François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

VII
A Séfoula
1888-1890

Entretiens avec Ngouana-Ngombé et avec Léwanika. — Difficultés matérielles. — Départs de Middleton, de Lévi, d’Aaron. — Aux portes du tombeau. — Mme Coillard malade. — Mort des bœufs. — Réaction païenne. — Départ pour Séchéké. — Jour de naissance. — Deuxième Conférence. — Retour à Séfoula. — L’école. — Nyondo. — Litia. — Visite de Léwanika. — Ngouana-Ngombé. — Surchargés. — Arrivée de M. Adolphe Jalla. — Préoccupations politiques. — Baptême de Ngouana-Ngombé. — Incendie.

A chaque époque de sa vie, Coillard s’est attaché plus spécialement à la conversion d’un individu. Au Zambèze, la conversion de Ngouana-Ngombé et celle de Léwanika furent l’objet de ses continuelles intercessions.

26 juin 1888. — Mes études de langue ne vont pas vite. Je n’ai personne pour m’enseigner. Le soir, je fais un peu de sétokaa avec Ngouana-Ngombé. Mais je suis si souvent fatigué et lui aussi, le pauvre garçon, que je ne fais pas de grands progrès.

a – Langue des Batokas, peuplade qui habite la région au nord de Kazoungoula.

Après ma petite leçon d’hier soir, j’eus avec lui un entretien intéressant. Je lui demandai : — Mon enfant, sérieusement, es-tu converti, converti de cœur ? Sa figure s’illumina. — Oh ! ça oui, mon père. J’ai trouvé Jésus, je suis à lui, il m’a pardonné, je suis heureux. — Tu ne te fais pas illusion ? Vois donc un peu Karoumba et Séajikab qui, au Lesotho, ont fait la même profession, où sont-ils maintenant ? Ils frayaient avec les chrétiens, se disaient chrétiens, ils parlaient, ils priaient dans les réunions, on les croyait sincères. — Ah ! oui. Mais moi, je sais une chose, c’est que j’étais aveugle et que maintenant je vois. Je ne suis plus le Ngouana-Ngombé de Séchéké et de Léchoma. A Léchoma, je n’avais qu’un seul désir, celui de bien faire ma besogne, vous plaire et gagner mon fusil. Les choses de Dieu, je ne les comprenais pas du tout, elles m’ennuyaient. Le matin, je m’arrangeais toujours de manière à mettre sur le feu, de bonne heure, la bouillotte du déjeuner et à être absent pendant la prière. Je me sauvais dans les bois et revenais prendre mon travail, quand je savais la prière terminée. A Séchéké, j’éprouvais moins de répugnance pour les choses de Dieu, mais je ne les comprenais pas davantage. J’avais pourtant un vif désir d’apprendre ce dont je ne me rendais pas bien compte. Nous vînmes ici. Tu nous quittas, pour retourner à Séchéké chercher notre mère. Middleton et Waddell étaient bien là et je suppose qu’ils lisaient et priaient ensemble, mais ils ne s’occupaient pas du tout de nous. Ils nous donnaient notre nourriture, c’était tout. Plus de chants, plus de prières, plus d’exhortations. Ils travaillaient la semaine, le dimanche ils s’enfermaient dans leur hutte pour se reposer et peut-être aussi pour s’édifier. Mais, pour nous, le dimanche était comme les autres jours.

b – Les deux Zambéziens dont il a été question ci-dessus, et qui, comblés de faveurs par le roi, retournaient au paganisme.

Un jour j’en parlai à Middleton et je lui demandai au moins de me faire lire. Il le fit une fois. J’avais, moi, le cœur triste et je me disais : Malheureux que je suis, quand j’étais avec mon père et ma mère (M. et Mme Coillard), ce n’était pas ainsi, ils nous enseignaient, s’occupaient de nous. J’étais trop stupide pour les comprendre alors. Que faire maintenant ? Comme ces pensées-là s’agitaient en moi, j’errais dans les bois, à l’aventure. Et si j’essayais de prier seul ? me dis-je. Mon père m’a dit que Dieu entend toujours. Je me jetai à genoux sous un arbrisseau, là où j’étais, et, pour la première fois, je priai. Ce fut une révélation ; depuis lors, chaque fois que j’avais un moment de répit, j’allais sous mon arbrisseau.

Le dimanche suivant il pleuvait, continua Ngouana-Ngombé. Je dis aux autres garçons, à Kambourou et à Mogapi : « Notre père n’est pas ici et personne ne s’occupe de nous ; essayons de lire et de chanter les cantiques que nous savons. » Ils consentirent. « Mais d’abord, dirent-ils, chantons le chant des Barotsis. » Et ils se mirent en effet à chanter le chant païen. Je les réprimandai. Mais ils me rirent au nez et me dirent en se moquant : « Depuis quand es-tu donc devenu si vieux et si grave ? Nous avons beau essayer de t’emmener jouer avec les jeunes filles, tu ne veux jamais venir ; tu ne te joins jamais à nos escapades nocturnes, ni à nos chants qui est-ce qui t’a fait devenir tout à coup un vieillard ? » La tristesse au cœur et ne sachant que répondre, je pris ma natte et demandai à Middleton la permission de coucher dans la hutte qui me servait de cuisine. Depuis lors, je n’ai jamais couché avec les ouvriers et Kambourou et Mogapi n’ont plus frayé avec moi. Mais, quelle joie quand j’ai appris que vous reveniez ! Maintenant, me dis-je, mes vœux sont accomplis. Je vais apprendre à lire, je chanterai des cantiques avec mon père et ma mère, ils m’enseigneront les choses de Dieu. J’avais si peur que vous ne revinssiez pas ! Je me disais souvent : Que ferais-je sans eux ?

— Mais sais-tu, ajoutai-je, que le monde n’aime pas les enfants de Dieu, et que, souvent même, les rois et les seigneurs les maltraitent ?

— Oui, je le sais, reprit Ngouana-Ngombé. Le Seigneur a dit que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. Mais il a dit aussi : « Ne craignez pas ceux qui ne peuvent tuer que le corps ; craignez plutôt celui qui peut détruire et l’âme et le corps. Et quand on vous traînera devant les tribunaux ne vous inquiétez pas de ce que vous aurez à dire, car cela vous sera donné à l’heure même par le Saint-Esprit qui habite en vous. »

30 juin 1888. — Je suis étonné de la clarté du sétoka. Mon cœur brûle au dedans de moi quand je pense à ces nombreuses tribus de Batokas qui parlent la même langue et surtout à ces malheureux Machoukouloumboués qui la comprennent. Oh ! que ne suis-je plus jeune et que n’ai-je encore une autre vie, une autre carrière à fournir ! Léwanika nous donnera-t-il des enfants machoukouloumboués ? Nous le désirons ardemment et le demandons à Dieu. Ce pourraient être les futurs évangélistes de leur pays, « la petite esclave juive de Naaman, » comme disait Christina.

