En 1740, le savant bibliothécaire de Milan Muratori publia un fragment en latin grossier (quelques-uns pensent africain), écrit au VIIe ou VIIIe siècle, qui avait été apporté là du couvent irlandais fondé par Colomban à Bobbio, en Lombardie. Ce Fragment faisait partie d’un recueil de traités divers et renfermait une liste des écrits qui se lisaient dans le culte de l’église au nom de laquelle écrivait l’auteur. Cette liste était sans doute destinée à servir de direction à une autre église non encore définitivement organisée et à répondre à une question adressée par celle-ci à la première. L’époque où doit avoir eu lieu cette correspondance est déterminée par ce que dit l’auteur du Fragment de la composition du Pasteur d’Hermas. Il déclare que cet écrit a été composé tout récemment (nuperrimè), de nos jours (temporibus nostris), dans la ville de Rome par Hermas, frère de l’évêque Pius qui était alors à la tête de cette église. Or Pius a occupé le siège de Rome de 142 à 157 selon les uns, de 140 à 155 selon les autres. En évaluant l’intervalle indiqué par les mots tout récemment et de nos jours, à une trentaine d’années, on arrive à la date de 170 à 180 pour la composition de l’original de ce Fragment. Salmon (p. 52) et Zahn (Gesch. II, p. 134 à 136) admettent la date de 210 ; ce qui ne me paraît pas compatible avec la déclaration de l’auteur, que nous venons,-de citer. L’omission d’écrits, tels que les épîtres aux Hébreux, 1 Pierre, et celle de Jacques, convient à un temps antérieur à Irénée mieux qu’à celui de Clément et d’Origène. Les savants ne sont pas d’accord sur la langue originale de cet écrit. Hesse (Bas muratorische Fragment ? 1873) donne d’assez fortes raisons, p. 25-39, en faveur de la langue latine originale. Mais il est impossible de ne pas discerner au travers de ce latin grossier les traits d’un original grec, tel que celui que Hilgenfeld a réussi à reconstituer (Der Kanon, ad p. 40). Comp. l’accusatif Lucan ; et des tournures telles que celles-ci : nihil differt credentium fidei (οὐδεν διαφέρει τῇ πίστει) ou se publicare (δημοσιεύεσθαι) ou encore alia plura quae recipi non potest, etc. Ce qui confirme cette opinion, c’est l’observation de Zahn et de Westcott que d’autres traités renfermés dans ce recueil usent du même style latin grossier et à demi-barbare en reproduisant en traduction latine des fragments de Chrysostome. Selon Zahn, (Gesch. d. K. II, p. 131), ce latin était assez semblable à celui qu’on parlait en Gaule au Ve ou VIe siècle ; il le conclut de son analogie avec celui du récit de voyage : en Palestine (Peregrinatio) d’une dame gauloise en 390d.
d – On y trouve les formes per giro, per valle, per toto anno, in honore, etc., et beaucoup d’autres analogues à celles du Fragment.
Le Fragment commence par les derniers mots d’une phrase évidemment relative à l’évangile de Marc, car il continue par ceux-ci : Le troisième, le livre de l’évangile selon Luc, ce qui ne laisse aucun doute sur la mention de Matthieu et de Marc dans la partie perdue qui précède. Suit la mention de l’évangile de Jean, comme quatrième, avec un récit de la composition de cet écrit analogue au rapport de Clément d’Alexandrie (voir p. 30 à 31). On a trouvé dans ce passage une tendance apologétique, comme si l’auteur voulait travailler à introduire dans l’Église cet évangile, qui était tout récent et contre lequel se seraient élevés des doutes. Pour moi, je ne saurais, découvrir aucune trace d’une pareille intention dans ce passage du Fragment. Si l’auteur dit : « Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que Jean se déclare dans ses épîtres non seulement témoin oculaire, mais encore écrivain des œuvres admirables du Seigneur ? » il n’y a rien dans cette référence à 1 Jean 1.1 et suiv. qui implique des doutes élevés au sujet de l’évangile. C’est également le sentiment de Hesse qui dit (p. 123 à 124) : « Le quid mirum dont parle l’auteur et qu’il nie, ne concerne pas l’évangile, mais la première épître et répond à ceux qui pouvaient s’étonner de l’assurance avec laquelle l’auteur se déclarait dans ce commencement de la lettre non seulement témoin, mais rapporteur des faits. » L’auteur du Fragment confirme par le moyen de l’épître la qualité de témoin