François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

VIII
l’année terrible
1890-1891

Nouvelle séparation. — A Séchéké. — A Kazoungoula. — Mlle Kiener. — Les bagages. — La scierie. — Middleton. — Orages à la capitale. — Mort d’un cheval. — Défaillance. — Insécurité. — Dispersion de l’école. — L’église ébranlée. — Le champ de blé en feu. — Un serpent. — Le léopard. — Maladie de Mme Coillard. — Visite à Léalouyi. — Conversion de Litia. — Mokamba. — Derniers jours de Mme Coillard. — Funérailles. — Seul ! — Entretien avec Léwanika. — Que veut-Il que je fasse ?

« On ne s’habitue pas dans ce pays à ces longues absences, écrivait Coillard. L’an passé, je m’étais bien promis qu’une fois rentré chez moi, il faudrait, pour m’en arracher de nouveau, des raisons majeures et des circonstances plus qu’ordinaires. Me voilà pourtant en route, et mon absence de Séfoula va durer encore deux à trois mois. C’est que la mission se trouve dans une impasse, et, pour ma part, j’ai rarement eu autant de questions à résoudre. »

Coillard avait, en effet, reçu de très mauvaises nouvelles de la santé de M. Jeanmairet, et la situation était compliquée par les difficultés insurmontables que rencontrait le roulage entre Séchéké et Séfoula. Le jeudi 10 juillet, un an jour pour jour après son dernier départ pour Séchéké, il repartait, par le fleuve, avec Litia et André ; M. Adolphe Jalla prit la direction de la station.

12 juillet 1890. — En pensant à la maison, j’ai un grand fond de tristesse. La santé de Christina y est pour quelque chose. J’ai reçu un choc la semaine dernière quand je l’ai vue si mal. Et puis je suis préoccupé de nos fillettes. Je sens que nous ne sommes pas assez paternels avec elles. Cela me rend malheureux. Je voudrais pouvoir réparer le passé.

Le 22 juillet, Coillard arrivait à Séchéké qu’il trouvait désert, M. et Mme Jeanmairet en étaient déjà partis pour le Cap. Coillard prit en hâte le chemin de Kazoungoula, espérant les rejoindre chez M. et Mme Louis Jalla ; ils avaient quitté cette station depuis huit jours, lorsqu’il y arriva :

« Reviendront-ils ? Quand ? Dieu le sait. En attendant nous passons par une terrible tourmente. Une compensation à mon amer désappointement c’est l’arrivée de Mlle Kiener. » « J’ai été frappé des voies admirables par lesquelles, sans que nous nous en doutions, Dieu a conduit Mlle Kiener au Zambèze. Elle vient, je n’en ai aucun doute, en réponse à bien des prières. Elle est l’expression vivante de votre sollicitude pour nous, comme de l’affection de ces enfants de Dieu que nous appelons nos amis. Elle sera donc certainement pour nous une aide précieuse, une force dans la mission et une bénédiction. »

Mlle Kiener [d’origine neuchâteloise] était arrivée, le 12 juillet, à Kazoungoula, avec M. et Mme Goy qui, le 21 juillet, repartaient pour aller occuper la station de Séchéké. Le dimanche 27 juillet, Coillard baptisait Anita, une fille des Louis Jalla, qui mourait le lendemain.

« Il est impossible de compter tous nos petits tombeaux, sans se dire que le climat du Zambèze est cruel. »

Coillard retourne à Séchéké pour organiser les transports :

Séchéké, 13 août 1890. — Dix-neuf canots, bien chargés, sont partis hier matin pour Séoma. Ils emportent ma scierie et des bagages. O mon Dieu, veille sur ces canots et sur ces précieuses charges. Escorte-les de tes anges pour les porter à travers les rapides ! Quand je pense qu’un seul canot chavirant peut rendre ma scierie complètement inutile, quand je pense à ces rapides, mon cœur se fond en moi. Je crie à Dieu nuit et jour, ma confiance est toute en lui, en lui seul. Pourquoi alors ces soucis qui vont me ronger encore pendant deux semaines ? Quelles contradictions entre ma foi et ces craintes !

Dimanche dernier, j’ai prêché à un bon auditoire sur le figuier stérile (Luc ch. 18) et j’ai tenu aux gens de Séchéké un langage sévère, leur parlant de tout ce qui s’est fait ici depuis douze ans, sans que nous voyions le moindre fruit. C’était solennel et jamais, remarquait M. Goy, on n’avait si bien écouté ; même Rataou, qui dort toujours, avait les yeux braqués sur moi. Quel effet cela produira-t-il ?

A la fin d’août, Mlle Kiener partait pour Séfoula en wagon avec Waddell qui était descendu pour aider au transport des bagages par voie de terre. Le 2 septembre, Coillard quittait à son tour Séchéké pour regagner en canot Séfoula, en compagnie d’un Anglais, M. Buckenham, méthodiste primitif, qui voulait fonder une mission chez les Machoukouloumboués. Le 5 septembre, il passait des rapides où plusieurs des canots qui le précédaient avaient chaviré.

C’est là qu’une pièce de la scierie et une caisse ont été perdues. Nous campâmes non loin, en amont, et j’essayai d’amener mon monde à l’endroit de l’accident. Je partis donc avec deux ou trois hommes, et Litia, avec deux autres, ne put faire autrement que de m’accompagner. « C’est là, me dirent-ils, que les bateaux ont chaviré. » C’était peu fait pour me donner de l’espoir, car le courant était d’une rapidité extrême, l’eau bouillonnait à faire frémir. Mais j’avais prié et je me souvenais de la hache du fils du prophète. Nous cherchions depuis une heure environ, quand je vois deux hommes plonger en même temps, en poussant un cri de joie. Il avaient vu la pièce de fer et c’était à qui la toucherait le premier pour avoir droit à la récompense promise. Oh ! avec quels accents de reconnaissance j’élevai mon cœur à Dieu.

Samedi 6 septembre 1890. — Malgré la récompense donnée et la promesse d’une semblable pour la caisse, mon monde n’était pas enthousiaste. La plupart chargèrent leurs bateaux et prirent les devants. Quatre canots se décidèrent pourtant à rester. Nous cherchâmes pendant une heure et le découragement commençait à gagner mes gens. Moi, j’avais passé presque toute la nuit à prier pour cette caisse. Je me disais que si Dieu m’avait envoyé cette machine, ce n’était ni pour les crocodiles ni pour les hippopotames. Je m’attendais bien à la retrouver. Je donnai une autre direction au canot, car la caisse, en tombant, pouvait avoir roulé.

Quelle ne fut pas ma joie d’entendre un de mes bateliers s’écrier : « Je l’ai vue ! la voilà, là ! » En un clin d’œil, deux hommes plongeaient, les bateaux se rassemblaient, on plantait solidement les rames pour soutenir les plongeurs pendant qu’ils retiraient la caisse. La vue de mon adresse et du numéro, sortant de cet abîme, me fit un étrange effet.

« Eh bien, remarqua l’un de ces hommes, nous sommes de sottes gens. Nous nous moquons de la prière. Nous disons que c’est une habitude comme une autre, mais vide de sens. Ce matin, notre père a prié pour que Dieu dirige nos rames et nos yeux et nous fasse retrouver la caisse. La voilà. Il prie aussi pour qu’aucun de nous ne soit malade. L’avons-nous été ? » M. Buckenham parle comme Waddell, il croit que les courroies de machine que renferme la caisse, après ce séjour de trois semaines au fond du Zambèze, seront pourries ou du moins inutiles. « Eh bien, lui répondis-je, je ne crois pas que Dieu, mon Père, me l’eût fait retrouver, cette caisse, si elle m’était inutile ! » Il sourit, je vais ouvrir la caisse.

