Pour comprendre la conversionc de Saul, il faut s’être bien rendu compte de son rôle de persécuteur. Il a persécuté avec méchanceté, c’est pourquoi il a eu besoin de pardon ; mais il n’a pas persécuté par méchanceté et dans la pensée de mal faire. C’est pourquoi il a pu non seulement être pardonné, mais encore être appelé, sans aucun stage intermédiaire, à l’apostolat. Si, en un sens, la direction de sa vie a été par cet événement radicalement changée, en un autre sens elle est restée la même. Avant, il poursuivait la justice et la sainteté sous la forme de l’observance légale. Il les a trouvées en Christ l’une et l’autre sous la forme la plus parfaite, et ce sont encore ces deux biens, suprêmes à ses yeux, qu’il a constamment puisés plus tard dans la communion du Christ (Philippiens 3.9-11)d.
c – A comparer comme travaux spéciaux, Bengel, Ueber die Bekehrung des Ap. Paulus, 1826 ; Paret. Das Zeugniss des Ap. P. über die ihm gewordene Christus-Erscheinung, dans Jahrbücher für deut. Theol., 1859 ; Beyschlag, Studien u. Kritih., 1864 et 1870.
d – « Afin que je gagne Christ et que je sois trouvé en lui, ayant la justice qui vient de la foi en Christ… pour le connaître lui et l’efficace de sa résurrection et la communion de sa mort. »
La différence entre avant et après a seulement été celle-ci : auparavant, un élément impur et malfaisant : se mêlait à tout son travail, la recherche du moi ; après, cet alliage a disparu, par un effet de l’anéantissement par où Paul avait passé. Il n’est resté que le sentiment humble de la grâce immense dont il avait été l’objet, et le désir de glorifier Celui dans la mort duquel il avait trouvé la vie (Galates 2.20)e.
e – « Ce que je vis, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé… »
Comment s’opéra la transformation de Saul en Paul ? Comment le nouveau Maître, Jésus-Christ, se substitua-t-il à l’ancien, la loi ? La critique qui prétend écarter de l’histoire toute intervention surnaturelle, a épuisé son art pour résoudre ce problème. Deux hommes surtout ont fait dans ce but des prodiges de sagacité : Holsten et Pfleidererf.
f – Le premier dans Evangelium des Petrus und Paulus ; le second dans Urchristenthum et dans Paulinismus (2e éd. p. 4-16).
Voici leur solution, plus particulièrement sous la forme où l’a présentée le second.
Le souvenir de la mort d’Etienne, de son calme, de sa douceur, de sa glorieuse espérance jeta dans le cœur de Saul les premiers germes du doute, à l’égard du jugement de réprobation dont il frappait les chrétiens. Dans ses discussions avec ceux qu’il avait fait arrêter et qu’il avait mission d’interroger, il fut frappé de l’explication qu’ils donnaient de la mort de Jésus, en appliquant à ce fait le tableau prophétique des souffrances du Serviteur de l’Éternel (Esaïe 53) ; en même temps le témoignage plein de force, qu’ils rendaient à la glorification de leur Maître par la résurrection, le frappa d’étonnement. Convaincu, comme il l’était déjà alors, de l’insuffisance de sa justice propre, il ne put s’empêcher de se demander si dans la mort de ce crucifié il ne trouverait point ce qu’il avait en vain cherché dans l’observation de la loi, la justice devant Dieu, et le salut messianique, objet de ses vœux. Au moment où il approchait de Damas et où il se voyait sur le point de déchaîner toutes les rigueurs de la loi contre les chrétiens, ces impressions favorables se réveillèrent chez lui avec une puissance extraordinaire et déterminèrent dans son âme une lutte terrible, au terme de laquelle la décision, déjà prise intérieurement, revêtit la forme d’une apparition sensible, et le cri de sa conscience se fit entendre à lui comme la voix de reproche du Messie présent. Avec cela, Pfleiderer croit aujourd’hui pouvoir se passer du moyen extérieur dont il usait encore précédemment : l’ardeur brûlante du désert à l’heure de midi. On sait qu’il en est autrement de M. Renan, qui fait intervenir soit un éclair et un coup de foudre éclatant sur le Liban, soit un accès violent de fièvre ophtalmique en relation avec une insolation.