que l’auteur du IVe évangile s’attribue lui-même dans le cours de son récit. De ce commencement de notre Fragment il ressort clairement que, dans le recueil renfermant ces quatre écrits, ils se suivaient en quelque sorte numérotés dans l’ordre indiqué, et que ce recueil formait par conséquent déjà un ensemble fermé et fortement arrêté. Ce sont les Mémoires de Justin et les évangiles réunis dans le Diatessaron, qui reparaissent ici expressément désignés et comptés. A ce premier groupe en succède un second comprenant les Actes et les Épîtres. Tandis que l’histoire de Jésus était renfermée dans quatre livres, les travaux des douze apôtres sont racontés dans un seul, celui des Actes. Luc y a retracé les faits dont il avait été lui-même témoin, et ce qui le prouve, c’est qu’il ne parle pas du martyre de Pierre et du départ de Paul pour l’Espagne, auxquels il n’avait pas assisté. L’auteur énumère ensuite treize épîtres de Paul qui sont adressées nominativement à sept églises, de même que les sept de Jean dans l’Apocalypse. Ce nombre symbolique prouve à ses yeux que les unes et les autres sont destinées à l’Église universelle. L’épître aux Hébreux est omise. Puis il passe aux lettres adressées à des individus, celles à Philémon et à Tite et les deux à Timothée qui, quoique dictées par l’affection personnelle, sont cependant tenues en honneur par l’Église, et consacrées par elle pour diriger son administration. L’auteur écarte deux lettres publiées faussement sous le nom de Paul, l’une aux Laodicéens, évidemment fabriquée à l’occasion de l’épître mentionnée par Paul Colossiens 4.16 ; l’autre aux Alexandrins. L’auteur les dit composées en faveur de l’hérésie de Marcion. La seconde ne peut par conséquent être notre épître aux Hébreux comme quelques-uns, Hug par ex., l’ont pensé. La première est une plate compilation, mais très innocente, de phrases pauliniennes. Jérôme en parle dans son De Viris, et pour la rejeter ; elle s’est cependant frayé quelquefois accès dans le Canon et se trouve encore dans quelques documents bibliques du moyen âge.
Après les épîtres pauliniennes l’auteur ne nomme que trois des épîtres catholiques, celle de Jude et deux (peut-être les trois) de Jean ; oar on envisageait parfois comme une seule la 1re et la 2me de cet apôtre. Sont donc complètement omises l’épître de Jacques et les deux de Pierre. L’auteur mentionne ici « la Sagesse (Sapientia) écrite en l’honneur de Salomon par ses amis. » On a pensé que cette expression s’appliquait au livre des Proverbes, auquel est donné parfois le nom de Sagesse. Mais qu’aurait à faire ce livre de l’A.T. dans cette liste d’écrits formant le Canon du Nouveau ? (Voir les notes, à la suite du texte du Fragment).
Suit le troisième groupe, celui des Apocalypses. L’auteur en nomme deux, celle de Jean et celle de Pierre, tout en ajoutant à l’égard de cette dernière que quelques-uns des membres de son église se refusent à la laisser lire dans l’assemblée. Le fragment de cet écrit qui a été récemment découvert en Egypte, dans le tombeau du prêtre d’Akhmîn, justifie suffisamment cette opposition. A ces deux Apocalypses l’auteur rattache ce qu’il a à dire sur les prétendues révélations contenues dans le Pasteur d’Hermas. Il déclare qu’il faut bien lire cet écrit (il veut dire, sans doute, l’employer privément ou dans l’enseignement des catéchumènes), mais qu’il ne doit pas être lu publiquement dans l’assemblée, puisqu’il n’appartient ni aux prophètes dont le nombre est complet, ni aux apôtres, à qui a été accordée la révélation des derniers temps. Ces mots rappellent cette parole de Justin : « On lit les Mémoires des apôtres et les écrits des prophètes, » passage qui prouve que vingt ans déjà avant la rédaction de ce Fragment, ces écrits étaient lus, et lus seuls ou à peu près seuls, dans le culte hebdomadaire des églises.
Le Fragment finit comme il a commencé, par une phrase interrompue, dont le sens est évidemment une déclaration sommaire de rejet à l’égard des écrits d’un certain nombre d’hérésiarques. Parmi ces noms on discerne clairement, au commencement, celui de Valentin et à la fin, conjointement avec le nom de Basilide, la mention de Montan, comme chef de la secte des Cataphrygiens ou Montanistes.
