François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

IX
à séfoula
1891-1892

La coupe jusqu’à la lie. — Défection d’André. — Luttes et prières. — Détresse. — « Vaillant ? » — Tracasseries du roi. — Il faut du renfort. — La foi. — Le 17 juillet. — La petite vérole. — Troisième Conférence des missionnaires. — Etablissement à Loatilé. — La salle d’attente.

Séfoula, 27 novembre 1891. — J’ai dit : Je boirai jusqu’à la lie la coupe que mon Père me donne. Oui, jusqu’à la lie. Mais cette lie qu’est-elle ? que sera-t-elle encore ? Hier, le roi m’a fait dire qu’il empêcherait les garçons de venir à l’école à cause de la famine. Ce n’est pas encore le fond de la coupe ! O mon Dieu ! soutiens-moi.

Déjà Léwanika avait enlevé à Coillard Kambourou, pour le prendre à son service ; peu de temps après la mort de Mme Coillard, Litia avait fait de même avec un jeune garçon, Likoukéla, objet de grandes espérances. Une nouvelle épreuve plus douloureuse menaçait : André donnait depuis quelque temps des inquiétudes à son missionnaire. Mme Coillard les avait déjà partagées ; peu à peu ces inquiétudes se précisèrent, le roi avait jeté les yeux sur André ; or, le service du roi était incompatible avec le service de Dieu. « S’il me quitte, s’écrie Coillard, il est perdu. » Et il lutte par la prière pour son premier converti qui marche à sa perte.

29 novembre. — Je suis malade depuis plusieurs jours. Je sens mes forces s’en aller. Est-ce le commencement de la fin ? Est-ce que bientôt, Jésus, mon bien-aimé, tu essuieras aussi mes larmes ? Oh ! alors, il vaut la peine de pleurer, je le comprends, pour être ainsi l’objet de ta tendresse et de tes consolations. O Jésus, mon précieux Sauveur, parle à mon pauvre cœur déchiré, presse-moi bien fort contre toi ; comme un pauvre Pierre qui enfonce, entoure-moi de ta tendresse et qu’au-dessous de moi, dans l’abîme, je sente tes bras éternels.

5 décembre. — Journée douloureuse, une des plus douloureuses de ma vie. André me cause un grand chagrin.

Coillard arriva peu à peu, et après bien des angoisses, à la conviction qu’il ne possédait plus le cœur d’André, et celui-ci lui déclara que, cédant aux avances de Léwanika, il allait partir pour Léalouyi.

Vendredi 15 janvier 1892. — Nuit sans sommeil. J’ai lutté par la prière, en agonie. Je suis épuisé. Oh ! que sont devenues les promesses de Dieu ? Mon Dieu est, dans les détresses, un secours fort aisé à trouver ! Et comment se fait-il que je ne le trouve pas, moi ? Grande, bien grande est ma détresse.

J’ai causé avec André au point que je ne savais plus que dire et lui-même ne m’écoutait plus, je crois. Rien n’a pu l’émouvoir. Il s’est montré déterminé à partir et, à midi, il est parti sans me dire adieu, bien entendu. C’est donc un autre deuil ; une mort a passé ici, plus pénible encore que la mort. Tout est triste et silencieux. Mais non, n’en parlons plus. J’ai crié dans l’angoisse de mon âme. Dieu ne m’a pas répondu. C’est une dure épreuve de foi. Je sens que tout s’effondre sous mes pieds. O mon Sauveur, redis-le moi : « Pour le présent tu ne sais pas ce que je fais, mais tu le sauras plus tard. »

16 janvier. — C’est donc la première nuit que mon pauvre André passe à Léalouyi. Il est maintenant dans les serres de l’aigle. Pauvre enfant ! Quelle jubilation là-bas ! Quelle poignante douleur j’ai au cœur ! Voilà deux nuits que je n’ai presque pas fermé l’œil. Un terrible sentiment de solitude s’est emparé de moi et j’ai éclaté en sanglots. Pourquoi suis-je irrésistiblement poussé à prier pour André ? Reviendrait-il vers moi ? Jamais un natif n’abandonne un plan qu’il a formé. Je n’en connais pas d’exemple. Jamais un Morotsi ne revient vers quelqu’un qu’il a abandonné. Et pourtant, Dieu ne peut-il pas, s’il le veut, vaincre le cœur d’André et l’amollir, vaincre Léwanika et son égoïsme ? Il le peut, mais le veut-il ?