Pfleiderer paraît sentir que ces moyens physiques sont hors de toute proportion avec la nature et la profondeur du fait moral qu’il s’agit d’expliquer. Mais lui-même cependant ne semble pas entièrement tranquillisé par sa déduction psychologique ; car il en appelle en terminant à un coup de la grâce. « Ce fait, dit-il, reste toujours une « révélation », dans le plein sens du mot. L’âme de Saul fut saisie par la puissance divine d’une vérité que jamais elle n’eût pu produire d’elle-même, mais qui, sous l’empire des dispensations intérieures et extérieures, se dévoila à lui comme le mot de l’énigme, comme l’apaisement du conflit interne, comme la puissance de Dieu à salutg. » Keim également est à la recherche d’une cause objective, qui ne soit pourtant pas une apparition sensible. De même qu’il compare les apparitions de Jésus ressuscité à des « télégrammes du ciel » et qu’il y voit des communications spirituelles du Seigneur glorifiéh, c’est aussi un prodige du même genre, de nature purement spirituelle, qu’il paraît admettre ici. Il en est peut-être de même de Reuss, quand, dans un langage un peu ambigu, il déclare que la « conversion de Paul reste toujours, sinon un miracle absolu au sens traditionnel du mot…, du moins un problème psychologique aujourd’hui insolublei. » Baur lui-même résumait ainsi sa discussion sur ce fait : « On ne parvient par aucune analyse ni psychologique, ni dialectique, à sonder le mystère de l’acte par lequel Dieu révéla son Fils en Paul.j »
g – Paulinismus, 2e éd., p. 16.
h – Leben Jesu, III, p. 605.
i – Ep. paulin. I, p. 11.
j – Das Christenthum, etc. 3e éd. p. 45.
La difficulté générale est celle-ci : Plus vous accumulez, comme le fait Pfleiderer, les impressions antérieures favorables, plus le caractère brusque et violent de la crise devient incompréhensible ; plus vous les diminuez, moins la transformation elle-même est naturellement explicable.
On parle de l’influence que peuvent avoir exercée sur Saul ses relations avec Etienne. Nous constatons, au contraire, que, loin de l’avoir disposé favorablement à l’égard des chrétiens, cette circonstance fut précisément ce qui l’irrita au suprême degré et poussa la haine dont il était animé, jusqu’au paroxysme de la fureurk. Jusqu’alors il avait haï Jésus comme un imposteur et un blasphémateur. La discussion avec Etienne lui dévoila quelque chose de pire encore. Il comprit que la doctrine nouvelle ne tendait à rien moins qu’à l’abolition de la loi, à la ruine du temple, à la disparition de la théocratie, en un mot à l’anéantissement de tout ce qu’il y avait eu jusqu’alors de cher et de sacré pour luil. Les chrétiens lui apparurent dès ce moment comme des traîtres à leur Dieu et à leur peuple, comme des malfaiteurs de la pire espèce, des « pécheurs à main levée », selon l’expression de la loi, des hommes voués par Moïse à une extermination sans miséricorde. Et ce fut sous cette impression, qui suivit le procès d’Etienne, qu’il se jeta, corps perdu, dans la voie de la persécution sanglante, et, après avoir ainsi sévi contre les chrétiens qui se trouvaient à Jérusalem, tourna ses regards vers ceux qui habitaient dans les environs, afin de les détruire comme ceux de la capitale. Peut-on découvrir là le moindre indice d’une hésitation sur le chemin à suivre ? Afin d’atteindre le but qu’il se propose, il se rend même spontanément auprès du grand sacrificateur pour obtenir de lui des pleins-pouvoirs, afin d’aller réprimer l’hérésie à Damas, la capitale de la Syriem. S’il eût été en proie au doute, il n’eût pu en agir ainsi et rechercher de son chef un pareil rôle. Quand un homme se trouve dans la position morale que l’on suppose chez Saul, il s’arrête, se tient à l’écart, réfléchit, observe, prie. Or Saul était certainement un cœur sérieux et sincère. Sa conduite à ce moment-là suppose donc un homme plus convaincu que jamais. La vue d’Etienne mourant devait l’avoir touché ; elle ne l’avait pas ébranlé. Il se l’expliquait par le fanatisme de cet homme abusé.
k – Actes 9.1 : « Saul encore tout, haletant de fureur et de meurtre. »
l – « Jésus de Nazareth détruira ce temple et changera les coutumes que Moïse nous a transmises. » Actes 6.14.