5 heures du soir. — J’ai ouvert ma caisse ; tous mes canotiers accoururent et, le cou tendu, les yeux fixes, la bouche béante, ils attendaient, dans un profond silence, que le dernier clou cédât et que le couvercle fût enlevé. Eh bien ! mes grosses courroies de cuir sont mouillées de part en part, sans doute, mais pas pourries. Je pensais bien que mon Père ne me causerait pas cette douleur. Je suis honteux d’avoir si peu de confiance en lui ! J’ai un lourd fardeau à porter avec tous ces gens dont l’unique intérêt est de m’exploiter autant qu’ils peuvent. J’en fais un sujet de prière.

Le 18 septembre, Coillard arrivait à Séfoula.

Christina est très misérable ; peut-être que mon arrivée la remontera un peu.

Mlle Kiener arriva le 3 octobre. Les jeunes filles de la maison du missionnaire étaient un sujet continuel de soucis. Litia était mal disposé et il avait une mauvaise influence sur André.

Séfoula, 21 octobre. — André n’est pas joyeux et libre avec moi comme autrefois. Il lit moins la Parole de Dieu et, je le crains, il prie moins. Et pourtant il paraît bien le même fils affectueux.

Middleton était revenu à Léalouyi.

Dimanche 26 octobre 1860. — Quels orages ! mon Dieu. Je ne me souviens pas en avoir vu de pareils ! Middleton a fait son œuvre, celle d’un transfuge. Il a réussi à monter le roi au sujet de la concession à la Compagnie à Charte, mais à tel point qu’il en est fou de rage.

Des lettres sont échangées, Coillard est sommé par le roi de venir à Léalouyi : « Mais c’était un ordre et en termes peu respectueux, » aussi ne s’y rendit-il pas.

Cela nous donne beaucoup de souci et d’angoisse. Nous avons médité le psaume 27 bien à propos.

M. Adolphe Jalla partit, le 5 novembre, pour l’Europe où il allait se marier. Litia partit avec lui. Coillard avait décidé de l’envoyer à Morija avec quatre de ses meilleurs écoliers ; mais, las de voyager, il s’arrêta à Mangouato, attendant une occasion pour revenir au Zambèze.

9 novembre. — Christina est toujours comme une lumière qu’un coup de vent pourrait éteindre.

16 novembre. — C’est une vraie tourmente par laquelle nous venons de passer et passons encore. Avant le départ de M. Jalla nous avons été voir le roi qui s’est montré aimable, mais terriblement surexcité par les affaires du pays. Il voulait, à toutes forces, que nous eussions une discussion avec Middleton. Notre visite, somme toute, a été assez triste et j’ai pu constater combien il est dangereux pour un missionnaire de se mêler de politique et surtout avec un homme aussi faible que Léwanika.

29 novembre 1890. — C’était hier l’anniversaire de Christina, l’un des jours les plus beaux et les plus calmes que nous ayons eus depuis longtemps. J’avais donné congé à l’école. Les orages se succèdent sans interruption et la plume est trop lente à le dire. Nous ne savons plus de quel côté regarder, notre ciel est sombre et menaçant partout. Léwanika s’éloigne de plus en plus de nous et poursuit ce système de vexations, de coups d’épingle, dans lequel les indigènes sont passés maîtres. Je ne sais vraiment plus où trouver de la bonne foi autour de nous. Le roi est faux avec nous.

Le roi détourne Kambourou, un des jeunes gens que Coillard aimait particulièrement ; puis survient pour celui-ci une nouvelle déception causée par une fille de sa maison.

22 décembre. — Jamais, depuis que nous sommes à l’œuvre, nous n’avons fait des expériences pareilles.

Une visite de M. et Mme Louis Jalla vint relever les courages (18 décembre au 17 janvier).

Leur petit séjour à Séfoula a été béni et le souvenir nous en sera toujours doux. Tout est difficile dans ce malheureux pays ! Il faut toujours être sur le qui-vive, partout et toujours ! Un moment d’oubli ou de fausse sécurité et tout va mal. Tout est sombre maintenant, notre maison, l’école, nos rapports avec le roi.

7 mars 1891. — Mon cheval est mort lundi (2 mars). J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le sauver. Me voilà avec quatre jambes de moins ! Comment maintenant évangéliser à travers ces sables, ces mares, par ce soleil ardent, avec ces distances et cette fatigue qui ne me quitte jamais ? Mais mon Maître y pourvoira. Il sait, lui, mes circonstances et mes besoins. André a plusieurs fois prié d’une manière touchante à ce sujet : « Tu vois, Seigneur, que mon père, ton serviteur, se fait vieux, qu’il est faible ; oh ! pourquoi lui as-tu enlevé le seul moyen qu’il avait de porter ton Évangile dans les villages ? Rends-le lui ! tu le peux. »

Waddell, lui, m’a consolé en me disant que ce cheval était devenu si vicieux que personne ne pouvait supporter de me voir le monter et que tout le monde était inquiet pendant mon absence. « Qui sait, ajoutait-il, si ce n’est pas pour éviter un plus grand malheur que Dieu vous a enlevé ce cheval ? » C’est une vue chrétienne de la chose, certainement, car tout ce que Dieu fait est bien fait. Toutes choses sont pour le bien de ceux qui l’aiment, même la perte d’un précieux cheval. C’est le second que je perds.

Middleton s’est mis sur un pied d’hostilité et je sais qu’il peut nous faire beaucoup de mal. Que Dieu me délivre de cette écharde ! Sinon qu’il me donne la grâce de l’endurer sans amertume. André aussi me donne du souci. Je le voudrais plus zélé, plus franchement sérieux. C’est un de ces cas où on voudrait demander : « Avez-vous reçu le Saint-Esprit ? »

1er avril. — L’attitude du roi nous donne beaucoup à penser. Peut-être Dieu l’a-t-il permise pour nous enseigner à prier.

16 avril. — C’est étonnant comme le roi flatte André, cela me fait peur.

Dimanche soir, 26 avril. — J’ai eu toute la journée une de ces défaillances de courage et de foi comme j’en ai rarement. Encore un dimanche passé sans le moindre indice que ma prédication porte. Je ne puis pas convaincre ces pauvres gens de péché, c’est l’œuvre du Saint-Esprit. La mienne c’est de prêcher aux os desséchés et blanchis, de crier dans le désert. Mais qu’ils sont désespérément secs et morts ces os ! Qu’il est affreux ce désert où je crie ! Tout est si noir autour de nous ! Nos garçons ne se convertissent pas, ils se gâtent les uns les autres. Mlle Kiener, qui fait régulièrement l’école pour les enfants de notre maison, a une peine infinie à se faire obéir.

4 mai 1891. — Le roi nous a décidément échappé, il est parti pour les champs et il m’est impossible de le suivre parce qu’il n’y a pas assez d’eau pour porter les canots. Est-ce simplement plaisir de chasser ou est-ce besoin de se soustraire à l’influence de l’Évangile ? Cela me préoccupe et me peine.

20 mai. — Je ne comprends rien à la conduite du roi. Il m’a écrit des lettres si flatteuses pendant qu’il était dans les champs ! Et puis nous avons tant prié pour lui ! Oh ! que de mystères ! Comment se fait-il que Dieu ait permis que nous prissions Middleton à Natal pour l’amener au Zambèze ? Pourquoi lui permet-il de compromettre à ce point notre influence et notre mission ? Pourquoi ? Quand tout allait si bien !