Je crois utile de donner ici le texte complet du Fragment, tel ou à peu près qu’il se trouve chez Westcott, On the Canon, p. 534-538, comme reproduction du facsimile publié par Trégelles, et en corrigeant les barbarismes, soit du traducteur, soit du copiste, qui rendraient parfois le texte à peu près inintelligible. Cette récension de Westcott est presque entièrement conforme à celle de Hilgenfeld. Une reproduction littéralement exacte se trouve p. 523-527 et dans Zahn, Gesch. des K, 11, p. 5 à 8.
Les fautes les plus ordinaires dans ce latin déjà corrompu proviennent de la confusion des lettres u et o (visurem, foit, numeni pour nomine) ; celle du c et du g (calatas, concruit) ; celle du b et du p (scribta, obtime, apocalybsi, puplicare) ; celle du e et du æ (directe, Jude, calholice) ; enfin de l’altération grossière des terminaisons (proferam, au lieu de proférat, ordine au lieu d’ordinem, circumcisione pour circumcisionem, duas pour duæ).
Une liste plus complète est donnée par Westcott (ouvrage cité) et par Zahn, Gesch. des Kanons, t. II, p. 6.
Texte du Fragment de Muratori.
e… Quibus (1) tamen interfuit, et ita posuit. Tertium (2) evangelii librum secundum Lucan. Lucas, iste medicus, post ascensum Christi (3) cum eum Paulus, quasi ut juris (4) studiosum. secundum (5) adsumsisset, nomine suo (6) ex opinione (7) conscripsit. Dominum tamen nec ipse (8) vidit in carne, et idem prout assequi potuit (9), ita et a nativitate Johannis incepit dicere.
e – Les chiffres placés dans le texte se rapportent aux notes explicatives qui suivent le texte du Fragment.
Quarti (10) evangeliorum Johannis ex discipulis (10a). Cohortantibus condiscipulis et episcopis suis (11) dixit : Conjejunate mihi hodiè triduo ; et quid cuique fuerit revelatum, alterutrum (12) nobis enarremus. Eâdem nocte revelatum Andreæ ex apostolis (12a) ut, recognoscentibus (13) cunctis, Johannes suo nomine (14) cuncta describeret. Et ideo, licet varia singulis evangeliorum libris principia doceantur (15), nihil tamen differt credentium fidei, cum uno ac principali Spiritu declarata sint in omnibus omnia de nativitate, de passione, de resurrectione, de conversatione cum discipulis suis ac de gemino ejus adventu, primum in humilitate, despectus quadfuit, secundum potestate regali præclarum (16), quod futurum est. Quid ergo mirum (17) si Johannes tam constanter singula etiam in epistulis suis proferat, dicens in semetipsum : « Quæ vidimus oculis ; nostris et auribus audivimus et manus nostræ palpaverunt, hæc scripsimus vobis. » Sic enim non solum visorem, sed et auditorem sed et scriptorem omnium mirabilium domini per ordinem profitetur (18).
Acta autem omnium apostolorum sub uno libro scripta sunt (19). Lucas optime Theophile (20) comprendit quia (21) sub præsentia ejus singula gerebantur, sicuti et semote passionem Petri evidenter déclarat, sed et profectionem Pauli ab urbe ad Spaniam proficiscentis.
Epistulæ autem Pauli, quae, a quoloco, vel quâ ex causâ directæ sint, volentibus intellegere ipsæ declarant (22). Primum omnium Corintheis schisma hœresis interdicens (23) ; deinceps Galatis circumcisione (24), Romanis autem ordine scripturarum, sed et principium earum esse Christum intimans, prolixius scripsit ; de quibus singulis necesse est (25) a nobis disputari, cum (26) ipse beatus apostolus Paulus, sequens prodecessuris sui Johannis ordinem, nonnisi nominatim septem ecclesiis scribat ordine tali : ad Corinthios (prima), ad Ephesios (secunda), ad Philippinses (tertia), ad Colossenses (quarta), ad Galatas (quinta), ad Thessalonecenses (sexta), ad Romanos (septima) (27), verum Corintheis et Thessalonecensibus licet pro correptione iteretur (28), una tamen per omnem orbem terræ ecclesia deffusa esse dinoscitur ; et Johannes enim in Apocalypsi, licet septem ecclesiis scribat, tamen omnibus dicit, Verum ad Philemonem una, et ad Titum una, et ad Timotheum duas, pro affectu et dilectione, in honore tamen ecclesise catholice in ordinatione ecclesiastice discipline (29) sanctificate sunt. Fertur etiam ad Laodicenses, alia ad Alexandrinos, Pauli nomine finctæ ad hæresim Marcionis (30), et alia plura, quæ in catholicam ecclesiam recipi non potest. Fel enim cum melle misceri non concruit.
