairés, qui exigeaient que l’on interdît l’exercice public de leur culte aux réfugiés, et que l’on forçât leurs ministres à signer la confession d’Augsbourg. Malgré tous ces obstacles, il se forma à Bareith une des colonies les plus florissantes du refuge. La ville d’Erlangen, une des plus élégantes de l’Allemagne, fut construite tout entière par des Français fugitifs, et, grâce à l’industrie de ses fondateurs, elle s’éleva bientôt à un haut degré de prospérité.
Le margrave d’Anspach, le duc de Nassau, le comte de Lippe, le duc de Saxe-Hildburghausen reçurent avec empressement le petit nombre de réfugiés que les circonstances amenèrent sur leur territoire. Le margrave Frédéric Magnus de Bade-Durlach leur distribua des terres incultes dans la banlieue de Neureuth, à une lieue de Carlsruhe. Cette petite colonie, désignée sous le nom Welsch-Neureuth, a subsisté jusqu’en 1821 comme une commune distincte. A ceux qui s’établirent dans le Wurtemberg vinrent se joindre en 1698 environ trois mille Vaudois, originaires pour la plupart des vallées de Pragela et de Pérouse, qui avaient été en partie incorporées à la France par le traité de Ryswick. Les ravages de la guerre avaient laissé incultes de vastes étendues de terrain sur le versant oriental de la Forêt-Noire. Le duc de Wurtemberg les offrit aux exilés qui s’empressèrent d’y dresser leurs tentes. Longtemps ils s’obstinèrent à croire qu’on leur permettrait un jour de retourner dans leur patrie. Mais comprenant enfin qu’ils devaient renoncer à cet espoir, ils se décidèrent à bâtir des villages sur le territoire qui leur avait été donné, et, par un sentiment à la fois triste et touchant, ils leur donnèrent les noms des lieux qu’ils avaient été forcés d’abandonner. Telle fut l’origine des colonies de Villar, de Pinache, de La Serre, de Lucerne, de Queyras, de Pérouse, de Bourset, de Mentoule, de La Balme, des Mûriers. Le pasteur Arnaud qui avait été le héros de la glorieuse rentrée des Vaudois en Piémont, fut élu ministre du village des Mûriers, et ce fut là qu’il termina sa laborieuse carrière. Dans l’humble enceinte du temple qui avait souvent retenti de sa parole éloquente, repose la dépouille mortelle de l’ancien colonel et pasteur des vallées. La table de communion les recouvre. Une gravure suspendue sous le pupitre de la chaire retrace les traits du vainqueur de Salabertrand et de la Balsille, et une inscription latine, gravée dans la pierre qui couvre sa tombe, rappelle ses exploits : « Sous cette pierre repose le vénérable et vaillant Henri Arnaud, pasteur des Vaudois du Piémont aussi bien que colonel. » Le plus florissant de ces villages, qui presque tous ont gardé l’usage de la langue française, est celui de Mentoule, situé au pied d’une colline couverte de vignobles et tout entouré de champs ornés de riches moissons. C’est là aussi que les coutumes vaudoises se sont conservées avec le plus de fidélité. Moins confondus avec les Allemands que ceux des autres villages, et n’étant pas forcés de chercher auprès de ces derniers une subsistance qu’ils trouvent facilement dans la culture de leurs propres terres, les habitants de cette colonie ont conservé plus longtemps leur langue, leurs mœurs, leurs usages, et maintenu ainsi leur caractère nationald.
d – L’Écho des Vallées, feuille mensuelle, numéro du 7 décembre 1848, Pignerol.