Les affaires de la Compagnie bouleversaient les esprits. Le roi fit mander Coillard ; celui-ci partit, le vendredi 29 mai, pour Léalouyi, il y resta jusqu’au lundi 1er juin ; il eut, avec le roi et avec Middleton, de longs entretiens au sujet du contrat avec la Compagnie. A Séchéké, les chefs et la reine Mokouaé, de Nalolo, qui y était en séjour, avaient pris parti contre la Compagnie et formaient une opposition que le roi redoutait.

Séfoula, 4 juin. — Ma visite à la capitale nous a fait tous passer par de grandes inquiétudes. Ce n’était pas une visite ordinaire, je me rendais à une sommation. Les affaires du pays prennent un terrible aspect. Middleton, qui se pose en champion des natifs, a soulevé une tempête qu’il n’est plus en son pouvoir d’apaiser. Il prétend que la convention est un immense achat ou plutôt la vente du pays tout entier et ces notions et d’autres sont si bien rivées dans l’esprit de Léwanika qu’elles y restent. Jamais peut-être nous n’avons crié à Dieu avec plus d’ardeur. Les mauvais traitements qu’on a fait subir à M. Baldwina, sous un prétexte des plus frivoles, sont un avertissement pour moi. Ma personne n’est pas en sûreté. Je m’attends sérieusement à des actes de violence si les chefs de Séchéké accompagnent Mokouaé ici. La pensée seule en est horrible, mais Dieu me donnera sa grâce. J’y compte.

a – Missionnaire méthodiste qui, à Séchéké, avait été, de la part des chefs et sur l’ordre de Mokouaé, l’objet de mauvais traitements, ainsi que M. Goy qui avait voulu le protéger.

Le côté humiliant de ma position n’est rien. Je l’accepte. Je n’eusse pas dû m’occuper de ces affaires de protectorat et pourtant j’étais le seul moyen de communication entre les étrangers et le roi. Mais l’œuvre elle-même me préoccupe : elle est gravement compromise, si le Seigneur ne nous vient pas en aide. Le Seigneur sait que tout mon désir est que lui soit glorifié, quoi qu’il advienne de moi, qu’on me maltraite ou qu’on me tue. Mais, ô mon Dieu, ne permets pas que ton serviteur soit martyr pour une transaction politique ! Ma vie est toute à toi, acceptes-en le sacrifice, mais ne l’abandonne pas aux hommes de ce monde pour servir leurs intérêts !

J’emportais, de ma dernière entrevue avec Léwanika et Middleton (lundi 1er juin), une impression qui m’étouffait. Il était 1 heure quand je quittai Léalouyi, je n’arrivai qu’à 7 heures à la maison où m’attendait Christina sur des charbons ardents. « Tout est-il bien ? » me cria-t-elle d’aussi loin qu’elle le put. Elle avait été dans des transes, pensant qu’on me ferait subir de mauvais traitements. Pas un des cheveux de ma tête n’a encore été touché. Donc je pouvais lui répondre : « Oui, tout est bien. » Et pourtant tout n’est pas bien.

8 juin. — J’ai l’impression qu’on veut me perdre et me sacrifier à l’animosité de la nation. Le roi cède pour se sauver lui-même.

[En novembre 1891, arrivait à Léalouyi « la nouvelle de l’établissement définitif du protectorat britannique sur le pays des Barotsis et de la reconnaissance, par la reine Victoria, du contrat passé entre Léwanika et la South-African Company. C’était tout ce qu’il fallait pour dissiper nos brouillards politiques ». Lettre de Coillard, Séfoula, 12 novembre 1891.] La panique, « la terreur du roi, » s’était emparée du pays ; le roi sévissait avec cruauté contre ses sujets.

15 juin 1891. — J’espère que la parole ne lui est pas applicable : « Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre. » Et pourtant nous prions pour sa conversion.

15 juillet. — Un mauvais vent souffle parmi notre jeunesse. L’école est toujours, et peut-être plus encore que précédemment, une terrible lutte. L’esprit d’insubordination, de bouffonnerie et de moquerie est arrivé à ce point qu’il défie presque toute discipline. Mlle Kiener a beaucoup à souffrir et j’ai souvent à intervenir. Le diable se démène. C’est pour lui, comme pour nous, une lutte suprême et il met tout en œuvre pour maintenir sa position et ses droits acquis de temps immémorial.

17 juillet. — « Ne crains rien. » (Esaïe 43.1) Douce parole pour mon jour de naissance. A vues humaines, cette nouvelle année s’annonce grosse d’orages. Chaque jour nous apporte des difficultés spéciales, mais chaque jour aussi nous laisse un témoignage de la bonté et de la fidélité de Dieu et nous répète comme un écho, en montrant l’inconnu du lendemain : « Ne crains point. » Pourquoi craindre les grandes eaux et le feu quand Jésus est là et que c’est lui qui me dit : « Ne crains point. »

« Ah ! chers amis, que nous avons besoin d’être soutenus ! Vous qui du sommet du coteau nous regardez, luttant dans la plaine avec l’ennemi, ne vous relâchez pas, que vos mains ne deviennent pas pesantes ! Priez et redoublez d’ardeur. Le combat est rude. Nous savons bien que la victoire est certaine, mais la lutte est acharnée. Le soldat de Jésus-Christ ne cueille pas les lauriers de la couronne de vie dans un jardin ravissant où il se promène en pantoufles de velours sur des allées sablées. Nous avons déjà appris bien des choses dans l’art de la guerre, depuis que nous sommes au Zambèze, mais appris comme on apprend tout dans la vie pratique, par une expérience personnelle souvent dure et humiliante. Et puis, quand nous commencerons à devenir de bons soldats, notre carrière sera fournie ; il faudra poser les armes et céder la place à d’autres. Le regret ne peut pas être de poser les armes, mais de n’avoir pas eu, au commencement de la bataille, toute cette somme d’expérience qui eût fait de nous de meilleurs soldats.

C’est triste d’être conscrit toute sa vie. Ce qui me fait parler ainsi, c’est qu’avec toute notre expérience du Lesotho, je crains que nous n’ayons pas encore parfaitement compris nos Zambéziens, peut-être même que cette expérience nous a nui. On dirait que nous jetons les fondements de notre édifice sur le sable mouvant : nos efforts n’aboutissent pas, depuis six ans que nous sommes dans le pays. C’est ce qui nous arrive avec l’école, cette école qui nous a donné tant de peine et de joie. Depuis le départ de Litia, la débandade s’est mise parmi nos élèves. Nous les avons ramenés un à un, à force de persévérance, et des débris de notre belle école de l’an passé, nous avions encore fait quelque chose de respectable. Mais ces jours-ci nos élèves s’en vont, ils se dispersent de nouveau. Vous voyez si je n’avais pas raison de parler de sable mouvant. Je me demande si, par cette dispersion, le Seigneur n’a pas voulu diriger mon attention plus spécialement vers l’évangélisation. Je trouvais bien quelquefois prématuré de m’enfermer avec ces garçons et de faire l’école tandis que j’aurais dû parcourir le pays en annonçant l’Évangile. Mais Dieu m’avait évidemment donné cette tâche. Et maintenant, sans cheval et sans canot, comment faire de longues courses dans nos sables et dans nos marais ? Dieu le sait. Si c’est maintenant la tâche qui s’impose plus spécialement, les moyens se trouveront. »

Les écoliers revinrent le samedi 15 août. Le lundi 17 août, l’école reprit avec tous les élèves et Coillard leur dit :

« Nous sommes naturellement contents que vous soyez revenus, mais il ne faut pas du tout vous imaginer que vous soyez précisément l’école. Vous en êtes la plus grosse, mais aussi la plus mauvaise partie. Quand vous étiez absents, nous avions une école petite, mais délicieuse et que nous aimions bien. Maintenant que vous nous revenez, il faut que je vous rappelle une chose, c’est que l’école a une règle qui est absolue et qui ne connaît pas de distinction, pas de fils de chef, et cette règle, c’est l’obéissance. Je l’applique à tout : au culte du dimanche, au culte journalier et à la conduite de chaque élève à l’école. »

11 septembre. — Je ne me souviens pas d’avoir jamais senti, comme ces jours-ci, que la tâche est au-dessus de nos forces. Je me réconforte en me rappelant tout ce que Dieu a fait pour nous, comment il nous a dirigés pas à pas et comment il a pourvu à tous nos besoins d’une manière si admirable. Tout cela ne peut pas être en vain. Dieu a sûrement un peuple dans ce pays et une grande œuvre pour nous.