Epistula sane Jude et superscriptio Johannis duas in catholica habentur (31) ; et Sapientia, ab amicis Salomonis in honorem ipsius scripta (32).
Apocalypses etiam Johannis et Petri tantum recipimus, quam quidam ex nostris legi in ecclesia nolunt (33). Pastorem vero nuperrime, temporibus nostris, in urbe Roma Hermas conscripsit, sedente cathedra urbis Romæ ecclesiæ Pio Episcopo, fratre ejus (34) ; et ideo legi eum quidem oportet, se publicare (35) vero in ecclesia populo neque inter prophetas, completum (36) numero, neque inter apostolos in finem temporum potest.
Arsinoi autem seu Valentini (37) vel Mitiadis (38), nihil in totum recipimus. Qui (39) etiam novum psalmorum librum Marcioni conscripserunt (40), una cum Basilide Assianom Cataphrygum constitutorem… (41).
Notes sur le Fragment de Muratori.
1. Quibus pourrait se rapporter au mot narrationes Petri dans la phrase précédente qui manque – car il s’agit certainement de Marc – mais ce quibus peut être aussi la fin du mot aliquibus, c’est-à-dire : quelques-unes des scènes de la vie de Jésus, auxquelles Marc, quoique non apôtre, aurait assisté. Le tamen s’explique mieux dans le second sens.
2. Tertium, ou bien adjectif de librum, comme objet d’un accipimus qui se serait trouvé au commencement du morceau, – ce sens supposerait que l’Evangelium désigne un tout unique dont l’écrit de Luc est le tertius liber ; – ou bien à lire tertio comme adverbe ; – ou enfin objet du conscripsit qui suit.
3. Post ascensum. Ces mots ne dépendent pas du verbe conscripsit, ce qui donnerait un sens oiseux, mais du verbe adsumsisset.
4. Ut juris … On ne peut guère se refuser à accepter la correction de Bunsen : itineris socium. Cependant Zahn croit pouvoir maintenir le mot studiosum : s’occupant avec zèle des arrangements du voyage.
5. Secundum ; peut-être comme successeur de Marc, qui avait rempli une tâche semblable dans le voyage précédent de Paul.
6. Nomine suo. Sous sa propre responsabilité ; comparez le : il m’a paru bon (ἔδοξε κἀμοί), dans le prologue de Luc.
7. Ex opinione : à lire plutôt ex ordine (par ordre) ; comp. le καθεξῆς du prologue de Luc.
8. Nec ipse ; lui pas plus que Marc.
9. Prout assequi potuit : allusion aux renseignements que Luc dans son prologue dit avoir pris (παρηκολουθηκότι πᾶσιν ἀκριβῶς)
10. Quarti evangeliorum. Le plus simple est sans doute de lire : quartum evangeliorum (est) Johannis (le IVme évangile est de Jean). Westcott pense qu’il faut lire : quartum evangelii librum.
10a. Ex discipulis ; d’André il est dit plus loin : ex apostolis. Cette différence a paru être un indice du fait que l’auteur du Fragment n’envisageait pas celui du IVme évangile comme l’un des apôtres. Mais il désigne lui-même ce Jean comme l’auteur de la Ire épître et de l’Apocalypse, ce qui ne peut s’appliquer qu’à l’apôtre. D’ailleurs le nom de Jean, tout court, comme celui de Pierre, tout court, ne peut désigner que l’apôtre. Combien de fois le terme général de μαθητής n’est-il pas employé au lieu du titre spécial d’ἀπόστολος, surtout dans le IVme évangilef.
f – Il n’y a là aucune négation de l’apostolat de Jean. Un historien ne pourrait-il pas désigner Ney comme le plus habile général de Napoléon et un peu plus loin parler du maréchal Davoust, sans par là vouloir nier le maréchalat de Ney ? Le titre spécial convient à l’homme moins connu ; le plus général ne messied pas au plus célèbre.
11. Suis : peut-être la traduction du mot αὐτοῦ de l’original. Ce pronom dépendait du premier substantif seulement (condiscipulis). Le traducteur latin l’aurait rapporté faussement à tous les deux ; ce qui n’a aucun sens à l’égard du second (ses évêques !).
12. Alterutrum, pour alterutro, pris adverbialement et employé, comme souvent, pour invicem.
12a. Ex apostolis. André est qualifié avec intention comme l’un des apôtres et non pas seulement des évêques présents, ce qui implique une garantie plus solide du message divin transmis par sa bouche.
13. Recognoscentibus : tous les autres témoins constatant la vérité du récit et y rendant témoignage ; comp. le : « Et nous savons qu’il dit vrai » (Jean 21.24).