Dimanche 17 janvier, 4 heures du matin. — J’ai dormi une heure, vers minuit, et il me semblait que la nuit avait été longue. J’ai essayé de lire. J’ai arpenté la véranda, j’ai lutté ; c’est dur. En analysant mes sentiments au sujet d’André, je crois que ce qui me fait le plus de peine c’est qu’il ait pu me tromper si longtemps, c’est son manque absolu d’affection, et la crainte, la frayeur plutôt, de le voir devenir un renégat. Et moi qui comptais en faire mon auxiliaire dans l’œuvre !

En pensant aussi à Litia, dont il a célébré le mariage le 1er janvier et qui l’a également trompé, Coillard s’écrie : « Quels chrétiens nous allons avoir ici, mon Dieu ! »

19 janvier 1892, soir. — André est maintenant tout mon chagrin. Par moments, je me fais d’amers reproches, je me dis que j’ai été trop sévère avec lui dans mes derniers entretiens, et c’est pour moi une grande douleur. Cependant André n’a pas été droit et il fallait bien le lui dire. Tout de même, il y a des choses que je regrette amèrement et dont je m’humilie devant Dieu. Mais à quoi bon ? C’est fait. Cependant Dieu peut tirer le bien du mal. Hélas ! Satan tire toujours le mal du bien. Il a ici une puissance illimitée ; il a en main tous les cœurs, toutes les intelligences.

Coillard échange des lettres avec André, mais celui-ci occupe une place en vue dans l’entourage royal, il est choyé, adulé et assume pour lui seul toute la responsabilité de ce qu’il a fait. Néanmoins, Coillard espère encore ; il mande André à Séfoula pour régler ses affaires, et compte lui parler.

27 janvier 1892. — Je n’y tiens plus, c’est trop. Je sens, par moments, ma tête près d’éclater et mon cœur aussi. Oh ! que ma bien-aimée eût souffert ! Elle est à l’abri de toutes ces douleurs-là.

30 janvier. — André n’est pas venu. Il est maintenant dans les griffes du lion. J’ai, je crois, fait le sacrifice des services d’André. C’est fini, je ne l’aurai plus. Mais ce que je ne puis pas accepter, c’est qu’André se conduise comme s’il avait eu une querelle avec moi et n’avait pas d’affection pour moi. Pourquoi Dieu permet-il cette conduite qui est, à la capitale, un scandale et, pour moi, une souffrance si profonde et si vive ?

31 janvier. — Qu’il a été long ce mois de janvier ! Quel cauchemar de trente et un jours ! J’ai le cœur et l’esprit pleins d’amertume.

Enfin, André vient à Séfoula le 4 février ; de longues conversations ont lieu. Un soir (5 février), après un entretien :

Nous cessâmes de causer, je lui fis lire quelques versets de 1Pierre ch. 2, et nous priâmes. Sa prière à lui était empreinte d’une tristesse profonde. Il était minuit quand nous nous séparâmes.

Coillard arriva à la conclusion qu’André avait été victime de longues machinations. André lui-même finit par reconnaître ses torts et par avouer qu’il avait été séduit, et Coillard fut, en quelque mesure, soulagé par cet aveu. André repartait, le 10 février, après avoir beaucoup lu et prié avec son missionnaire qui conservait encore quelque espoir.

13 février 1892. — Mon cœur a une profonde blessure et j’ai beau crier à Dieu, elle ne guérit pas. André ne sort de mes pensées ni la nuit ni le jour. Est-ce Dieu qui me met au cœur de tant prier pour lui ?

Pendant bien des mois encore, Coillard resta en correspondance et en rapports continuels avec André : celui-ci annonce parfois sa visite et ne vient pas, ce qui est « un amer désappointement » pour le missionnaire ; d’autres fois, il vient, il passe un certain temps à Séfoula (19-26 mars et 29 avril-9 mai), et se montre sérieux.

27 mars. — Je prie, je lutte et je regarde le chemin. Il reviendra, j’attends.

Lors d’une nouvelle visite à Léalouyi (2 au 7 avril), Coillard constate l’attitude équivoque de son « pauvre André ».

Séfoula, avril. — Mon départ de Léalouyi a été voilé de tristesse. Mais j’ai la confiance que Dieu agit. J’ai arpenté ma cour en prière tous les soirs jusqu’après minuit. Je croyais l’exaucement près, mais Satan est à l’œuvre.