m – Actes 9.2 : « S’approchant du grand sacrificateur, il lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que s’il trouvait des personnes, hommes ou femmes, appartenant à cette secte, il les amenât liées à Jérusalem. »
L’usage que faisaient les chrétiens du tableau prophétique des souffrances du Messie (Esaïe 53), ne pouvait pas non plus produire une grande impression sur l’esprit du jeune pharisien. Les rabbins possédaient alors, comme aujourd’hui, des moyens d’interpréter ce tableau qui les dispensaient de la nécessité de l’appliquer aux souffrances et à la mort du Messie. — On a cru pouvoir s’appuyer sur le mot de Jésus à Saul : « Il est (ou il serait) dur pour toi de regimber contre l’aiguillon. » On y a vu l’indice d’un combat intérieur qui aurait précédé et amené la vision de Jésus. Mais cette parole signifie simplement : « Tu as beau regimber ! Malheur à toi, si tu t’obstines !… » Le Seigneur compare Paul à un coursier indompté, pressé par l’aiguillon qu’enfonce dans ses flancs le cavalier qui le monte. « Tu rues ; tu bondis ; c’est en vain ! Etends-toi ou malheur à toi ! Résister serait la mort ! » Paul a bien compris ainsi cette menace, comme le montre cette expression, dans la 1re aux Corinthiens, qui en est l’écho : « Malheur à moi si je n’évangélise pas ! Il faut (ἀνάγκη ἐπίκειται) ! Bon gré mal gré, cette tâche m’est imposée ! » (9.16-17).
Sans doute une certaine prédisposition à la foi existait chez Saul, le sentiment de l’insuffisance de sa justice propre ; et c’était peut-être cette expérience même qui le poussait à persécuter, afin d’essayer de combler, au moyen de cette œuvre méritoire, le vide qu’il ressentait (Jean 16.2). Mais si c’était là une préparation, elle était de nature purement négative. Ce qui résultait de cet état de souffrance morale, c’était uniquement la possibilité de la foi. Pour produire la foi elle-même, il fallait un facteur positif, un acte créateur.
En général on ne saurait trouver dans les écrits de l’apôtre un mot propre à faire supposer que sa foi nouvelle ait été en quelque manière le produit d’impressions antérieures favorables à l’Evangile. Weizsæcker est d’accord avec nous sur ce point : « C’est un fait inébranlable, dit-il, qu’aucune instruction chrétienne ne précéda cette conversion, que Saul persécutait la foi parce qu’il l’envisageait comme incompatible avec la loi et la tradition, et qu’il n’y eut chez lui à aucun degré inclination à la foi ou hésitation entre les deux partis à prendren. » Mais que résulte-t-il aux yeux de ce savant de ce fait franchement reconnu ? Résolu qu’il est à n’admettre aucune apparition objective et surnaturelle, il reste hors d’état de rien avancer de clair, et termine par ces mots, analogues à ceux de Baur : « L’histoire se contente de démontrer le changement de sentiment ; elle ne dépasse pas le domaine de l’expérience. » En d’autres termes, l’histoire enregistre le fait sans le comprendre, parce que, comme la résurrection de Jésus, il ne peut être compris qu’en admettant l’explication fournie par l’histoire elle-même et que cette explication, on est décidé a priori à ne pas l’admettre.
n – Apost. Zeitalter, p. 72.
En effet la vraie cause, la seule possible, est celle dont rend témoignage avant tout la conscience de Paul lui-même. « Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus-Christ, notre Seigneur ? » écrit-il 1 Corinthiens 9.1. Evidemment il ne veut pas parler ici d’une simple vision. Car jamais personne n’a prétendu qu’une vision purement interne pût donner le caractère apostolique. Paul commence également l’épître aux Galates par ces mots : « Apôtre, non de la part des hommes ou par le moyen d’un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père qui l’a ressuscité des morts. » Cette épithète par laquelle l’apôtre caractérise ici Dieu le Père, est certainement destinée à rappeler aux lecteurs que la résurrection de Jésus est le fait auquel Paul doit d’avoir pu être appelé directement par Jésus lui-même, aussi bien que les apôtres primitifs. Paul atteste une troisième fois l’apparition corporelle de Jésus ressuscité qui lui a été accordée, dans 1 Corinthiens 15.8 : « Et en dernier lieu, après tous, il m’est apparu à moi aussi comme à l’avorton. » Dans ces mots, il ne met pas seulement cette apparition sur la même ligne que les autres accordées aux apôtres et aux cinq cents ; il la distingue profondément, en l’appelant la dernière, de toutes les visions accordées plus tard soit à lui-même, soit à d’autres. C’est donc à ses yeux une apparition réelle et, sans aucun doute, corporelle ; car dans ce chapitre il veut prouver la résurrection des corps, comme élément essentiel de la foi chrétienne ; or une simple vision ne démontrerait rien de semblable.
