François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

VI
à séfoula
1887-1888

Visite à Léwanika. — Un anniversaire. — Le culte à Séfoula. — Travaux de construction. — Visite de Léwanika. — Maladie de Mme Coillard. — Ouverture de l’école. — Tournée d’évangélisation. — Visites à Léalouyi. — La poste. — Voyage à Séchéké. — Conférence de Kazoungoula. — Le premier renfort. — Tristesses. — Presque étouffé. — La foi est un combat.

La mission du Zambèze était définitivement fondée. En attendant, les renforts espérés, M. et Mme Jeanmairet avec l’évangéliste Lévi occupaient Séchéké et M. et Mme Coillard s’établissaient à Séfoula avec l’évangéliste Aaron et les deux aides, Middleton et Waddell. Coillard était à peine arrivé à Séfoula que le roi Léwanika vint y passer deux jours (20-22 janvier 1887). Tout de suite, avec une grande confiance, il parla au missionnaire de ses affaires ; il voulut lui faire écrire, à l’insu des chefs, une lettre à la reine Victoria, mais Coillard vit le danger et refusa absolument de s’occuper de politique. Peu après, M. et Mme Coillard se rendirent à la capitale (lundi 31 janvier au jeudi 3 février). Dans une assemblée publique, les Barotsis se déclarèrent heureux de leur arrivée.

J’eus le mardi soir, avec le roi, un long entretien qui se prolongea tard dans la nuit. Je lui donnais des conseils et il les écoutait respectueusement. Mais ce n’était pas en un jour que Léwanika pouvait mettre fin aux coutumes abominables et sanguinaires de son peuple.

Une des grandes préoccupations de Léwanika c’est un de ses enfants de quatre à cinq ans, Moramboa, qui est épileptique dès sa naissance et un peu idiot. Il croit que, comme serviteurs de Dieu, nous sommes tout-puissants, et que nous possédons certainement un spécifique contre toutes les maladies et contre l’épilepsie naturellement. J’expliquai de mon mieux au roi que cette maladie, lorsqu’elle était constitutionnelle, était sans remède, et qu’on ne pouvait espérer une complète guérison pour le pauvre enfant. Cela ne les empêcha pas, lui et sa femme Mamoramboa, de me supplier de chercher un remède efficace. J’ai préparé une bouteille de bromure de potassium, tout en déclarant que je n’espérais pas une guérison complète. Je voudrais avoir le don des miracles, le don des guérisons. Pourquoi ai-je si peu de foi ? Après tout, rien n’est impossible à Dieu, rien n’est impossible, non plus, à celui qui croit.

Séfoula, 10 février. — Nous dormons peu la nuit, à cause des moustiques, c’est un fléau. Comme nous soupirons après notre chaumière ! Malheureusement nous avons fait les parquets en boue et ils ne sèchent pas.

26 février 1887. — Aujourd’hui, pour le vingt-sixième anniversaire de notre mariage, nous nous sommes, pour la première fois, réveillés dans notre maison. Elle n’est pas parfaitement sèche, mais nous étions impatients de quitter le wagon. Notre petite chaumière, avec notre petit mobilier, nous paraît un palais. Quelque avariés que soient nos meubles, mis en place ils paraissent frais et jolis. C’est admirable que nous ayons tant de jolies choses ici au Zambèze, à plus de 1600 milles de Léribé. De fait, nous avons de la peine à y croire. Nous sommes pénétrés de reconnaissance. Nous n’avons qu’une petite partie de nos bagages et de notre mobilier, et le peu que nous avons est dépareillé ; mais Christina, avec ses doigts de fée, a mis partout l’empreinte de son bon goût. C’est comme si nous nous mettions pour la première fois en ménage. Nous nous disons quelquefois que nous sommes de grands enfants. Eh oui ! Pourquoi ne pas jouir, comme des enfants, des biens que Dieu nous donne, mais sans en faire la source de notre bonheur ? « Possédant, comme ne possédant point. » Avoir même une petite chaumière dans ce désert, après quatre mois, c’est merveilleux.

Il n’y a pas dans ce monde de roses sans épines, il y a quelques jours que nous les avons vivement senties ces épines.

En effet, Middleton voulait s’en aller ; puis, sur les instances de M. et Mme Coillard, il y renonça.

Mais ce raccommodage-là me donne beaucoup à penser. Nous sentons combien ténus sont les liens qui attachent cet ami à nous et à notre œuvre. Nous avons passablement éclairci notre taillis, et, maintenant, nous pouvons entrevoir la Vallée à plusieurs endroits. Cela change tout à fait l’aspect de notre station. Nous commençons à la trouver jolie.

Lundi 28 février 1887. — Nos dimanches deviennent intéressants. Nos plus proches voisins commencent à compter les jours et à connaître le jour du Seigneur. Nous avons eu 150 auditeurs, puis 100, puis 80 ou 90, tous gens qui se sont souvenus du culte et du « jour où l’on meurt ». Je crois que la grande attraction c’est le petit harmonium dont Christina joue. Il faut voir comme on l’examine : le jeu des pieds et, des mains, les soufflets et le clavier, rien n’échappe. Mais qu’il est difficile de captiver l’attention de ce monde remuant, en plein air, au milieu des poules qui caquettent, des chiens qui aboient ou se battent, et de mille et une autres distractions ! On cause, on prise, on va et vient, on rit. Il faut, tout doucement, mettre ordre à cela. Cependant nos pauvres gens paraissent quelquefois comprendre et écouter avec intérêt la prédication.