14. Suo nomine : sans autre autorité que la connaissance des choses qu’il possédait comme témoin immédiat.
15. Principia doceantur. Il s’agit des commencements différents des quatre évangiles : chez Marc, le ministère de Jean-Baptiste ; chez Matthieu, la naissance de Jésus ; chez Luc, l’annonce de la naissance de Jean-Baptiste ; chez Jean, la préexistence éternelle. Cette différence pouvait susciter des doutes ; mais le même esprit directeur (sans doute en grec ἡγεμονικὸν πνεῦμα), qui anime et réunit les quatre récits, doit dissiper tout soupçon.
16. Præclarum ; il faut lire sans doute præclarus et despectus (Christus).
17. Quid ergo mirum ? Si les choses se sont passées comme il vient d’être dit, il n’y a rien d’étonnant à ce que dans l’une de ses lettres (1 Jean 1.1-4), Jean se déclare lui-même par ordre et avec insistance (constanter) visor, auditor, palpator et enfin narrator de la vie merveilleuse du Sauveur.
18. Per ordinem profitetur ; ces mots me paraissent se rapporter à l’énumération minutieuse des qualités de Jean qui précède : c’est à elle aussi que se rapportait déjà le singula. L’auteur veut prouver par là non l’authenticité du quatrième évangile, mais la parfaite compétence de son auteur pour le composer.
19. Acta omnium apostolorum ; il y a ici double opposition, entre quatre livres et un seul acteur d’une part, et un seul livre et douze acteurs de l’autre.
20. Optime Théophile : pour optimo Theophilo comme objet indirect de comprendit (il a renfermé pour lui dans un seul livre…).
21. Quia : dans le sens de quæ, lors même qu’il résulte de là que, dans la pensée de l’auteur, Luc a assisté lui-même a tout le contenu du livre des Actes. Ce fait, qui n’est pas si impossible qu’il peut le paraître, l’auteur le conclut certainement avant tout du nous, dans la seconde partie de ce livre ; puis il en trouve la confirmation (sicuti) dans l’omission des deux faits suivants : le martyre de Pierre et le départ de Paul pour l’Espagne, que Luc n’a point racontés, parce qu’il n’en a pas été lui-même témoin. Il faut lire semota passione… sed et profectione, deux ablatifs, comme régimes de declarat : il déclare par l’omission même de ces deux faits.
22. Déclarat : l’auteur ne juge pas nécessaire d’expliquer en détail ce qui se rapporte aux épîtres de Paul, puisqu’elles apprennent elles-mêmes ce qui les concerne à ceux qui veulent les comprendre.
23. Interdicens : les deux participes interdicens et intimans s’appuient sur le verbe scripsit. – L’auteur commence par indiquer sommairement le sujet des quatre grandes lettres écrites à trois églises.
24. A lire circumcisionem et ordinem. L’ordre des Ecritures désigne la succession et le progrès des révélations renfermées dans l’Écriture, tels qu’ils sont exposés dans l’épître aux Romains (Adam, Abraham, Moïse, Esaïe et les prophètes, Jésus-Christ).
25. Necesse est : il faut absolument lire « non necesse est, » pour mettre l’auteur d’accord avec lui-même ; car il vient précisément de dire que ces lettres s’expliquent d’elles-mêmes pour qui veut les comprendre. L’omission de la négation est une faute fréquente chez les copistes. Le N.T. lui-même en offre de nombreux exemples ; comp. Romains 4.19 ; 5.14 ; Galates 2.5 ; Colossiens 2.18, etc. Le cum, puisque, qui suit, ne permet pas d’autre explication.
26. Cum : cette conjonction est la traduction d’un ἐπειδή, puisque, dont l’action s’étend jusqu’au dinoscitur, plusieurs lignes plus loin, lequel devrait être régulièrement dinoscatur. Il n’est pas nécessaire de discuter spécialement sur les épîtres de Paul, puisque, en ne les adressant nominativement qu’à sept églises, à l’exemple de Jean dans l’Apocalypse, Paul a voulu montrer comme celui-ci qu’elles s’adressaient moins à ces églises particulières qu’à l’Eglise une et universelle dont en vertu de ce nombre elles sont les représentantes. Le mot prodecessoris se lit de diverses manières. L’antériorité de Jean, par rapport à Paul pourrait être celle de l’apostolat, mais le contexte ne permet de penser qu’à une antériorité littéraire. L’idée que l’Apocalypse ait été écrite avant les lettres de Paul se retrouve chez Epiphane (Haer., 51, 33), qui en place la composition sous Claude (de 41-54).