On a demandé comment, s’il s’agissait d’une apparition objective et sensible, Saul aurait pu reconnaître Jésus qu’il n’avait jamais vu. Aussi ne le reconnaît-il point : « Qui es-tu, Seigneur ? » demande-t-il, et c’est Jésus qui répond : « Je suis Jésus que tu persécutes, » Pfleiderer pose ce dilemme : Avec quel corps Jésus est-il apparu ? Si c’est en son corps terrestre, comment les compagnons de Paul ne l’ont-ils pas vu ? Si c’est en son corps céleste, comment un corps spirituel a-t-il pu devenir l’objet d’une aperception sensible ? — Il est clair que la première alternative est inadmissible. Quant à la seconde, il faut se rappeler que l’épithète de spirituel donnée au corps céleste, pas plus que celle de psychique donnée au corps terrestre (1 Corinthiens 15.44), ne désigne la substance de ce corps ; elle indique la nature du principe intelligent qui l’anime et l’emploie. La relation du corps terrestre avec l’âme qui le gouverne est un mystère impénétrable ; combien plus la relation du corps futur avec l’esprit auquel il sert d’organe !
Le témoignage de celui qui a été l’objet de l’apparition est confirmé par deux faits : l’impression reçue par ses compagnons de voyage et l’intervention d’Ananias. Trois fois la vision de Damas est racontée dans les Actes : par l’auteur, dans sa propre narration (ch. 9), par Paul parlant au peuple sur les degrés du temple (ch. 22) et par le même, dans son plaidoyer en présence de Festus et d’Agrippa (ch. 26). Il y a entre ces récits certaines différences : Dans le troisième, l’appel de Saul à l’apostolat est placé dans la bouche du Seigneur lui-même, au moment de l’apparition, tandis que dans les deux premiers il lui est adressé par l’intermédiaire d’Ananias, trois jours après ; puis, dans le récit du ch. 9, la voix du Seigneur est entendue par les compagnons de Saul, sans qu’ils voient sa figure, tandis que, d’après le discours du ch. 22, ils voient la lumière, mais sans entendre la voix.
Quant à la première différence, Wendt pense que le récit primordial est celui de Paul lui-même, tel qu’il est renfermé dans le discours du ch. 26, discours dont la teneur a été tirée, selon lui, d’une source très ancienne, tandis que les deux autres récits ont été rédigés par l’auteur d’une manière très libre et à l’aide de traditions assez divergenteso.
o – Apostelgeschichte (commentaire de Meyer, 7e éd.) ; voir introd. p. 19 et, 20 et ch. IX.
Mais cette hypothèse a contre elle toutes les vraisemblances. Si l’auteur travaillait en ayant sous les yeux ce document très ancien où doit avoir été puisé le discours du ch. 26, comment aurait-il, de son chef ou sur la foi de quelque autre tradition, modifié le fait et introduit un épisode aussi important que l’intervention d’Ananias qui manque complètement dans ce récit ? N’est-il pas plus naturel d’admettre que Paul lui-même, en racontant le fait à Festus et Agrippa (ch. 26), a resserré la narration et mis directement dans la bouche du Seigneur le message qu’il lui avait adressé en réalité un peu plus tard par l’intermédiaire d’Ananias ? Quant à l’autre différence, n’est-il pas évident que l’auteur n’a pas pu avoir l’intention de mettre son récit du ch. 9 en contradiction avec celui qu’il place dans la bouche de Paul au ch. 22, et que nous sommes par conséquent conduits à chercher une solution quelconque de la différence signalée ? Or la solution cherchée saute aux yeux. Des deux formes d’expression différentes ressort une seule et même idée : c’est que l’apparition n’a été clairement perçue, soit quant à la sensation de la vue, soit quant à celle de l’ouïe, que par Paul lui-même à qui seul elle était proprement destinée, tandis que ses compagnons n’ont eu à ces deux égards que la sensation vague d’un fait extraordinaire qui se passait près d’eux. Ils furent éblouis par l’éclat extraordinaire de la lumière (il n’est pas parlé d’une figure), et au premier moment ils tombèrent, comme Saul, la face contre terre ; en même temps le son d’une voix parvint à leurs oreilles, mais ils ne discernèrent, pas les paroles prononcées. Jean 12.28-30 nous offre un phénomène analogue dans l’histoire de Jésusp.