Le roi d’Angleterre, Guillaume III, et les États-Généraux de Hollande témoignèrent l’intérêt le plus vif pour ces infortunés. Sans doute aussi le duc de Wurtemberg, témoin des services que les réfugiés de France rendaient au Brandebourg, regrettait-il de n’avoir pas, après la révocation, publié un édit semblable à celui de Potsdam. Il saisit cette occasion pour réparer sa faute. Par un édit promulgué en 1699, il accorda aux Vaudois les privilèges les plus étendus. La Hollande lui fournit dix mille écus pour subvenir aux frais de leur premier établissement, et l’Angleterre alloua un fonds de cent quarante livres sterling pour l’entretien de leurs pasteurs et de leurs maîtres d’école. La dernière Église qu’ils fondèrent dans le Wurtemberg fut celle de Kanstadt, à laquelle se rattachèrent longtemps les réformés établis à Stuttgart.
L’électeur palatin Philippe-Guillaume, qui était calviniste, donna asile à plusieurs familles réfugiées, qui se dispersèrent dans ses États et ne formèrent pas de colonies distinctes. Le Franc-Comtois Nicolas Guinand, obligé de quitter son pays natal à l’âge de dix-huit ans, créa en 1742 les forges encore existantes de Hochstein. En 1750, il découvrit les gisements de minerai de fer, connus sous le nom de mines d’Imsbach. Son fils Jean-Jacques continua l’industrie paternelle, et devint conseiller des mines de l’électeur palatin. Son petit-fils Louis parvint à une fortune immense, en se plaçant à la tête de l’industrie minière de la Bavière rhénane. Nommé membre du conseil général du département du Mont-Tonnerre par le premier consul en 1800, membre du conseil général du commerce, de l’agriculture et des arts en 1802, député à la chambre bavaroise en 1818, pair de Bavière et baron en 1818 et en 1836, il n’a cessé de répandre ses bienfaits sur les nombreuses familles qui ont eu recours à sa charité. Il a donné du travail à des milliers d’ouvriers, et, substituant généreusement sa propre fortune à celle de l’État, il a réparé des églises, doté des enfants pauvres, et créé à ses frais des routes nouvelles qui appelleront longtemps encore les bénédictions du peuple sur son nom vénéré. Ce nom est aujourd’hui germanisé comme celui de tant d’autres émigrés. Nicolas Guinand avait pris celui de Gienanth aussitôt après son arrivée en Allemagne, soit pour effacer tout d’abord les traces de son origine française, soit que le voisinage de la France lui fit concevoir des craintes pour sa sûreté personnelle dans un moment où le Palatinat était ouvert aux armées de Louis XIV.
Une telle crainte n’eût été que trop justifiée par le malheur qui frappa Jean Cardel. Cet habile fabricant de Tours, chassé de France par la persécution, avait établi de vastes manufactures de soie à Manheim. Attiré par une odieuse supercherie dans son ancienne patrie, il fut enfermé dans le donjon de Vincennes, puis transféré à la Bastille, où il mourut après trente ans de captivité, malgré les réclamations de l’électeur, des États-Généraux et de l’empereur d’Allemagne.
[V. sur Guinand la notice de M. Drion, dans le Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français. Numéros d’octobre et novembre 1852. — V. sur Cardel un article spécial dans la France protestante, publiée par MM. Haag.]