[Le Bochoukouloumboué, où Léwanika était allé faire sa razzia, est une des grandes divisions du royaume des Barotsis, à l’est de la plaine du Borotsi, au nord de celle de Séchéké.] Léwanika revint les premiers jours de juillet de sa razzia chez les Machoukouloumboués, et Coillard alla le voir à Léalouyi.]

Le roi parut content de me voir. J’ai eu avec lui une longue conversation sur divers sujets : l’école, Séfoula, Séchéké, l’évangélisation de son pays. Je me suis senti pressé de lui parler sérieusement, directement, il m’écoutait bien. J’ai prié avec lui avant que nous nous séparions.

Le dimanche 15 juillet, Coillard célébra, à la capitale, deux cultes, l’un le matin, l’autre l’après-midi. Le roi y était, l’assistance était nombreuse.

L’après-midi, je prêchai avec bénédiction sur Galates.6.7 : « Ce que l’homme sème… » J’eus d’abord à lutter contre un idiot qui, au grand divertissement de la foule, répétait tout ce que je disais. Je me fis écouter pourtant. Je commençai par appliquer mon texte à l’expédition chez les Machoukouloumboués : « Vos traces, leur dis-je, sont pleines de sang, de deuil et de larmes. Vous avez semé. »

Séfoula, 27 juillet. — Depuis mon retour de Léalouyi, je me sens, plus que jamais, poussé à prier pour Léwanika, pour sa conversion. C’est Dieu qui l’a mis dans mon cœur. Jamais, en famille, en public ou en particulier, je n’élève mon cœur à Dieu sans déposer ce fardeau au pied du Trône de grâce. Je suis honteux d’avoir une foi si timide. Il y a longtemps que je n’ai été aussi heureux dans mon âme et trouvé tant de liberté et de joie dans une communion constante avec mon Sauveur. Et pourtant je ne suis pas indifférent à tout ce qui nous préoccupe, à tout ce qui menace notre mission. Mais je crois que je puis en pleine confiance tout remettre à Dieu. Il est magnifique en moyens et riche en bonté.

« Le roi a été malade, pas dangereusement. J’ai été le visiter à plusieurs reprises. C’est un homme vers lequel je me sens singulièrement attiré. Il est intelligent et s’enquiert de la vérité ; il a confiance en nous. Ses bonnes dispositions et celles des chefs nous rendent la vie supportable, j’allais presque dire facile. Sa conversion est pour nous un sujet de prières constantes. Jamais je ne la perds de vue dans mes longs entretiens avec lui.

Ici nous défrichons, mais nous semons en même temps, et il suffirait d’une bonne averse pour amollir nos mottes et faire croître la semence. Je sais bien que le temps de la moisson est autre que celui des semailles. Mais la parole de Dieu ne me dit nulle part combien d’années nous devrons attendre avant de présenter les prémices de nos récoltes au Seigneur. »

Les visites à Léalouyi sont fréquentes.

« C’est toujours avec plaisir que je visite Léalouyi. Le roi s’est mis à apprendre à lire et tous ceux qui le peuvent suivent cet exemple. Les hommes sont partout des moutons. Si Léwanika venait à se convertir, je me demande quel en serait l’effet sur la nation. »

Les entretiens du roi et du missionnaire portent sur le péché, la repentance et la conversion. Une fois, par exemple (17 décembre 1888), la conversation se prolongea jusqu’à une heure du matin :

Il y avait un gros nuage sur le front du roi, et il laissait de temps en temps échapper des expressions qui trahissaient l’agitation de ses pensées. Enfin il avoua qu’il devait aller faire un pèlerinage à un tombeau. — Toi, aller prier les morts ? Es-tu sérieux ? — Quand je serai croyant, répondit le roi, je n’irai plus prier les morts, mais maintenant, vois-tu, je suis obligé de céder aux Barotsis pour leur faire plaisir. Mais tu verras, quand je serai croyant, si je ne tiens pas ma parole. — Quand deviendras-tu croyant ? — Quand je saurai bien lire et que je saurai les choses de Dieu, car je pense que le « Livre » me dit tout ce qui est mal. — Pourquoi attendre ? Est-ce que ta conscience ne t’a jamais dit que tu as fait du mal et beaucoup de mal ?

Il devint pensif, détourna et baissa la tête : — C’est une terrible chose, dit-il en soupirant, que d’être roi. Quand je n’étais que simple individu, j’étais un jeune homme exemplaire. Mais en me faisant roi, on m’a ruiné, on m’a poussé dans toutes sortes de crimes et dans l’immoralité. Maintenant, je suis un homme corrompu et souillé de sang. Oui, j’ai répandu du sang ! Il se tut. Après un de ces silences qui disent plus que des torrents de paroles, nous nous agenouillâmes et je priai pour lui.

Ngouana-Ngombé s’affirmait toujours davantage et devint pour Coillard un aide précieux. Le 29 juillet, de son propre mouvement, après le culte, devant 150 personnes, il rendit témoignage de sa foi, et, dès lors, il accompagna Coillard, et évangélisa.

« Ngouana-Ngombé nous donne beaucoup de joie. J’espère que dans peu d’années il sera un des membres les plus utiles de la mission. Je m’occupe de lui autant que ses travaux et les miens le permettent. C’est bien beau de voir un jeune homme se convertir et servir Dieu. »

L’approvisionnement et le transport des bagages, qui sont restés échelonnés sur tonte la route de Mangouato à Séchéké, offraient de grandes difficultés :

« M. Jalla est toujours à Séchéké avec nos chers Jeanmairet, écrit Coillard. Nous sommes les uns et les autres paralysés, dans nos mouvements comme dans nos travaux, par les nouvelles pertes de bœufs que nous avons subies. Ces pertes désastreuses nous mettent aux abois et nous sentons bien que, pour le présent, c’est le point vulnérable de notre entreprise. »

D’autres difficultés douloureuses surgissent au sujet de l’organisation même de l’œuvre ; la grande distance qui sépare les deux stations de Séchéké et de Séfoula occasionne certains malentendus.

1er septembre 1888. — La question de la mission tout entière se pose à nous d’une manière très grave. Nous sommes dans une grande angoisse. Nous ne dormons pas la nuit. Christina en est tout à fait malade. Au milieu de la nuit nous avons lu ensemble le Psaume 37, ce qui nous a fait du bien : « Confie-toi en l’Éternel. » Comme ces paroles tombent doucement dans nos âmes !

Cette angoisse était justifiée : en effet M. Dardier n’était plus. Les deux Zambéziens, Séajika et Karoumba, étaient renégats, Middleton avait définitivement quitté la mission. A Séchéké, M. et Mme Louis Jalla, puis M. et Mme Jeanmairet perdaient leur enfant premier-né (27 mars et 24 décembre 1888) ; Lévi, l’évangéliste mossouto qui travaillait à Séchéké, puis Aaron s’étaient décidés à retourner au Lesotho, l’un à cause de la santé de sa femme, l’autre à cause de ses enfants. Le départ de ces deux évangélistes fut un coup très dur pour Coillard.

« Nous sommes-nous donc trompés ? Nos théories, si belles et si séduisantes, n’étaient-elles qu’un rêve que nous voyons s’évanouir aujourd’hui ? Non. L’Esprit de Dieu souffle parmi les églises du Lesotho, et, nous le savons, là comme en France et partout, l’esprit de vie c’est l’esprit apostolique. Le jour viendra, il n’est peut-être pas loin, où les Bassoutos chrétiens sentiront qu’ils ont envers ces peuplades du Zambèze, qui parlent leur langue après avoir subi leur joug, une dette que personne ne peut payer pour eux. En attendant qui fera l’œuvre ?

Nous avons l’occasion, unique peut-être, de prendre possession du pays. Tous les chefs, à peu d’exceptions près, paraissent bien disposés, le roi manifeste un grand désir de s’instruire et de faire instruire les tribus qu’il gouverne ou, pour parler plus juste, la tribu des Barotsis elle-même. Jusqu’à quand ces bonnes dispositions dureront-elles ? J’ai, devant moi, une liste de vingt postes d’évangélisation que nous devrions occuper au plus tôt. »

Enfin, avec Aaron, M. Goy partait pour une absence prolongée au Lesotho, où il allait épouser Mlle Mathilde Keck.

« Nous voici donc seuls. Il y a toujours quelque chose de douloureux et d’émouvant dans la séparation, dans cette dernière prière que l’on fait en commun pour se recommander mutuellement à la grâce de Dieu. Nous avons fait avec calme les préparatifs du voyage d’Aaron. Nous lui avons conduit les enfants de son école pour lui chanter un cantique d’adieu et recevoir la bénédiction du maître qui les quittait. Pauvre Aaron ! il ne fit pas de longs discours : « Mes enfants… je vous laisse avec mon père et ma mère ; ils ne sont plus jeunes, rendez-leur la tâche facile. » Il avait le cœur trop gros pour bénir cette école qu’il aimait tant. Nous avons eu aussi notre communion d’adieu. Et cependant, jusqu’au dernier moment, je caressais le vague espoir de voir survenir quelque chose d’extraordinaire pour retenir nos aides. Illusion ! Le fil d’araignée s’est brisé, rien d’extraordinaire n’est survenu, le samedi 1er décembre, nous nous étions définitivement dit adieu et donné rendez-vous au ciel. Nos amis avaient déjà fait leur première étape et notre effrayante solitude était une réalité. C’est là, pour le moment, la plus dure de nos épreuves, la plus difficile à accepter avec soumission. »

Heureusement l’infatigable Waddell restait encore à Séfoula, il travaillait avec zèle aux bâtisses, au temple en particulier. L’école, qui se tenait encore en plein air, était un grand sujet d’encouragement : elle devenait de plus en plus intéressante.

24 décembre 1888. — Je me sens heureux dans mon âme. Oh ! si seulement nous voyions des conversions ! Litia est singulièrement attiré à nous. Il ne me quitte guère. Il travaille au jardin avec moi, il est toujours prêt à rendre service. Je crois que, comme son père, il n’est pas loin du royaume de Dieu.

Tout à coup, la maladie fond sur les habitants de Séfoula. Coillard est amené par la fièvre aux portes du tombeau.

23 janvier 1889. — Appuyé sur un bâton, affublé de ma robe de chambre, la tête me tourbillonnant, traînant péniblement une jambe derrière l’autre, je revenais d’un autre monde en entrant dans mon cabinet. Mes papiers sont pêle-mêle sur la table : ici, une observation météorologique commencée, des clichés, des papiers photographiques, des châssis entr’ouverts comme si une main m’avait subitement arrêté, là, les fournitures d’école que les enfants ont mises sens dessus dessous, les médecines déballées et qu’on n’a pas remises en place…

Quelle absence ai-je donc faite ? Au dehors aussi tout est étrange. Je reviens de loin, de bien loin. Au milieu de nos fêtes de Nouvel-An, je fus pris de ce que je croyais n’être qu’un accès de fièvre. Je le traitai comme tel. Nous fîmes même l’école deux ou trois jours encore. Mais les symptômes s’aggravèrent et je me trouvai bientôt dans un état des plus alarmants. J’eus un commencement de jaunisse, eus des attaques de fièvre trois fois en douze heures, je sortais d’une affreuse transpiration pour être saisi de tremblements qui me disloquaient les jointures. Mais j’avais la tête claire, pas de délire, je pus donc soulager ma pauvre garde-malade en lui indiquant les médecines qu’il me fallait. Ah ! quelle chose solennelle que d’être ainsi amené subitement au bord de la tombe ! Quelles visions du passé, mon Dieu ! Et puis tant de choses entreprises, tant d’inachevées et que personne n’achèvera ! Et puis cette œuvre, cette mission du Zambèze qui pèse sur mes épaules, tomberait-elle avec moi ? Je sais bien que je ne suis pas nécessaire à l’œuvre de Dieu, et pourtant, sans fausse modestie, je sens que la mission du Zambèze a encore besoin de moi. Et nos commandes de provisions, et nos bagages, et mes responsabilités pécuniaires ? Tout cela me troublait. Je sentais que je n’étais pas encore prêt à partir. Et ma pauvre femme, qui me suivait pas à pas dans cette terrible maladie qui a emporté Éléazar et Khosana en quelques jours, qui dira ses angoisses !

Mais Dieu est bon. Je reviens tout doucement à la vie. Tout le monde s’évertue à ne pas troubler ma convalescence. Ngouana-Ngombé a commencé un canal depuis quinze jours. Pauvre garçon, il est surchargé. Il fait le pain de nuit, le beurre de grand matin, distribue le café, fait le déjeuner, donne la nourriture à tout le monde, verse et écrème le lait, fait la prière du matin, puis, la bêche sur l’épaule et sans prendre le temps de déjeuner, il s’en va au travail, avec ses dix ou douze ouvriers. A midi, il prépare notre petit repas avant de penser au sien, et, le soir, il nous sert comme s’il n’avait jamais quitté sa cuisine. A une heure du matin, Christina l’entendit dans sa chambre priant avec ardeur, luttant. Quelle bénédiction il a déjà été pour nous !

Waddell, lui, entre plus avant dans nos sentiments. Il partage tous les soucis de ma femme. Mais heureusement, il a sa forge et son atelier qui l’absorbent. Il a mis en ordre celui-ci avec des établis, des étagères, etc., et quand il aura monté le tour, ce sera un établissement complet. Il s’est mis à forger, si bien qu’à force de forger il est devenu forgeron et nous a réparé une quantité de bêches. Cela le rend tout heureux.

26 janvier 1889. — Un épais nuage s’est abattu sur nous. Christina est très malade. L’avant-dernière nuit, la fièvre ne l’a pas quittée un instant ; hier, elle a gardé le lit tout le jour. Dans l’après-midi, Waddell, lui aussi, s’est alité. Je suis le seul debout, faible comme un roseau.

3 février. — Je suis encore convalescent. Les forces ne me reviennent pas vite. Mes jambes plient sous moi ; Christina ne va pas mieux. Nous avons réussi à couper la fièvre, mais le sentiment d’une fatigue extrême ne la quitte pas. Nous avons cependant fait l’école toute la semaine, d’abord une heure, puis deux, puis deux et demie et en sortant nous nous jetions épuisés sur notre lit. J’avais si peur que nos enfants ne se décourageassent et ne se dispersassent. Le désœuvrement engendre toujours un mauvais esprit. Nous avons été bien récompensés. Toute la semaine, malgré nos absences, nous avons eu de soixante-dix à soixante-quatorze élèves.

24 février 1889. — Christina est d’une faiblesse excessive. Elle ne peut presque pas marcher et à peine se tenir debout. Elle se traîne jusqu’à l’école, mais, les derniers jours, elle n’a pas pu enseigner. Sa tête lui fait constamment mal. La construction de notre tabernacle avance. Tous les roseaux sont mis, il s’agit maintenant de plâtrer tout cela ; c’est un grand travail.

27 février. — Hier, c’était le vingt-huitième anniversaire de notre mariage. Ces anniversaires font revivre le passé avec toutes ses bénédictions, ses épreuves, ses joies. Quelle vie nous avons eue : du village de Molapo à Magoana-Machouanac, de là à Natal, de Natal à Motito, de Motito à Léribé, de Léribé chez les Banyaïs, au Matabéléland et au Zambèze, stage à Léchoma, à Séchéké, enfin sous la tente à Séfoula ! L’autre jour nous parlions de nos aventures, de notre vie de bohémiens sous la tente, en wagon, par la pluie. Toutefois Dieu est bon. Nous pouvons chanter sa fidélité.

c – Second emplacement de la station de Léribé.

9 mars 1889. — « Rejette ton fardeau sur l’Éternel… » « Ne vous inquiétez de rien. » J’essaie de tenir la tête hors de l’eau, mais les vagues sont trop fortes, elles m’aveuglent de leur écume en se brisant contre moi et j’ai, par moments, un sentiment horrible de complet isolement et de défaillance. Je suis écrasé de soucis et le diable me dit et me répète que Dieu ne veut pas du tout s’en charger. Et pourtant, je le sais, il n’est pas homme pour mentir, ni fils de l’homme pour se repentir. Mais alors pourquoi permet-il ces terribles pertes de bétail, cette accumulation de bagages et l’impossibilité d’en effectuer le transport ? Je suis dans l’angoisse ; mes prières sont des cris et des larmes. Je m’humilie d’avoir fait tant de commandes. A ces commandes s’ajoutent des envois de Paris, du Havre, de Glasgow, de Londres, les bagages de Léribé, les bagages restés à Mangouato il y a deux ans. Christina est découragée et moi je lutte en désespéré. N’est-il pas dit que celui qui met sa confiance en l’Éternel ne sera jamais confus ? Mon Dieu aie pitié de moi.

24 mars 1889. — Acheté six bœufs en un jour ! voilà un exaucement à mes prières.

Les soucis matériels et de santé ne sont pas les seuls : la reine de Nalolo étant malade, les sorciers en profitent pour l’indisposer contre les missionnaires, elle retire tous ses enfants de l’école. Un parti entoure Léwanika et la reine qui désapprouve que leurs enfants soient confiés à Coillard pour leur éducation et qui demande l’expulsion des missionnaires. Aussi l’école, qui marchait bien, se vide et Coillard donne trois semaines de congé à ceux qui restent, pour aller, lui-même, à Nalolo et à Léalouyi, s’expliquer franchement avec les souverains. Léwanika, en dépit de son entourage, tient, un peu faiblement, le parti de Coillard. Un jour il dit à celui-ci :

« Je suis tout triste, car, depuis le départ d’Aaron, nous te voyons plus rarement. Mes femmes et mes serviteurs, qui apprenaient à lire et à chanter, se sont lassés. Maintenant ils se moquent de moi ; les Barotsis disent que je deviens fou depuis que j’ai commencé à apprendre à lire. Je suis tout seul, personne ne me seconde, le courage commence à me manquer. » — « Quand tu auras vraiment trouvé le Sauveur, lui répondis-je, tu ne seras pas seul et si Jésus est avec toi, tu verras comme tu seras fort. » — « Vraiment ? »

Litia, qui était à Séfoula, à l’école du missionnaire, avait accompagné Coillard chez son père ; Coillard eut avec lui un entretien des plus sérieux.

Je le pressai de ne pas se contenter de quitter l’Egypte sans être du peuple de Dieu. Je priai avec lui. Je crois vraiment que l’œuvre de la grâce se fait dans son cœur.

Séfoula, 19 mai. — L’œuvre de Dieu est une œuvre de foi et qui dit foi dit : difficultés, combats, ténèbres, désappointements, tristesses, mais victoire. Nous en sommes encore au premier stage, où tout est difficile et triste ; c’est un miracle que nous n’ayons jamais cédé au découragement.

L’échappée aux deux capitales n’avait pas été inutile et, peu à peu, l’école se remonta ; en revanche les auditoires du dimanche n’étaient réunis qu’à grand’peine. Cependant la crise semblait conjurée. Mais les soucis matériels renaissent : Coillard avait envoyé, les premiers jours d’avril, dix-huit bœufs à Séchéké, avec Kambourou et un autre noir, pour chercher des bagages ; le 7 mai, il apprit qu’ils avaient été attaqués par des lions qui en avaient tué deux.

20 mai. — Pendant que nous étions à l’école, Kambourou est arrivé de Séchéké avec l’atterrante nouvelle que les trente-huit bœufs que j’y avais envoyés l’an passé, ceux du roi et les miens, sont morts. Et des dix-huit qu’ils ont pris avec eux à Séchéké, quatorze seulement sont arrivés et de ceux-là deux étaient malades. Donc point de wagons, point de bagages, point de provisions ! Tout cela, après tout, est de peu de chose en soi. C’est l’avenir même de la mission qui nous donne de l’anxiété. Il est impossible de courir longtemps le risque de pareilles pertes. Ce nouveau coup de foudre nous a écrasés. Est-ce là la réponse à nos prières ? Ah ! pauvres gens que nous sommes ! Nous étions tout prêts à faire le sacrifice de nos vies, mais, je l’avoue, nous ne l’étions pas à subir de si grandes pertes de bétail qui représentent les sacrifices de tant d’enfants de Dieu, les francs des riches et les sous des pauvres. O mon Dieu ! et pourtant… Non, tu ne peux ni nous abandonner, ni nous oublier, ce n’est pas possible. La délivrance viendra encore, et je l’attends.

22 mai. — Je suis calme et confiant. Dieu veillera sur son œuvre et ses intérêts. Nous portons l’arche ; comme nous sommes prêts à étendre les mains de la prudence humaine pour l’empêcher de tomber !

De nouveau, l’opposition païenne relevait la tête, et les enfants de Nalolo quittaient l’école de Séfoula ; Litia, qui avait demandé à être reçu par Coillard dans sa maison, vexé du refus du missionnaire, allait fonder un village à quelque distance ; le village de la station était presque désert ; d’autres petits chefs s’apprêtaient à s’éloigner, on faisait le vide autour de Séfoula.

9 juin 1889. — Nous allons donc rester tout seuls. Christina me disait que cette solitude l’épouvantait. Et je fais mes préparatifs pour la quitter pour plus de deux mois ! La perspective n’est pas réjouissante, surtout quand on a l’épée de Damoclès toujours suspendue sur la tête. Car Léwanika est faible et, s’il cède, notre expulsion est certaine. Mais nous avons foi en Dieu et foi dans notre mission. Les événements de l’Ouganda, l’expulsion de tous les missionnaires, le meurtre de M. Brooke de la Société de Londres, du côté du Tanganyika, et le massacre des Allemands près de Zanzibar, sont de nature à nous rendre sérieux. Que Dieu nous garde !

Coillard se décide en effet à descendre à Séchéké pour s’occuper de ses bagages et pour conférer avec ses collègues.

« La terrible chose c’est de laisser ma pauvre femme si longtemps seule à la brèche, surtout que dernièrement nous avons eu beaucoup à souffrir. Le parti païen conservateur a relevé la tête et peu s’en est fallu qu’on nous ait chassés du pays. Outre les travaux matériels, qui réclament un bon nombre de mains, nous avons une quantité de garçons et de petites filles à notre charge. Pour nos forces et notre santé, comme pour nos ressources personnelles, c’est un lourd fardeau et nous nous en sentons parfois écrasés. Nous nous demandons souvent de quel côté et quand nous viendra le secours. Dieu le sait.

L’année qui vient de s’écouler a été une des plus pénibles dont je me souvienne. Nous avons grandement souffert. Ce n’est pas précisément le genre d’épreuves que nous attendions. Dieu permet que notre éducation se fasse ainsi. »

Coillard se sait mal jugé en Europe, et cela ajoute encore à sa tristesse.

« Pour vous dire vrai, la popularité dont les échos me revenaient en Afrique me faisait trembler, je m’attendais à ce que Satan vînt me souffleter et il l’a fait. Dieu veuille que je sois le seul à en souffrir et que l’œuvre n’en reçoive aucun dommage ! Que Dieu me cuirasse contre l’encens et contre la calomnie et qu’il fasse abonder en moi sa grâce et sa charité. »

Coillard, accompagné de Litia, part le mercredi 10 juillet. Il passe par Nalolo où il rend visite à Mokouaé dont, malgré tous ses efforts, il n’arrive pas à gagner la confiance. Le voyage, par la voie du fleuve, est, comme à l’ordinaire, fertile en incidents.

Séoma, 18 juillet 1889. — Hier c’était mon jour de naissance. J’étais heureux, j’avais le cœur plein, débordant. Je pensais à la bonté de Dieu qui m’a gardé durant ces cinquante-cinq années. Dans cinq ans j’aurai soixante ans, si je vis. A soixante ans un missionnaire a fait son temps et c’est un outil usé, au dire de M. Jousse. Je ne partage pas ces vues-là. Je crois à la vieille jeunesse moi. Je ne demande pas à Dieu une longue vie ; mes temps sont en sa main. Mais je lui demande le privilège de mourir à mon poste, sous le harnais, et de voir la mission du Zambèze consolidée et prospère. »

Coillard arrivait à Séchéké le 25 juillet, où il trouvait Mme Jeanmairet et M. et Mme Louis Jalla ; puis il se rendait à Kazoungoula où était M. Jeanmairet ; ce fut une grande joie que ce revoir ; il fallut s’occuper de beaucoup de choses matérielles, entre autres de l’expédition dans le Haut, des provisions et des bagages. La seconde Conférence des missionnaires du Zambèze, tenue à Séchéké, décida de fonder à Kazoungoula une station qui serait confiée à M. Louis Jalla.



Visite de M. et Mme Jalla

Séchéké, dimanche 18 août 1889. — Donc nous aurons une station à Kazoungoula et ce sera la plus belle du pays. Mon cœur en bondit de joie. Si je n’étais venu ici que pour obtenir ce résultat, mon voyage n’eût pas été inutile. La bénédiction du Seigneur a jusqu’ici reposé d’une manière merveilleuse sur mon voyage. Quel exaucement remarquable à mes prières !

Le 11 septembre, Coillard quittait Séchéké, heureux de cette rencontre avec ses collègues et de la quantité de bagages qu’il avait pu expédier.

11 septembre. — Je me suis souvent assis à la table des Louis Jalla. C’était l’occasion de causer librement. Un jour, nous avons parlé de conversion, de nos conversions et un autre jour de nos vocations. Ils m’ont fait revivre dans le passé, ce passé si riche en souvenirs et en émotions. J’ai parlé de ma mère, et de l’opposition que des amis ont faite à ma vocation, jusqu’à ce que les larmes me soient venues aux yeux.

Durant le voyage de retour, Litia se montra toujours plein de prévenances.

19 septembre. — C’est un cher garçon qui me sert vraiment avec une assiduité et des égards dignes d’un fils. Il met la main à tout et s’occupe de tout. Je l’aime toujours plus.

Enfin, le samedi 28 septembre, Coillard était de retour à Séfoula.

Ma pauvre femme avait été si malade qu’elle ne comptait plus me revoir. Je la trouvai défaite et d’une faiblesse extrême.

Dix jours plus tard, tous les bagages arrivaient ; la pluie et les termites avaient fait de grands dégâts ; beaucoup de caisses étaient avariées.

« Oublions-les si possible. Ce n’étaient pas des nécessités puisque notre bon Père nous les refuse. »

Séfoula, 8 novembre. — Malgré tout, l’arrivée des bagages est une grande affaire, un exaucement remarquable de nos prières. Nous sommes dans l’abondance. Dieu nous a entourés de toutes sortes de conforts. Jamais, pas même à Léribé, nous n’en avons eu autant. Nous nous sentons tout pénétrés de reconnaissance.

Vendredi 15 novembre. — J’ai recommencé l’école lundi dernier avec trente-six élèves. Aujourd’hui nous en avons quarante-six. Ils se conduisent bien et je suis encouragé.

16 novembre. — Je me sens spirituellement tout desséché et sans vie. J’ai peu de temps pour ma propre édification.

Dimanche 8 décembre. — J’ai prêché sur la moquerie, (Galates.6.7) : « On ne se moque pas de Dieu. » Nous avions un bel auditoire d’au moins trois cents personnes. Il semble que Satan savait que j’allais prêcher sur ce sujet-là : en entrant dans l’église, je me sentais heureux de voir un si bel auditoire ; quand je me levai pour commencer, avais à peine indiqué le cantique, qu’une femme se mit à tousser et, au même moment, tout cet auditoire se mit à tousser et à rire. Ça paraissait être un coup monté. Je m’assis, sans mot dire, et quand le silence — un morne silence — se fut rétabli, je commençai. On fut tout étonné de mon sang-froid. On écouta très bien et on me comprit, ce qui n’est pas toujours le cas.

10 décembre 1889. — Depuis quelque temps j’ai réussi à me lever à 4 heures et j’étudie ma Bible jusqu’à 6 heures. C’est vraiment le seul moment que je puisse appeler mien. Au milieu du jour, je réussis généralement à me retirer pour un quart d’heure, mais jamais davantage, car, outre qu’il faut surveiller les filles pendant que Christina se repose un peu, on ne me laisse jamais tranquille. Le soir, je suis trop fatigué pour faire quoi que ce soit, même pour lire, je tombe de sommeil. Si je prolonge la lutte jusqu’à 9 heures et demie, c’est tout ce que je puis faire. Christina, elle, qui aimait tant veiller, doit se retirer immédiatement après dîner. Cela nous rend tristes. Nous voudrions revivre les beaux jours de Léribé. Mais Séfoula n’est pas Léribé, et nous ne sommes plus nous-mêmes ce que nous étions il y a dix ou quinze ans.

A la fin de l’année, Coillard résume ainsi ses occupations journalières :

« L’école absorbe la plus grande partie de mon temps. Quand je ne suis pas à l’école, je visite les villages avoisinants. Et, en dehors de ces deux branches, les plus importantes de l’œuvre, une foule de petits devoirs se disputent et émiettent mon temps. Ma femme ne peut pas m’aider dans l’école comme elle le faisait il y a six mois. Elle n’est pas forte, elle est souvent malade. Et les charges de notre établissement tendent toujours à augmenter plutôt qu’à diminuer. Ainsi, cette année, nous avons en plus, sous notre toit, deux filles du roi. Nos neuf filles, on le comprend, donnent du travail et du souci ; à une maîtresse de maison. Outre les filles nous avons sept ou huit garçons. Je ne parle pas de nos vachers et domestiques, mais de garçons qui sont chez nous pour s’instruire. L’un est un Mochoukouloumboué, Nyondo, qui peut avoir quinze ou seize ans. Marmiton du roi, il accompagnait souvent son maître dans ses visites à Séfoula. Et quand j’allais à Léalouyi, il ne manquait jamais aux réunions. Je ne veux pas dire qu’il ait des besoins religieux ; cela viendra j’espère ; mais il avait un si vif désir de s’instruire qu’il demanda au roi de le laisser venir chez nous. Comment lui fermer la porte ? Il apprend avec tant de zèle que bientôt il lira couramment. Nous entourons ce jeune homme de beaucoup de prières. Dieu ne l’aurait-il pas choisi pour porter l’Évangile dans son pays natal à ses sauvages compatriotes ?

Nous avons un autre jeune homme dans notre maison, non moins intéressant. Il peut avoir seize à dix-sept ans. C’est Litia lui-même, le fils de Léwanika. Lui aussi, a soif d’instruction et il est bien doué. Depuis longtemps, il nous suppliait de le recevoir comme membre de notre grande famille. Son père, qui ne lui refuse rien, joignait ses instances aux siennes. Il faut connaître les natifs pour comprendre les raisons de notre refus. Nous avions peur de la suite de ce jeune prince, de son autorité à côté de la nôtre dans notre maison. Sa persistance finit par nous ébranler. « Je serai pour toi un autre Ngouana-Ngombé, me disait-il, je ferai tout ce que tu me diras, je ne serai pas un Ngouana-Moréna (un prince) mais un mochimane (un serviteur) ; si seulement vous vouliez me recevoir ! Pourquoi avez-vous reçu Nyondo et pas moi ? J’avais pourtant demandé longtemps avant lui. », Le pauvre garçon, malheureux dans son village, passait-toute sa journée chez nous, s’associant à tous les travaux manuels possibles, s’intéressant à tout, comme un enfant de la maison ; rien n’est au-dessous de lui. Son bonheur, quand il me quitte, c’est de lire avec Ngouana-Ngombé et de partager sa nourriture avec lui. Comment ne pas céder ?

Avec tout cela, Litia n’est pas très communicatif et, longtemps, nous nous sommes perdus en conjectures sur les vraies raisons qui l’attirent vers nous. Nous croyons parfois qu’il a des besoins religieux dont lui-même peut-être ne se rend pas bien compte. Son père voudrait l’envoyer à Mangouato pour voir un peu le monde. Mon désir, à moi, serait de l’envoyer à Morija. »

Lundi 6 janvier 1890. — La fête de nos enfants de l’école, le jour de l’an, a été un grand événement. Le roi est venu avec une foule de gens. « Je suis un grand roi, m’écrivait-il la veille, j’ai une suite nombreuse, plusieurs grands personnages, quatre de mes princesses (ses femmes) et je me demande comment tu vas t’en tirer pour recevoir ces foules. » En effet, nous sommes envahis.

Christina malheureusement était malade. Le samedi soir, j’eus une conversation très intéressante avec Léwanika. C’était au sujet de la conversion et, comme tout le monde, il faisait de l’escrime pour éviter les coups dirigés contre lui et il parlait d’une manière générale : — Ce sont les enfants de l’école qui se convertiront, disait-il. Les Barotsis sont trop mauvais. — Pourquoi pas toi ? — Moi ? Il essayait de rire Oh ! non, pas moi. Je ne sais rien et je ne lis plus comme autrefois. Je répétai ma question : — Pourquoi pas toi ? — Ah ! dit-il sérieusement, moi je suis trop mauvais. J’ai répandu trop de sang, je suis trop immoral. — C’est précisément là la raison pour laquelle ce devrait être toi tout d’abord. Le Fils de l’homme, Jésus, est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu.

Je mis naturellement l’accent sur le mot de pécheur que je lui appliquai. Je lui parlai de l’enfant prodigue, du brigand sur la croix et, en lui montrant l’inutilité de ses efforts pour se rendre meilleur, je le pressai de venir à Jésus sans délai et tel qu’il est. Il était sérieux. Il poussa un profond soupir : — Peut-être, dit-il, mais tu ne sais pas dans quel engrenage je suis pris. Je pensai à la parole du Sauveur : « Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ! »

Le lendemain, je prêchai sur le festin de Belsatzar : « Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé léger. » J’avais apporté une balance, pour illustrer mon texte. Quel bel auditoire ! cinq cents personnes au moins. L’église était comble et nombre de gens étaient dehors. C’est la première fois que je suis monté dans ma chaire, une vraie merveille pour ces pauvres gens. Mokouaé s’étonnait que je n’y fisse pas une place pour le roi. C’est aussi la première fois que le roi voyait une foule assise devant lui. Quand le roi entra, ses vieux courtisans commencèrent à frapper des mains. Heureusement que j’étais là et que je les arrêtai immédiatement. Je fis aussi enlever des têtes des hommes les bonnets et les mouchoirs et j’eus un auditoire décemment assis et très attentif. Je fus moi-même béni.

25 janvier 1890. — L’école a bien repris et j’ai pu m’en occuper toute la semaine en faisant de grands efforts. Christina, qui est beaucoup mieux, est venue tous les jours. Quelle différence quand elle est là ! Les progrès de nos élèves sont lents. Le principal enseignement c’est la lecture, l’écriture et un peu de chant. Pour tenir tête à une si grande école il faudrait trois professeurs. Nous avons quatre-vingt-dix élèves sur la liste, mais une trentaine sont absents, malades ou occupés par leurs maîtres. Nous retenons à Séfoula, avec une difficulté extrême, ceux qui sont libres et qui ne sont pas malades. Il faut une fermeté qui ressemble parfois à de la dureté pour garder des enfants qui ont toujours un prétexte pour s’en aller. Ce n’est pas qu’ils détestent l’école, au contraire, mais cela vient de l’instabilité de leur caractère.

Ce qu’il y a de vraiment intéressant c’est de voir l’ardent désir qu’ont ces enfants de posséder des livres, et ils ne les mendient pas ; ils sentent que c’est une grande chose que de posséder un Nouveau Testament. Vingt d’entre eux ont amené, qui un veau, qui un petit bœuf, pour acheter un Nouveau Testament et un livre de cantiques. On complète la valeur monétaire des deux volumes par un paquet de vêtements et d’étoffes qui varient selon la valeur de l’animal, mais cela n’est considéré que comme un complément. L’achat, le vrai, ce sont bien les livres, bien que les accessoires en dépassent de beaucoup le prix. Et il faut voir comme ils les soignent, beaucoup mieux que ceux de l’école certainement, car c’est leur propriété personnelle. Ils remplissent leurs Nouveaux Testaments et leurs cantiques de petits morceaux de papier. Ils marquent des cantiques connus, des portions de la Parole de Dieu apprises par cœur ou bien devenues familières. Rien de plus intéressant que de voir tous ces enfants à notre école du matin, suivre la lecture de la Parole de Dieu et se servir de leurs cantiques. Il faut leur donner du temps pour chercher et trouver la page, le numéro et le chapitre, et au besoin les aider ; mais, quand leurs yeux sont tombés à la bonne place, c’est fini, ils n’en bougent plus que pour suivre. Cela donne à nos réunions un grand intérêt. Voilà un vrai rayon de soleil. Pourquoi ne serait-ce pas là le commencement de grandes choses ?

Litia se construit sa petite maisonnette dans notre cour. Waddell l’a aidé à en faire le cadre et la charpente. Mais il l’a couverte tout seul et étonnamment vite et bien quand on pense que c’est son premier travail dans ce genre. Il est intimement lié avec Ngouana-Ngombé. Ils mangent ensemble et se traitent d’égaux. Cela nous donne parfois un peu de souci, car si l’influence de Ngouana-Ngombé n’amène pas la conversion de Litia, celle de Litia ne peut être que délétère. Nous entourons notre cher Ngouana-Ngombé de conseils et de prières ; il est une des plus grandes bénédictions que Dieu nous ait accordées, dans ce pays. Nous le sentons tous les jours plus. C’est un sujet constant d’étonnement qu’il ait pu se trouver un garçon si véridique, si honnête, si moral, si affectueux, si actif, si dévoué, dans un milieu où le mensonge, le vol, l’immoralité, l’égoïsme et la paresse empestent l’atmosphère.

La veille du nouvel an, nous lui fîmes quelques cadeaux. Waddell lui avait procuré le Voyage du chrétien, Christina un Nouveau Testament, un portefeuille pour écrire, etc. J’eus un entretien avec lui au sujet de ses services : — Mon garçon, lui dis-je, voilà cinq ans que tu es avec nous. Tu as travaillé deux ans pour un fusil, et tu le possèdes. Et pour ces trois années, que veux-tu ? Je t’avais offert une génisse par an. Le rouge lui monta au visage : — Mais, mon père, je ne veux pas posséder de bétail. — Qu’attends-tu alors pour prix de tes services ? Dis-le moi franchement, ne crains pas. — Ce que j’attends ? Mais je n’attends rien. Ne suis-je pas votre enfant ? Vous ne me refusez rien et vous ne me laissez manquer de rien. — Est-ce à dire que tu es satisfait et heureux de rester ainsi chez nous, sans rien recevoir ?

Un rire découvrit son râtelier d’ivoire. — Je reçois beaucoup de vous. Je ne désire rien de plus, mon cœur est content. Mon enfant, lui dis-je, quand nous ferons une collecte pour l’œuvre de Dieu, que feras-tu ? — J’ai six pence que ma mère (Mme Coillard) garde pour moi. — Mais c’est peu de chose, et si la collecte se renouvelle ? Et puis, il est bon aussi que, pour tes vêtements par exemple et pour tes livres, tu ne dépendes pas entièrement de nous. Et si, un jour, tu vas chez les blancs, il y a bien des choses dont tu auras besoin. Et si tu n’as rien, ne penseras-tu pas que nous avons été chiches envers toi ? — Jamais mon père ! — Tout de même, nous avons pensé, ta mère et moi, que nous te donnerions quelque chose en reconnaissance de tes services, voici 15 livres sterling.

Le cher enfant fut comme interdit. Il était là debout, la tête appuyée sur sa main et regardant fixement ces pièces d’or que je lui comptais. L’expression de son visage trahissait les émotions de son cœur, sa poitrine battait fort. — Et tout cela est mien ? — Oui. Silence. — Mais je n’attendais rien, reprit-il, vous êtes mon père et ma mère, vous ne me laissez manquer de rien… Merci ! je demanderai à ma mère de me garder cet argent. C’est ce qu’il fit dès le lendemain. Il le lui apporta dans une petite boîte : « Voici, dit-il, ce que vous m’avez donné. »

Dimanche 26 janvier, soir. — Je l’ai dit et je le répète, si jamais j’avais douté de l’existence personnelle de Satan, le doute ne serait plus possible aujourd’hui. Jamais je ne me suis senti plus furieusement attaqué que depuis que nous sommes ici. Il sait bien que s’il peut faire tomber celui que Dieu honore d’un poste important et d’une grande œuvre, c’en est fait de cette œuvre. Et voilà pourquoi, comme un lion rugissant, il cherche à le dévorer. Nos tentations sont donc toujours en rapport avec l’œuvre que nous sommes appelés à faire. Mais, la grâce de Dieu est aussi éternellement suffisante.

L’école de Séfoula passa de nouveau par une tourmente : beaucoup d’élèves la quittèrent sous divers prétextes, mais quelle était la vraie cause ?

3 février 1890. — Il faut donc en effet le croire : les enfants barotsis n’aiment pas Séfoula. Je me demande si nous avons eu tort de recevoir Litia chez nous. Il est difficile de savoir quand on fait bien et comment il faut faire le bien. Dieu ne nous a-t-il pas dit qu’il nous dirigerait de son œil ? Je suis vivement impressionné par le fait que je ne possède pas la sagesse qui sait gagner les âmes.

En réalité, M. et Mme Coillard ne pouvaient plus suffire à la tâche :

« Nous sommes, je vous assure, surchargés ici, depuis que nous sommes seuls. La santé de ma femme est si mauvaise qu’elle doit réserver le peu de forces qui lui reste pour les deux heures qu’elle passe tous les après-midis avec ses jeunes filles. Malgré nos efforts, nous sentons bien que l’œuvre n’est pas faite d’une manière satisfaisante. N’allez pas croire que je me plains. Non ! nous irons jusqu’au bout et, quand nous ne pourrons plus, il y sera sans doute pourvu. »

18 avril 1890. — Plus nous prions, plus tout va mal. Il n’y a pas un rayon de lumière qui perce les ténèbres. Tout est sombre, tout est noir. Nos pauvres Barotsis sont pétris de fourberie et d’égoïsme. Les découvertes que nous faisons chaque jour sont vraiment alarmantes. Nos expériences avec les enfants de l’école, surtout avec les petites filles de notre maison, entr’ouvrent toujours de nouveaux abîmes. Ils sont insondables ces abîmes, et font reculer d’épouvante.

24 avril. Pauvre Léwanika ! il ne se montre pas sous un beau jour. Il a mis son cœur à posséder de l’argent, il en veut à tout prix.

Heureusement, le secours ardemment désiré venait d’arriver à Séfoula (8 février 1890), en la personne d’un missionnaire des Vallées vaudoises du Piémont, M. Adolphe Jalla qui, au bout de deux mois déjà, pouvait donner pour l’école « un vigoureux coup de main ». [Né en 1864, M. Adolphe Jalla a fait ses études à Florence et a la Maison des Missions à Paris. Consacré à La Tour le 3 septembre 1888, il partait pour le Zambèze en janvier 1889.] C’est à cette époque que de graves négociations eurent lieu entre Léwanika et M. Lochner, le représentant de la Compagnie à Charte du Sud de l’Afrique. Il en résulta beaucoup d’intrigues. Les chefs de Séchéké formaient l’opposition : Coillard ayant dû recevoir chez lui M. Lochner, les missionnaires furent accusés par ces chefs de vouloir vendre le pays et ils purent craindre une révolution, des mauvais traitements et l’expulsion. Coillard, à plusieurs reprises, dut parler ferme au roi qui hésitait, mais qui finit par suivre les conseils « de son meilleur ami ».

8 mai. — Les affaires du pays vont mal, très mal, et nul ne peut prévoir ce qui nous attend. Il faut nous préparer à des temps difficiles et calamiteux. Dieu sait tout et il règne. Il est bon de se confier en lui. Qu’adviendra-t-il de nous et de la mission si les affaires se gâtent. Serons-nous tolérés ? et pour combien de temps ?

22 mai. — J’ai l’impression que tout va mal chez le roi ; il m’écrit des lettres flatteuses, mais qui déguisent mal son hostilité. Je me demande si je ne devrais pas me retirer complètement des affaires politiques de la nation. Après tout, ce n’est pas pour cela que je suis venu ici. Cela me préoccupe beaucoup. J’examine mes motifs devant Dieu, mais je ne suis point encore arrivé à une résolution. Christina n’en dort pas. Elle est venue ce matin dans mon cabinet d’études et nous avons prié ensemble. Nous croyions que cela nous avait fait du bien. Pendant ce temps, les trois filles du roi étaient à la cuisine à se quereller, à se maudire, et à se battre. Journée misérable qu’on voudrait n’avoir pas vécue.

2 juin. — Dans toutes ces affaires je me sens entre l’enclume et le marteau, si seulement je pouvais trouver une issue et m’échapper.

Enfin, le 27 juin, le traité fut conclu entre M. Lochner et les Barotsis :

« Nous avons nos craintes, nous avons aussi nos espérances. Pour ma part, je n’ai aucun doute que ce ne soit, pour cette nation, la seule planche de salut qui lui restât. »

L’horizon assombri par les difficultés politiques, devait être éclairé par une grande joie : le jour de Pentecôte (25 mai 1890), « un beau jour, » Ngouana-Ngombé fut publiquement baptisé à Séfoula et prit le nom d’André : « Cérémonie simple et calme. » A cette grande joie devait succéder une grande délivrance :

Mercredi 2 juillet 1890. — Nous étions profondément endormis, quand nous fûmes réveillés par un léger bruit. C’était un de nos garçons qui frappait au mur de notre chambre à coucher, car nous n’avons pas encore de porte, et qui, de sa petite voix doucereuse, disait : « Mon père, le toit de la cuisine a pris feu ! » Il fallut qu’il me le répétât deux fois avant que je comprisse. Christina comprit vite ; car, chez elle, la crainte d’un incendie est une idée fixe. En un clin d’œil, j’étais sur les lieux. André était déjà sur le toit de la cuisine avec un seau d’eau, essayant de maîtriser les flammes qui enveloppaient la cheminée ; un épais nuage de fumée s’était abattu sur la maison.

Tous nos enfants, garçons et filles, furent vite sur pied et chacun rivalisa d’activité, courant à la rivière, cherchant par toute la maison où l’on pouvait trouver une goutte d’eau, passant les seaux à André qui luttait bravement sur le toit, malgré la chaleur qu’il disait insupportable. Quelques-uns des enfants de l’école, attirés par la curiosité, s’attroupèrent près de mon cabinet d’étude et quand je les envoyai à l’eau, tous se sauvèrent chez eux pour se mettre au chaud. Tous les autres gens du village, les hommes et les grands jeunes gens, étaient et restèrent au lit « vaincus par le sommeil », d’autres attroupés et affublés de leurs couvertures ricanaient, jouissaient de cet étrange spectacle et quand je les envoyai à l’eau, rentrèrent chez eux.

Suivant mes directions, André, secondé par Litia, se mit à défaire le toit enfumé. J’allai à l’intérieur pour voir si je ne pouvais pas jeter de l’eau avec une pompe à main. A ce moment, André faisait une trouée et soudain, une flamme jaillit au milieu du toit jusqu’au faîte. Je perdis alors tout espoir. Impossible d’éteindre un toit de chaume en feu. Voilà deux mois que nous n’avons pas de pluie et le toit est constamment chauffé par la cuisine. « Allons, dis-je à M. Adolphe Jalla, c’est fini ; sortons ce que nous pouvons ; toute la maison, et tous les bâtiments vont y passer. » J’allai avertir Christina qui venait de retourner à sa chambre à coucher. Ma première pensée fut pour l’harmonium, car nous vivrons encore pour chanter et louer ; les livres et le reste me touchaient peu. Je me demandais comment sauver nos lits, car nos vieux os ont besoin de repos. Christina se mit immédiatement à l’œuvre.

Je retournai au siège du sinistre et quelle ne fut pas ma surprise de voir que nos garçons, une fois encore, s’étaient rendus maîtres des flammes, en découvrant le toit et en répandant autant d’eau qu’ils pouvaient. Le sang-froid et le courage d’André ont été les moyens dont Dieu s’est servi pour nous sauver. Pour moi, c’est un miracle de la bonté de Dieu que ce toit de chaume ait pu être éteint avec si peu de monde et si peu d’eau.

L’incendie avait commencé un peu avant minuit, à 3 heures et demie tout était fini et nous nous jetions à genoux pour rendre grâces à Dieu. La veille au soir, avant de nous séparer, nous avions lu le psaume 6 et nous nous étions endormis sur ces belles paroles : « Je me coucherai et je dormirai en paix, car c’est Toi qui me fais habiter en sûreté. » J’ouvris maintenant ma Bible au psaume 90. Une fois encore, et plus que jamais, ces promesses nous parurent magnifiques et furent douces à nos cœurs.

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