27. Septima : dans cette seconde liste, l’auteur intercale les églises non encore nommées parmi celles, déjà mentionnées, qui avaient reçu les principales lettres : trois entre les Corinthiens et les Galates, une entre les Galates et les Romains. Cet ordre n’est en aucune façon chronologique, il est sans analogue. Zahn pense qu’il reproduit simplement la suite des épîtres, telle quelle existait dans le document dont se servait l’auteur.
28. Iteretur : les lettres doubles adressées à deux de ces églises ne changent rien à leur nombre de sept.
29. Ecclesiastice. Les quatre lettres, adressées à des individus et non à l’Eglise, sembleraient n’avoir aucune place dans le Canon de celle-ci ; car elles appartiennent à une relation purement privée. Cependant, en raison de la considération dont elles ont été l’objet dans l’Eglise et de leur utilité pour le gouvernement ecclésiastique, elles font aussi partie du Canon.
30. Marcionis : sur ces deux lettres apocryphes attribuées ; à Paul, voir plus haut. – Zahn (Gesch., II, p. 586) cite un fragment assez pauvre qui paraît avoir appartenu à cette lettre aux Alexandrins ; on n’y remarque absolument rien de marcionite.
31. Et super scriptio… habentur. Le mot superscriptio n’a pas de sens ; les deux dernières lettres proviennent sans doute d’une confusion avec les deux premières du mot suivant : Johannis. Il faut lire superscripti, terme qui pourrait se rapporter au fait que Jean a déjà été nommé ci-dessus ; mais le sens est plutôt que le nom de Jean est inscrit en tête de ces lettres (ἐπιγγεγραμέναι). – Sont-ce deux lettres outre la première déjà nommée, et ce mot renferme-t-il aussi la troisième ? Ou bien les deux premières sont-elles envisagées comme une seule ? Cela reviendrait au même pour le résultat. Mais le sens le plus naturel est de voir ici unique- ; ment ce que nous appelons la première et la seconde lettres de Jean.
32. Scripta : il ne peut s’agir ici que du livre judéo-alexandrin, souvent appelé Sapience de Salomon, où ce roi est censé s’adresser aux rois de la terre pour les engager à renoncer à l’idolâtrie et à gouverner justement ; voir Reuss, La Bible, ; Philosophie des Hébreux, p. 503-560. Cet écrit, composé selon Reuss entre 150 et 50 avant Jésus-Christ, était hautement : estimé par les Pères. D’après Jérôme plusieurs l’attribuaient à Philon, et s’il n’a jamais été canonisé, il n’en n’a pas moins été recommandé par plusieurs, par Athanase par exemple (avec Sirach, Esther, Judith, la Didaché et le Pasteur), comme livres à lire (ἀναγινωσκόμενα). C’est à ce titre qu’il est mentionné ici. Mais qu’est-ce que ces amis de Salomon, qui doivent l’avoir composé à son honneur ? Ici intervient heureusement une conjecture de Trégelles qui, au lieu de ὑπὸ φίλων, par des amis, propose de lire ὑπο Φίλωνος, par Philon. Cet écrit attribué au philosophe juif, contemporain de Jésus, serait un hommage rendu à Salomon avec lequel y est identifiée la Sagesse. Ainsi tombent toutes les suppositions de ut ou et ut qui avaient conduit à d’incroyables hypothèses au sujet des épîtres de Jean, mentionnées auparavant.
33. Nolunt. L’omission des deux épîtres de Pierre a amené plusieurs essais de correction, parmi lesquels le moins mauvais serait celui de Thiersch (Versuch, etc., p. 386) : « Petri unam recipimus ; secundam quidam ex nostris legi in ecclesia nolunt. » C’est un expédient peu vraisemblable, destiné à réintégrer dans cette liste les deux lettres de Pierre qui y restent décidément étrangères. Et le rejet ainsi exprimé à l’égard de 2 Pierre serait plus grave encore que l’omission par ignorance.
34. Fratre ejus : l’auteur appuie sur la composition toute récente du Pasteur pour lui fermer la porte du recueil des écrits apostoliques.
35. Se publicare : évidemment traduction barbare du moyen δημιοσεύεσθαι.
36. Completum : à lire soit complète, soit completos numero.
37. Ce paragraphe est à peu près indéchiffrable. Le fameux gnostique Valentin était égyptien ; peut-être d’Arsinoé, ville voisine du lac Mœris. Zahn propose donc de lire Ἀρσινοείτου τοῦ δὲ καὶ Οὐαλεντίνου (« de l’Arsinoïte, soit Valentin ») ; les deux noms ne désigneraient ainsi qu’une même personne. On a conjecturé aussi les deux noms de Bardesane et de Marcion.