Les tristesses, les révoltes, les désobéissances abondent sur la station parmi les élèves de l’école et les noirs qui sont au service du missionnaire.

« Ainsi donc tout tourne à mal dans ce malheureux pays, même ce que l’on fait pour le bien. Par moments il me semble que je vais enfoncer. Sauve-moi, Seigneur, ou je péris ! »

Le 25 septembre, l’école entra en vacances.

« Nous étions fatigués de la lutte. Eh bien ! la dernière semaine avant les vacances, un petit garçon, un des esclaves du fils de la reine, qui suivait son jeune maître à l’école, se déclara pour le Sauveur. Quand il vint dans ma chambre pour me parler, je n’en pouvais pas croire mes oreilles. « Missionnaire, je viens avec de grandes nouvelles : j’ai trouvé Jésus ! » Il avait été sérieux et troublé dans son âme pendant toute une année ; il avait même travaillé de ses mains pour se procurer les livres que d’autres recevaient de leurs maîtres, ou achetaient avec de jeunes bœufs. Quand je l’eus écouté, qu’il eût prié avec moi, je courus vers ma femme et lui dis : « Grande nouvelle ! Mpoutoutou vient de me parler, il dit qu’il a trouvé Jésus ! » Je vous laisse à penser la joie que ce fut dans notre petit cercle de famille. Pauvre Mpoutoutou ! Je ne sais pourquoi nous étions si surpris de sa conversion. Hélas ! c’est que, tout en priant avec ardeur, nous avions, après tout, bien peu de foi. »

30 septembre 1891. — Les émotions de tous genres se succèdent ces jours-ci : l’église a soudain menacé ruine. Nous avions, à la vérité, remarqué depuis quelque temps qu’un des piliers intérieurs s’était sensiblement enfoncé. Mais, dimanche dernier, nous en remarquâmes trois, dont deux étaient presque à un pied au-dessous de leur niveau primitif. Le toit supérieur s’était affaissé sur le toit latéral et des craquements assez forts nous donnèrent l’alarme. Dès lundi, nous nous mîmes à l’œuvre, nous soulevâmes le toit au moyen d’un cric, nous mîmes de nouveaux supports et, en sortant les piliers les uns après les autres, nous découvrîmes qu’ils étaient non seulement rongés, coupés au ras du parquet, mais encore tout évidés intérieurement avec des galeries où un homme aurait disparu. Comment le bâtiment n’est-il pas tombé ? C’est à n’y rien comprendre.

La nuit dernière, pendant que nous faisions le culte du soir, les garçons jetèrent un cri d’alarme qui nous fit sortir en hâte : « Le champ de blé est brûléb ! » Pour éviter l’incendie de la station nous avions, le jour précédent, mis le feu à la forêt, et le feu des broussailles se voyait encore au loin. Nous étions donc en sûreté puisque, autour de nous, tout n’était que cendres et charbon. Aussi quelle atterrante surprise d’entendre parler du champ de blé en feu !

b – Coillard avait semé, au commencement de mai, du blé européen sur lequel il fondait beaucoup d’espoir.

Nous courûmes au lieu du sinistre : deux longues lignes de flammes faisaient un angle, au sommet duquel des flammes blanches et rouges s’élançaient furieusement ; un épais nuage de fumée couvrait le tout, fumée si chargée de cendres qu’elle vous prenait à la gorge. L’espace entre ces lignes de flammes, enveloppé de fumée noire, c’était le champ de blé. Du moment que je vis les flammes, je pensai que c’était inutile d’aller plus loin. A quoi bon ?

Mais les garçons de Waddell nous avaient devancés et ils me crièrent que le champ était encore intact. Je ne pouvais le croire. Je courus à la maison, je revins avec toutes les filles et tous les seaux et mes jeunes gens travaillèrent courageusement et crurent s’être rendus maîtres du feu. Vers dix heures, ils revinrent en chantant. Nous étions reconnaissants, mais pas tout à fait rassurés.

Je me levai vers 2 heures. Le vent avait rallumé le feu ; des jets de flammes, la fumée, les cendres donnaient à l’horizon et à la forêt brûlée un aspect sinistre. André et Nyondo accoururent et, une fois encore, luttèrent avec le feu et m’assurèrent que le blé était sauvé. Quel ne fut pas notre étonnement ; le lendemain, de constater que quelqu’un de malintentionné avait allumé les tas d’herbes sèches qui entouraient le champ de blé, et, chose inexplicable, ces immenses tas d’herbes et de broussailles ont brûlé les roseaux verts, le feu a longé le champ de tous côtés, enflammé des tas de bûches, des troncs d’arbres même, au milieu du champ de blé, et cependant il a épargné le blé ; pas un épi n’a été brûlé. Et ce blé est si mûr que la paille se brise au toucher !

Waddell n’y comprenait rien ; il prit lui-même quelques épis et les mit devant le feu, ils s’enflammèrent avec rapidité, comme de la paille sèche. Je conduisis Mlle Kiener au champ — Christina était trop malade pour y aller — et elle s’émerveilla comme nous. Le terrain qui n’est que de la tourbe, brûlait encore par places, au milieu du blé. Les bûches qu’on en avait sorties fumaient encore ; les garçons qui moissonnaient se brûlaient tellement les pieds dans ce foyer ardent qu’ils ne pouvaient avancer qu’en jetant des seaux d’eau devant eux, et cependant ce blé mûr et archi-sec était là, intact, avec ses magnifiques épis ! Peu de personnes le croiraient. Nous, nous recevons à nouveau ce blé de la main de notre Père céleste et, en méditant sur le miracle de sa bonté, nous disons : « C’est bien comme lui. Il fait tout bien, tout avec amour. »

2 octobre 1891. — Hier soir, après la prière, Waddell a tué un énorme serpent de plus de quatre pieds de long. Il vivait sous des caisses vides. La lanterne l’intrigua, il mit la tête dehors ; mal lui en prit, car, d’un coup de feu, Waddell la lui coupa. Ce Waddell est un nouveau saint Patricec. C’est étonnant le nombre de serpents qu’il a déjà tués, mais ils foisonnent.

c – Saint Patrice est représenté marchant sur des serpents.

La nuit dernière, visite du léopard : fatigué de nos poulets qu’il exterminait, et ne pouvant facilement arriver aux veaux, il s’est avisé d’attaquer les porcs ; c’est le cinquième qu’il me prenait. Il l’a emporté, sautant trois barrières et palissades, mais, à quelque cent pas, il s’est arrêté et a commence son repas. Un gigot lui a suffi. Il a laissé le reste pour le soir, mais il trouvera au kraal un fusil chargé et une trappe. Waddell et André et tous les garçons lui ont donné la chasse, mais en vain. Dieu veuille nous accorder une délivrance.