Hier, je parlais sur le déluge et sur 2Pierre ch. 3 Je sentais bien que je tenais mon auditoire ; tous les yeux étaient braqués sur moi, personne ne bougeait. Après avoir paraphrasé le récit de saint Pierre et représenté le monde en conflagration, je m’écriai : « Et où fuirez-vous alors ? Où fuirez-vous ? Où ? » — « Vers toi, » s’écria un individu. — « Et pourquoi serions-nous brûlés ? fit un autre, quel crime avons-nous commis ? » — « Ah ! mes amis, votre conscience, si vous l’écoutez bien, vous dira que vous avez offensé Dieu. Non, ce n’est pas vers moi qu’il vous faut fuir, car moi aussi je fuis comme vous. Venez avec moi, et je vous dirai où, et vers qui nous pouvons fuir ensemble. » L’attention était intense et, après le service, à l’ombre, les gens se répétaient mutuellement le récit.

Oh ! qu’il me tarde de voir quelque âme s’ouvrir à l’influence de la grâce. Ngouana-Ngombé me donne quelquefois de l’espoir, mais il ne fait pas le pas décisif. Un matin, Christina l’a surpris priant dans le bois.

7 mars 1887. — La saison des pluies est en retard cette année, mais elle s’en venge. Il pleut tous les jours. Quelle reconnaissance remplit nos cœurs de ce que nous avons un toit sur la tête. Nous trouvons notre maison tous les jours plus jolie et plus confortable, malgré sa petitesse et l’impossibilité où nous sommes de trouver une place pour chaque chose. Que de fois en plaçant un petit vase, ou un texte ou un portrait, Christina me dit : « Regarde ; n’est-ce pas que c’est bien ? » L’ombre au tableau, ce sont les termites qui sont d’une activité irrésistible.

Les travaux matériels avancent, grâce à Waddell, Middleton et Kambourou ; Coillard a engagé plusieurs ouvriers noirs, des bûcherons qui vont couper le bois à la forêt ; il faut construire une maison d’école, un dépôt, une chambre d’étude, des chambres pour Waddell et Middleton, une cuisine, une laiterie, un atelier.

Tout cela, avec les écuries, c’est du travail pour toute l’année, avant que nous commencions notre vraie maison.

11 mars 1887. — Le manque de nouvelles de Séchéké nous remplissait d’une inquiétude toujours croissante. Nous en faisions un sujet de prières et, ce matin même, nous demandions au Seigneur de nous envoyer les nouvelles si ardemment désirées. L’après-midi arrivaient des gens de Séchéké. Ils apportaient des lettres. Les nouvelles de nos bien-aimés sont bonnes.

18 mars. — Depuis plusieurs jours, Christina ne va pas du tout bien. Même lorsqu’elle paraît mieux, elle est sans force. Son état m’inquiète vivement. Elle fait de grands efforts pour se mettre au travail : « Si je te quitte, dit-elle souvent, je voudrais laisser tout en ordre. » Qui de nous partira le premier ? Voilà ce que nous nous demandons, chaque jour et avec un calme qui l’a, elle-même, étonnée. Ça nous est naturel et habituel.

Léwanika arriva un soir (20 mars) pour faire une visite aux Coillard. Immédiatement, on dresse pour lui une tente.

La cloche appelant au dîner, je lui dis de mettre son habit noir pour venir à table. « Je n’en ai pas », répondit-il brusquement ; puis il s’affubla d’une guenille, pour couvrir une chemise d’une saleté remarquable. Il était de très mauvaise humeur. Il écoutait avec une singulière indifférence. Cette soirée m’a laissé une douloureuse impression qui m’a poursuivi et m’a donné cauchemar et insomnie tour à tour.

Le lendemain matin, Léwanika partait et laissait Coillard « excessivement triste et préoccupé ».

Dimanche mars 1887. — Christina est très malade. Elle est d’une faiblesse que je ne lui ai jamais connue ; elle ne peut que se traîner du lit au canapé et y rester assoupie sans faire le moindre mouvement. Combien de temps sa vie sera-t-elle épargnée ? Elle vit au ciel, et il me semble parfois que je suis comme les fils de prophètes qui accompagnaient Élie. J’éprouve de violents combats. La vie semble peu de chose avec la perspective qui s’ouvre devant moi. Je vis pour le Seigneur, mais peut-être ai-je trop vécu pour elle. Elle a été mon ange gardien, le parfum de toutes jouissances et le rayon de soleil aux temps sombres. J’ai le cœur gros et c’est avec larmes que je répands mon cœur devant Dieu. Ne m’entendra-t-il pas ?

J’ai passé l’après-midi avec ma pauvre malade qui payait cher l’effort qu’elle avait fait le matin pour venir jouer de l’harmonium. « C’est le jour du Seigneur, me disait-elle, si je ne peux rien faire de plus, je jouerai. »

4 avril. — Grande date pour la mission de Séfoula : ouverture de l’école avec dix élèves inscrits ! La chose s’est faite dans les règles. Au coup de la cloche, Litiaa, ses amis et leurs serviteurs sont arrivés. Nous les avons conduits sous les arbres, là où sera l’école plus tard. J’ai inscrit les noms, fait un petit discours, Aaron a fait le sien. Mokouaé de Nalolo et tout son monde étaient là et paraissaient vivement intéressés. Nous implorâmes la bénédiction de Dieu sur cette école, puis Aaron commença ; nous étions très émus.

a – Litia, fils de Léwanika, prince héritier, était venu, sur le désir de son père, s’établir à Séfoula, le 31 mars, pour être près du missionnaire.