38. Mitiadis ; nom peu lisible. Harnack, a conjecturé Tatiani ; il s’agirait du Diatessaron ; cette tentative n’a pas eu de succès. Il y a eu un écrivain Miltiade (Eus. V, 17) ; mais il ne paraît pas avoir été hétérodoxe et la lettre l qui manque dans la première syllabe rend ce rapprochement invraisemblable. Il s’agirait plutôt, selon Zahn, de quelque collaborateur inconnu de Valentin. Nolte a conjecturé, au lieu de vel Mitiadis, comme texte grec : ἢ τῶν μετ’ αὐτοῦ (ou de ceux qui sont avec lui). Le nom Mitiadis désigne sans doute le Miltiade mentionné par Eusèbe (V, 46),-« le vrai créateur de la littérature montaniste » (Resch) ; c’est à lui que doivent se rapporter aussi les derniers mots du fragment : Asianum Cataphrygum constitutorem (le fondateur asiate du montanisme cataphrygien). Voir Resch, Paralleltexte, H, p. 34.
39. Credner a proposé de lire quin etiam, comme gradation aggravante, passant de l’hérésie comme enseignement, à l’hérésie sous la forme de l’adoration : des psaumes nouveaux substitués aux psaumes bibliques ! Il est en effet souvent parlé des psaumes de Valentin.
40. Conscripserunt. Si l’on ne change pas Marcioni en Marciani (la branche valentinienne dont Marcus était le chef), le sujet de ce verbe serait Valentin et Mitiades qui auraient ensemble composé ce livre nouveau de psaumes pour Marcion, ce qui n’a pas de sens. Zahn propose de lire μακράν au lieu de Marcioni, en donnant à ce mot le sens de longueur, qu’il a parfois, appliqué aux rouleaux des écrits anciens. Il lit : οἵτινες καὶν νέων ψαλμῶν βίβλον μακρὰν συνεγράψαντο (qui ont même composé un grand livre de psaumes nouveaux).
41. Le sens est peut-être, en sous-entendant à la fin le verbe rejicimus ou reprobamus : Nous condamnons tout ensemble (una, du même coup) Basilide et le fondateur asiatique des Cataphrygiens (Montan), c’est-à-dire l’Africain et l’Asiate, le spéculatif et le mystique, si différents qu’ils soient entr’eux.g
g – Consulter particulièrement sur tout ce Fragment la monographie de Hesse, das Muratorische Fragment, 1873 ; Westcott, On the Canon 1 p. 211-220 et 521-538, et Zahn, Gesch. des Kan., t. II, p. 1-143.
Qu’a voulu l’auteur de cet écrit ? Il me paraît qu’il s’est donné pour tâche, en réponse à la question adressée à son église (probablement celle de Rome), de distinguer, dans toute la foule des écrits chrétiens ou semi-chrétiens qui circulaient alors, les trois classes suivantes :
1°) les écrits qui doivent être lus dans le culte de l’Église avec une foi entière, comme étant au-dessus de toute discussion : ce sont les quatre évangiles, les Actes, treize épîtres de Paul, trois épîtres appartenant au groupe des épîtres catholiques et l’Apocalypse de Jean ;
2°) ceux qui doivent être absolument rejetés : plusieurs épîtres apocryphes de Paul, dont deux sont nommément désignées, et l’Apocalypse de Pierre (au moins d’après le sentiment de plusieurs), puis tous les écrits des hérésiarques dont plusieurs sont nommés, précisément ceux que nous avons vus figurer entre les années 100 et 150 ;
3°) certains livres qui, quoique orthodoxes de contenu et devant être lus privément par les fidèles, ne doivent pas être admis à la lecture publique dans les assemblées de l’Église. L’exemple donné de cette troisième classe est le Pasteur d’Hermas, livre très considéré en Occident. Pourquoi l’auteur l’exclut-il de la lecture publique ? Parce que celui qui l’a composé n’appartient ni au nombre des prophètes, ni au cercle des apôtres. On voit que ce critère s’accorde avec celui que constatait Justin, quand il parlait uniquement des. Mémoires des apôtres et des écrits des prophètes, comme livres employés dans la lecture publique.