9 heures du soir. — Dieu a entendu nos prières, et nous a accordé cette délivrance. Nous la lui avions demandée ce matin et ce soir au culte. Nous étions encore à genoux, avec les enfants, que nous entendions un coup de fusil. Je m’arrêtai tout court dans ma prière, pensant que personne ne m’écouterait plus, et tous les garçons armés d’assagaies et munis de lanternes coururent au piège, mais non sans qu’André eût d’abord hésité, disant que c’était inutile. Dix minutes après, les cris des femmes annonçaient une victoire. « Oh ! remarqua Waddell, comme le dit André, le léopard est fin, il se laisse difficilement prendre ; le coup part, mais le manque. C’est probablement une hyène tout simplement. » — « Mon ami, lui répondis-je, si même c’était une hyène, nous remercierions Dieu, mais ce n’est pas la hyène que nous avons demandée à Dieu, c’est le léopard. » Pendant ce temps, la bruyante procession entra dans la cour, portant le léopard en triomphe et le déposant à nos pieds. Pour moi, c’est une lueur de plus qui annonce que notre sombre nuit passe et que le jour va luire, ce beau jour que nous attendons ardemment, où nous verrons la gloire de Dieu.

10 octobre 1891. — Nous nous sentons l’esprit fatigué et le corps aussi. Ma pauvre Christina passe la plus grande partie de son temps sur son lit, et c’est à peine si elle peut parler. Elle est blanche comme de la cire. Pas de sommeil, pas d’appétit.

« Un des derniers cantiques que nous chantions souvent, écrit Coillard quelques mois plus tard, un des derniers que, à sa requête, je lui aie chanté pendant qu’elle m’accompagnait sur l’harmonium, c’est un beau chœur du recueil de Sankey : « We’ve sighted the golden gate ! » Pendant que, le soir, on mettait la table et servait le dîner, si elle se sentait un peu de force, elle ne manquait jamais de prendre ma place à l’harmonium et de me dire : « Chantons the golden gate ! » J’étais bien loin de m’imaginer qu’elle était en vue de cette « porte d’or » ; mais elle en avait conscience, elle, et un reflet de la gloire du ciel brillait déjà dans cette âme si détachée des choses de ce monde. »

Mme Coillard se traînait hors de son lit pour le culte de famille ; elle ne pouvait plus chanter, elle ne pouvait même plus s’agenouiller, « mais je puis encore jouer de l’harmonium pour soulager ta voix, » disait-elle à son mari. C’était une grande joie pour elle. Le jeudi 15 octobre 1891, M. et Mme Coillard décidaient de se rendre à la capitale ; le voyage se fit facilement ; le dimanche matin, Mme Coillard fut attaquée, à deux reprises, par une sorte de vautour apprivoisé, mangeur de serpents ; dès lors, elle fut très mal ; elle put cependant assister aux deux cultes ; à celui du soir, Litia, revenu depuis peu de Mangouato et qui avait déjà déclaré à Coillard, à Séfoula, qu’il était converti, en fit profession publiquement.

La petite assemblée était sous l’empire d’une impression très solennelle. Litia avait à peine parlé que Mokambad pleurait à chaudes larmes, et quand je lui adressai la parole, il ne put plus se contenir et il éclata en sanglots. Oh ! pour voir un Morotsi pleurer, j’aurais bien fait cent lieues il y a quelque temps. Et un Morotsi, un homme, un personnage ici, pleurant sur ses péchés, oui, c’est un spectacle digne des anges. L’émotion nous gagna et nous bouleversa. J’eus de la peine à conduire le chant.

d – Jeune homme de la famille royale, dès lors premier ministre. Il avait accompagné Litia à Mangouato.

Léalouyi, lundi 19 octobre 1891. — Nous venions de souper ; j’étais assis au chevet de Christina, quand quelqu’un vint frapper à la porte. C’était Mokamba qui venait me dire que lui aussi a trouvé Jésus : « Longtemps, dit-il, même avant d’aller à Mangouato, j’ai lutté pour étouffer la voix de ma conscience réveillée et pour cacher aux autres ce qui se passait en moi, mais Jésus et sa grâce ont vaincu. La cause de mon émotion d’hier, c’est que je sentais combien je suis misérable. Je suis comme le brigand sur la croix, j’ai couvert mon Sauveur d’opprobre et de mépris. » Le vent souffle, Dieu soit béni !

Séfoula, vendredi 23 octobre. — Christina était si mal que nous décidâmes de reprendre, mercredi matin de bonne heure, le chemin de la maison. Le soleil au milieu du jour était ardent, on sentait comme une pluie de feu vous tomber sur la tête. Ma pauvre malade souffrit horriblement ; nous arrivâmes pourtant, sans accident, à 4 heures de l’après-midi. Elle s’est mise tout de suite au lit et, depuis lors, elle a été en proie à une fièvre violente presque incessante. Hélas ! je ne puis pas encore dire qu’il y ait du mieux, loin de là. Mais nous nous attendons au Seigneur ; il verra sûrement notre détresse.

Christina est pénétrée du sentiment qu’elle va bientôt quitter ce monde. Elle a passé tout le jour à s’humilier devant Dieu, et, de temps en temps, elle éclatait en sanglots et laissait échapper des expressions comme celles-ci : « Je suis une pauvre créature ! Oh ! la dernière des enfants de Dieu ! Mon Dieu, aie pitié de moi ! pitié ! »

Dans la matinée, je m’imaginais qu’elle allait mieux : « Prends courage, lui disais-je, demain tu seras tout à fait bien. » — « Non, mon bien-aimé, ne t’abuse pas, jamais plus je n’irai mieux, » et, me regardant fixement, elle fondit en larmes : « Bientôt, bientôt, tu n’auras plus ta Christina. » Elle se plaignait d’une grande faiblesse dans les jambes et ne pouvait pas se lever sans risquer de tomber, mais j’étais là. Elle dormit, la fièvre avait quelque peu cédé ; grâce à Dieu elle surmonta le sentiment de sa misère qui l’avait rendue si malheureuse toute la nuit et tout le matin. Ces trente ans de mission et de vie conjugale ont passé devant elle. « O mon bien-aimé ! que c’est sérieux ! que c’est grave. Qu’elles ont vite passé toutes ces années ! et combien j’ai peu fait ! Mais elle ajoutait et elle répétait constamment : « Le Seigneur est bon et sa miséricorde dure à toujours. »

Elle était douce et sans aucune impatience ; tout ce qu’on faisait pour elle amenait un rayonnement sur sa figure et une affectueuse parole sur ses lèvres. Elle aimait tendrement Mlle Kiener. Elle était touchée par les attentions et le dévouement de Waddell et elle disait : « Dieu a été bon de donner Waddell et Élise, tous deux ont été un tel soutien et une si grande bénédiction. » Depuis ce moment, elle fut vraiment heureuse et apaisée.

La nuit fut sans sommeil, le lendemain, samedi octobre, au matin, elle était un peu mieux ; elle fut heureuse que Litia et Mokamba fussent venus pour le jour du Seigneur. De nouveau une nuit d’insomnie. Le dimanche 25 octobre, elle semblait si bien que non seulement je pus célébrer les cultes, mais elle ne voulut pas que Mlle Kiener restât auprès d’elle. « Il faut qu’elle aille, disait-elle, elle aidera pour le chant. » Ce fut une grande privation pour elle de ne pas aller à l’église et de ne pas parler aux femmes sur sa véranda, comme elle avait l’habitude de le faire. Elle leur envoya un message et me fit raconter comment Mokamba avait parlé au service du matin et ce qu’André avait dit au service du soir : il avait répété, d’une façon intelligente, et illustré à sa manière la méditation du matin sur le siège de Samarie et les quatre lépreux ; elle en fut toute heureuse, car elle me trouvait généralement sévère pour les discours publics d’André. Comme elle dormait l’après-midi, nous eûmes, pour la première fois sans elle, notre culte en anglais.