16 avril 1892. — Jamais, je crois, nous ne nous sommes plus cramponnés aux promesses de Dieu. Je suis plein de confiance, Dieu agit, j’en suis certain. Moi, je ne fais qu’irriter André quand je mets le doigt sur la plaie, mais Dieu perfectionnera son œuvre et le ramènera humilié et repentant. Dieu s’est chargé de son éducation. Je peux me reposer sur le Seigneur et attendre avec patience.

André est envoyé par le roi à Mangouato.

4 juin 1892. — J’ai fait vœu de consacrer annuellement pour l’entretien d’André, en la prenant sur mes propres émoluments, la somme de 30 livres sterling s’il devient, comme je le crois, un bon évangéliste. Toutes les apparences sont contre moi. C’est une impossibilité, une folie que je demande à Dieu ; mais les impossibilités qui sont selon la volonté de Dieu sont le domaine propre de la foi. Augmente-moi la foi, Seigneur !

Coillard ne cessa jamais de prier pour Andréa ; il priait et luttait aussi pour beaucoup d’autres âmes ; l’épisode d’André n’est qu’un exemple, plus poignant, parce que Coillard s’était attaché très spécialement à son premier converti. La défection d’André survenant après la mort de Mme Coillard, c’était trop, semble-t-il ; aussi, malgré les soins diligents de ceux qui l’entouraient et qu’il appréciait à leur valeur, Coillard passa par de terribles moments de détresse.

a – En 1904, André s’établit à Livingstone où il faisait du commerce pour le roi, c’est là qu’il est mort en 1910.

« Ils ont été de plomb ces trois mois, écrit-il le 30 janvier 18922, ils ont passé lourdement, lentement. Je croyais que ce mois de janvier ne finirait jamais. Depuis le départ de ma femme, les épreuves et les chagrins se sont accumulés. Tout a été contre moi : les hommes, les circonstances, l’amitié, la raison, oui tout, excepté la foi. A distance, il ne vous est pas possible de réaliser tout ce qu’ont d’épineux les détails de ma vie actuelle. Il se peut aussi que pour moi, dans mon isolement et sans distraction aucune, ils prennent des proportions démesurées. Mes ennuis ? Les uns datent de loin, d’autres viennent de sources d’où je ne les aurais jamais attendus. La crise dure longtemps, l’avenir est sombre, toujours sombre et menaçant. Mais elle, au moins, elle qui a tant souffert au soir de sa vie, elle est au port, elle est en sûreté, elle est en paix, et, dans la gloire, elle jouit déjà du repos éternel des saints. Oui, tout est bien. J’adore et je bénis. Qu’importent la violence de la tempête et l’agitation des flots ; avec Jésus comme pilote, j’ai confiance et je ne crains rien. »

« Mes yeux ont eu le malheur de tomber sur l’épithète, à moi appliquée, de « vaillant » L’ennemi me le fait payer cher. « Vaillant ? me crie-t-il. Eh bien, montre-le donc, si tu es vaillant ! » Et je tremble comme une feuille, mon cœur se gonfle, je sens que des larmes abondantes me soulageraient. Vaillant ! ah ! non, jamais je ne me suis fait illusion. Tout ce que je demande à mon Dieu, c’est qu’au milieu des tempêtes qui m’assaillent, je puisse demeurer tranquille, me confiant en l’Éternel. »

Mercredi 17 février, soir. — Réunion de prières extraordinairement bénie. Nous avons tous puissamment senti la présence de Dieu. J’ai médité le verset 1er du psaume 46. « Dieu est notre refuge. » Et comme l’horizon s’est étendu devant moi du moment que j’ai abordé le sujet ! L’arche, Tsoar, la caverne d’Adullam, les cités de refuge, que de souvenirs pathétiques ! Notre Dieu est un meilleur refuge que tout cela. Quel contraste entre toutes ces commotions, les tremblements de terre, l’agitation des peuples, toutes les catastrophes imaginables dans les cieux, sur la terre et sur la mer, et le ruisseau qui coule paisible et limpide du Trône de la grâce et arrose la ville de Dieu !

Pourquoi n’ai-je donc pas plus de paix et de joie ? Pourquoi toutes ces nuits sans sommeil, ces soucis rongeurs, ces douleurs au cœur si vives et si profondes ? Pourquoi tant de larmes ? Ah non ! Jamais encore je n’avais vraiment su ce que c’est que de semer avec larmes. Pour le grand nombre des enfants de Dieu, c’est une métaphore. Ce n’en fut pas une pour ma bien-aimée, ce n’en est pas une pour moi.

