Depuis les premiers temps du piétisme, la situation religieuse de l’Allemagne s’était sensiblement modifiée. Le piétisme, d’abord persécuté et méprisé, avait fini par être de mode dans les classes supérieures de la société ; il était devenu de bon ton de prendre parti pour les professeurs de Halle, et les clergés eux-mêmes avaient enfin compris que des gens si bien en cour ne pouvaient avoir tout à fait tort ; la vieille théologie de Wittemberg perdait tous les jours du terrain. Mais, on le sait, c’est de victoire en victoire qu’un parti arrive à sa ruine, et ce fut le cas pour les piétistes. Ils perdaient en vie réelle ce qu’ils gagnaient en puissance extérieure et en considération, tandis que les orthodoxes, retrempés par la disgrâce, apprenaient à leur tour à vivre par la foi. Tout cela fut pour Zinzendorf une nouvelle leçon d’impartialité. Élevé par les piétistes, il s’était toujours, même malgré eux, regardé comme un des leurs ; mais dès cette époque il renonça entièrement à porter les couleurs d’un parti et étendit de plus en plus sa bienveillance à tous les chrétiens indistinctement : ce qui commença à lui faire beaucoup d’ennemis.
En ce temps-là aussi, bien des esprits éprouvaient le besoin d’une nouvelle réformation dans le sein des églises protestantes. On comprenait généralement que l’œuvre de Luther était restée inachevée, que les églises issues en Allemagne du mouvement religieux du xvie siècle n’étaient pas arrivées à se constituer d’après des principes entièrement conformes à l’Évangile, et que tout ce qui tenait, par exemple, à la discipline ecclésiastique laissait encore beaucoup à désirer. Zinzendorf partageait ce sentiment, et ce ne fut, nous apprend-il, que quelques années plus tard qu’il cessa de s’occuper de ce genre de questions. Mais alors déjà il sentait que, quel que fût l’intérêt qu’elles présentaient, il n’était pas appelé à y consacrer ses forces, que sa mission à lui c’était de travailler directement sur les âmes pour les amener à Christ ; il était persuadé aussi que toutes les questions d’église n’avaient au fond qu’une importance secondaire, et que l’on courait risque, en se préoccupant des formes, de perdre de vue la seule chose vraiment nécessaire. Son désir constant et unique, c’était nous le répétons, comme il aimait à le répéter lui-même — de découvrir dans chaque église les vrais amis du Sauveur et de les réunir par l’unité de l’esprit, en les élevant au-dessus de toutes les divisions qu’enfante la différence des opinions et des formules dogmatiques.
Pour parvenir à ce but, il désirait avoir un chez-lui où il pût donner asile à tout chrétien indistinctement, et particulièrement à ceux qui seraient opprimés ou persécutés. Il acheta donc de sa grand’mère la terre de Berthelsdorf, située à peu de distance du château de celle-ci. Il ne quitta point toutefois la charge qu’il avait à Dresde, mais il consacra avant tout ses soins à faire le bonheur de ses nouveaux vassaux et à faire régner parmi eux cet esprit de fraternité qui lui tenait à cœur par-dessus tout. La cure de Berthelsdorf se trouvait justement vacante : la nomination d’un pasteur fut le premier acte d’administration que Zinzendorf eut à exercer dans ses domaines. On comprend de quelle importance cette affaire était pour lui et quelle extrême attention il apporta à son choix. Il se décida à appeler à cette cure le candidat Rothe, chrétien fervent, prédicateur distingué, que certains scrupules de conscience empêchaient de postuler une place. La lettre par laquelle le comte adressa à Rothe cet appel est datée du 19 mai 1722 ; c’était le jour même où il recevait à Berthelsdorf l’hommage de ses vassaux. « Vous trouverez en moi », disait-il à Rothe dans cette lettre, « moins un patron qu’un fidèle auxiliaire et un frère affectionné. Oui, quoique faible et pauvre, je veux combattre avec vous par la force du Seigneur Jésus. »