Suivit une nuit sans sommeil pendant laquelle il y eut un orage et de la pluie.

Le temps avait été terriblement chaud et la chambre était étouffante ; enfin je pus lui dire qu’il pleuvait. S’asseyant alors sur son lit : « Laisse-moi voir, » dit-elle. Et comme je la tenais devant la fenêtre : « Oh ! quelle délicieuse pluie, » s’exclama-t-elle à plusieurs reprises.

La journée du lundi (26 octobre) se passa tranquillement.

C’était très doux d’être auprès d’elle. Lorsque je m’éloignais un instant : « Comme tu as été loin longtemps, me disait-elle. Je ne te vois jamais assez, au gré de mon cœur. » Elle s’efforçait de s’asseoir sur son petit lit, et je me tenais en face d’elle. Elle me regarda longtemps en silence et je remarquai des larmes dans ses yeux et ses lèvres tremblaient et se serraient comme lorsqu’elle essayait de maîtriser une profonde émotion. Puis, saisissant ma tête et mes mains, elle éclata : « O mon bien-aimé, tu vas bientôt être seul, oui, tout seul. Tu n’auras plus ta Tiny, mais le Seigneur est bon et sa grâce dure à toujours. » Elle pleura abondamment. Peu à peu sa parole s’embarrassa, ses yeux prenaient, par moments, une étrange expression ; puis survinrent des rêveries ; les difficultés de cette année, si fertile en événements, lui revenaient et j’étais le centre de ses pensées : « Ils te calomnient, mon bien-aimé, s’écriait-elle. Oh ! combien je souffre pour toi. Que le Seigneur t’aide ! » Quand elle reprenait ses sens, sa voix était douce.

A une nuit sans sommeil succéda la plus paisible des journées (mardi 27 octobre) ; elle ne ressentait aucun mal, elle était seulement faible. Je voudrais pouvoir me rappeler toutes les belles choses qu’elle dit. Elle était pleine de pensées d’amour, préoccupée de Mlle Kiener et d’André. Quand je lui offris de voir André et Waddell, elle répondit avec un regard singulièrement profond : « Aujourd’hui, je suis fatiguée ; demain, peut-être. » A plusieurs reprises elle demanda que nous priions Dieu de lui donner le sommeil : « Vous n’avez pas besoin de dire plus. » Nous le fîmes.

Vers 10 heures du soir, elle s’endormit ; à 2 heures du matin (mercredi 28 octobre), elle se réveilla légèrement, puis se rendormit d’un sommeil sur la nature duquel je ne pouvais me méprendre. Oh ! quelle angoisse fut la mienne ! Dans mon désespoir, je criai à Dieu et il me donna un peu de calme. Au matin, sa figure tendrement aimée portait déjà l’empreinte de la mort. « Encore un regard de tes yeux aimés, encore un mot, un seul, de tes chères lèvres ! » Mais non, elle est déjà bien loin, sur les rives du Jourdain ; ses pieds plongent dans ses eaux froides, elle nage dans ses ondes agitées, non plus, cette fois, portée par des Zoulouse mais par des anges, et soutenue par les bras éternels.

e – Allusion à un incident qui s’était passé les premières années du mariage de Coillard et qui a fait le sujet d’une poésie de M. Théodore Monod. Sur le Haut-Zambèze, p. 414 et 581.

Je vois tout cela comme de loin. André entre, regarde plein d’effroi et se jette à terre pour prier pour moi. Mlle Kiener s’agenouille en pleurant et prie auprès du lit ; Waddell donne un libre essor à sa douleur. Mais, après ce premier éclat, tout est calme. Pleurant, priant, nous veillons. Pas de lutte, pas d’effort, pas de contraction, rien. La respiration devient plus faible, plus faible encore, irrégulière ; à 10 heures du matin, elle cesse doucement et ma bien-aimée est partie.

Mercredi 28 octobre 1891. — Texte du jour : Il a bien fait toutes choses (Marc 7.37). Ma bien-aimée m’a quitté ce matin pour le ciel. O mon Dieu, soutiens ma pauvre foi ! Je le sais, malgré ma douleur, oui, mon bon Père, tu fais bien toutes choses, même celles que je ne comprends pas.

Ainsi se terminèrent en pleine paix ses trente années de vie conjugale et de mission, trente années de travail, de voyages, de souffrances, trente années de bonheur et de bénédictions. Ainsi prirent fin, en pleine paix, ses sept années vécues au Zambèze. Pour elle, ce pays a été le pays du devoir et de la souffrance.

« Ainsi se termina, aussi, cette vie de neuf jours de maladie, car ces jours furent pour moi une vie où j’entendais, avec ravissement, ce sublime langage qu’apprennent les enfants de Dieu, quand ils arrivent au seuil de l’éternité, et où je voyais les rayons de gloire échappés par la porte entr’ouverte du ciel. »

Maintenant, pour elle, tout est paix. Mais pour moi, quelle solitude effrayante. O Dieu ! tiens-toi près de moi.

L’enterrement eut lieu le jeudi 29 octobre. Léwanika envoya les principaux de la nation, dont Litia, avec un message. La fosse fut creusée sous un bel arbre où M. et Mme Coillard allaient souvent ensemble et à l’emplacement dont Mme Coillard elle-même avait souvent dit : « Voici l’endroit où je voudrais dormir. »

Dieu me soutint, comme je le lui avais demandé et au delà de toute attente. A la levée du corps, je lus le psaume 39, nous chantâmes, en sessouto, les paroles favorites que Christina répétait toujours : « Dieu est bon et sa miséricorde demeure à toujours. » Je priai, puis le cortège se mit en marche. Pendant la route, je répétai quelques versets, mais ma voix était faible.

Au bord de la fosse — dans laquelle on fit doucement descendre le corps avec des cordes — j’adressai quelques paroles sérieuses à ces Barotsis qui étaient là assis, tout ébahis. Je leur dis que « leur mère » était morte pour eux comme le Sauveur ; non pas qu’elle pût, comme lui, les sauver, mais qu’elle voulait leur faire connaître le salut ; qu’elle n’avait jamais joui d’une bonne santé au Zambèze, à Séfoula surtout, mais qu’elle n’avait jamais voulu quitter son poste ; que la conversion de Litia et les pleurs de Mokamba avaient été, pour elle, un rayon de joie. Puis je fis appel à tous, par catégories ; les garçons et les filles de la maison ne furent pas oubliés, puis les femmes ! Pas une femme convertie !

Suivirent le chant de triomphe de la résurrection, du recueil sessouto : « Jésus est ressuscité des morts, » une prière, et la clôture. Alors, mes forces étant à bout, je me laissai choir sur un siège et nos garçons comblèrent la fosse. Je ne pleurais pas ; mes larmes, Dieu les avait taries pour le public. Je rentrai à la maison brisé.

Jeudi 29 octobre, 4 heures de l’après-midi. — Maintenant tout ce qui est public et apparent est fini. Ma bien-aimée repose dans son tombeau. O mon Dieu ! que la maison est vide ! que la solitude est grande ! Ne me le disait-elle pas encore l’autre jour ? Et le soir, seul dans cette chambre qu’elle vient de quitter… Dieu sait quelle nuit j’ai passée et ce que j’ai souffert.