Le vendredi 19 février 1892, Coillard partit avec son évangéliste Paul pour Léalouyi ; il s’agissait de prendre, avec le roi, les derniers arrangements pour l’installation de la mission à la capitale. [Paul Kanédi, évangéliste mossouto, arrivé à Séfoula en décembre. « Il fait partie de ma famille, écrit Coillard (30 janvier 1892, Sur le Haut-Zambèze). Il a peu d’instruction et, pour l’école, il nous est presque inutile. Mais j’apprends tous les jours plus à l’aimer et à l’estimer comme homme et comme chrétien »]. Mais, au premier entretien (20 février), Léwanika, toujours sous l’empire d’un mauvais conseiller, s’emporta contre le missionnaire méthodiste M. Buckenham, qui venait lui demander un champ de mission, et contre Coillard ; il blasphéma, puis se leva et partit :

L’orage avait duré plus de deux heures. Il est évident que cette scène, une fois connue, suffisait pour nous rendre, ici, la vie impossible. Il ne s’agissait plus seulement de la mission Buckenham, mais de la nôtre. Et si le roi s’opposait à mon installation à Léalouyi, comment pourrais-je rester à Séfoula. Un gros nuage et une grande obscurité s’étaient soudainement abattus sur moi.

Le lendemain, dimanche, Léwanika s’invite à dîner chez Coillard, comme s’il ne s’était rien passé entre eux, puis, remarquant la tristesse du missionnaire :

— Mon père, es-tu malade ? — Oui, je suis souffrant, mais c’est peu de chose. — Paul dit que je t’ai tué hier. — Il dit vrai, Paul ; tu m’as tué et tué à la manière des Barotsis, par surprise. — Oh ! reprit-il, il ne faut pas t’y arrêter, j’avais le cœur mal en place.

Soudain, un terrifiant coup de tonnerre éclate, je croyais que la foudre avait frappé la maison, nous nous étions tous involontairement courbés, comme pour parer le coup. Puis un second coup tout aussi terrible retentit, suivi d’une pluie torrentielle. Nous nous communiquions nos impressions, je lui parlais de Néron, et le pauvre Léwanika était suspendu à mes lèvres, quand la porte de roseaux s’ouvrit brusquement, et voilà Litia, Ngambéla, puis un chef après l’autre, qui se précipitent dans la hutte. « Les voilà les miens ! » s’écria le roi. Et comme la hutte se remplissait, acculés que nous étions tout au fond, j’étais saisi d’étonnement et je me demandais ce que cela voulait dire. Quand tout le monde se fut assis et que le silence se fut un peu rétabli, le roi m’expliqua que c’est la coutume des Barotsis, lorsqu’un orage éclate, que tous les chefs qui sont à la capitale, toute la parenté du roi, accourent chez celui-ci, dans la pièce même qu’il occupe, afin que si la foudre le tue, ils meurent tous avec lui.

Dans nos campagnes de France, il y a quelque chose d’analogue. Quand j’étais encore tout jeune et seul avec ma mère, et qu’un orage éclatait, elle allumait la chandelle, tous les voisins, catholiques et protestants, accouraient et ma mère me disait : « Mon petit, prends la grosse Bible, lis-nous un psaume et une prière. » Et il fallait voir le recueillement de ces bonnes gens. L’orage passé, chacun s’en allait chez soi, en disant merci à la mère Bonté et à son petit.

L’invasion de cette masse d’hommes fut pour moi un éclair. Ils n’étaient pas venus aux services, Dieu les amenait. Sans perdre de temps, nous entonnâmes des cantiques au choix de Léwanika et de nos habitués. La lecture de quelques versets, quelques paroles brèves, mais incisives, une prière, et mon auditoire se retira tout ébahi et claquant de la langue.

Le mardi, une grande assemblée des chefs eut lieu qui se montra, comme le roi, favorable à l’établissement de Coillard à Léalouyi. Celui-ci rentrant à Séfoula, écrivait à un ami :

« Je vais aller m’établir à Léalouyi et y fonder une nouvelle station. La perspective n’est pas très riante. J’y vivrai en dehors du village, sur un petit monticule tout entouré d’eau, mais j’aurai la satisfaction d’y faire mon devoir. »

Séfoula, 5 mars 1892. — La foi est un combat. C’est ce que nous disions à notre dernière réunion de prière : Élie sur le Carmel luttant et envoyant voir, par six fois, s’il n’y avait pas apparence d’un exaucement, et seulement à la septième fois, voilà le petit nuage gros comme la paume de la main ! Un combat, oui ! mais dont l’issue n’est pas douteuse, la victoire est assurée.