p – Il importe de remarquer que le texte de Luc distingue assez nettement entre les deux expressions ἀκούειν τῆς φωνῆς (9.7 ; 22.7) et ἀκούειν τὴν φωνήν (22.9 ; 26.14) ; le génitif indiquant une certaine dépendance de celui qui entend par rapport à celui qui parle ; l’accusatif impliquant la pénétration intelligente du contenu de la parole par l’auditeur. Cette seconde notion est niée par rapport aux compagnons de Saul, tandis que la première pouvait s’appliquer également à eux et à Saul lui-même. — Nous engageons à relire la manière dont Reuss fait justice de cette prétendue contradiction, Histoire apostolique, p. 112.
Mais cette participation des compagnons de Paul au fait de l’apparition, tout indirecte et secondaire qu’elle soit, en prouve l’objectivité pour quiconque n’envisage pas ces circonstances du récit comme de pures fictions.
Il en est de même de l’intervention d’Ananias, à laquelle le récit donne pour cause une apparition du Seigneur lui-même. Ou tout son entretien avec Jésus et le message qu’il reçoit de lui est une invention de la tradition ou de l’auteur lui-même, invention qu’il reproduirait dans le discours qu’il met dans la bouche de Paul parlant au peuple, ch. 22, ou ce nouveau fait ne permet aucun doute sur l’objectivité du premier.
Tout se lie profondément dans l’histoire de Paul, malgré ce qu’elle a de brisé, extérieurement parlant. Éducation pharisaïque, travail moral intérieur sous la pression de la loi, apparition décisive du Seigneur, carrière apostolique : ce sont les anneaux d’une même chaîne. Sans le travail moral qui avait précédé, l’apparition sensible fût restée un capital improductifq ; sans l’intervention du Seigneur, la lutte intérieure n’eût abouti qu’à un desséchant marasme, au lieu de préparer une époque nouvelle dans la vie de Saul et dans l’histoire de l’humanité.
q – Comparez Luc 16.31 : « Si l’un des morts ressuscitait, ils ne croiraient pas non plus. »
Saul devait être âgé au moins d’une trentaine d’années au moment où s’accomplit chez lui cette profonde révolution. Plus jeune, il n’eût pu être revêtu de la part du Sanhédrin d’une mission aussi grave que celle qui le conduisait à Damas.
L’épithète de νεανίας, jeune homme, qui lui est donnée dans le récit du martyre d’Etienne (Actes 7.58), peut encore s’appliquer dans les idées anciennes à un homme de trente à quarante ansr. César à cet âge est appelé νέος, jeune, par Dion Cassius. On partageait la vie en trois parts : la jeunesse jusqu’à quarante ans, l’âge mûr de quarante à soixante ans, la vieillesse commençant à soixante ans.
r – Comparez plusieurs autres exemples chez Schleussner, ad. h. v.
On varie entre les années 31 et 40 de notre ère pour la fixation de la date de cet événement. Nous avons vu que l’année 37 est celle qui présente la plus grande vraisemblance. La suite donnera, si je ne me trompe, la confirmation de cette date.
L’apparition du Seigneur avait frappé dans l’âme de Saul un coup décisif. Il avait contemplé dans sa gloire de ressuscité ce crucifié qu’il persécutait avec acharnement comme faux Messie. Cette soudaine révélation renfermait le principe d’une divine illumination. Cherchons à nous rendre compte de ce qui dut se passer dans le cœur de Saul durant les jours de recueillement et en quelque sorte d’anéantissement, physique et moral, qu’il passa sous l’empire de cette apparition.