Samedi soir, 9 avril. — Les jeunes gens sont pleins d’entrain, Litia surtout. Aaron leur enseigne des cantiques, l’alphabet et les rudiments de l’écriture. Christina a commencé à leur donner quelques notions de géographie et moi de chant.

4 mai. — Nous avons commencé à couvrir mon cabinet d’étude et l’atelier. Le Seigneur m’a entendu et m’a envoyé juste le nombre d’ouvriers qu’il me faut.

Coillard commence à parcourir les environs.

« Les villages des Barotsis, écrit-il, sont des amas de misérables huttes dans les marécages. Impossible d’y aller à cheval, la bête enfoncerait jusqu’aux genoux. Pour les atteindre, il faut mettre pied à terre, sauter des fossés, patauger dans la boue et, le plus souvent, je trouve que, même alors, le hameau est inabordable. Je m’arrête sur une petite butte et quelqu’un crie à pleins poumons : « Holà, le maître du village, venez, venez vite, le missionnaire désire causer avec vous. Il vous attend ! » Et, semaine après semaine, en sonnant ainsi la cloche, sans cloche, nous parvenons à réunir le dimanche 50, 100 et même jusqu’à 200 personnes. Mme Coillard joue de son petit harmonium et je parle du Sauveur. Le service terminé, nous ouvrons un grand album d’images, qui se fait bien vieux mais qu’on aime toujours. Puis nous chantons encore des cantiques, nous faisons répéter l’a b c, nous questionnons sur la prédication du matin et tout le monde se disperse. On n’écoute pas toujours aussi bien que vous le croiriez, car nous n’avons pas de temple et nous nous réunissons dehors au vent, au soleil, au milieu de toutes sortes de distractions. C’est aussi dans ces conditions-là que nous faisons l’école journalière. Je pense souvent à notre cher Léribé, à ce troupeau que j’aimais tant, à cette belle église où il faisait si bon prêcher. Mais ne croyez pas que je regrette d’être venu au Zambèze. Pas du tout, loin de là ! »

Lundi 9 mai. — Notre petite tournée d’évangélisation avec Aaron, samedi dernier, nous a amené un bon auditoire hier. J’ai parlé, avec bénédiction pour mon âme, sur la guérison des dix lépreux, sur la nature du péché surtout. On braquait sur moi de grands yeux, quand je disais, ce que je répète souvent : « Un roi n’est qu’un berger de Dieu, il n’a pas plus le droit de tuer des hommes qui appartiennent à Dieu et dont il n’est que le berger, qu’un berger n’a le droit de tuer le bétail de son maître. » Il faut les habituer à cette vérité étrange et dure.

Lundi 16 mai. — Hélas ! quand les rayons du soleil dissiperont-ils les terreurs, de la nuit ? Léwanika est absorbé par les épreuves qu’il fait subir à ses principaux hommes et à leurs gens, à ses femmes, à ses cuisiniers et cuisinières. La terreur saisit tout le monde. On se demande, en se rencontrant, qui a été saisi, qui va être brûlé.

Coillard décide de se rendre à Léalouyi pour tâcher de mettre un frein aux cruautés royales.

19 mai 1887. — Réussirai-je ? hélas ! Ce voyage me préoccupe beaucoup.

Il part le 20 mai et, le soir même de son arrivée, il cause avec le roi jusqu’après onze heures.

Je lui dis que j’étais venu tout exprès pour lui parler de la manie qu’il a de tuer ses gens. Je lui parlai, je crois, avec fidélité et fermeté. Le dimanche (22 mai) bel auditoire matin et soir. J’ai prêché sur : « Tu ne tueras point. » Posant en principe que l’homme est la création et la propriété de Dieu, sa propriété exclusive, et que les rois et les gouverneurs ne sont que des serviteurs, je m’appliquai à montrer l’énormité du crime qu’ils commettent en tuant des hommes à leur gré et en sacrifiant tant de vies humaines. Je parlai aussi simplement et aussi franchement que possible. Tous les yeux étaient braqués sur moi. On aurait entendu voler une mouche. Je n’eus pas de peine à montrer au roi et à ses hommes que non seulement ils détruisaient leur pouvoir et anéantissaient leur prestige, mais qu’ils semaient à pleines mains la ruine de la nation, car, maintenant, l’exemple du roi et de ses officiers allait donner un nouvel élan au boloïb. Je me suis senti soutenu.

b – Pratiques de sorcellerie qui donnaient lieu à des accusations sans nombre et aux épreuves les plus cruelles aboutissant à la mort.

En sortant le roi dit à ses ministres : « Les paroles du missionnaire me sont entrées dans le cœur. » Un chef et le Ngambéla vinrent me voir : « Répète donc ces choses au roi ton fils, me dirent-ils, peut-être entendra-t-il ? Ne te lasse pas. » Je trouvai dans l’après-midi Léwanika qui s’en entretenait chez lui avec le Ngambéla et Narouboutouc. Quel sera le résultat de tout cela ? Il sera probablement nul pour le présent, mais j’ai confiance que la vérité fera son chemin, lentement peut-être, mais sûrement.

c – Un des chefs les plus influents de Léalouyi.

Pauvre Léwanika ! C’est effrayant de le voir s’entourer de charmes et de médecines comme il le fait. Il y en a partout et de toutes espèces. On sent qu’on est vraiment dans le domaine du prince des ténèbres et je ne m’étonne nullement que la terreur saisisse ces pauvres gens, quand ils approchent de ces lieux hantés par les puissances occultes.