De nombreuses difficultés surgirent encore entre le roi et Coillard. La santé de celui-ci s’affaiblissait ; il avait beaucoup de peine à marcher, même à se tenir debout ; il ne pouvait ni manger ni dormir.

« J’ai toutes les peines du monde à aller de ma triste chambre à coucher à mon cabinet d’étude. Mais je ne suis pas alité, je ne suis pas malade. Je me sens fatigué. Paul, lui, me disait que c’était le commencement de la fin : « Quand les vieillards se disent fatigués c’est que l’heure du repos approche. » — « Allons donc, Paul, je ne suis pas un vieillard, voyons ! » Et le brave garçon sourit. Ce qui alarme peut-être un peu Mlle Kiener et Waddell, qui tous les deux sont aux petits soins avec moi, c’est que c’est ainsi que ma bien-aimée femme a commencé à être malade. Autrement, je me sens assez bien et je jouis extrêmement de la prédication, pour laquelle le Seigneur me donne des forces au delà de toute attente.

Waddell prépare activement les matériaux de construction pour la nouvelle station de Léalouyi. Le petit, tout petit mamelon que le roi et moi avions choisi pour y bâtir, est complètement submergé. Donc il faut regarder ailleurs. Léwanika m’indique le seul monticule qui reste : ce fut pendant longtemps, et presque tout récemment, le cimetière des chefs de Léalouyi, c’est un plateau un peu plus large que l’autre, de quelques dizaines de mètres plus éloigné du village, et qui est encore de deux pieds au-dessus du niveau de l’eau, un petit îlot infesté de souris que nous détruirons et, d’innombrables armées de fourmis guerrières (séouroui) dont nous ne pourrons pas nous garantir.

Le roi est mieux disposé, mais il se livre tout entier à une incroyable passion : celle de se procurer de l’argent par tous les moyens imaginables et d’amasser le plus possible. Il envoie notre pauvre André à la tête d’une troupe de gens pour s’enquérir, à Mangouato, à Prétoria ou ailleurs, du prix des marchandises et des gages qu’on donne aux jeunes gens. Il ne recule devant rien, tous les moyens lui sont bons, il lui faut de l’argent. Il loue ses canots à des prix absurdes, vend du miel, des oiseaux qu’on lui apporte, des écuelles de sa propre confection aux aventuriers qui le visitent, sans s’apercevoir que c’est déroger à sa dignité. Une fois lancé dans cette voie, il peut aller loin et nous rendre la vie très difficile.

Il a une autre lubie : il est jaloux des jeunes gens dressés à mes travaux et à mon service. Du moment qu’un jeune homme est dégrossi et lui plaît, il me l’enlève, mais toujours par des moyens détournés. Pour peu qu’il continue, nous allons bientôt nous trouver sans ouvriers et entièrement à sa merci. Pour la poste, il n’est pas de tracasseries qu’il ne m’ait faites pour qu’elle passe par ses mains d’abord, même quand je payais les exprès. Maintenant que je lui ai tenu tête, il commence à comprendre que je suis sérieux et que je n’entends pas badinage sur ce point.

Ce sont là les petites épines du sentier. On ne s’en doute pas dans votre pays aux routes macadamisées et on se douterait encore moins de la peine que causent ces incessantes égratignures. Quand je serai près de Léwanika il faudra bien que tout cela change un peu. Mais, à Léalouyi, je ne serai pas sur un lit de roses, c’est certain.

Il nous semble que l’esprit de Dieu commence à souffler : il y a un petit mouvement autour de nous, le frissonnement des feuilles. Nos auditoires sont, en effet, un peu plus nombreux et surtout plus sérieux. J’ai formé une petite classe de « bien disposés », de trois femmes et de quelques jeunes gens. Je ne sais pas ce qu’elle donnera, car nous avons eu déjà tant de désappointements et de si amers ! Mais notre prière c’est : « Montre-nous ta gloire ! » Et nous comptons qu’il le fera. »

Au commencement de juillet, Coillard, dont les forces revenaient peu à peu, fit à Léalouyi une visite au cours de laquelle l’emplacement de la future station fut définitivement fixé. Mais si l’œuvre s’étendait, il fallait de nouveaux missionnaires, un nouveau renfort.