Avant tout, un jour nouveau éclaira pour lui la personne de Christ : « Lorsqu’il plut à Dieu, qui m’a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils, » dit-il en parlant de ce moment (Galates 1.16). L’impression qu’il reçut alors, il l’a exprimée ainsi 2 Corinthiens 4.6 : « Le Dieu qui a dit que la lumière luise du sein des ténèbres, a aussi fait resplendir dans nos cœurs la connaissance de la gloire de Dieu en la face de Jésus-Christ. » Dans le malfaiteur Jésus, il reconnut un juste, et dans ce juste ce qu’il avait lui-même toujours déclaré être, un homme uni à Dieu par le lien le plus étroit, le Fils de Dieu. Et en même temps ce fut l’idée même du Messie qui prit à ses yeux un caractère nouveau, plus spirituel. Au « Christ selon la chair » qui avait été jusqu’alors l’objet de son attente, se substitua le Christ céleste. Dans ces jours, se présentèrent sans doute à sa pensée bien des paroles de l’Ancien Testament qui impliquaient le caractère divin du Messies.
s – Esaïe 9.5 ; Zacharie 12.10 ; Malachie 3.1. Car l’exégèse de Paul n’était pas celle de nos interprètes rationalistes.
En second lieu, la grandeur de ses péchés, dont le souvenir torturait sa conscience, le tenait dans la poussière devant Dieu. Il venait de comprendre que celui contre lequel il avait déchaîné sa fureur dans toute cette dernière période de sa vie, c’était Dieu lui-même en la personne de son Fils et de son vrai peuple. C’était donc là le terme auquel avaient abouti toute sa justice légale, acquise par tant d’efforts, et toute sa science rabbinique, fruit de si longs et ardents travaux : faire à Dieu une guerre ouverte ! Sans doute il n’avait pas agi ainsi avec intention. Mais dans cette complète illusion dans laquelle il avait vécu, il reconnaissait d’autant plus la puissance décevante du péché qui faisait de lui son aveugle instrument au moment, même où il pensait rendre service à Dieu. En face de ce résultat monstrueux, tout son passé s’élevait contre lui comme l’acte d’accusation le plus formidable.
Cependant une lueur de grâce venait tempérer l’horreur de cette situation. Le Seigneur lui-même l’avait cherché ; il l’avait appelé par son nom ; il l’avait interrogé avec compassion et non foudroyé. Il lui avait même dit : « Va à Damas ; là on te dira ce qu’il faut que tu fasses. » Il avait donc encore une œuvre à faire ; le Seigneur ne le rejetait pas entièrement ; il lui ouvrait un avenir. Il y avait là comme un gage de pardon.
Mais comment concevoir une telle grâce ? Y avait-il un sacrifice capable d’expier un péché tel que le sien ? — Ce Messie, qu’il vient de contempler ressuscité, il a été le crucifié. Qu’a-t-il donc fait sur cette croix ? Expié ses propres fautes ? C’est ce que Saul avait pensé jusqu’ici ; aujourd’hui il comprend qu’il n’en est rien. En le ressuscitant Dieu lui-même l’a justifié avec éclat de tous les crimes dont il avait été accusé. Et les écailles tombent des yeux de son cœur : Ce Messie crucifié, victime innocente, il portait là le péché d’Israël, celui du monde, le mien propre ! « L’Éternel, avait déjà dit Ésaïe, a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous. » Voilà le secret de cette mort qui avait été pour lui, comme pour Israël, la pierre de scandale, le fait où il avait trouvé jusqu’alors la preuve de son imposture. « Mon serviteur juste en justifiera plusieurs, » avait encore dit le prophète. Voilà la justice à laquelle il n’avait jamais pu parvenir. Elle vient de lui ; c’est le don divin qu’il nous a acquis par sa mort : une justification entièrement gratuite, — car qu’a fait Saul pour la mériter ? — une justification destinée à tous ; car à qui pourrait-elle être refusée, si elle lui est accordée, à lui le plus coupable de tous ?