La vie devient difficile à Séfoula ; les gens de Litia sont irrespectueux et exigeants ; ils dérobent des chèvres et des brebis du troupeau de Coillard, qui est réduit à rien ; ils montent chevaux et ânes, qu’ils éreintent et qui crèvent.

C’est une dure épreuve que d’être le sujet des moqueries et des insultes de ces gens-là. Et c’est non moins dur de penser que ce sont les enfants que nous enseignons qui mangent nos brebis.

Séfoula, 3 juin. — La poste est arrivée dimanche dernier, au moment du culte en anglais que nous célébrons avec Waddell et Middleton. Quelle émotion ! Nous eûmes pourtant notre réunion. Mais je crains bien que les pensées n’aient été moins à la méditation qu’au précieux paquet qui était là devant nous. Christina à elle seule avait une vingtaine de lettres, moi plus de soixante. Il nous fallut deux jours pour lire ce volumineux courrier, je ne parle pas de la nuit. Par où commencer ? Quelle enveloppe ouvrir la première ? Hélas ! il n’y a pas à hésiter. Celles aux bordures noires nous font violemment battre le cœur : il faut que nous sachions qui est parti pour le ciel et quels sont les vides qui se sont faits dans le cercle de nos connaissances et de nos amis. Il y a toujours un peu d’égoïsme dans nos douleurs, quelquefois même beaucoup. Nous devrions nous réjouir de l’arrivée aux demeures éternelles de ceux que nous aimons. Nous nous en réjouissons bien, mais en sentant le vide. Mme André Walther, est partie. J’ai peine à y croire. Elle est la première personne qui m’ait parlé de mon âme, à Foëcy, quand j’avais quinze ans. Bien que ce ne soit qu’en dernier lieu qu’elle ait accordé ses sympathies à la mission du Zambèze, j’ai toujours eu pour elle une affection filiale.

Ce même courrier apportait la nouvelle du départ d’un premier renfort :

« Vous dirai-je notre joie, en apprenant le départ pour le Zambèze de M. et Mme Louis Jalla, de MM. Dardier et Goy. Voyez donc comme Dieu, dans sa bonté, confond la petitesse de notre foi. Nous lui demandions du renfort, mais nous étions loin de l’attendre si grand et si tôt. Du moment que j’apprendrai que nos amis sont réellement arrivés à Kazoungoula ou à Séchéké, je partirai, mais pas avant, car, ici, nous sommes surchargés de travail.

[Lettre à Alfred Boegner, Séfoula, 1er juin 1887. — M. Louis Jalla, originaire des Vallées vaudoises du Piémont, s’était senti appelé à la Mission lors du passage de Coillard à Nice en janvier 1882. Après avoir renoncé à sa carrière commerciale, il fit des études à Neuchâtel, à la Maison des Missions à Paris, puis en Écosse et fut consacré à La Tour le 9 septembre 1886. M. Henri Dardier, Genevois, avait fait des études de médecine à Edimbourg et partit pour le Zambèze comme docteur. — M. Auguste Goy, de Vevey, s’engagea pour aller faire au Zambèze du jardinage et de l’agriculture.]

Les pages de mon journal que je vous ai transcrites sont bien noires, n’est-ce pas ? Que diriez-vous de la réalité ? J’ai souri un jour en lisant un sermon de Spurgeon : dans un mouvement oratoire, il disait qu’il voudrait fuir ce monde saturé d’Évangile pour défricher un terrain vierge et voir de pauvres païens accourir et écouter, avec avidité et émotion, la Bonne Nouvelle du salut. Se peut-il donc qu’on entretienne encore des notions pareilles en présence du livre des Actes des Apôtres et de l’histoire des Missions ? Où ont-elles pris naissance, dites-moi ? Je connais de jeunes missionnaires qui sont allés chez les sauvages tout imbus de ces idées. Quand ils se sont heurtés à la réalité, le choc a été terrible et la désillusion navrante. Je rends grâce à Dieu de n’avoir jamais eu d’illusions pareilles, j’en avais assez d’autres.

Je pense que nos Zambéziens ne passent pas pour des sauvages modèles en Europe. Je m’en veux de les faire connaître à nu ; mais ne vaut-il pas mieux qu’on les connaisse tels qu’ils sont, qu’on se fasse une idée aussi juste que possible du paganisme avec lequel nous sommes aux prises ? Nous ne vous disons pas tout, nous ne le pourrions pas. Il ne faut pas que vous nous croyiez plus d’influence dans ce pays que nous n’en avons en réalité. Il faut du temps pour gagner la confiance des natifs et surtout des Zambéziens.

Nous avons passé par des temps difficiles. La santé de ma chère femme m’a d’abord causé de vives inquiétudes. Les fatigues de nos voyages et d’une nouvelle installation, c’était trop pour elle. On n’est pas toujours jeune et le temps doit venir où une énergie naturellement grande, et toujours stimulée par des circonstances qui demandent sans cesse de nouveaux efforts, voit son ressort trop tendu se briser. Dieu a entendu les prières de nos nombreux amis et les miennes. Ma femme s’est remise et a retrouvé une partie de son entrain et de ses forces. C’est pour moi un sujet de vives actions de grâces.