Toute son ambition était de devenir pour le pasteur de son village une sorte de diacre, en le secondant volontairement dans son œuvre. « Je me suis voué dès mon enfance, disait-il, à la prédication de l’Évangile ; aussi je ne sais pas pourquoi l’on ne pourrait me confier les fonctions que remplit un étudiant, un catéchiste ou tout autre théologien non consacré. J’espère, par la grâce du Sauveur, me montrer toujours fidèle et sans rien de sectaire ni de schismatique. J’espère ne pas causer de honte ou de scandale à l’église dans laquelle je suis né ; je voudrais au contraire travailler à son bien et apporter ma contribution pour le tabernacle, si petite qu’elle puisse être. »
Après avoir pourvu de la sorte aux besoins spirituels de ses vassaux, le nouveau seigneur s’occupa de ses propres arrangements. Il confia l’administration de ses domaines à l’ancien intendant de sa tante, le Zurichois Heitz, qu’il avait fait venir d’Oberbirg. Comme, depuis deux siècles et plus, les possesseurs de Berthelsdorf n’y avaient jamais résidé, la maison seigneuriale était inhabitable. Zinzendorf dut songer à se construire une demeure. Il la voulut d’une grande simplicité ; elle ne devait être, comme le rappelait l’inscription qu’il fit placer au-dessus de la porte, qu’un logis provisoire dont les hôtes avaient dans le ciel une habitation meilleure. Il voulut aussi se donner une compagne qui pût le seconder dans son œuvre, et il crut la trouver dans une des sœurs de son ami le comte de Reuss, nommée Erdmuth-Dorothée, qu’il avait appris à connaître pendant son séjour à Ebersdorf. Il avait souvent réfléchi à la question du mariage et avait quelquefois penché pour le célibat, qui lui avait paru d’abord plus conforme à son idéal de sainteté. Mais l’expérience du monde lui avait fait voir tout ce que la vie d’un célibataire risque d’avoir de faux ou de décousu, et il savait à combien d’écueils et de tentations de divers genres est exposé l’homme qui se place en dehors des conditions normales de l’existence. « Je suis jeune, » écrivait-il au cardinal de Noailles, « mais je sens que mes cheveux blanchissent de frayeur quand je vois mon âme, qui est l’épouse de Christ, exposée à tant de dangers du côté de la chair et par la légèreté de notre nature. » D’ailleurs, il reconnaissait dans le mariage une institution divine, un type de l’union de Christ avec l’âme qui se donne à lui, et par là un moyen de sanctification.
Voici ce qu’il écrivait dans une lettre à sa grand’mère, à l’occasion de son projet de mariage : « Il se présentera encore quelques difficultés, car je suis un mauvais parti, et je conviens que la comtesse devra se contenter chez moi d’une vie de renoncement ; il faudra aussi que, comme moi, elle jette aux orties toutes chimères de rang et de qualité, car ce sont des choses qui ne sont point établies de Dieu, mais inventées par la vanité humaine. Il faudra, si elle veut m’être utile, qu’elle s’emploie à ce qui est le but essentiel de ma vie, en m’aidant à gagner à Christ les âmes des hommes, et cela au milieu des mépris et de l’opprobre. »
Le comte ne cacha rien de tout cela à sa fiancée ; il lui déclara franchement qu’il ne voulait point vivre pour lui-même, mais pour son prochain et pour Dieu en Jésus-Christ ; qu’il avait en dégoût les vanités du monde, qu’il ne se proposait point de plaire aux hommes, enfin qu’il était prêt, si Dieu l’y appelait, à prendre en main son bâton de voyage pour aller annoncer le Sauveur aux. païens ; et afin de se débarrasser sans plus tarder de tout ce qui aurait pu l’entraver dans l’œuvre qu’il avait en vue, il renonça à tous ses biens, dont il fit donation à sa future épouse. Cette donation fut faite sous la forme d’un contrat de vente et par-devant notaire, mais le comte ne voulut pas en faire bruit.
Nous verrons plus tard la part importante qu’eut la comtesse dans tous les travaux de son mari. Zinzendorf lui a rendu hommage dans une page de ses Réflexions naturelles écrite en 1747 : « Une expérience de vingt-cinq années, dit-il, m’a appris que l’aide que j’ai est la seule qui aille de tout point à ma vocation. »
Le mariage fut célébré au mois de septembre, à Ebersdorf, et peu après le comte et la comtesse se rendirent à Dresde.