Ainsi au moment même où la condamnation le saisit, où la mort l’enveloppe, la vraie justice, le but de tous ses désirs, se découvre à lui. La vraie vie lui apparaît dans le lointain, une vie non plus à la recherche, mais dans la possession de ce bien suprême, et par là même une vie dont le centre ne sera plus lui-même, mais celui en qui il a enfin atteint le but de son existence, « le Fils de Dieu qui l’a aimé et qui s’est donné lui-même pour lui. »
Et comment la loi, ce maître sous l’empire duquel il avait vécu, lui apparaît-elle dans cette situation nouvelle ? Elle l’a elle-même amené au point où il doit rompre avec elle pour toujours. Il renonce à ce guide, qui l’a conduit au fond de l’abîme, pour s’attacher exclusivement à celui qui vient de l’en retirer : son salut est tout entier désormais renfermé dans la croix. « Si la justice vient de la loi, a-t-il écrit plus tard, Christ est donc mort en vain. » Or comme la mort du Christ ne peut avoir été vaine, la loi n’est donc pas le moyen par lequel doit venir la justice. La mort du Christ met ainsi fin au règne de la loit.
t – Voir chez Pfleiderer le beau passage sur ce sujet dans Paulinismus, 2e éd. p. 6-7.
C’est ainsi que tout ce que Paul a appelé son évangile, était implicitement renfermé dans cette expérience capitale de sa vie et s’en est dégagé dans ces jours pour sa conscience. Résulte-t-il de là que, comme on l’a prétendu, son évangile ne fût qu’une conception individuelle, et non un don de la révélationu ? Assurément non ; car si cette conception du salut est sortie de cette expérience, c’est qu’elle y était renfermée. Elle résultait nécessairement de l’acte par lequel Dieu lui avait ouvert les yeux et l’avait introduit lui-même dans le royaume de la lumière. C’est qu’en effet ce qui s’élaborait alors dans cette âme, ce n’était pas seulement son propre salut, c’était celui du monde païen. La série de pensées qui se déroulait dans l’esprit de Saul était la reproduction du plan rédempteur, que Dieu communiquait à celui qui devait le dévoiler complètement au monde. De l’expérience devait naître la vue distincte, de la vue le témoignage et de ce témoignage la foi des Gentils.
u – Sabatier, Revue chrétienne, janvier 1892.
L’évangile de Paul a deux garanties : l’apparition divine d’où il est sorti et l’œuvre divine à laquelle il a abouti. L’illumination intérieure, qui relie ce commencement et cette fin, ne peut être elle-même qu’une œuvre divine.
Plusieurs passages des épîtres de Paulv sont un écho fidèle de ses impressions durant ces trois jours, et nous aident à nous représenter, comme nous venons de le faire, l’état dans lequel Saul se trouvait lorsqu’à la suite de ces jours d’obscurité, de recueillement, de méditation intense et de prière ardente, Ananias s’approcha de lui de la part du Seigneur pour consommer l’œuvre ainsi préparée.
v – Comparez les passages suivants des lettres de Paul où il a exposé lui-même ses expériences dans ces jours décisifs : Romains 6.1-5 ; Galates 2.19-21 ; 2 Corinthiens 5.14-15 ; Philippiens 3.4-10 ; 1 Timothée 1.12-16 et Galates 1.12-16.
Par l’imposition des mains au nom de ce Jésus qui lui était apparu sur le chemin, il lui rendit la vue et appela sur lui le don de l’Esprit après lequel soupirait Saul, comme une terre desséchée après la rosée des cieux. Puis, par le baptême, il le marqua personnellement du sceau de la justification à laquelle il avait cru, et par ce double baptême d’eau et d’Esprit Saul fut joint tout à la fois au corps invisible du Christ et au corps visible des croyants. L’envoyé du Seigneur lui fit alors connaître l’avenir que Dieu lui avait dès longtemps destiné, la mission qu’il lui confiait. Les Juifs possédaient en la personne des Douze les messagers que Jésus avait spécialement préparés pour eux pendant son séjour sur la terre. Si Saul était appelé à l’apostolat, ce ne pouvait être qu’en vue d’une tâche différente et toute nouvelle. Il devait en avoir déjà le pressentiment, car il a écrit plus tard : « Lorsqu’il plut à Dieu de révéler en moi son Fils afin que je l’annonçasse parmi les Gentils. » Ananias lui déclara solennellement de la part du Seigneur que c’était là la tâche à laquelle il allait consacrer sa view.
w – Weizsæcker reconnaît pleinement que Paul comprit dès le premier moment cette destination spéciale de son apostolat ; « A sa conversion se joignit immédiatement la conviction de sa destination à l’apostolat chez les Gentils » (Apost, Zeitalter, p. 75).