Nos travaux sont poussés avec vigueur, mais non sans peine. Nous aurons, j’espère, à la fin de la saison, tout un petit groupe de bâtiments, outre notre chaumière. Tout cela est construit en roseaux et crépi. C’est du temporaire, en attendant que nous puissions faire des briques et bâtir notre presbytère.

Nous avons eu la douleur de perdre encore une fois tout notre bétail, tous nos bœufs de trait. De quoi ? Voilà la question. Je ne puis vous dire ce que nous avons moralement souffert. Ça nous semble si mystérieux. Nous avions un très grand besoin de nos bœufs pour nos travaux. Le dernier travail qu’ils ont fait, c’est le transport des pieux de notre maison ; mais quant à l’herbe, aux roseaux, à la terre même qu’il nous faut chercher assez loin dans la vallée pour badigeonner nos bâtisses, tout doit se faire à bras, ce qui fait filer notre verroterie et notre calicot d’une manière effrayante, et nous entrave beaucoup. »

7 juin. — Je me sens parfois saisi d’une profonde tristesse et c’est le cas aujourd’hui. Les travaux nous harassent et nous écrasent. Middleton s’est décidé à nous quitter. Nous n’avons plus aucune prise sur les gens, aucune. Une petite fleur au milieu des épines : depuis plusieurs jours nous sommes à court de patates. Ce matin, Christina disait : « Je me demande où je pourrais avoir des patates pour le dîner. » A peine avait-elle prononcé le dernier mot, qu’une grosse voix se fit entendre à la porte : « Ma mère, voici des patates que ma femme t’envoie. »

Mercredi 29 juin 1887. — Temps difficiles avec nos bâtisses ! Nous sommes décidément trop vieux pour commencer de nouveaux travaux d’installation. Et pourtant Dieu nous aide et nous bénit. Si parmi les ouvriers il en est qui nous donnent du tracas, il en est — et c’est la majorité — qui nous font plaisir. Léwanika nous a fait une bonne visite. Il est venu samedi dernier avec une suite nombreuse. Il était de bonne humeur. Nous eûmes de longues conversations. Un grand sujet le préoccupait : « Si nous embrassons l’Évangile, comment pourrons-nous vivre chacun avec une seule femme et sans esclaves ? Nous faudra-t-il libérer tous nos esclaves à la fois ? Et dans ce cas qui travaillera pour nous ? » Je lui dis que l’Évangile transformait, mais ne bouleversait pas, subitement et de fond en comble, un état social, que, du reste, je connaissais trop peu la question de l’esclavage tel qu’il est ici, pour me prononcer catégoriquement. Cela le satisfit. La visite du roi nous a laissé une très douce impression.

4 juillet. — Ngouana-Ngombé est travaillé dans son âme. Je crois que, longtemps avant qu’il s’en rendit compte, la grâce de Dieu avait commencé son œuvre en lui. Nous l’avons bien remarqué. Aaron disait de lui : « Il se conduit comme un vrai chrétien. » Il y a quinze jours, il vint un soir dans ma chambre et me demanda, dans les termes mêmes de l’Écriture : « Que dois-je faire ? » Je lui ai parlé ce soir, il en est à peu près au même point, mais j’ai pu m’assurer qu’il écoute la prédication avec avidité et je sais qu’il prie. Il ne peut pas être loin du royaume de Dieu. Oh ! quelle joie si ce garçon se convertit !

13 juillet 1887. — J’ai fait une visite à Léalouyi. Je suis parti samedi dernier (9 juillet) à cheval avec trois garçons. Le roi parut content de me voir. La soirée du dimanche fut encore un long tête-à-tête avec lui. — Est-ce que dans votre pays on tue aussi les rois ? me demanda-t-il. Et si on ne les tue pas, les chasse-t-on aussi ? — Eh oui. On a tué le tsar de Russie il n’y a pas longtemps.

D’où foule de questions sur la Russie, le pays, la nation, le roi lui-même et les gens qui l’ont assassiné : — Que fait-on aux gens qui assassinent les rois ? Et s’ils se sauvent dans un autre pays, y sont-ils mis à mort ? Il ne pouvait comprendre qu’il y eût une loi internationale pour l’extradition des meurtriers et point pour des révolutionnaires. — Qui est le roi de votre pays ? — Nous n’en avons pas. Nous sommes en république. — Quoi ! pas de roi ? Qu’est devenu votre roi ?

Suivit l’histoire de Napoléon et de la guerre de 1870. — Napoléon était-il un chrétien ? un croyant ? — Oui et non. Il croyait à la morale de l’Évangile. Mais, par croyant, nous entendons un homme dont le cœur est changé, qui croit non seulement en Dieu, mais en Jésus-Christ, son Sauveur. — Est-ce que tous les gens de votre pays sont croyants ? — Oh non ! Toi-même tu as vu assez d’Européens pour te former une opinion. Se ressemblent-ils tous quant à leur conduite ? — Non, ceux qui ne vous ressemblent pas ne sont pas meilleurs que nous. Ils sont passionnés pour la boisson, ils sont débauchés, ils mentent et volent comme nous. Mais est-ce que tous les croyants de votre pays savent que vous êtes ici ? — Oui, la plupart, et non seulement eux, mais aussi les croyants d’autres nations, d’Angleterre, par exemple. — Est-ce que tous les croyants vont vous suivre dans mon pays ? Je souris. — Non, repris-je. Il ne viendra que des missionnaires. — La reine d’Angleterre est-elle croyante comme Khama ? — On le dit et je le crois. — Comment, tu n’en es pas sûr ? Ne le lui as-tu pas demandé ? — Non, je ne l’ai jamais vue.