« Faut-il taire les besoins de la mission ? Allons-nous fermer les yeux et nous croiser les bras ? M. Dardier n’est plus ; les Jeanmairet, à leur grand chagrin, sont perdus pour le Zambèze ; Aaron et Lévi sont retournés au Lesotho. Et cependant les portes sont encore ouvertes devant nous et le temps presse. Sommes-nous déterminés, oui ou non, à faire l’œuvre que notre divin Maître nous a assignée, quelques sacrifices qu’elle nous coûte. Nous contenterons-nous de la gloire d’occuper et d’accaparer un champ que d’autres envient et que nous n’aurions ni la force, ni la foi de cultiver ?

Frères bien-aimés, donnez-nous du renfort ! Jeunes gens chrétiens, accourez à notre aide ! Pères, mères qui priez chaque jour pour que le règne de Dieu vienne, mettez, oh ! mettez vos Isaac sur son autel ; consacrez-lui vos Samuel ! Donnez-nous dix hommes d’élite, dix hommes choisis et appelés de Dieu, dix hommes dont la foi ne repose pas sur le sable mouvant, mais sur le Rocher des siècles : Jésus mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. Aller à la guerre, ce n’est pas une plaisanterie, mais le but est glorieux et la victoire est assurée. Plutôt succomber que de déserter le poste, l’un des postes avancés de l’armée conquérante du Roi des rois. Nous montons à l’assaut de la forteresse, nous nous tiendrons sur la brèche, nous y planterons l’étendard de la croix. Une poignée de soldats, dix hommes du type d’Étienne et la journée est à nous. »

A ce propos, Coillard écrivait à Alfred Boegner (15 juillet) :

« En lisant mon appel pour dix missionnaires vous direz que c’est de l’audace. Ne dites pas cependant que ce n’est qu’un coup de tambour. Il est journellement porté au Trône de la grâce. Il faut qu’il soit entendu. C’est au Maître d’abord qu’il s’adresse, d’après ses propres injonctions : « Priez le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. » S’il fait de grandes choses, il peut aussi envoyer une grande armée pour les publier. Il n’est pas pauvre. Ayons pitié de ceux qui ne sont pas dévorés d’envie d’être reçus à son service, il n’en est pas de plus glorieux. Cela nous fait du bien de voir combien le zèle apostolique s’est réveillé en France. Je crois que mes compatriotes chrétiens n’ont pas encore conscience de leur force et de leurs ressources. Il en est qui redoutent autant les nouvelles responsabilités pécuniaires pour l’œuvre de Dieu, que moi les souffrances physiques du martyre. Et pourtant je suis convaincu que, si mon Dieu me réserve l’honneur de le glorifier ainsi, il me donnera aussi toute la force nécessaire. Les martyrs, nos pères aussi, étaient des hommes sujets aux mêmes infirmités que nous, mais ils étaient pleins du Saint-Esprit et ne reculaient ni devant le bagne, ni devant la mort, ils ne reculaient devant rien. »



Alfred Boegner (1851-1912)

« Vous dites n’avoir jamais douté de l’avenir de la mission du Zambèze. Merci ! Mais il faut que nous fassions un effort suprême pour lui donner de l’élan. Il nous faut du renfort, à tout prix, et cela implique la question des fonds. C’est là surtout ce qui, à mon cri de détresse, vous fera peut-être hausser les épaules, non pas à vous qui êtes un homme de cœur et de foi, mais aux prudents et aux sages. J’en conviens, demander aux pays de langue française dix hommes pour le Zambèze, c’est audacieux, c’est l’impossible pour notre incrédulité. Jésus ne fit guère de miracles dans son propre pays. Mais sûrement, Dieu nous donnera la sagesse pour trouver le moyen d’entretenir cette belle étincelle de zèle apostolique qui a jailli au sein de nos églises. Versons-y de l’huile, elle deviendra une grande flamme. Nous ici nous prions, nous écrivons et écrivons souvent en tremblant ; que pouvons-nous faire de plus ? Si vous découvrez un moyen, suggérez-le. »

Léalouyi, 8 juillet 1892. — En me promenant autour de ce village de Léalouyi où grouille une population de maîtres et d’esclaves, tous plus ignorants les uns que les autres, en plongeant le regard dans l’épouvantable corruption qui est un abîme sous nos pieds, en me heurtant à la dureté de ces cœurs, je me sentais profondément attristé et je me demandais, une fois de plus, comment la vérité pénétrerait jamais à travers cette masse de ténèbres et de corruption. Et pourtant, il me semblait entendre la voix de Dieu me dire, comme à Paul à Corinthe : « Ne crains point, mais parle et ne te tais point, parce que je suis avec toi ; car j’ai un grand peuple dans cette ville. » (Actes 18.9-10)