Il me paraît que nous trouvons dans cette classification les symptômes d’un mouvement de réaction significatif. On avait commencé par lire publiquement dans le culte, à côté de l’Ancien Testament, ce que chaque église possédait d’écrits apostoliques. Nos lecteurs se rappellent ce que nous avons dit plus haut de la destination des évangiles de Matthieu, de Marc, de Jean et de celle du livre de l’Apocalypse à être lus dans les assemblées de culte. Mais on avait bientôt ajouté à ces écrits apostoliques, en vue d’une édification plus variée et plus actuelle, des écrits chrétiens respectables, tels que l’épître de Clément, à Corinthe et sans doute à Rome, la Didaché, en Syrie, l’épître dite de Barnabas, à Alexandrie, l’Apocalypse dite de Pierre, dans les églises de Palestine, le Pasteur d’Hermas, dans celles d’Occident, etc. Puis, comme il arrive, la porte ainsi entrebâillée s’était toujours plus largement ouverte. A ces écrits, non apostoliques d’origine, étaient venus se joindre dans bien des églises d’autres écrits édifiants, tels que des lettres reçues d’autres églises, des récits de martyres et bientôt des narrations intéressantes, plus ou moins fictives et même hérétiques, qui menaçaient d’infecter l’Église. Le danger de cet envahissement ne put manquer d’être enfin vivement senti. Une réaction dut se produire. L’abandon du principe primitif purement instinctif amena, par ses conséquences fâcheuses, un retour réfléchi à ce même principe. Nous avons trouvé les premiers indices de ce fait, quant aux évangiles, dans la sévère délimitation tracée par les écrits de Justin et, plus nettement encore, dans le titre de l’ouvrage de Tatien. Mais chez ces deux écrivains la réaction ne paraît encore que sous une forme purement pratique. Dans le Fragment de Muratori, elle se présente avec le caractère d’un principe réfléchi et conscient de lui-même, celui de l’origine apostolique directe ou indirecte : ne doit être admis à la lecture publique au sein de l’Eglise aucun écrit qui n’appartienne au recueil prophétique ou qui ne procède de l’apostolat, fût-il d’ailleurs, comme le Pasteur d’Hermas, d’une réelle utilité. On a objecté comme une inconséquence à ce principe (voir surtout Jülicher) l’admission des évangiles de Marc et de Luc et celle de l’épître de Jude. Ces trois hommes en effet n’étaient pas apôtres au sens propre du mot. Mais il faut se rappeler que la position faite aux Douze par leur relation intime et journalière avec Jésus pendant sa vie terrestre, avait cessé avec sa présence visible, puis bientôt, plus positivement encore, par l’appel de Paul à l’apostolat. Autour de celui-ci s’était peu à peu formé un nouveau cercle apostolique consacré au travail dans le monde païen ; et l’Église trouvait dans la communauté de vie de ces collaborateurs avec les hommes apostoliques la conviction que leurs écrits ne pouvaient qu’être la fidèle reproduction de la prédication des apôtres eux-mêmes. Mais il est clair que l’extension de cette participation secondaire à l’apostolat ne pouvait dépasser le cercle restreint de ceux qui avaient vécu et travaillé avec les Douze et avec Paul. C’est sur ce fait que repose la différence si profonde qu’établit l’auteur du Fragment entre les écrits de Marc, Luc et Jude, et celui d’Hermas, et l’on comprend bien à ce point de vue la raison pour laquelle est si exactement indiquée l’époque de la composition du Pasteur ; car c’est précisément cette date qui exclut ce livre de l’admission dans le recueil sacré. Au reste, le besoin qu’éprouvent plusieurs Pères de faire de Marc l’écrit de Pierre, et de Luc celui de Paul, montre bien avec quelle force continua à agir dans l’Église le principe de l’origine apostolique. La seule inconséquence réelle que l’on puisse reprocher à l’auteur du Fragment est la mention du livre de la Sagesse (si le texte n’est pas corrompu) ; on ne peut réellement rendre bien compte de ce fait, même si le livre était attribué par l’auteur à Philon, considéré par lui comme prophète. Mais il y a en tous cas une grande exagération à dire, comme le fait Jülicher (p. 310), que, « d’après le Fragment de Muratori, le seul principe de l’Église, dans la formation du Canon, a été l’absence de tout principe. » Le Fragment de Muratori signale certainement une phase importante dans l’histoire du Canon. Cette phase est celle de la limitation et de l’exclusion, succédant à celle de l’accroissement et de l’adjonction. Et c’est bien ainsi, me paraît-il, que s’est produit le fait important de la canonisation, ou de la consécration toute spéciale d’un certain nombre d’écrits et en particulier de nos évangiles. La formation du recueil était un fait dès longtemps accompli quand la canonisation a eu lieu ; et celle-ci a consisté bien moins dans l’admission de ces quatre écrits que dans l’exclusion des autres semblables de toute parité avec eux.