Quelques mois après, dans une lettre au Comité de Paris, Coillard rendait ce témoignage à celle qu’il pleurait :

« Ce qu’elle a été pour l’œuvre du Lesotho à Léribé, pour nos expéditions et pour la mission du Zambèze, Dieu seul le sait. Elle s’était franchement donnée. Elle n’a jamais hésité devant les sacrifices qui lui coûtaient le plus pour suivre le Maître où qu’il l’appelât. Elle n’a reculé devant rien, quelque souffrance et quelque privation qu’elle eût à endurer. Son héroïsme à elle consistait dans une lutte de chaque jour. Elle était éminemment femme, elle avait une grande défiance d’elle-même, mais, à la voir si courageuse, si calme et si sereine quand elle s’était retrempée dans la communion de son Dieu, personne n’eût pu soupçonner ses craintes et ses faiblesses. Je ne dirai pas qu’elle était l’âme de la mission, non, l’âme en est ailleurs, hors des atteintes de la mort, mais elle en était l’un des plus puissants ressorts. Et ce ressort est aujourd’hui brisé. Douée d’un bon sens éminemment pratique, vivant dans une atmosphère intellectuelle et spirituelle toujours élevée et pure, sans patois de Canaan, elle s’exprimait sur les sujets religieux, comme sur tout autre, avec une clarté, une fraîcheur, une beauté et une simplicité qui nous étonnaient.

La supériorité de son esprit ne s’imposait qu’à ceux qui ne marchaient pas droit. Car rien ne la faisait souffrir comme le manque de droiture. La notion qu’elle avait du devoir ne lui permettait jamais, quand le devoir était clair, de consulter la chair et le sang. Elle avait, sur l’œuvre des missions, des vues larges, assaisonnées de bon sens écossais. Mais ce n’est pas son panégyrique que je fais, car elle serait la première à s’en étonner. Elle a fait ce qu’elle a pu. Elle se repose de ses travaux et ses œuvres la suivent.

Ce qu’elle fut pour moi, aucun langage ne peut le dire. J’avais reçu une faveur de l’Éternel. Je le bénirai toute l’éternité pour ces trente années de souffrances, de luttes, de joies et de travaux communs — trente années de deux existences confondues en une seule. Je ne dirai pas ce que j’ai perdu, Dieu seul le sait. Il me reste au moins le souvenir de sa vie souvent si rude, toujours si belle, et ce souvenir me sera une source de bénédictions. Je ne m’habitue pas au vide et au silence qui règnent autour de moi. Je souffre, mais je ne murmure pas. « Je mets la main sur la bouche parce que c’est l’Éternel qui l’a fait, » et je le sais « il fait bien toutes choses. » Elle est entrée dans la gloire, dans le repos éternel des saints, le portail de l’éternité s’est refermé sur elle, et je suis désormais tout seul dans cette vallée de larmes et de ténèbres. Mais le ciel est tout près et c’est une glorieuse réalité. Dieu, j’en ai fait l’expérience, est le « Père des consolations. » Il m’a soutenu et sa grâce me suffira jusqu’au bout.

J’ai senti, dans ces circonstances si solennelles, tout ce que la présence de Jésus a de réel et de vrai. Je suis terrassé comme la vigne que la violence des orages a arrachée de ses supports et qui balaie la boue. Mais, par sa grâce, je me relèverai, sans force peut-être, avec un cœur brisé, pleurant sous les coups de la serpette du divin vigneron, mais me cramponnant plus que jamais au Rocher des siècles. Sa force sera, ma force. L’œuvre à laquelle nous avions joyeusement donné nos vies, consacrée de nouveau par la souffrance, me sera doublement chère. Ah ! veuille la grâce de Dieu me rendre capable d’une consécration de moi-même plus entière, d’un renoncement plus vrai, d’un zèle plus ardent et plus éclairé, d’une puissance plus grande de foi et d’amour ! »

5 novembre 1891. — Huit jours de mon veuvage ! Quelle vie ! Il me semble, que c’est toute une année déjà. Ce que je souffre, Dieu seul le sait. Non, je ne puis encore en croire la réalité. Mais sa place est vide. Je suis sombre, par moments, j’éclate.

Dimanche 8 novembre, soir. — Que ces deux dimanches ont été longs et tristes ! Pauvre moi ! Oh ! si seuil J’ai tant de peine à m’appliquer ! Je suis comme un somnambule en plein jour. Cependant j’ai pu prêcher, malgré mon mauvais rhume. Dimanche dernier, j’ai parlé de la résurrection et de ma chère Christina. Aujourd’hui, j’ai parlé du ciel. Dimanche dernier, à notre petit culte en anglais, j’ai parlé sur Philippiens 3.10 : « Afin de connaître Christ. » Le sujet m’a inspiré et m’a entraîné. Quand j’ai été voir le roi des Belges, on m’a introduit, après une longue antichambre, dans une pièce où se trouvait un monsieur tout chamarré. Je le pris pour le roi et, me courbant autant que mon pauvre dos pouvait le permettre, je commençai à balbutier quelque banale salutation, quand les officiers me reprirent : « Ce n’est pas le roi, c’est seulement son aide de camp. » Mais quand les deux battants de la pièce voisine furent ouverts et que le chambellan s’écria : « Sa Majesté, le roi ! » il n’y eut pas de doute. C’était bien lui, un bel homme qui s’avança vers moi en souriant, me tendant la main et m’offrant un fauteuil. Quand je verrai Jésus, mon Jésus, pas d’erreur possible !

Aujourd’hui nous avons continué : « La puissance de sa résurrection, la communion de ses souffrances… » J’ai été très béni. Hier, j’ai arrangé l’allée qui va au tombeau. Quel charme dans cet endroit si calme, si retiré !

« Et maintenant qu’est-ce que l’avenir me réserve ? Je n’en sais rien. Je devrai, sans doute, boire jusqu’à la lie la coupe que mon Père m’a préparée. Il me donnera la grâce de le faire avec soumission et humilité. »

Parfois, la détresse l’emporte :

15 novembre. — C’est le troisième dimanche ! O mon Dieu ! ces dimanches ! ces soirées ! ces nuits ! … Je n’y tiens plus.

Cependant une joie profonde surgit au milieu des larmes.

Il s’opéra alors un réveil des consciences dans le personnel de la maison de Coillard. De ce nombre étaient Sémondji et Nyondo. Peu après, Coillard se rendit à Léalouyi, où il était allé, un mois auparavant, avec sa femme.

Léalouyi, samedi 21 novembre. — Je vais chez le roi. J’aurai avec lui une entrevue pénible, douloureuse à plus d’un égard. Mon Dieu, soutiens-moi !

Il dut subir de nombreuses visites de condoléances, les moqueries des femmes ; le soir, il reçut le roi qui resta jusqu’à 11 heures :

« Et maintenant que vas-tu faire ? te remarier, n’est-ce pas ? commença-t-il, en me regardant avec un air qui semblait dire : « C’est bien maintenant, nous avons mis nos plus longues figures pour l’occasion, c’est assez. Toi, tu as enterré ton mort, tu t’en es acquitté-en homme, il faut maintenant recommencer la vie. » Je le regardai à mon tour et il baissa les yeux. Il me fut donné de lui adresser des paroles sérieuses, sévères, dures à entendre, des reproches sur sa conduite chicanière et hostile durant ces deux dernières années. Il en reconnut toute la justesse et en exprima un grand regret. Avec une émotion peut-être mal contenue et qu’il semblait partager réellement, je lui montrai toute l’injustice et la cruauté de ses procédés envers moi qu’il accusait de le tromper méchamment. Je parlais sans amertume, mais l’occasion était unique. « Te souviens-tu, lui dis-je, de ce certain entretien où tu me demandais de te dire franchement ce que les révolutionnaires disaient de toi ? » — « Oui, tu m’as répondu que je tuais les gens sans raison. Et tu me citais le cas de Mochaoana et des six autres. » — « Eh bien, je n’ai pas oublié ta réponse. Tu m’as dit alors que ce n’est pas toi qui as mis à mort ces gens-là, mais d’autres qui t’y ont poussé. Tu n’étais que leur instrument. C’est pourtant toi et bien toi qui es le meurtrier devant Dieu et devant les hommes. C’est ton malheur d’être si faible que tu es la victime du premier mauvais conseiller qui se trouve sur ton chemin ; tu sacrifies tes meilleurs amis. »

Je lui fis alors l’historique de ses efforts pour obtenir le protectorat de l’Angleterre que je fus loin de seconder d’abord ; puis l’arrivée du représentant de la Compagnie, etc. Puis nous en arrivâmes, tout naturellement, sur le terrain religieux. Il dit qu’il devait, en effet, reconnaître qu’il y avait eu recul chez lui, et que, à part la conversion qu’il ne comprend pas, il aime pourtant les choses de Dieu. Son malheur à lui c’est d’avoir été séparé de son missionnaire et de n’avoir personne qui s’occupât ni de son âme ni de son village. Je lui dis qu’il avait tort, qu’un grand nombre d’amis, sans parler de moi, de nous ses missionnaires, priaient ardemment pour lui ; seulement ces prières c’étaient des charbons ardents entassés sur sa tête. Je lui donnai, en même temps, l’assurance qu’un missionnaire viendrait s’établir près de son village, à tout risque. Il sourit de plaisir et nous nous mîmes à genoux. Quelle journée ! Quelle émotion quand je fus seul !

Le 23 novembre, Coillard revenait à Séfoula.

Elle n’était pas là pour m’ouvrir la porte et me donner son baiser. André était à la chasse. Waddell et Mlle Kiener accoururent, je les saluai et j’allai m’enfermer dans cette chambre à coucher si grande, si silencieuse, si vide et pourtant si pleine d’elle.

Chaque fois que je vais à Léalouyi une pensée m’obsède. Il faut quelqu’un résidant là. C’est un champ que ce village, une grande chaire d’où on peut évangéliser toute la nation. Or, qui ira ? Le poste ne sera pas facile et le lit ne sera pas doux, pour moi surtout. Cependant je suis tout prêt, si seulement je puis entendre bien distinctement la voix de mon Maître. J’ai peur d’y aller sans qu’il m’envoie et de prendre la place de celui qu’il y appelle et qui y serait béni. Mais, s’il m’appelle, je lui demande la grâce d’obéir sans arrière-pensée. Il sait que je désire me consacrer plus entièrement, sans réserve, et employer le mieux possible, c’est-à-dire dans une complète obéissance, ce qui me reste de force et de vie. Cette perspective entraîne beaucoup de choses. Il faut me décider à me sevrer de tout et de tous, peut-être même d’André, à renoncer à tous mes autres rêves d’évangélisation. Je crois pouvoir tout envisager avec calme et résolution. Une seule difficulté qui me paraît insurmontable, ce sont les constructions. Je n’ai plus la force de construire et de commencer tout à nouveau sur un nouvel endroit. Et je le pourrais, que je n’en aurais pas le temps, si je vais là pour m’occuper d’évangélisation et d’enseignement. Mais si le Maître m’appelle, il pourvoira à tout. Seulement je lui demande ardemment que son appel soit si clair, si indiscutable qu’il ne me laisse, ni à moi ni à mes frères, l’ombre même d’un doute.

« C’est le 28 novembre, il est 10 heures du matin, il y a donc un mois, jour pour jour et heure pour heure, qu’elle rendait le dernier soupir et que Jésus recevait son âme dans les palais du ciel. Quelle longue vie que cette vie de tout un mois ! Mon cœur est déchiré, et mon corps est malade. Le Seigneur ne me relèvera-t-il pas ? Je suis sans force.

Tout ce que je fais, je le fais machinalement, sans entrain, sans énergie, sans intérêt, si ce n’est la prédication qui me fait du bien et me sort de moi-même. Je sens pourtant bien que Jésus est là. Je jouis de sa communion. Je souffre, mais je ne me sens pas disposé à murmurer. Il m’est donné de pouvoir baiser la main toujours pleine de tendresse qui vient de me prendre la meilleure partie de moi-même. « Les choses invisibles » ont pris du corps, du relief et sont devenues pour moi des réalités resplendissantes de lumière. Il est bien des questions que je me pose auxquelles j’avais à peine pensé. Il me semble aussi entrevoir déjà le bout de la carrière. Mais je ne suis pas impatient. Le Maître sait, lui, où il me veut. Je n’ai pas de plus grand désir que de lui obéir et de lui plaire. Je lui demande, constamment et avec ardeur, de me montrer bien clairement ce qu’il veut que je fasse. Je crois que je suis prêt à tout : à rester à Séfoula, à aller me fixer comme évangéliste à la capitale, à porter l’Évangile chez les Machoukouloumboués pour ouvrir la porte de cette tribu, la plus sauvage de ces parages, à aller n’importe où et à faire n’importe quoi.

D’épaisses ténèbres couvrent mon sentier. Je ne suis plus jeune, et je ne suis plus très fort. Mais si mon Maître a encore un peu de travail pour moi, il le mesurera à mon âge et à mes forces : ou bien il mesurera mes forces au travail et il accomplira sa promesse en renouvelant ma jeunesse comme celle de l’aigle.

J’ai voulu me forcer à recommencer l’école, je n’ai pas réussi, car la famine règne au pays et nous-mêmes ici, avec ma famille encore si nombreuse, nous vivons au jour le jour, achetant à des prix exorbitants les poignées de maïs ou de sorgho qu’on nous apporte dans les plus petites écuelles qu’on puisse trouver. Tout de même, je commencerai avec mes quelques garçons. »

L’année 1891 avait été terrible : démêlés avec Léwanika, insubordination des écoliers, déceptions journalières causées par les enfants de la maison, difficultés d’organisation de la mission, enfin mort de Mme Coillard.

« Il arrive souvent à un alpiniste d’avoir à franchir ce qu’on appelle un mauvais pas et à faire un saut très périlleux. Le vertige peut d’abord lui voiler le danger et lui donner le courage de la démence. Mais, une fois le pas franchi, il s’arrête tout ému, le péril se révèle alors dans toute son horreur et lui donne le frisson. Voilà ce qu’est pour moi l’année qui s’en va, et voilà ce que j’éprouve en jetant sur elle un regard rétrospectif. Est-ce vraiment possible que j’aie pu passer par là ? Le bon Dieu qui connaît notre faiblesse ne permet pas que nous voyions plus d’un pas devant nous, autrement nous reculerions d’épouvante et le courage nous abandonnerait. Que de fois nous nous demandions, avec ma chère femme, comment finirait cette année qui s’annonçait avec un ciel si nuageux. Eh bien ! elle a passé lentement, lourdement, comme un cauchemar que le réveil même n’a pas la puissance de dissiper, comme une terrible nuit d’orage et d’affreuses ténèbres. Elle va disparaître, elle laisse encore après elle les ténèbres et les orages, les épreuves et les larmes. « Mais Dieu est notre refuge et notre force, notre secours dans les détresses et fort aisé à trouver. C’est pourquoi nous ne craindrons point, quand même la terre se bouleverserait et que les montagnes se renverseraient dans la mer. » (Psaumes 46.2-3)

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