Son étonnement fut extrême. Il répétait : — Jamais vue ! … Du moins elle te connaît, n’est-ce pas ? Elle sait que tu es ici ? — C’est fort peu probable. Je lui expliquai ce que sont les nations européennes. — Mais les croyants, les croyants dont tu parles, qu’est-ce que c’est donc ? Je ne comprends pas encore. — Eh bien, pour commencer au commencement, un croyant croit tout d’abord à la dépravation de son cœur ; il a senti ses péchés et a cru au Sauveur. — Mais qu’est-ce que c’est que tu appelles le péché ? — C’est la transgression de la loi de Dieu. — J’entends, mais c’est vague, nomme-moi donc des péchés.

J’ouvris mon Nouveau Testament au 7e chapitre de l’évangile de Marc, puis au 5e chapitre de l’épître aux Galates. Il me fallut, non seulement lire, mais, avec une paille, lui montrer chaque mot, expliquer chaque terme ; les uns il les comprenait, d’autres non. Il les comptait pourtant sur les doigts, mais quand je lui montrai ces paroles : « Et des choses semblables à celles-ci, » il s’écria avec étonnement : « Et lesquelles donc ? »

Le vendredi 22 juillet 1887, Coillard, laissant Mme Coillard à Séfoula, partait en canot, pour aller à la rencontre du renfort.

Christina se montra comme toujours très forte, mais je savais ce qu’elle souffrait, car, depuis plusieurs jours, elle ne pouvait parler de notre séparation sans fondre en larmes. « C’est le dimanche surtout, me disait-elle, que je sentirai ton absence. Si seulement tu pouvais voyager toute la semaine, mais être ici le dimanche, l’épreuve serait plus supportable. » Une fois les adieux faits, je sautai en selle et ne regardai plus en arrière.

Le 9 août, Coillard était à Séchéké ; de là, il alla, avec M. Jeanmairet, jusqu’à Kazoungoula, où le renfort arriva le samedi 20 août, tard dans la soirée.

Quelle joie de donner à ces amis le baiser fraternel et de leur serrer la main ! Je pourrais bien dire que j’étais ému, bien qu’en réalité je sois passablement blasé, comme tous les vieux Africains. C’était un beau moment pour moi, l’exaucement de bien des prières. Nous nous jetâmes à genoux et nous répandîmes nos cœurs devant Dieu.

La première Conférence des missionnaires du Zambèze, réunie à Kazoungoula, décida que M. et Mme Louis Jalla resteraient à Séchéké, tandis que MM. Dardier et Goy remonteraient le fleuve avec Coillard ; ils partirent, en effet, le 1er septembre, et arrivèrent à Séfoula le 26.

C’était une grande surprise que celle que me préparait Aaron à mon arrivée. Il avait toute son école au gué, en rang, chantant des cantiques. Et cela après quelques mois seulement de séjour ici !

Malheureusement, les deux compagnons de Coillard arrivaient malades à Séfoula et, tandis que M. Goy se remettait promptement, la santé de M. Dardier donnait de vives inquiétudes. En novembre, M. Dardier, toujours souffrant, se décida à retourner à Séchéké pour les couches de Mme Louis Jalla, et Coillard, craignant que ce départ ne fût définitif, s’écriait :

« Pauvre mission du Zambèze ! Que Dieu ait pitié de son œuvre ! »

La mort d’un jeune noir sur lequel M. et Mme Coillard fondaient de grandes espérances, le départ de M. Dardier (8 décembre), la fatigue occasionnée par les travaux de construction, l’isolement et d’autres circonstances encore, étaient autant de causes de tristesse.

« Notre isolement est si grand que quand une occasion se présente pour envoyer des lettres ou quand nous en recevons, c’est comme si nous voyions s’ouvrir la porte d’une prison. En Europe, on se fait d’étranges idées de nos difficultés, on grossit celles qui sont les plus légères et on ignore celles qui nous font le plus souffrir. C’est assez naturel. Il en était de même de nous : en regardant en avant nous étions effrayés de bien des choses qui n’étaient pas du tout effrayantes et, là où nous n’avions rien prévu, nous avons rencontré des obstacles presque insurmontables. C’est la vie. Nous avions bien prévu notre isolement, mais la réalité dépasse de beaucoup l’idée que nous nous en faisions.

La vie matérielle est dure aussi. Oh ! que nous avons besoin de vivre, plus que qui que ce soit, de la vie cachée avec Christ en Dieu ! Vous avez, vous aussi, vos difficultés ; mais ce que vous avez et que nous n’avons pas, c’est que vous êtes porté, poussé par le courant toujours croissant du mouvement intellectuel et de la vie religieuse. Il ne vous est pas permis d’être au-dessous du niveau et, à mesure que le niveau s’élève, il vous faut planer plus haut, toujours plus haut. Nous, tout nous matérialise, tout nous tire en bas, et, nous avons beau être dans la poussière, nous sommes encore au-dessus du niveau des ténèbres et de la fange qui nous entourent. Cette atmosphère de paganisme sans la moindre jouissance sociale nous étoufferait, si Jésus n’était là. Ne vous étonnez pas si nous nous rouillons. Mais je m’en veux de barbouiller ma lettre de tant de noir.