Séfoula, 10 juillet. — La foi transporte, non pas seulement des coteaux et des collines, mais des chaînes de montagnes. Où est la limite de la foi quand elle saisit la main du Tout-Puissant ? Les difficultés d’autrui ne nous apparaissent souvent que comme des collines bleues à l’horizon, parce que nous les voyons de loin. Nos monticules à nous, nos fourmilières sont de grandes montagnes, parce que nous les voyons de près et qu’elles nous concernent personnellement. Aux yeux du Seigneur, dont les cieux sont le trône et la terre le marche-pied, que sont-elles ? que peuvent-elles être ? O gens de petite foi ! O mon Dieu augmente-moi la foi ! Je voudrais croire sans arrière-pensée, sans considérants, prendre mon Dieu au mot.

« Le 17 juillet était un dimanche cette annéeb. Nous avons eu une journée bien remplie. Le Seigneur aura-t-il exaucé nos ardentes prières et nous aura-t-il donné une âme de sauvée ? Nous le saurons un jour. La veille, j’avais passé tout le jour à visiter les villages des environs et nous avions un bel auditoire, très attentif. Pour le moment, il faut nous contenter de semer, d’arroser et de regarder à Celui seul qui donne l’accroissement. Depuis trente ans, c’est la première borne de ma route que je passe tout seul, comme un pèlerin attardé et fatigué. Ma bien-aimée, elle, est arrivée.

b – Lettre à Georges Appia, Séfoula, 20 juillet 1892. — Le 17 juillet était le jour de naissance de Coillard.

« L’an passé, il y avait, dans notre petite fête de famille, quelque chose de tout particulièrement doux et solennel qui nous avait saisis. Moi, j’avais ce sentiment indéfinissable que devait éprouver Élisée quand il accompagnait l’homme de Dieu, son maître bien-aimé, dans la dernière étape de sa vie d’ici-bas ; elle avait quelque chose de plus qu’un vague pressentiment de son prochain départ. Un rayon du ciel était déjà sur elle.

Ici, une expédition que Léwanika avait envoyée contre les Baloubalés est revenue avec un immense butin de chair humaine, des centaines de femmes et d’enfants… et la petite vérole. Il paraît qu’en route un grand nombre de ces malheureux prisonniers et des Barotsis en sont morts. J’avais espéré que l’hiver arrêterait les progrès de la maladie. Pas du tout. Elle sévit sans se ralentir.

Tous ces guerriers avec leurs esclaves se sont dispersés dans leurs villages, et maintenant, partout, nous n’entendons parler que de maladie et de mort. Et nous n’avons ni vaccin, ni aucun moyen pour arrêter ce terrible fléau ! Du reste les pauvres Barotsis ne s’y prêteraient pas, ils ont le cœur dur. En maints endroits, ils ne se donnent pas même la peine d’enterrer leurs morts, ils trouvent plus commode de les jeter à la voirie, dans la rivière ou même dans le canal de Léalouyi. Quelques jeunes gens de notre école, qui avaient été entraînés dans cette malheureuse expédition, ont succombé eux aussi.

Puisse cette épouvantable calamité amener nos pauvres Barotsis à tourner leurs pensées vers les choses de Dieu ! Puissent ceux à qui nous prêchons constamment l’Évangile devenir sérieux ! Hélas ! Je disais à un chef qui me visitait l’autre jour — un des meilleurs hommes que je connaisse ici — que toutes ces morts qu’il me contait étaient très tristes. « Tristes ? » fit-il, et il partit d’un éclat de rire. Ah ! ils ont le cœur dur, nos paroissiens à nous, nous le sentons toujours plus. Et il faut bien, pour ne pas perdre courage, se souvenir que, de pierres même, Dieu peut faire naître des enfants à Abraham.

Toute notre école est dispersée et nous n’essayerons pas de rassembler nos élèves avant que l’épidémie ait diminué. Notre maison est toujours pleine de garçons et, jusqu’à présent, Dieu a veillé sur nous. »

Coillard s’occupe activement de vacciner.

10 août 1892. — Maintenant que les intérêts de l’œuvre et la gloire de Dieu sont en jeu, le Seigneur nous aidera et nous fera réussir.

En septembre 1892, M. Louis Jalla venant de Kazoungoula et M. et Mme Adolphe Jalla d’Europe, arrivaient à Séfoula pour la Conférence des missionnaires : la fondation de la station de Léalouyi fut approuvée. Coillard devait s’y établir avec un évangéliste, Jacob Mochabécha et sa femme, récemment arrivés du Lesotho. M. et Mme Adolphe Jalla s’établiraient à Séfoula avec Mme Kiener, Waddell et Paul ; M. et Mme Goy restaient à Séchéké et M. et Mme Louis Jalla à Kazoungoula. « Le roi Léwanika, dit le rapport de la Conférence, après avoir subi pendant plus de deux années la funeste influence de fâcheux conseillers, a enfin rompu avec eux et tend à se rapprocher de nous, si ce n’est de l’Évangile : mais, comme il le disait lui-même il y a peu de jours, il n’est pas encore revenu au point qu’il avait atteint en 1889. Il y a même eu, pendant un temps, dans la tribu, une véritable recrudescence de paganisme due à cette inimitié du roi. »

« Mes frères vous auront dit que je suis mieux, écrit Coillard. Fort et vaillant, comme on dit chez vous, je ne le serai plus jamais. Mais Dieu, dans sa bonté, me donnera la mesure de grâce qu’il me faut pour achever, avec joie, ma carrière et ce ministère qui m’a été confié.

M. Louis Jalla va partir demain pour son voyage de retour. Sa visite, comme l’arrivée de M. et Mme Adolphe Jalla, m’a fait du bien. Quelle charmante personne que Mme Adolphe Jalla ! Je l’aime comme une fille. Ce sera, je crois, une femme missionnaire digne de son mari. Quels doux moments nous avons passés avec ces chers amis ! Qu’elle en eût joui celle qui m’a quitté !

Vous pouvez vous imaginer si j’éprouve encore des moments d’angoisse. Mais personne n’en sait rien. Paul me disait hier, qu’il a écrit à M. Ellenberger pour le rassurer sur mon compte : « Soyez sans inquiétude, M. Coillard a souffert, écrivait-il, mais, quand on l’approche, personne ne se douterait du deuil qui l’a frappé. » Le brave Paul, quand il m’a dit bonsoir, après la prière du soir, ne sait pas ce qui se passe chez moi. Il est bon qu’il l’ignore et d’autres aussi. Je sens bien que les bras du Tout-Puissant me soutiennent, sans cela toutes les vagues de tristesse et de douleur qui ont passé sur moi, m’eussent dès longtemps englouti.

Combien de temps pourrai-je rester à Léalouyi ? Je tiens à ne pas m’y lier. Je ferai reposer sur Jacob autant de responsabilité que possible, afin que je puisse me retirer sans être aperçu. Comprenez-moi bien : ce n’est pas que je veuille prendre ma retraite ou quitter la mission, ou même que j’aie d’autres plans : non, où que je sois, quoi que je fasse, la mission du Zambèze a mon cœur, et elle aura les derniers services que je pourrai lui rendre ; je mourrai en la servant, si le Seigneur exauce ma prière. Mais je ne vaux pas grand’chose, et le Maître pourrait bien me mettre aux vieux fers. »

Enfin, Coillard partait pour aller s’installer à Léalouyi, ou plus exactement, à côté de la capitale, à Loatilé, « le monticule des sorciers, le calvaire du paganisme », lieu exécré entre tous, infesté de termites et de séourouis ou fourmis guerrières.

Léalouyi, 28 octobre 1892. — Me voici donc en plein dans le nid de guêpes ! Léalouyi ! Mais Jésus, mon bon Maître, ne m’y laissera pas seul. Il y sera avec moi, comme il a été dans les fournaises et dans la tempête.

J’ai quitté Séfoula hier soir à 4 heures, j’ai couché en route, à mi-chemin, là où nous avions fait halte l’an passé avec ma bien-aimée. Nous sommes arrivés ici le jour même et à l’heure où, il y a un an, je lui fermais les yeux. Voilà comment elle sera toujours associée à la fondation de la station de Léalouyi.

Peu après, parlant de son séjour à la capitale, il écrivait :

« Je supporte ma solitude comme quelqu’un qui est dans la salle d’attente et attend le train qui va l’emporter. Je l’attendais beaucoup plus tôt. Mais notre Maître ne se trompe pas. J’attendrai donc encore un peu plus, et j’essayerai de travailler. Mes yeux se portent souvent, malgré moi, sur les aiguilles de l’horloge. Quand l’heure sonnera, quelle joie ! Je suis prêt. »

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