De toutes les principautés de l’Allemagne, celle qui recueillit le plus de réfugiés après la Prusse, ce fut le landgraviat de Hesse-Cassel. Il se composait en 1685 des provinces actuelles de la haute et de la basse Hesse, du comté de Schaumbourg, de la seigneurie de Smalkalden, du bailliage de Catzenellenbogen et de l’abbaye de Hersfeld. Ce petit État, dont la population s’élevait à environ 350 000 âmes, était gouverné par Charles Ier, prince jeune, actif, ambitieux, l’un des plus intelligents de l’empire, et formé de bonne heure aux affaires par sa mère tutrice, la landgrave Hedwige, de la maison de Brandebourg. Il appartenait à la religion calviniste, et le mariage d’une princesse de sa famille avec le prince de Tarente avait encore ajouté à sa sympathie pour les réformés de France, et rendu plus intimes les relations qu’il entretenait avec plusieurs de leurs familles. Pressentant, comme le grand électeur, les avantages que devait procurer à son pays l’acquisition d’une colonie française, et prévoyant le dernier coup qui allait frapper ses coreligionnaires persécutés, il n’attendit pas la révocation de l’édit de Nantes pour leur offrir un asile dans ses domaines. Dès le 18 avril 1685, il leur adressa un appel officiel dans lequel il énumérait les grâces, et les franchises qu’il voulait leur accorder. Par cet édit, que l’on peut comparer à celui de Potsdam, il les autorisait non seulement à s’établir dans son pays, mais encore à choisir leur résidence dans les lieux propres à leur industrie. Il leur promettait douze années d’exemption de toutes charges et de toute imposition. Les artisans devaient jouir du droit de maîtrise. Un fonds leur était assigné pour bâtir des maisons qui devaient passer en propriété à leurs héritiers. Tous les privilèges concédés aux pères étaient déclarés transmissibles à leurs enfants, traités sous ce rapport comme s’ils étaient nouveaux venus. On leur accordait pleine et entière licence de trafiquer partout. Une prolongation du terme des douze années de franchises, était assurée à ceux qui fonderaient des manufactures. Le prince s’engageait à construire un temple, à entretenir un ministre français et un maître d’école à ses dépens dans tous les lieux où ils s’établiraient en nombre suffisant. Ceux qui achèteraient des terres nobles devaient être mis en possession des droits seigneuriaux inhérents à leurs nouveaux domaines. Ceux qui apporteraient des meubles, des hardes ou des outils servant à leur ménage, à leurs manufactures ou métiers, ne devaient être soumis à aucun péage, pourvu qu’ils prissent l’engagement de rester dans le pays.
Un certain nombre de protestants français répondirent à cet appel, et profitèrent de la belle saison pour faire leurs préparatifs de départ. C’étaient les plus hardis et les plus entreprenants. Ils arrivèrent à Cassel dans l’été de cette année, empressés de profiter des offres généreuses du landgrave, et peut-être heureux aussi de ne pas s’éloigner beaucoup de leur pays natal dans lequel ils espéraient être rappelés un jour. La plupart étaient originaires du Dauphiné, de la Champagne, du Sedanais, de la Picardie, et surtout du pays Messin, quelques-uns de la Flandre française, récemment conquise par Louis XIV. A la nouvelle de la révocation de l’édit d’Henri IV, ils se réunirent pour la première fois dans la maison du réfugié Jérémie Grandidier. Un jeûne solennel fut prescrit, et toutes les Églises du landgraviat s’associèrent à cette marque de pieuse douleur. Quelques semaines après, la colonie avait déjà reçu des renforts. L’hiver suspendit le cours de l’émigration. Mais le landgrave, désireux de la stimuler et d’en tirer parti, publia le 12 décembre un nouveau décret qui rappelait toutes les promesses du précédent, et finissait par une énumération pompeuse de tous les avantages que les émigrés trouveraient à s’établir dans ses États. Une foule de réfugiés arrivèrent en effet au printemps de l’année suivante, et, dès cette époque, la colonie de Cassel atteignit le chiffre d’environ trois mille individus, qu’elle ne paraît pas avoir dépassé depuis. L’émigration n’en continua pas moins pendant les quinze dernières années du dix-septième siècle. Elle répandit dans le landgraviat cinq à six mille Français, dont environ cent cinquante chefs de famille appartenant à la noblesse, à la magistrature et au commerce. Le reste se composait d’artisans et de cultivateurs.
Les plus riches se fixèrent à Cassel et à Hanau. Les autres allèrent fonder diverses colonies agricoles. Enfin les derniers venus furent établis par le landgrave dans la petite ville de Sibourg, qui reçut plus tard le nom de Carlshaven.
La principale colonie fut celle de Cassel, où les édits du landgrave avaient appelé de préférence les premiers émigrés. Cette ville, dont la population était alors de dix-huit mille habitants, établis dans des maisons de bois grossièrement construites, dut à ses nouveaux hôtes l’état florissant auquel elle s’éleva bientôt. Ils y créèrent de nombreuses industries ignorées alors dans cette partie de l’Allemagne : des fabriques de draps, de chapeaux, d’étamines, de bonneterie, de passementerie, de quincaillerie, de brosserie, de mégisserie, de ganterie, des tanneries, des ateliers de teinture. Une foule de marchandises encore inconnues aux indigènes furent bientôt exposées dans de riches magasins, et Cassel en retira de tels avantages que, dès l’an 1688, l’ancienne ville ne suffit plus à la population toujours croissante, et que l’on commença la construction de la Ville-Neuve, qui forme aujourd’hui le plus beau quartier de cette résidence et le seul qui paraisse habitable à des étrangers. Par ordre du prince, les travaux en furent dirigés par un habile architecte que lui envoya Guillaume d’Orange, le réfugié Paul Du Ry, employé jusqu’alors aux fortifications de Maestricht.
La colonie de Cassel, divisée en deux paroisses, qui comprenaient les réfugiés domiciliés dans la vieille ville et dans la ville neuve, fut autorisée, à se gouverner et à s’administrer elle-même, sous les seules restrictions indispensables dans un pays monarchique. Une chancellerie de justice, instituée sous le titre de commission-française, fut chargée de régler toutes les contestations civiles et de veiller au maintien des privilèges concédés par Charles Ier. Elle eut pour premier directeur Lalouette de Vernicourt, ancien conseiller au parlement de Metz.
Parmi les familles qui composèrent cette colonie, plusieurs acquirent une certaine illustration, et rendirent d’incontestables services à leur nouvelle patrie. Les Arbouin perfectionnèrent l’art de la tannerie et les diverses préparations du cuir. Les Lenormand, les André, les Beauclair, les Collin, les Descoudres, les Le Goulon, les Rivière, les Estienne, ajoutèrent à la richesse publique par les manufactures qu’ils créèrent et par le mouvement qu’ils imprimèrent au commerce. Pierre de Beaumont, originaire de la Picardie, et l’un des premiers conducteurs de l’émigration, fut le père d’un médecin célèbre qui composa des ouvrages estimés sur la médecine et sur les eaux thermales. Les Ferry, les Astruc, les de la Serre, les Rivalier, originaires tous du Languedoc, fournirent également à la ville des médecins distingués. Les Feuquières d’Aubigny, les Vernicourt, les Savigny, les Grandidier, les Harnier, les Roques de Maumont, les Rochemont, et surtout les Perachon du Collet, issus d’une famille parlementaire de Grenoble, donnèrent des hommes distingués à la magistrature et au barreau. La famille Du Ry, originaire de Paris et qui ne s’est éteinte qu’en 1811 ne compte pas moins de quatre générations d’architectes justement renommés. Le premier, Paul Du Ry, commença les travaux de construction de la Ville-Neuve, de la Wilhelmshoehe et de l’Orangerie, que continuèrent son fils Charles et son petit-fils Simon. Le dernier Du Ry, Jean-Charles Etienne, fut, comme ses devanciers, intendant des bâtiments de l’État. La plupart des édifices publics que possède aujourd’hui l’électorat ont été élevés d’après les plans et la direction de quelque membre de cette famille. D’autres se signalèrent dans la carrière militaire. George Dumont fut colonel d’un régiment d’infanterie et commandant de la ville de Cassel, en 1689. Pierre de Lorgerie, gentilhomme du landgrave, reçut également un brevet de colonel d’infanterie. Alexandre du Rozey, l’un des protecteurs de Denis Papin, pendant son séjour à Marbourg, fut nommé, en 1685, colonel du régiment de Hanstein, et, plus tard, gouverneur de Frédéric, fils du landgrave, qui devait monter un jour sur le trône de Suède. Le dernier du Rozey, mort en 1779, était grand maréchal du palais, sous Frédéric II, et directeur général des colonies françaises. Les Cadet de Morembert, les Foissac, les Fonvielle, les Landron, les de Lestoille, les de Roux, les Gissot, les de Gironcourt, les Raffin, ont puissamment contribué à perfectionner la discipline de la petite armée des landgraves, qui leur dut plusieurs de ses officiers les plus habiles et les plus dévoués.
On peut dire qu’il n’existe plus, aujourd’hui de colonie française à Cassel. Il est vrai que l’on désigne encore les descendants des proscrits sous le nom de réfugiés ou colonistes, suivant qu’ils habitent la ville ou la campagne, mais ils se sont véritablement fondus dans la population allemande dont ils ont adopté peu à peu la langue, les mœurs et les usages. On peut ajouter que fort peu d’entre eux conservent encore des sentiments français. Ceux qui appartiennent aux classes lettrées continuent d’apprendre l’idiome que parlaient leurs ancêtres, mais ils n’en font plus usage entre eux. Les familles commerçantes et les artisans ne savent et ne parlent que l’allemand. Plusieurs même ont germanisé leurs noms au point de les rendre méconnaissables.
Cette négligence et cet oubli de la langue maternelle datent du commencement du règne de Guillaume IX. Ce prince jaloux et parcimonieux qui n’aimait de la France que son idiome et sa littérature, se montra peu favorable aux réfugiés, et, quoiqu’il leur accordât le renouvellement partiel de leurs privilèges, sa préoccupation constante fut de les soumettre au droit commun, en même temps qu’il avait soin de les exclure du service de l’État et de celui de sa maison. Après son expulsion par l’empereur Napoléon, le gouvernement westphalien ne témoigna pas plus de sympathie à la colonie de Cassel. Enfin, la réaction qui précéda et suivit la restauration anti-française de la dynastie légitime acheva d’effacer dans beaucoup de familles les derniers souvenirs de leur ancienne patrie. En 1821, les deux paroisses de la vieille et de la nouvelle ville furent réunies en une seule, et, deux ans après, la paroisse française fut jointe à la paroisse allemande de la Ville-Neuve.
La colonie de Hanau a perdu pareillement, et par l’effet des mêmes causes, son caractère national. Cette ville reçut à l’origine une foule d’artisans, et surtout de bijoutiers et d’orfèvres, dont les descendants exploitent encore de nos jours les industries exportées de France par leurs ancêtres. Elle leur dut la renommée de ses ouvrages d’orfèvrerie et de bijouterie qui le cédaient à peine à ceux de Paris, et qui sont restés recherchés depuis cent cinquante ans dans toute l’Allemagne, et même dans tout le nord de l’Europe. Des manufactures de draps, de soies, de tapis, y furent établies par les Souchay, les Claude, les Toussaint, les Porticq. Une magnifique manufacture de tapis, la première de toute l’Allemagne, car elle n’entretient pas moins de deux cents ouvriers, y est dirigée encore aujourd’hui par le rejeton d’une famille émigrée, nommée Dufays.
Les cultivateurs et tous ceux qui manquaient de moyens d’existence reçurent des concessions de terres incultes dans différents cantons de la basse Hesse, où ils créèrent successivement dix-huit colonies agricoles : Carlsdorf, fondé en 1686, Mariensdorf, Schwabendorf et Frauenberg en 1687, Louisendorf en 1688, Kertingshausen en 1694, Leckinghausen, Frankenheim et Wolfskante en 1699, Carlshaven, Kelse, Schoenberg, Saint-Ottilie, Gethsemane en 1700, Todenhausen et Wiesenfeld en 1720, Gewissenruhe et Gottestreue en 1722. Nos compatriotes expatriés y furent d’une grande utilité à l’agriculture qui était singulièrement arriérée dans ce pays. Ils y fertilisèrent des terrains stériles et desséchèrent des marais que leur travail intelligent transforma en vergers couverts d’arbres fruitiers, et en champs qui produisirent des légumes inconnus pour la plupart avant leur arrivée. Ils améliorèrent l’éducation des bestiaux, qu’ils entendaient mieux que les Hessois. Ils leur apprirent l’art du jardinage. Les premiers, ils dotèrent le landgraviat de prairies artificielles. Les premiers, ils adoptèrent la culture de la pomme de terre. C’est à eux encore qu’est due l’importation du dindon, ressource précieuse pour le paysan, qui manquait avant eux. Enfin l’exploitation des houillères, aujourd’hui si profitables à tout l’électorat date pareillement de leur établissement dans le pays.
[Voir aux archives du ministère des affaires étrangères la notice sur les religionnaires français réfugiés en Hesse-Cassel. Cette notice a été rédigée par la légation de France à Cassel au mois d’août 1852.]
La petite colonie de Friedrichsdorf, située dans les États du landgrave de Hesse-Hombourg, à une demi-lieue de Hombourg-ès-Monts ou Hombourg-les-Bains, et à trois lieues de Francfort, mérite une mention à part dans l’histoire du refuge. Fondée par des Français proscrits en 1687, elle est, de toutes les colonies protestantes de cette partie de l’Allemagne, celle qui a le mieux conservé sa langue et son caractère. Elle se compose aujourd’hui de neuf cents habitants qui parlent encore la langue française, telle qu’on la parlait au temps de Louis XIV. Les publications dans les rues se font en français ; l’enseignement se fait dans cette même langue. Depuis cent cinq ans, les réfugiés se sont constamment mariés entre eux sans jamais contracter d’union avec des familles allemandes du pays. Ils sont renommés pour leur tempérance et leur sobriété. Tous vivent dans l’aisance qu’ils doivent à leur travail. On ne voit pas un seul pauvre parmi eux. Hospitaliers envers les étrangers, ils ont ouvert un asile aux malheureux débris des armées françaises vaincues à Leipzick, et un assez grand nombre de nos soldats abandonnés de la fortune se sont fixés pour toujours dans cette colonie qu’ils appelaient la petite France.
Les principales familles actuelles de Friedrichsdorf sont les Achard, les Privat, les Garnier, les Rousselet, les Lebeau, les Gauterin, les Foucar. D’autres longtemps florissantes, telles que les Agombard, les Lefaux, les Lardé, les Rossignol, les Bonnemain, sont aujourd’hui éteintes. C’est une population plutôt industrielle qu’agricole. Les fabrications les plus importantes sont celles de la flanelle, des étoffes de laine rayée, des castorines, du fil à tricoter, des bas, des chapeaux. Plusieurs villages des environs sont devenus florissants, grâce à l’industrie des habitants de Friedrichsdorf qui procurent du travail à de nombreux ouvrierse.
e – Communiqué par M. Leuthold, pasteur à Friedrichsdorf et conseiller ecclésiastique du landgrave de Hesse-Hombourg.
Aux émigrés français qui se fixèrent dans la Hesse après la révocation de l’édit de Nantes, vinrent se joindre, à la fin du dix-septième siècle, quelques milliers de Vaudois qui formèrent sept petites colonies enclavées dans ce pays. Un envoyé des États-Généraux de Hollande, Pierre Walckenaër, fut chargé de dresser et de signer en leur faveur des capitulations qui sont restées en vigueur pendant cent cinquante ans. Sur le penchant méridional du Taunus non loin de la petite ville de Hombourg, se trouve, sur la lisière d’une belle forêt de sapins, le village de Dornholzhausen, ancienne colonie, moitié française, moitié vaudoise, la seule de toute la Hesse qui, avec Friedrichsdorf, ait conservé à tous égards, et même à l’égard de la langue que parlaient ses fondateurs, son caractère primitif. Agrégée d’abord comme une simple annexe à l’Église réfugiée française de Hombourg dont les pasteurs étaient en même temps chapelains des landgraves, elle reçut en 1755, au moyen de collectes faites à l’étranger, un temple particulier et un pasteur salarié par le roi d’Angleterre, dont les charités étaient annuellement transmises à Francfort par l’intermédiaire de l’archevêque de Cantorbery. Les autres colonies vaudoises de la Hesse sont aujourd’hui entièrement germanisées.
Enfin l’Alsace, réunie incomplètement à la France par le traité de Westphalie, servit d’asile à un certain nombre de réfugiés. Dès les premiers temps de la réforme, la ville libre et impériale de Strasbourg avait accueilli dans ses murs Lefèvre d’Etaples, Gérard Roussel, François Lambert, Calvin lui-même, puis les jurisconsultes Charles Du Moulin et François Beaudouin. Après le massacre de Vassy, la comtesse de Roye, belle-mère de Condé, s’y était retirée avec les cinq enfants de ce prince, qui était alors la véritable chef de la famille des Bourbons. Mais l’intérêt des Strasbourgeois pour les huguenots français ne tarda pas à se refroidir, lorsque la rigide orthodoxie luthérienne l’emporta sur l’esprit conciliant de Bucer. En 1577 on ferma leur église, on proscrivit leur culte, et les calvinistes traités comme hérétiques ne furent plus tolérés que par pitié. La plupart quittèrent une ville devenue inhospitalière pour eux. Ceux qui restèrent et auxquels se joignirent quelques nouveaux venus après la révocation, furent obligés d’aller célébrer leur culte dans le village voisin de Wolfisheim, qui appartenait au comte de Hanau. Ce ne fut qu’après la révolution de 1789 qu’ils furent autorisés à posséder un temple à Strasbourg.
Le traité de Westphalie, tout en rattachant l’Alsace à la France, avait garanti leurs possessions à plusieurs princes de l’empire, tels que les comtes de Deux-Ponts et de Veldentz, les seigneurs de Fleckenstein, de Saarwerden, de Rappolstein. Les territoires de ces princes, enclavés dans une province désormais française, et qui ne furent réunis définitivement à la France que par un décret de l’assemblée constituante, servirent au dix-septième et au dix-huitième siècle d’asile à une foule de victimes de l’intolérance religieuse. Le val de Lièvre, situé à l’entrée des Vosges, reçut de nombreux réfugiés lorrains qui se réunirent à la colonie de Sainte-Marie-aux-Mines, fondée un siècle auparavant par le sire Egenolph de Rappolstein. D’autres s’établirent en grand nombre dans la forteresse de Phalsbourg, située sur les confins de l’Alsace et de la Lorraine et fondée jadis par le comte palatin George-Jean de Veldentz pour servir d’asile aux réfugiés des guerres de religion. La plupart de ces derniers passèrent successivement sur les terres du duc de Deux-Ponts, et se réunirent à la colonie de Bischwiller dont le premier pasteur fut Didier Mageron, de Metz. Cette colonie créa les premières manufactures de draps en Alsace et répandit autour d’elle une aisance et une prospérité dont ce pays se ressent encore aujourd’huif. Les autres colonies fondées sur le territoire des princes possessionnés en Alsace furent celles d’Annweiler dans le comté de Deux-Ponts, de Bonhomme, de Balschweiler, de Badonvillé. Dans le pays de Saarwerden on leur céda des villages entiers abandonnés par les habitants. Le comte de Nassau leur bâtit des églises et assigna des fonds pour l’entretien de leurs ministres. Les villages de Picardie et de Champagne situés dans le canton de la Petite-Pierre ont conservé jusqu’à nos jours leurs noms français qui contrastent avec les noms allemands des villages qui les entourent.
f – Histoire de Bischwiller, par Culmann, pp. 36-38. Strasbourg, 1826. En allemand.
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