Voilà donc un an que nous sommes ici, nous les manœuvres, car ma femme est venue plus tard comme vous le savez. Cette année a été une année de grande activité. Notre chaumière de deux chambres, notre atelier et deux autres petits bâtiments sont des merveilles d’industrie que l’on visite et admire, comme nous Versailles. Rien n’étonne ces pauvres gens comme nos humbles fenêtres. On a beau faire un peu la police, ce sont des attroupements continuels devant les vitres qu’ils ne comprennent pas. Des miroirs, voilà une merveille, mais :des vitres qui sont des miroirs percés qui permettent de se voir et de voir à travers, voilà qui les dépasse. »

« La période que nous traversons maintenant n’a rien d’intéressant La meilleure partie de notre temps est prise par les bâtisses. Combien de temps dureront-elles ? Je me sens parfois très fatigué du métier de maçon. J’en ai eu ma grosse part depuis trente ans que je suis en Afrique. »

« Les occupations matérielles et les soucis sont une lourde croix que nous traînons souvent de mauvaise grâce. Le missionnaire que, malheureusement, sa position met en évidence, ne vit pas sur le piédestal où votre affection le place ; ce ne sont que les statues qui y restent. Sa vie à lui n’est pas non plus la vie contemplative du moine, ni celle d’un amateur d’aventures héroïques et à grand éclat. Elle est d’un terre à terre qui vous étonnerait. C’est un tissu d’humbles devoirs et de petits détails qui émiettent son temps, sa patience et ses forces. Le soir, la tristesse s’empare souvent de lui quand il fait le bilan de ses occupations et qu’il n’a presque rien à enregistrer que désappointements et fatigue. Même dans son sommeil, il est souvent hanté par la perspective des luttes du lendemain. Est-ce là, je me demande, la vie idéale d’un apôtre ? Quand Paul cousait ses tentes, était-il parfois obsédé des soucis qui tourmentent le commun des mortels ? »

Dimanche 1er janvier 1888. — Que c’est difficile de prêcher à des gens qui tournent tout en ridicule : vos gestes, le son de votre voix, le mouvement de votre bouche et de vos yeux, qui commentent vos paroles à haute voix et vous rient au nez. Il faudrait, pour leur prêcher, un apôtre, un homme plein de la puissance de l’Esprit et de la foi. Je me suis senti si découragé que j’aurais voulu m’enfuir et pleurer. Nous allons avoir la semaine de prières. Que Dieu nous baptise de son Esprit !

16 janvier 1888. — Le diable ne sommeille pas, il fait toujours le guet. Tous les matins, à notre réveil, il est à notre porte et nous provoque : ce sont les petites filles qui ne font pas leur travail, les garçons qui ne vont pas à la fontaine, l’un qui dort plus longtemps qu’il ne faut. Il faut toujours commencer la journée par demander à Dieu la grâce de la patience. Le dimanche est un jour de bataille, le diable le sait, il se prépare toujours lui aussi. Il commence généralement le samedi.

« Malgré toutes les causes de tristesse et de découragement, je crois, moi, à l’œuvre que nous faisons ici et je suis plein d’espoir. N’est-ce pas un miracle de la bonté de Dieu que nos santés se soient si bien conservées ? Notre école et la prédication se font encore en plein air, un terrible désavantage ; cependant nous commençons à remarquer les mêmes visages le dimanche, et cela nous fait plaisir. L’école n’est pas encore comprise, mais elle le sera plus tard.

M. Goy, qui est venu s’occuper d’agriculture, est très actif ; il a déjà canalisé un bout de la rivière et nous promet pour l’avenir des champs magnifiques. Il rêve de charrues, de faucheuses et que sais-je ? Quant à moi, mon imagination n’a plus d’ailes ; mes pensées sont devenues vieilles. Je sens que j’ai fourni ma carrière et qu’il ne me reste qu’un tout petit bout de chemin à parcourir. Cela me remplit de tristesse et m’humilie. Quand je pense à ce que ma carrière eût pu être et à ce qu’elle a été ! Pauvre serviteur inutile, combien je sens le besoin de la grâce de Dieu ! »

Un jour, en janvier 1888, Coillard apprend que Léwanika projette une expédition de pillage, une razzia chez les Machoukouloumboués. Il se rend à Léalouyi pour s’y opposer ; après une longue résistance, il est vaincu par l’entourage du roi, qui veut cette guerre.

« Mes conseils n’ont pas prévalu, écrit-il, le parti qui veut l’expédition était trop puissant, Léwanika n’a pas pu résister. Il calme sa conscience en me promettant qu’au retour, toute la nation se donnera à l’Évangile : on se convertira en masse comme au temps de Clovis. Je vous demande de joindre vos intercessions aux nôtres pour demander à Dieu la conversion de Léwanika. Vous l’oserez avec nous. De ces pierres, Dieu peut faire naître des enfants à Abraham. Nos pensées et nos prières sont pleines de Léwanika et je crois que c’est Dieu qui nous le met au cœur. Le sang versé, les atrocités de tous genres, les pauvres petits enfants emmenés en perpétuel esclavage, c’est pour nous un cauchemar qui me fait frémir. »

Au commencement d’avril, la nouvelle arrive de la mort du docteur Dardier ; les santés sont ébranlées à Séchéké comme à Séfoula et il semble à Coillard que l’œuvre n’avance pas ; il voudrait des conversions, celle de Ngouana-Ngombé, celle de Léwanika. Aaron, l’évangéliste, veut retourner au Lesotho, d’où pénibles discussions.

25 avril. — Depuis quinze jours, Christina est tombée, comme l’an passé, dans un état de langueur et d’affaiblissement qui m’inquiète. Du reste, ce sentiment de fatigue qui ne nous quitte jamais et le besoin impérieux de se coucher et de dormir est quelque chose de tout à fait étrange. Nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes. Dieu nous bénit dans Ngouana-Ngombé. Brave garçon ! comment ne pas l’aimer ?

Dimanche 3 juin 1888. — « La lamentation loge-t-elle le soir chez nous, le chant de triomphe y est le matin. » (Psa.30.6) Voilà ce qu’en ouvrant la Bible, au hasard comme on dit, je lisais ce matin à notre culte de famille et voilà ce que nous répétons depuis notre réveil. O que Dieu est bon et qu’il est fidèle ! Comment se fait-il que nous ayons si peu de foi ?

Hier, c’était un beau jour. Je venais d’achever les ballots que j’envoie à Séchéké et nous nous promettions, Christina et moi, une douce après-midi à deux. En mangeant à midi, je sentis tout à coup quelque chose me percer la gorge, c’était une esquille. L’émotion, plus que la douleur me fit devenir, dit Christina, d’une pâleur qu’elle n’oubliera jamais. Puis commencèrent de vains efforts pour enlever l’esquille. J’avalai des morceaux de mie de pain, de croûte à demi mâchée, je bus et bus encore, pendant que Waddell, me donnait de grands coups entre les épaules, rien n’y fit. Je pris un vomitif, j’avalai encore des boulettes de mie de pain, je m’introduisis à maintes reprises une longue plume dans la gorge, toujours sans succès. Aaron accourut et fit l’office de docteur, mais l’esquille était toujours là et la douleur augmentait. Ma pauvre femme fondit en larmes, se jeta à genoux et Aaron, dans une prière touchante, implora le secours d’En-Haut et me remit aux soins de l’Éternel.

Pour ne pas trop effrayer notre monde je me rendis au dîner, mais j’étais à bout de forces. Quel dîner ! On mangea à peine, et quand je ne parlais pas, tout le monde gardait le silence. J’avalai courageusement quelques aliments ; mais l’os était toujours là. Ma pauvre Christina était bouleversée. « Ne pouvons-nous espérer que demain ça ira mieux, » demanda-t-elle à Aaron. Il se tut, baissa la tête et dit à demi-voix : « Mais la gorge, c’est délicat, ça s’enflamme et ça enfle vite et puis, ça ne dure pas longtemps. » Pendant que Christina priait dans sa chambre, je me retirai dans mon cabinet d’étude, en proie aux plus violents combats qui se soient jamais livrés en mon âme. Ma femme et l’œuvre, voilà ce qui me torturait. Dans deux jours je pouvais être dans mon tombeau, je laissais une œuvre hérissée de difficultés et ma femme, à 1200 kilomètres de Mangouato, Dieu sait avec quelle responsabilité et quels embarras. Le calme succéda pourtant à l’orage. Je rejoignis Christina qui, elle aussi, était plus calme, nous criâmes à Dieu ensemble, et il nous fut donné l’assurance que le Seigneur avait exaucé nos prières. Jusqu’à 10 heures, je dormis du sommeil le plus doux. Ce sommeil était une vision, j’étais encore sur cette terre, j’allais réveiller le zèle des chrétiens d’Europe, je revenais pour voir la mission prospérer.

En me réveillant, une douleur aiguë me ramena à la réalité. Mais Christina, qui n’avait pas fermé les paupières se tourna vers moi et, avec un sourire qui brillait à travers ses larmes, elle me dit : « Maintenant, je ne prie plus, je bénis Dieu, oui, je puis le bénir de ce qu’il a vu mes larmes et exaucé mes prières. » Et nous bénîmes ensemble. Ce fut alors une autre vision qui se déroula dans mon esprit pendant ces heures d’insomnie. Ma vie était là, mon ministère aussi avec toutes ses misères, la mission du Zambèze avec tous mes projets en ébauche et rien de fini, la situation avec tous ses embarras. Je jugeais tout cela du bord du tombeau. Je me disais que le Seigneur n’avait pas besoin de moi pour faire son œuvre et que ma chère femme était du nombre de ses bien-aimés, et pourtant la vision était toujours là. Je criai à Dieu, mais avec calme et soumission et puis j’attendis sa délivrance. Je m’endormis.

A 4 heures du matin je me réveillai. Je me sentais soulagé et bientôt je m’écriai : « Je suis délivré, l’esquille est partie ! Je te disais hier que Dieu enverrait son ange, il l’a fait. » Ma femme se jeta à genoux et, en sanglotant, louait ce Dieu qui est toujours bon et toujours fidèle. Notre culte du matin fut une action de grâces. Ngouana-Ngombé, le pauvre garçon, lui aussi avait eu un terrible choc. Je suis brisé. J’ai pourtant pu prendre part au service par une courte allocution où je mis en parallèle le Sinaï et le Calvaire.

« Si la vie ici est une lutte de chaque jour, c’est aussi une leçon journalière de confiance sans réserve en Dieu. Nous traversons une de ces périodes où la foi est un combat de chaque instant, et où, souvent, le courage n’est qu’un lumignon qui fume encore. Les travaux matériels nous écrasent. Nous sentons la vie passer sans avoir la satisfaction de faire beaucoup. Mais n’allez pas croire cependant que je m’apitoie ou que je me plaigne. Un général français disait à son aide de camp que la politesse d’un soldat, c’est l’obéissance. Et je crois, moi, qu’en toutes circonstances, notre devoir envers notre Maître, c’est la fidélité. »



Temple de Séfoula

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant