Luther ne s’est pas imposé de sa propre autorité au monde comme un réformateur ; il n’a fait qu’obéir à l’impératif catégorique de sa conscience de chrétien et de pasteur des âmes, en protestant avec la sainte ardeur de la foi contre les indulgences de Tetzel, qu’il n’envisageait que comme une impureté passagère de cette Église, dont il voulait être le fils soumis et respectueux. Cette lutte contre les indulgences, dans lesquelles se concentrent toutes les théories magiques et pélagiennes d’un christianisme dénaturé, révélèrent au moine de Wittemberg la liaison étroite des divers dogmes de la révélation, et le désaccord profond qui existait entre l’Écriture et l’enseignement officiel. Luther ne voulait porter aucune atteinte à l’unité extérieure du catholicisme, mais la papauté, en se proclamant le champion des indulgences, perdit à ses yeux tout prestige, et se vit à son tour attaquée par l’inflexible défenseur de la conscience outragée.
Les circonstances qui mirent Luther en contact avec l’impudent Tetzel sont bien connues. Quelques bourgeois se présentèrent au tribunal de la pénitence, et demandèrent l’absolution des péchés qu’ils avaient confessés, tout en déclarant qu’ils comptaient persévérer dans leur égarement. Sur le refus de Luther de les absoudre, ils lui présentèrent le bref du pape et les lettres d’absolution de Tetzel. Le docteur indigné les renvoya avec la parole du Maître : « Si vous ne vous convertissez, vous périrez tous. » Frustrés dans leur attente, les bourgeois allèrent présenter leurs griefs au dominicain, qui ne craignit pas de fulminer en chaire contre l’hérésie du moine augustin. Fort du droit de sa conscience, Luther en appela à l’autorité supérieure, et conjura dans une lettre touchante quatre évêques de mettre fin à un commerce si scandaleux. Les réponses des prélats furent dictées par le mépris ou par le respect humain. Le 4 septembre, Luther prononça un sermon éloquent contre les indulgences, et, provoqué par une insolente réponse de Tetzel, afficha, le 31 octobre, ses fameuses quatre-vingt-quinze thèses à la porte de l’église du château de Wittemberg.
Ces thèses renferment bien des obscurités et des incertitudes qui s’expliquent par l’attachement profond, que Luther éprouvait encore pour les institutions de l’Église romaine. Il envisage la mortification de la chair et les jeûnes comme le signe extérieur et visible du renouvellement intérieur (thèse 3) ; il affirme que Dieu ne saurait pardonner au pécheur, qui a refusé de s’humilier aux pieds du prêtre, représentant de Dieu sur la terre (thèses 7, 61, 38) ; l’absolution du pape est une véritable absolution divine, quiconque s’élève contre elle est anathème (thèse 71). Il proteste encore, à la fin de ses thèses, de son inébranlable attachement au siège de Rome. Nous voyons, cependant, deux principes lumineux dominer ces thèses, et les pénétrer de l’esprit évangélique. La repentance n’est plus un ensemble de pratiques minutieuses et mortes, mais un mouvement de l’âme qui s’abandonne sans réserve, dans son désespoir, à l’action de Dieu ; elle cesse d’être attachée à certains actes isolés de la pénitence ecclésiastique, pour devenir un principe de vie nouvelle qui pénètre l’être tout entier. De plus, ces thèses affirment que l’Évangile de la majesté et de la grâce de Dieu constitue le seul et unique trésor de l’Église (thèse 62), et y rattachent la certitude du salut (thèses 16, 36). Luther reconnaît au pape une juridiction suprême, mais seulement sur les actes de la vie présente ; aucun prêtre ne peut absoudre le pénitent du péché le plus insignifiant, et doit se borner à lui confirmer les grâces que Dieu lui-même lui communique (thèses 6, 36, 37). Les peines canoniques que le pape peut imposer ou effacer par un proprio motu, ne sauraient être confondues avec les châtiments célestes, confusion inévitable dans une dogmatique, qui affirmait l’autorité divine du siège de Rome, et qui, en lui donnant tout pouvoir sur les âmes du purgatoire, lui reconnaissait des droits illimités. L’ivraie de la fausse doctrine, qui a transformé les peines canoniques en peines du purgatoire, a été semée par le malin pendant le sommeil des évêques (thèse 71). Elles n’ont de valeur que pour le temps présent. Quoi qu’il en soit, les deux principes de la repentance intérieure et de l’Évangile, seul trésor de l’Église, dépouillent les indulgences de toute valeur intrinsèque, puisqu’ils leur enlèvent le prestige d’une action efficace sur l’autre vie, et qu’ils proclament qu’il vaut mieux se soumettre à la discipline salutaire des peines canoniques, et donner son argent aux pauvres, que de le consacrer à en adoucir les rigueurs (thèses 43, 40). Ces thèses exprimaient bien les angoisses et les scrupules d’une conscience chrétienne, qui s’oubliait elle-même, qui s’inclinait humblement devant les autres, mais qui soupirait après son affranchissement et après la satisfaction de son âme altérée de vérité. Un tel langage devait émouvoir les consciences sérieuses, et provoquer des sympathies puissantes, en même temps que des haines implacables. Telle est la puissance mystérieuse de l’esprit chrétien, humble, cachée en Dieu, mais inébranlable dans sa grandeur morale. Le principe romain venait de recevoir, sans s’en rendre compte, une atteinte, qui devait l’ébranler jusque dans ses fondements.
La lutte, purement défensive à l’origine, devait parcourir trois périodes distinctes avant d’aboutir au triomphe de la Réforme. Luther dirigea au début la controverse contre les indulgences, avec la ferme assurance que les hauts dignitaires de l’Église, ou tout au moins le pape, condamneraient un trafic aussi scandaleux. Tout en combattant avec énergie les défenseurs des indulgences, et en particulier Sylvestre Priério et Jean Eck d’Ingolstadt, il soumit ses thèses modifiées, ainsi que des explications justificatives au pape, pour prévenir de fausses interprétations. A cet envoi était jointe une humble supplique pleine de déférence filiale pour le souverain pontife. Rome, sans doute, agit avec une modération, inspirée bien moins par la honte des scandales de Tetzel que par la crainte de s’attirer les railleries d’Erasme et les représentations sévères de l’électeur de Saxe ; sans doute aussi le caractère conciliant de Léon X le portait à la bienveillance et à la douceur. On ne fit rien, néanmoins, pour réparer le mal accompli et pour prévenir le retour des abus. Luther fut sommé de comparaître à Augsbourg devant le cardinal Cajetan, qui exigea de lui la condamnation, sans discussion et sans réserve, de sa doctrine de la nécessité de la foi dans la participation aux sacrements, et de ses attaques contre les indulgences, ainsi que la soumission implicite aux arrêts et aux décisions de l’Église infaillible. Luther, inébranlable dans son affirmation chrétienne du rôle souverain de la foi, ne put que lui répliquer qu’il considérait comme une doctrine humaine l’article du droit canonique, qui établissait la valeur des indulgences sur les mérites de Jésus-Christ et des saints, et que, à ses yeux, l’Écriture était la règle souveraine pour le pape aussi bien que pour les fidèles. Pour éviter une arrestation probable, il quitta Augsbourg après en avoir appelé du pape mal informé au pape mieux informé. Ce second appel fut rendu inutile par la bulle papale du 9 novembre 1518, qui sanctionnait la doctrine des indulgences, et accordait au pape, seul représentant de Jésus-Christ et seul dépositaire des mérites de Christ et des saints, le droit de remettre au pécheur non seulement les peines de la vie présente, mais encore celles de la vie à venir jusqu’au jugement dernier.
Cette attitude hostile de Rome rendait inévitable une nouvelle ligne de conduite de la part de Luther. Les défenseurs maladroits des indulgences lui tracèrent eux-mêmes, par leur imprudence, la marche à suivre. Le dominicain Priério ne craignit pas d’établir, sous forme d’axiomes, ces quatre thèses destinées à réfuter l’œuvre de Luther : I. L’Église romaine est virtuellement l’Église universelle ; les cardinaux représentent l’Église romaine ; le pape est virtuellement le collège des cardinaux, comme tête de l’Église. II. Le pape, quand il prend une décision ex cathedra, ne peut se tromper. III. Quiconque ne considère pas la doctrine professée par l’Église romaine et par le pape comme la règle de foi infaillible, qui communique à l’Écriture sainte elle-même sa puissance et sa valeur, est un hérétique. IV. L’Église romaine, ou le pape, n’instruit pas seulement par ses paroles, mais aussi par ses actes ; quiconque critique les actes de l’Église romaine est un hérétique. Quand, en outre, pour rehausser la valeur des indulgences, Priério affirmait que le chrétien ne peut pas arriver ici-bas à la ferme assurance de son pardon, et que, dès lors, il vaut mieux faire trop que trop peu pour son salut, Luther n’était pas seul ébranlé dans sa foi implicite en un système qui aboutissait à la compression, pour ne pas dire à la suppression de l’Écriture, de la conscience et de la foi, et qui réduisait la chrétienté tout entière à l’obéissance absolue et à l’acceptation aveugle des enseignements et des actes de la papauté, quels qu’ils fussent. Cette théorie aspirait à imposer au monde moral un despotisme, que les plus cruels tyrans ont à peine osé rêver. Aussi excita-t-elle dans toute l’Allemagne autant d’indignation que de mépris, et Luther, qui désirait avant tout conquérir la certitude personnelle, fut-il ramené par elle à rechercher quel est le principe constitutif de la vérité chrétienne, et pourquoi nous devons l’accepter. Jusqu’alors, il avait cru pouvoir concilier l’indépendance de son for intérieur avec la soumission à l’autorité de l’Église ; mais le doute s’emparant de son âme, il dut se demander si l’autorité extérieure et matérielle de l’Église visible ne portait pas atteinte aux droits de la conscience et à l’autorité spirituelle de la parole inspirée de Dieu. Il s’agissait, en effet, pour lui, de remettre au premier rang l’Écriture sainte et la foi, et de leur attribuer une autorité légitime, contre laquelle viendraient se briser toutes les prétentions humaines. Il n’y a qu’un Dieu, qu’un monde, qu’un Rédempteur ; il ne doit y avoir aussi qu’une source de connaissance, qu’une règle de foi. « Une seule foi, un seul Seigneur, un seul baptême, » écrivait saint Paul aux Ephésiens.
Luther avait dû s’avouer que non seulement le pape est faillible, mais encore que, méprisant tous les avertissements et tous les conseils, il emploie sa puissance au service d’une erreur, que l’aveuglement ou l’endurcissement l’empêchent seuls de reconnaître. Il n’était ni assez préparé, ni assez sûr de lui-même, pour faire un nouveau pas décisif en avant, et pour contrôler les prétentions de l’Église à une autorité infaillible et absolue. Il n’ose encore se prononcer, et attend le triomphe de la vérité de l’Église universelle, réunie en assises solennelles, et dignement représentée par les conciles. Il en appela, en décembre 1518, au futur concile œcuménique, parce que le pape ne pouvait exercer son pouvoir ni au-dessus, ni contre la vérité, mais pour elle seule, qu’il était soumis comme les fidèles à la majesté des Écritures, et qu’il n’avait pas reçu de Jésus-Christ pour mission d’égorger les brebis du Maître et de les nourrir d’erreurs. Il veut être convaincu par des raisons meilleures que l’anathème et la violence, il veut entendre la voix de l’Église, épouse de Jésus-Christ, qui doit prêter l’oreille aux paroles d’exhortation et d’amour de son céleste Époux. Le terrain sur lequel Luther voulait transporter la discussion n’avait rien de contraire aux tendances et aux principes de l’Église, qui avait souvent affirmé l’autorité souveraine des conciles. L’Église romaine ne pouvait pas, de son côté, s’exposer au grave reproche de posséder une double tradition et une double source d’autorité ; tous ses efforts devaient se porter sur la concentration de l’Église en un foyer unique, le pape, chef et représentant infaillible des synodes et des conciles, seul interprète autorisé de la tradition et de l’Écriture. Dès lors l’appel de Luther à un concile devenait illusoire, si ce concile n’était qu’un instrument docile entre les mains de la papauté.
L’appel à un concile général amena une suspension d’armes momentanée, et les négociations de Miltitz et de Luther semblèrent devoir aboutir à la soumission de celui-ci. Ce n’était qu’un moment d’apaisement et de lassitude apparente. Dans un écrit de cette période, Luther reconnaît ouvertement qu’il ne veut, à aucun prix, se séparer de la communion de Rome, qu’il considère comme le pouvoir suprême de l’Église ; il déclare accepter les dogmes ecclésiastiques de l’intercession des saints, du purgatoire, des œuvres méritoires ; il semble enfin réduire la discussion de principes à une simple controverse sur un point particulier (Luthers Werke von Walch, XV, 843). Il reconnaît enfin ses torts, sa polémique passionnée, et se déclare prêt à rentrer dans le silence et dans la paix du cloître.
Luther se voyait appelé à traverser une crise douloureuse. L’électeur de Saxe son souverain, quelle que fut son estime pour sa personne, réclamait de lui la plus grande prudence ; aussi songea-t-il un moment à se réfugier en France. Mais ce qui l’arrêtait surtout, c’était son profond respect pour l’Église, qu’il considérait depuis son enfance comme la source de toute grâce, et comme le seul intermédiaire entre l’âme fidèle et son Dieu. « Après avoir renversé, nous dit-il, par la méditation de la parole sainte, beaucoup d’arguments qui semblaient me barrer le chemin, j’ai, grâce au secours de Jésus-Christ, après bien des angoisses, des travaux et des efforts, réfuté l’assertion qui m’avait le plus tourmenté ; que le fidèle doit écouter humblement les enseignements de l’Église. Oui j’avais un plus grand respect, un plus sérieux attachement, une affection plus ardente pour l’Église du pape, qui pour moi était la seule Église, que ces blasphémateurs iniques qui m’accablent de leurs outrages. »
Néanmoins, le débat, pour ne porter que sur un seul point, n’en est pas moins ardent. Sur la question des indulgences, non seulement Luther refuse de la manière la plus formelle de se rétracter, mais encore il exige que la partie adverse garde le silence, jusqu’à ce qu’un accord ait été conclu. Ses attaques contre les indulgences ont droit aux mêmes égards que les réfutations de ses adversaires, tant qu’un conseil d’arbitres allemands ne sera pas intervenu. En outre, Luther, comme on le voit, reconnaît les pouvoirs du saint-siège, parce que son autorité extérieure ne saurait porter atteinte à la vie spirituelle, et, tout en s’inclinant devant les dogmes formulés par l’Église, il maintient avec énergie le principe que Christ est au-dessus de tous les pouvoirs humains, et que le commandement de Dieu a plus de valeur que celui de l’Église. Cette condescendance et cette humilité étaient d’autant plus méritoires de la part de Luther, qu’il avait à vaincre l’impétuosité de son caractère, et que déjà il avait reçu de nombreux témoignages de sa popularité au sein de la nation allemande, dont il reproduisait si fidèlement les aspirations de liberté spirituelle vis-à-vis de la cour italienne de Rome.
L’heure était solennelle pour l’avenir du monde ! Rome, ce semble, pouvait saisir l’occasion favorable de donner satisfaction aux réclamations énergiques et légitimes de la chrétienté tout entière, et de conjurer des demandes de réformes qui pouvaient devenir un danger pour elle. Il était cependant trop tard. Pendant les négociations de Miltitz avec la cour de Rome, Luther dut faire des réflexions, aussi fécondes en conséquences pour le monde qu’en angoisses pour son âme. Il dut se demander si, dans le cas où Rome condamnerait sur sa demande les scandales du trafic des indulgences, tous ses désirs seraient satisfaits ? Il avait, en effet, assez de jugement pour comprendre que la cour de Rome, même dans le cas où elle serait animée du désir sincère d’apaiser les consciences, devrait compter avec les nombreux partisans des indulgences, et n’oserait contredire, par une rétractation aussi flagrante, les anciennes bulles et la dernière bulle du pape régnant. Bien plus, Luther, qui voulait avant toutes choses conquérir la certitude du pardon de ses péchés, et qui, pénétré du sentiment de la sainteté de Dieu, lui reconnaissait à lui seul le droit de condamner ou d’absoudre le pécheur, attaquait l’une des bases fondamentales du système hiérarchique de la papauté. Il ne tarda pas, du reste, à faire un dernier pas en avant. S’il s’était mis dans une fausse position vis-à-vis de Miltitz, il recouvra son indépendance et sa liberté d’action, grâce à la précipitation et au zèle aveugle d’Eck, auquel on doit rendre au moins la justice qu’il a, du premier coup d’œil, et peut-être avant Luther lui-même, saisi toutes les conséquences de sa première attaque. Les thèses de Luther exprimaient le cri d’angoisse instinctif et spontané de la conscience. Eck, nourri dans les raisonnements de la scolastique, suivit le développement logique des prémisses de Luther, et en déroula toute la portée pour l’avenir du catholicisme et de la cour de Rome. Dans son impatience, Eck, au mépris des engagements de Miltitz, engagea la lutte, bien moins par sa célèbre dispute de Leipzig avec Carlstadt, dispute qui eut lieu du 27 juin au 16 juillet 1519, et qui avait été fixée longtemps à l’avance, que par ses invectives inconsidérées contre Luther, invectives antérieures à la dispute, et dont celui-ci fut profondément froissé. Miltitz n’avait pas encore reçu la réponse de Rome. Dans le cours de la discussion elle-même, Luther attaqua, au point de vue du Nouveau Testament, l’union essentielle de l’Église et de la papauté, et considéra celle-ci comme une déformation historique et postérieure du principe chrétien primitif. Eck invoqua les passages du Nouveau Testament sur la primauté de saint Pierre, passages qu’il appliqua au pape, son légitime successeur. Comme Luther accusait cette conclusion de ne point se rattacher aux prémisses, Eck, sans reculer devant une pétition de principe, invoqua le témoignage que se rend à elle-même l’Église romaine, seule interprète des Écritures. L’affirmation que l’Église romaine est la seule véritable constitue, dit-il, un acte de foi maintenu à Constance contre Wiclef et Jean Huss ! Luther oserait-il se rattacher à la doctrine d’un hérésiarque condamnée par un concile auquel il en appelle ? Le moment était solennel et décisif pour Luther : il s’agissait pour lui d’abjurer la vérité, ou de la maintenir avec énergie en dépit des papes et des conciles ! Il reconnut que le concile de Constance avait condamné des vérités évangéliques, et proclama par cette affirmation l’insuffisance et la faillibilité des conciles. Eck, tout triomphant de l’aveu qu’il venait d’arracher à Luther, le rendit sur-le-champ à Rome pour hâter l’issue du procès qui lui était intenté. Il est possible que la cour de Rome se fût montrée plus patiente et plus tolérante, si Luther avait conservé sa première attitude, et s’était borné à en appeler au jugement de l’Église. Il était dans les intentions de la Providence qu’il fût contraint de reconnaître la puissance intrinsèque des Écritures et leur infaillibilité, en présence des affirmations contradictoires des conciles. Sa position n’en devenait que plus délicate et que plus difficile. En rejetant à la fois les papes et les conciles, il devait passer pour un novateur dangereux et téméraire aux yeux de tous ceux, et ils étaient la majorité, qui considéraient les saintes Écritures comme obscures et insuffisantes, et qui ignoraient le témoignage intérieur et tout puissant que la vérité se rend à elle-même.
Le pape, s’appuyant sur les déclarations des universités de Paris, de Cologne et de Louvain, qui condamnaient formellement comme hérétique Luther, en faveur duquel Erfurt seule osa élever sa voix, lança l’excommunication majeure contre lui et contre la vérité. La bulle Exurge Domine, du 18 juin 1530 condamne quarante et une thèses de Luther comme dangereuses, offensantes, hérétiques, parce qu’elles élèvent la foi au-dessus des sacrements et des œuvres, nient que les sacrements de la nouvelle alliance agissent ex opere operato, rejettent le purgatoire, le libre arbitre, proclament les conciles supérieurs au pape, enseignent le mépris des censures ecclésiastiques, et réclament pour les laïques la communion sous les deux espèces. Les livres de Luther sont frappés d’interdit et livrés aux flammes, lui-même doit se rétracter dans le délai de soixante jours, ses partisans sont condamnés à la prison ou à l’exil, les lieux ou ils auront fixé leur résidence sont frappés d’interdit.
Luther se vit repoussé avec tous les siens du sein de l’Église par cette bulle, dont l’auteur se proclame le chef visible et infaillible. Ce ne fut pas lui qui se sépara de l’Église, à laquelle il avait témoigné une déférence si filiale ; ce fut l’Église romaine qui divorça pour tour jours avec la conscience chrétienne, dont, en Allemagne, Luther se constitua l’énergique et intrépide défenseur. Rome repoussa le fils qui ne voulait pas quitter la maison paternelle ; elle recula devant son inflexible témoignage rendu à la vérité. Le 6 septembre 1520, Luther, tout en prévoyant l’issue de la lutte, mais voulant dégager sa responsabilité et se justifier à l’avance de l’accusation de schisme, avait écrit au pape une lettre pleine tout à la fois d’énergie et d’humilité. Le 17 novembre, il en appela à un concile œcuménique, et publia son pamphlet contre la bulle de l’antéchrist. Rome, y dit-il, en est venue à ne pouvoir ni réfuter ni supporter la vérité, et a recours à l’insulte et à l’outrage, Puis affirmant avec assurance son indépendance chrétienne : « Que personne ne s’imagine me plaire en attaquant la bulle, ou m’offenser en en prenant la défense ! Je suis libre par la grâce de Dieu et sais où trouver ma consolation. Je veux faire mon devoir ; chacun aura à répondre pour soi au dernier jour. » Déjà Luther projetait de se séparer de Rome par un acte solennel, et de livrer la bulle du pape aux flammes : le fait eut lieu le 18 décembre 1520. Rome n’avait plus le pouvoir d’étouffer la vérité dans les cachots ou sur le bûcher ; l’Allemagne était prête à défendre l’héroïque champion de ses droits. Luther lui-même, depuis qu’à la dispute de Leipzig il avait osé affirmer la faillibilité des conciles et la nécessité d’une réforme de l’Église, aussi bien dans la doctrine que dans la discipline et dans la vie religieuse, se sentait transformé. Son intelligence, confondue devant les horizons nouveaux et infinis qui commençaient à s’entr’ouvrir devant elle, nourrissait de vastes projets de réforme, que son âme ardente et sa volonté de fer devaient bientôt réaliser avec une puissance qui a fait des premières années qui suivirent sa condamnation des années aussi fécondes que bénies. Luther fut épouvanté des erreurs sans nombre du système romain, erreurs qu’une première vérité lui faisait successivement découvrir. L’universalité du principe vivifiant de la libre grâce de Dieu en Christ, que l’homme doit s’approprier par la foi, lui donna la clef des richesses inépuisables de l’Évangile. Repoussé par Rome, et comme exilé de toute la chrétienté, il dut rechercher, pour lui et pour les siens, une nouvelle patrie religieuse. Son âme, si longtemps resserrée dans les chaînes étroites et pesantes de la vie monastique, s’élargit, pour ainsi dire, s’assimile tous les éléments généreux, purs et saints, capables de constituer, dans leur ensemble harmonique, une Église nationale allemande.
Etudions, à ce point de vue, l’attitude de Luther vis-à-vis de la renaissance de la nation allemande, de sa noblesse et de son organisation politique. Ce fut Mélanchthon qui mit Luther en rapport avec la renaissance, dont nous aurons l’occasion de reparler, en nous occupant de l’université de Wittemberg. Nous voulons auparavant étudier en détail les premiers ouvrages, dans lesquels Luther développa ses idées réformatrices, véritables monuments classiques de la Réformation, et dont l’influence fut européenne. Ces premiers ouvrages, au nombre de trois, sont intitulés : A Sa Majesté impériale, et à la noblesse chrétienne de langue allemande sur la réforme de l’État chrétien, De la Captivité de Babylone, De la Liberté Chrétienne. Nous pouvons y joindre la première édition des Loci theologici, ou hypotyposes de Mélanchthon. Le premier ouvrage de Luther est tout imprégné du sentiment qu’il accomplit le devoir d’un chrétien et d’un fils de la nation allemande, qu’il apostrophe dans un style enthousiaste et entraînant. Il fut provoqué par la proposition que firent à Luther le chevaleresque humaniste Ulrich de Hutten, le brave et héroïque François de Sickingen, Sylvestre de Schauenbourg, et quelques autres, d’organiser une puissante confédération contre Rome, qui venait de lancer sur sa tête les foudres de l’excommunication. Quelques historiens ont reproché à cet ouvrage, ainsi qu’à la Captivité de Babylone, la violence de son style et les principes révolutionnaires qu’il expose : on doit répondre que les principes réformateurs qu’il développe sont conformes à l’organisation de l’Église primitive. Ceux qui repoussent le principe apostolique du sacerdoce universel des chrétiens se déclarent, par cela même, ennemis de la Réformation. Ceux qui déplorent l’atteinte grave portée au système épiscopal, devraient plutôt gémir de l’approbation coupable que l’épiscopat contemporain de Luther accorda aux indulgences romaines, au lieu de les combattre avec énergie, de son attachement égoïste et intéressé à la papauté, qui lui fit négliger le devoir pressant et prochain de prendre lui-même l’initiative de la Réforme, ce qu’il faut regretter amèrement enfin, c’est qu’il ait sacrifié la vie spirituelle à l’unité extérieure, et les plus saintes aspirations du monde chrétien à des abus séculaires. Luther pouvait-il ménager l’épiscopat, quand il le voyait unanime à accepter les sentences de Rome, et à refuser toute convocation d’un concile ? Il devait y avoir, dans le monde chrétien, un déchirement douloureux et irrémédiable ; les trois écrits de Luther en sont le mot d’ordre et la justification.
Le premier est un cri de détresse en faveur de la nation allemande. Les romanistes ont élevé autour d’eux trois murailles, pour se défendre contre toute œuvre de réforme, ce qui a causé la désastreuse décadence de la chrétienté. A-t-on voulu les contraindre par la puissance temporelle, ils ont prétendu qu’elle s’avait aucun droit sur eux. A-t-on voulu les punir avec les saintes Écritures, ils ont objecté que personne n’a le droit de les interpréter, si ce n’est le pape. Les a-t-on menacés d’un concile, ils ont inventé cette fable, que seul le pape peut le convoquer. Ainsi, ils nous ont clandestinement dérobé ces trois verges pour pouvoir vivre dans l’impunité, et se sont abandonnés, derrière ces murailles, à leur mauvais train de vie. Ils ont réduit les conciles à l’impuissance, et donné au pape tout pouvoir sur l’ordre et la marche du concile ; il est dès lors indifférent qu’il y en ait beaucoup ou aucun. Que Dieu nous vienne en aide et nous octroie l’une des trompettes qui firent crouler les murs de Jéricho, pour que nous puissions abattre ces murs de papier et de paille. Après cet exorde foudroyant, Luther livre un redoutable assaut à la première muraille, la distinction que Rome prétend établir entre les privilèges des laïques et ceux des prêtres dans l’Église ; il expose, pour la première fois, l’idée protestante d’un État chrétien indépendant sur la base du sacerdoce universel. Tous les chrétiens, dit-il, sont de la même race spirituelle, tous prêtres à la gloire de Dieu le Père ; il n’y a entre eux d’autre différence que celle des fonctions. L’ordination, la consécration, la tonsure, ne peuvent transformer un homme en un être spirituel ; tous nous sommes consacrés à la prêtrise par le baptême, car saint Pierre nous appelle la race royale. Luther ne veut nullement porter atteinte, par ces paroles, à la dignité du ministère. Si nous sommes tous prêtres, a-t-il soin d’ajouter, aucun de nous n’a le droit de s’élever au-dessus de ses frères, pour en exercer les fonctions, sans l’approbation et le choix de l’Église. L’ordination ecclésiastique n’y joue aucun rôle. Une communauté chrétienne, retirée dans un désert inaccessible, a le droit de choisir un pasteur dans son sein (Lettre aux chrétiens de Prague). Le prêtre est un fonctionnaire ; sa supériorité tient à sa fonction. Est-il déposé, il devient un bourgeois ou un paysan comme les autres. Les romanistes ont inventé la fable des caractères indélébiles. Par ces paroles, Luther rejette le sacrement romain par excellence, l’ordination épiscopale, qui communique au prêtre le pouvoir d’administrer les sacrements avec efficace. Ayant ainsi établi une simple distinction de dignité et de fonction entre l’état ecclésiastique et l’état laïque, Luther est appelé à étudier les rapports qui doivent exister entre l’Église et l’État. Ce sont, pour lui, deux côtés d’une vie chrétienne commune qui constitue leur union, les pénètre de son esprit, les domine par son influence. Il ne veut pas que l’État empiète sur le domaine de l’Église ; il ne veut pas transformer la théocratie en une césaropapie. A ses yeux, l’organisme du peuple chrétien constitue un corps un et harmonique, dont les différentes parties sont inégales en dignité et en fonction, tout en étant pénétrées du même souffle de vie.
Il a relevé l’origine divine et sainte du pouvoir civil, qui procède de Dieu comme l’Église et a droit au même respect. Christ n’a pas voulu se donner deux corps, l’un spirituel et l’autre temporel ; il est la tête d’un seul corps, dont chaque membre remplit une fonction distincte. L’idée du sacerdoce s’applique aux actions journalières les plus humbles de la vie civile et à toutes les professions manuelles. Les serviteurs de l’Église doivent administrer les sacrements et prêcher l’Évangile ; le pouvoir civil a été armé du glaive pour défendre et pour punir les ecclésiastiques aussi bien que les laïques. Il est appelé à pourvoir aux besoins de l’Église, car aucun membre du corps de Christ ne peut se renfermer dans son égoïsme et refuser de venir en aide aux organes les plus nobles. Il doit s’exercer dans la chrétienté tout entière, sans acception de personnes, quand même il aurait à frapper pape, évêques, prêtres, moines ou nonnes. Le coupable doit souffrir ; quiconque ose contester ce principe est complice de l’insolence romaine. J’affirme que la première muraille de papier gît à terre, puisque le pouvoir civil est devenu un membre du corps chrétien.
La seconde muraille est encore plus mauvaise et plus dangereuse. Quelle que soit l’indignité du pape, il ne pourrait, affirment les romanistes, errer dans l’interprétation des Écritures. A quoi donc pourrait nous servir la sainte Écriture ? Brûlons-la, et contentons-nous de l’ignorant évêque de Rome.
L’Écriture ne nous dit pas de croire à celui qui est assis sur le trône de Rome, mais à celui qui a une meilleure révélation (1 Corinthiens 14.30). Comme les plus humbles chrétiens doivent être instruits par le Père (Jean 6.45), il peut arriver que le plus ignorant possède la vérité, et que le pape et les siens, à cause de leur méchanceté, ne soient pas de vrais chrétiens, et ne soient pas instruits par Dieu. Le pape n’est-il pas souvent dans l’erreur ? Qui voudrait venir en aide à la chrétienté quand il se trompe, si l’on devait lui accorder plus de confiance qu’à celui qui a pour lui l’Écriture ? Il y a parmi nous des chrétiens qui possèdent véritablement la foi, l’esprit et l’intelligence de Christ : pourquoi les condamner et croire au pape ? Nous devrions substituer à la prière : Je crois la sainte Église universelle, celle-ci : Je crois le pape de Rome, ce qui ne pourrait être qu’une erreur venue du malin. Nous tous qui sommes prêtres, et qui avons une foi, un Évangile, un sacrement, pourquoi n’aurions-nous pas le pouvoir de juger toutes choses ? (1 Corinthiens 2.15) Là où est le Christ, là est la liberté (2 Corinthiens 3.17). Ne nous laissons pas effrayer par les inventions des papes, mais jugeons librement tous leurs actes avec l’aide de notre intelligence éclairée par la lumière de l’Évangile ; obligeons-les à lui obéir, et à ne pas écouter leurs propres inspirations. La foi expliquant les Écritures, telle est pour Luther la mesure de la vérité, et il n’entend par là ni les caprices individuels, ni l’interprétation arbitraire, qu’il condamne aussi énergiquement que les prétentions de Rome. Ce qu’il veut, c’est que les opinions individuelles se soumettent au contrôle de l’autorité objective des Écritures ; aussi est-il plein de respect pour les éléments scripturaires de la tradition patristique, mais il ne leur reconnaît, ainsi qu’au corps des évêques, qu’une autorité soumise elle aussi à la puissance souveraine du Saint-Esprit.
La troisième muraille n’a pas à ses yeux plus de solidité que les deux premières : les anciens conciles nous montrent la puissance législative de l’Église primitive ; les princes chrétiens, eux aussi, ont le droit de convoquer un libre concile universel. Le plus humble chrétien, en vertu de sa puissance sacerdotale, a le droit de s’élever contre les abus de la papauté elle-même. L’Église ne peut consacrer sa puissance qu’au service de la vérité. Si le pape veut abuser de son autorité et s’opposer à la réunion d’un concile, nous devons nous élever contre lui, pleins de mépris pour ses vains anathèmes. S’il arrivait que le pape accomplit des prodiges dans sa lutte contre le pouvoir civil, on ne devrait y voir que des œuvres de mensonge. Les clefs ont été données à l’Église tout entière, et non pas au seul saint Pierre. Luther présente ensuite quelques observations sur les réformes que devra accomplir le futur concile, soit sur le terrain de la discipline, soit dans le domaine du dogme. Il réclame la suppression des articles du droit canonique sur lesquels s’appuient l’autorité et la fortune du clergé, la restauration de l’empire dans ses droits primitifs en face de la hiérarchie, la suppression du baisement des pieds, des ordres mendiants, de la faculté d’octroyer des cures allemandes à des étrangers, du célibat, des pèlerinages. Il insiste tout particulièrement sur la réforme de l’instruction primaire et des universités. Il demande que la Bible occupe le rang qui lui est dû, et prenne la place des sentences scolastiques. L’Église catholique a commis un grave péché en persécutant les Hussites ; ils doivent rentrer dans la communion de l’Église, quelle que soit leur interprétation de la présence de Jésus-Christ dans l’hostie.
Dans ce premier ouvrage, Luther n’a nullement abaissé la vérité aux pieds des préjugés nobiliaires. Il n’approuve, à aucun prix, les révoltés de la noblesse contre l’empire pour la défense de ses prérogatives. Voyant l’impuissance de ses réclamations et de ses efforts auprès de là hiérarchie, et désireux de contenir dans les bornes de la modération chrétienne l’effervescence populaire qui devait bientôt se déchaîner dans la guerre des paysans, il s’adresse aux pouvoirs civils constitués, non point pour leur asservir l’Église, mais pour leur demander de convoquer un libre concile national, et de veiller à la liberté de ses délibérations. Il veut bien moins accomplir une révolution que réaliser son œuvre de réforme par la voie de l’ordre et de la modération. On ne peut contester que ces services, tendus par les princes à l’Église, auraient pu lui coûter cher, et que si l’empire, fidèle aux glorieux souvenirs de Charlemagne et des Othons, s’était mis à la tête du mouvement, il aurait établi la monarchie universelle sur les ruines de l’indépendance chrétienne. Cela est vrai, mais les adversaires de cette ligne de conduite de Luther ont été incapables de signaler un moyen plus efficace de réaliser l’œuvre de la constitution d’une Église nationale évangélique par des mesures d’ordre et de modération. La nécessité jeta Luther dans les bras des princes, mais jamais il ne leur a reconnu le droit d’administrer l’Église et de lui imposer sa discipline et ses croyances. Il a envisagé l’assujettissement de l’Église sous le pouvoir civil comme un mal extérieur, moins funeste pour la vie religieuse que le despotisme intérieur d’une hiérarchie corrompue.
L’élément dogmatique de l’œuvre de Luther est exposé dans le livre De la captivité de Babylone, octobre 1520. On y trouve discutées la plupart des erreurs dont l’Église évangélique s’est affranchie dans la suite. Son effort principal est dirigé contre la doctrine romaine des sacrements, qu’il attaque au nom de l’Évangile, et auxquels il oppose la vérité chrétienne.
L’idée de sacrement implique une parole de consécration et une promesse unie à un signe sensible, c’est ce qu’enseigne saint Augustin. Il existe donc, non plus sept, mais seulement trois sacrements : le baptême, la sainte cène, la pénitence, et dans le sens strict du mot, deux seulement, puisqu’il n’y a pas de symbole, de signe sensible dans la pénitence. La sainte cène n’est point un sacrifice, une œuvre méritoire, mais un pur don de la grâce divine ; la foi du communiant joue donc un rôle essentiel dans le sacrement. Luther s’élève avec énergie contre l’opus operatum. Il combat la transsubstantiation, et ne conserve que l’idée de la présence de Christ, sans s’expliquer sur le caractère de cette union avec les éléments. Comme il met l’accent dans la sainte cène, non pas sur la messe ou sur l’adoration, mais sur la jouissance spirituelle de la foi, il est facile de comprendre qu’il en vint à nier radicalement le dogme catholique, auquel il avait compris que se rattachait étroitement l’adoration de l’hostie. Le saint baptême est considéré par lui, non pas comme l’image, mais comme le point de départ de la mort et de la résurrection spirituelles de l’homme, dont les progrès embrassent la vie tout entière. La grâce du baptême est inamissible dans ses effets, et ne peut être détruite que par l’impénitence finale. Combien n’est-il pas consolant pour le chrétien, dit-il, de songer qu’il a été baptisé, non par une main humaine, mais par la Trinité elle-même ! C’est à ses yeux mépriser et méconnaître le baptême, que d’en restreindre l’efficace au seul moment où la cérémonie s’accomplit, car, quelle que soit alors la puissance de la grâce divine, si les péchés de la vie ordinaire ne tardent pas à en effacer les traces, il faut découvrir pour l’âme une autre route, qui conduise au ciel, et chercher des équivalents dans les sacrements catholiques.
L’efficace éternelle du baptême est pour Luther la base inébranlable de la liberté chrétienne ; supprimez-la, et vous retombez sous le joug écrasant des pratiques romaines, et sous l’esclavage des œuvres légales. Pour justifier l’importance en apparence excessive du baptême, et éviter les abus sérieux et les erreurs de l’opus operatum, il assigne une large part à la foi ; le baptême n’a aucune efficace, si les grâces qu’il apporte à l’âme ne sont pas saisies avec foi par celui qui le reçoit. Plaçant ainsi la foi avant le baptême, Luther ne peut mentionner, et semble même repousser le baptême des enfants. Il n’est pas encore parvenu à une notion nette et précise de ce sacrement, et parle en termes obscurs de la foi qui sommeille chez l’enfant, et de la foi vicariale du parrain et de la marraine. Luther ne formula la doctrine du baptême des enfants qu’après les excès des anabaptistes de Munster, qui s’étaient approprié sa théorie première, et rejetaient entièrement l’antique pratique de l’Église. En ce qui touche la doctrine des vœux, Luther n’en admet qu’un seul, le vœu du baptême, qui renferme en soi tous les engagements qu’un chrétien peut et doit contracter. Il en résulte encore que la confession suivie de l’absolution, ne constitue pas un nouveau sacrement ; elle n’a en vue, que de réveiller dans l’âme le sentiment des grâces baptismales, en donnant un nouvel essor à la vie de la foi dans l’âme du fidèle. La confession de tous les péchés particuliers est matériellement impossible, et l’Église doit absolument condamner les œuvres méritoires. Les quatre autres sacrements n’ont pas de signe auquel soit rattachée une promesse, et n’ont pas été institués par Jésus-Christ lui-même.
Le premier ouvrage de Luther pouvait être considéré comme une déclaration de guerre, et la Captivité de Babylone comme une exposition dogmatique des principes féconds et régénérateurs de la Réforme. Le sermon sur la liberté du chrétien ne renferme aucune polémique, et est animé d’un souffle vivant d’amour des âmes, et de piété ardente envers Dieu. Le principe réformateur y révèle sa profondeur, la richesse de ses développements, et la spontanéité de son inspiration religieuse. Tout ce que le mysticisme renferme de plus suave et de plus pur s’y trouve résumé, et lui communique un parfum exquis d’amour céleste. Ce sermon nous prouve qu’un mysticisme vivant et sage peut offrir à la pensée chrétienne l’union harmonieuse des principes dogmatiques moraux, et religieux, et que la pensée profondément convaincue de Luther renferme en germe une mine intarissable de spéculations métaphysiques et scientifiques.
Le chrétien, dit Luther, est libre et maître de toutes choses ; il est soumis à toutes choses, au service de tous, libre par la foi, serviable par l’amour. Luther traite d’abord de la liberté chrétienne : L’âme doit être absolument libre, le corps entièrement soumis à l’âme. Comment conquiert-elle sa liberté ? Par aucun acte extérieur, jeûnes ou pèlerinages, car la piété et la liberté ne sont pas plus matérielles et sensibles que l’esclavage et le péché. Il n’est aucune puissance dans le ciel et sur la terre, qui puisse affranchir l’âme en dehors du saint Évangile et de la Parole de Dieu par Christ. L’âme peut se passer de toute autre nourriture, car elle trouve dans la Parole, bonheur, paix, lumière, art, science, justice, liberté, en un mot, le souverain Bien. Les mystiques avaient pris pour mot d’ordre : Dieu seul suffit à l’âme. Luther répond : L’âme a besoin du Dieu inaccessible se révélant dans sa Parole ; Dieu dans la révélation, c’est Dieu dans la Parole, reflet du Verbe éternel. Quelle est cette Parole, et comment affranchit-elle l’âme ? Nous devons distinguer, répond Luther, dans l’Ancien Testament, la loi et la promesse. Les lois enjoignent les bonnes œuvres ; elles commandent, elles n’assistent pas ; elles instruisent, elles ne fortifient pas. Elles ont en vue d’enseigner à l’homme son impuissance, et de le faire renoncer à lui-même. Quand l’homme est tombé dans cette angoisse Indescriptible de l’âme, Dieu lui envoie la parole de la promesse qui le console, et lui rend la paix. Veux-tu, lui murmure cette promesse, accomplir les préceptes de la loi ? Va, crois en Jésus, et tu trouveras dans sa communion la justice et la liberté. Si tu crois, tu es riche ; incrédule, tu es dans l’indigence ; en tous cas, tu montres que tout appartient à Dieu, le précepte et l’accomplissement du précepte. La Parole de Dieu n’est pas, aux yeux de Luther, une lettre morte, une formule magique pour obtenir le salut. Pour être libre, il ne suffit pas que l’âme répète machinalement les paroles de l’Écriture. La doctrine mystique de la contemplation de l’amour divin est transformée par Luther en un principe fécond de foi, qui tient compte du péché, et se rattache respectueusement aux révélations historiques, et au Dieu paternel qui s’est révélé à l’homme par l’envoi de Jésus-Christ.
Le chrétien ne doit pas entendre, dans la Parole, autre chose que la voix de Dieu qui s’adresse à lui. La vie et l’œuvre de Christ ne doivent plus être envisagées comme une histoire ou une chronique, mais ma foi ne grandira que le jour où je saurai, non seulement qu’il est venu, mais encore pourquoi il est venu, comment je puis employer et savourer les biens qu’il est venu m’apporter sur la terre, à moi, Luther. Toutes les paroles de Dieu sont saintes, véritables, justes, pacifiques ; elles sont la source de toute grâce. De même que le fer prend la chaleur et l’éclat du feu, avec lequel il s’unit dans la fournaise, de même l’âme s’assimile toutes les vertus de la Parole par sa communion avec elle. La foi unie à la Parole reproduit dans chaque âme humaine cette union de l’humanité et de la divinité, dont Christ a été le parfait modèle. Ce que Christ possède appartient à l’âme croyante, qui donne à Jésus-Christ, sans réserve, ce qui lui appartient en propre. Christ possède la vertu, la sainteté, qui deviennent la propriété de l’âme ; l’âme, de son côté, possède un douloureux héritage d’ignorance, de péché et de misère, qu’elle transmet à Jésus-Christ. Il s’élève entre le divin époux et sa terrestre fiancée une joyeuse rivalité de sacrifice et d’amour. Christ, l’homme-Dieu, et qui possède comme tel l’éternité, la toute-puissance, la sainteté parfaite, agit, quand il s’assimile les péchés des croyants par l’anneau des fiançailles, la foi, comme si lui-même avait commis ces péchés, qui doivent être comme engloutis et étouffés en lui, en vertu de la toute-puissance de sa justice divine. Par sa communion avec Christ, l’âme se purifie et s’affranchit de ses péchés, et se pare de la justice de son céleste fiancé. N’est-ce pas une joyeuse hospitalité que celle de Christ ? Voici, Le riche, le noble, le pieux fiancé, Christ, contracte mariage avec la pauvre âme méprisée et avilie, il la délivre de ses maux, et la couronne de biens. Il n’est plus désormais possible que ses péchés entraînent sa condamnation, puisque Christ en a pria sur lui le pesant fardeau.
Comme on le voit, la saine mysticité de Luther lui a permis de s’approprier tous les éléments historiques de la foi, ce que n’avaient pu faire les mystiques du moyen âge. Pénétré d’un profond sentiment moral, il a placé au centre de son système les notions fondamentales de péché et de réconciliation, et il a su trouver une définition aussi morale que profonde de la doctrine de la substitution.
Luther décrit ensuite les dignités et les honneurs auxquels Christ élève l’âme croyante. Christ est roi et prêtre dans un sens spirituel. Possédant lui-même les dignités et les privilèges du fils aîné, il les communique à tous ceux qui croient en lui, et qui deviennent rois et sacrificateurs avec lui (1 Pierre 2.9). Elevé par la foi au-dessus de toutes choses, le chrétien devient le roi spirituel de la création, non pas que nous possédions corporellement toutes choses ; notre corps est réservé à la corruption du sépulcre, nous sommes sous la dépendance de ses faiblesses, nous succombons aux atteintes du mal physique, aux lois de la matière, mais rien ne peut porter atteinte au bonheur spirituel du chrétien ; la souffrance, la mort elle-même concourt à son plus grand bien. Voilà vraiment une dignité grandiose, une puissance redoutable, une royauté spirituelle ! il n’est dans l’univers rien, soit en bien, soit en mal, qui ne doive concourir à mon plus grand bien dans la mesure de ma foi, rien qui me soit indispensable, car ma foi me suffit. Voyez combien est glorieuse la foi des chrétiens ! qui pourrait en analyser la beauté et la grandeur ! La royauté de chrétien lui assure l’empire de toutes choses, car Dieu exauce toutes ses prières (Psaumes 45.10). La foi lui procure en abondance tous les biens dont la perte serait inévitable, s’il voulait les obtenir par ses œuvres. Elle lui permet de réaliser tous les commandements de Dieu, et la dispense de tout autre devoir, puisqu’elle lui apprend à aimer Dieu de toute son âme et de toute sa pensée, ce qui est le plus grand commandement, et celui qui aime Dieu, lui obéit joyeusement en toutes choses.
La foi, d’après Luther, est assez puissante pour dispenser le chrétien de l’accomplissement des œuvres ; sans elles, il obtient le pardon de ses péchés et l’éternelle béatitude, pourvu que son âme grandisse et progresse jusqu’à la consommation de toutes choses.
Cette liberté de la foi, si énergiquement proclamée par Luther, semble entachée d’hérésie antinomienne, et l’on a reproché au réformateur d’isoler la vie religieuse de l’activité pratique et de prêcher l’indifférence en morale. Dans sa Symbolique, Möhler écrit ces lignes : « D’après Luther, la loi est aussi distincte de la foi que l’enfer du ciel, la nuit du jour. Elle n’occupe aucune place dans le ciel, et ne s’applique qu’à l’existence actuelle, corporelle et périssable. Pour lui, la morale n’a qu’une valeur relative ; seule, la piété est efficace. Il en résulte un dualisme irréductible entre la vie extérieure et la vie de l’âme. » Critiquer ainsi Luther, c’est méconnaître la grandeur synthétique de son intelligence, qui associe étroitement les bonnes œuvres à la foi, et qui, tout en affranchissant celle-ci du joug des œuvres, les unit à elle, et les y rattache par des liens aussi étroits que ceux qui unissent les fruits à l’arbre qui les porte. Luther continue en ces termes l’exposition de la doctrine : « Si la foi est le seul principe constitutif de la piété, pourquoi Dieu exige-t-il de nous les œuvres ? Soyons justifiés et vivons dans l’inaction, direz-vous. Non, mon ami, il n’en est rien. Bien que l’âme humaine soit justifiée par la foi, elle est appelée à vivre ici-bas dans un corps mortel, qu’elle a pour mission de gouverner, et dont elle doit supporter les souffrances. Le corps doit donc se régler sur les mouvements intérieurs de l’âme, et grandir à sa stature. L’homme spirituel est uni avec Dieu ; Christ, qui a tant accompli pour lui, est sa joie et son breuvage. Aussi doit-il aspirer de toute son âme à servir gratuitement Dieu par un libre mouvement de son amour. La chair lui oppose une véritable résistance, car elle ne cherche qu’à satisfaire ses convoitises égoïstes, et la foi se voit contrainte d’engager contre elle une lutte acharnée. »
Ainsi Luther, en se plaçant sur le terrain des béatitudes, que la communion de foi avec Christ assure à l’âme convertie, et qui éveillent en elle une vive reconnaissance, se voit appelé à traiter de la sanctification du fidèle. La foi, qui renverse les barrières élevées par le péché entre Dieu et l’âme, tend à rétablir en celle-ci, par la puissance de la vie intérieure, l’unité et la plénitude premières. L’âme, purifiée par la foi, soupire après la pureté de tout ce qui l’entoure, et après l’adoration de Dieu par les âmes ses sœurs, qui l’ignorent encore. Comment le chrétien régénéré pourrait-il vivre désormais dans l’inaction ? Ses luttes contre son propre corps lui font accomplir plus d’une action vertueuse, qui ne saurait sans doute le justifier devant Dieu, mais qui exprime les sentiments tendres et filiaux dont son âme est pénétrée à l’égard de son Sauveur. La foi lui restitue le paradis, dans lequel Adam obéissait joyeusement à son Père. Le fidèle ne doit pas seulement vaincre son corps rebelle, il est invité par l’Esprit-Saint à aimer ses frères, dans la société desquels il est aussi appelé à vivre ici-bas. Le fidèle, heureux dans la communion de son Dieu, possède, il est vrai, la plénitude de toutes les grâces, mais son amour déborde et rayonne autour de lui en actes aimants, et tout pénétrés de l’esprit du Seigneur Jésus (Philippiens 2.6-7). Comme lui, il ne doit aspirer dans la pratique du bien, qu’à plaire à Dieu, en se nourrissant de cette pensée : Or ça, mon Dieu m’a donné outre mesure toutes les richesses de la piété et de la béatitude à moi, misérable et indigne pécheur, et cela sans aucun mérite de ma part, gratuitement et par un pur effet de sa miséricorde, en sorte que, désormais, je n’ai plus besoin que de croire, et cela suffit. Eh bien ! O Dieu si paternel, qui as répandu sur moi tes biens les plus précieux, je veux, à mon tour, dans la liberté de mon bonheur, accomplir gratuitement les œuvres auxquelles tu prends ton bon plaisir, et me conduire envers mon prochain comme Christ s’est conduit le premier envers moi.
Bien loin de rejeter la loi et les œuvres, la foi peut seule leur donner une satisfaction entière. Là où il n’y a pas la foi règne le péché. Les œuvres méritoires ne rendent pas l’homme juste, mais l’homme juste peut seul les accomplir. Ce ne sont pas les fruits qui portent l’arbre, mais l’arbre qui porte les fruits, et qui les précède dans la dignité et dans le temps. Luther décrit ensuite à grands traits cette vie d’amour pour Dieu, qui part de lui pour aboutir à lui. « Les biens de Dieu doivent se répandre de l’un à l’autre, et devenir le bien commun de tous, en sorte que chacun traite son frère comme soi-même. Christ nous communique toutes les grâces, lui qui s’est intéressé à nous comme s’il était ce que nous sommes. Elles doivent se répandre autour de nous, en tous ceux qui en ont besoin. Ma foi, ma justice, je dois les communiquer à mon prochain, me charger de ses péchés, et, à l’exemple de Christ, les considérer comme miens. » L’amour est donc pour Luther une disposition en vertu de laquelle nous nous associons intimement aux sentiments et aux besoins de nos frères, dont nous prenons pour ainsi dire la place. Cet amour procède de la foi, et puise ses inspirations dans l’amour de Christ rédempteur. Un chrétien ne saurait se concentrer en lui-même ; il vit avec Christ par la foi et avec son prochain par l’amour. La foi, l’arrachant à lui-même, l’élève jusqu’à Dieu ; l’amour l’abaisse jusqu’aux plus misérables d’entre ses frères. Il demeure toujours dans la communion avec Dieu (Jean 1.51). Nous devons signaler le fait remarquable et significatif que Luther joignit ce précieux traité à sa dernière lettre au pape, du 6 septembre 1520, réunissant ainsi en un faisceau les idées les plus profondes et les plus édifiantes du mysticisme catholique, et les expliquant dans le sens évangélique, s’engageant, quelque tournure que prissent les événements, et dans un sentiment de paix et de concorde, à ne point lutter avec l’Église romaine, quand même elle le rejetterait de son sein, que d’attachement à la vérité et de dévouement à la foi. Il est doux pour l’âme de voir, en lisant ce précieux traité, le calme d’esprit, la netteté, la douceur de Luther, au moment le plus redoutable de sa vie de lutte et d’épreuve. Ce miroir limpide d’une âme enfantine, dans lequel se reflète la paix du ciel, forme un merveilleux contraste avec la tempête qui commence à souffler sur le monde. Ce fait suffirait seul pour prouver que le confesseur de la justification par la foi avait ce qu’il proclamait, et était ce qu’il voulait instruire l’homme à devenir.
La puissance morale, que Luther avait acquise en quelques années dans l’Allemagne tout entière, se révéla par les événements dont fut le théâtre la haute école de Wittemberg, qui lui dut de devenir sous son influence la métropole intellectuelle de l’Allemagne régénérée. Avant la bulle, et la rupture définitive de Luther avec Rome (10 décembre 1520), les deux partis étaient restés sur le terrain de la controverse. La vie religieuse, le culte, l’organisation ecclésiastique, le célibat des prêtres et les ordres monastiques n’avaient subi aucune atteinte, aucune modification. Le respect du passé, le support des faibles, l’incertitude sur les dispositions du peuple avaient jusqu’alors retenu la main des réformateurs, et Luther lui-même ne songeait nullement à l’œuvre immense qu’il allait bientôt accomplir. Mais il s’était constitué à Wittemberg, depuis 1521, une puissance spirituelle qui devait devenir le foyer et le centre de l’Église purifiée, quand les temps marqués seraient accomplis. Des milliers de jeunes gens y affluaient de tous les points de l’Allemagne, ou plutôt du monde entier, pour se pénétrer des enseignements et des principes évangéliques, que Dieu les destinait à répandre aux quatre vents des cieux. C’est de leur sein que devait sortir la génération nouvelle, appelée par la Providence à gouverner, à évangéliser et à instruire l’Allemagne. L’université forma un noyau d’hommes pieux, instruits et résolus, dévoués à la personne de Luther, unis par l’œuvre commune de la Réformation : Mélanchthon, Jonas, Bugenhagen (Poméranus), André von Bodenstein, surnommé Carlstadt, J. Agricola, Amsdorf, le juriste Jérôme Schurff, etc. Mélanchthon et Carlstadt attirent plus particulièrement notre attention.
Jusqu’en 1517, Luther avait vécu dans la retraite, exclusivement préoccupé de son salut et du salut des âmes qui lui étaient confiées. Tout en montrant de grandes dispositions pour les études classiques, il était resté jusqu’alors étranger aux travaux de la renaissance, qui, trop souvent, n’avaient que superficiellement servi les intérêts supérieurs des âmes par la beauté et l’élégance du style et des pensées, et contribué à rendre les sentiments religieux aussi superficiels et extérieurs que la vie morale qui découlait de leurs principes. Il haïssait du fond du cœur la philosophie d’Aristote et la scolastique, non seulement à cause de leur formalisme, mais aussi parce qu’elles avaient constitué pendant des siècles l’arsenal scientifique de l’Église romaine. Il se vit appelé, sans doute, pour combattre la scolastique, à étudier les Écritures ; mais il le fit à un point de vue exclusivement pratique et édifiant. Il ignorait que le principe glorieux de la justification par la foi renfermait en germe tout un monde nouveau de science, de pensée, de théologie, dont le développement, nécessaire et réclamé par des besoins nouveaux, pourrait seul contribuer à établir l’Église renouvelée sur des bases sérieuses et durables.
L’œuvre de la Réforme, qui travaillait sourdement les esprits depuis des siècles, avait trouvé dans les combats intérieurs de l’âme de Luther son point d’appui et son couronnement. Les assises spirituelles de l’Église, qui sont la foi et la parole agissant sur l’âme du fidèle, avaient réalisé en lui leur œuvre et leur union. La personne, la prédication, l’âme de Luther rendit un témoignage éloquent et enthousiaste à cette vie nouvelle, qu’il avait le premier savourée. Il n’osa pas, néanmoins, prendre sur lui de constituer l’Église nouvelle, car il ne possédait que dans une faible mesure le don d’exposer l’ensemble systématique de la théologie, et d’organiser l’Église, si l’on en excepte le culte, dans lequel il exerça une influence salutaire sur le chant, la prière et la prédication. Pour lui, il se contente du rôle, glorieux de défenseur de la conscience chrétienne dans ses manifestations les plus délicates et les plus intimes.
L’esprit réformateur aurait bientôt perdu tout empire sur les âme, s’il n’avait eu à sa disposition les éléments précieux d’une science nouvelle, servie par des institutions ecclésiastiques appropriées à sa mission. Il s’agissait avant tout d’exposer les idées réformatrices, sous une forme exempte de particularisme, applicable et intelligible à tous, d’en exclure avec soin les manifestations passagères, individuelles, et, par cela même, arbitraires et intuitives, pour leur imprimer un caractère durable de certitude, de clarté, de systématisation logique et sérieuse.
Le grand humaniste Mélanchthon, après avoir reçu des mains de Luther le baptême de l’esprit, mérita le nom de Magister Germaniæ et de second réformateur. Nous devons considérer comme une dispensation merveilleuse et extraordinaire de la Providence, l’amitié profonde qui unit entre eux, par des liens indissolubles, le maître de la prophétie[a] enthousiaste, et l’homme de la science, « le fils du montagnard, qui tira le métal de la foi de la mine profonde de l’âme chrétienne, et le fils de l’armurier, qui transforma le métal en une épée et en une cuirasse. » L’œuvre, trop grande pour une seule individualité, fut réalisée par ces deux génies si différents, dont l’union féconde et cimentée par l’amitié, malgré quelques divergences passagères, donna à la réforme allemande son unité et sa durée.
[a] Dans le sens des épîtres de saint Paul. (A. P.)
Si Luther possédait le pouvoir d’enflammer, d’enthousiasmer, d’élever l’âme au-dessus d’elle-même, de la plonger même dans les ravissements de la foi et de l’amour, Mélanchthon communiquait à son œuvre un caractère remarquable de solidité et de durée, lui permettait de survivre au tumulte passager des émotions profondes, en lui imprimant le cachet d’une foi raisonnée et inébranlable, la rendait en un mot utile à la vie de tous les jours. Luther, l’homme de l’instinct, de l’intuition, représentant fidèle des aspirations populaires avec leur mélange de spontanéité grandiose, de manque de tact et d’éducation, et d’absence de largeur dans les horizons intellectuels, se trouve heureusement complété et développé par Mélanchthon, qui pénètre son œuvre d’un esprit d’ensemble et d’organisation, et la marque du sceau indélébile de sa délicatesse morale, de sa logique dialectique et savante, de son exposition simple, mais synthétique, lumineuse et convaincante. Les conceptions individuelles du premier revêtent sous la plume du second un caractère remarquable d’objectivité et d’universalité. Les principes évangéliques deviennent grâce à lui le trésor commun de l’humanité. Mélanchthon, en formulant avec netteté les principes évangéliques remis en lumière par Luther, et en les coordonnant dans une systématisation logique et vigoureuse, lui a fait le premier entrevoir les horizons infinis et lumineux des principes nouveaux, qui devaient transformer et régénérer le monde, principes, qui, tout en étant pour les gens du monde un scandale et une folie, n’en possèdent pas moins une puissance divine, qui s’harmonise avec la création primitive, et en prépare la restauration.
Ce pressentiment d’une ère nouvelle qui va commencer pour le monde, Mélanchthon le laisse entrevoir dès son entrée en fonctions comme professeur à Wittemberg, dans son discours d’installation du 29 août 1518. Il y montre les services que les trésors de l’antiquité et les richesses de la renaissance peuvent rendre à l’étude des Écritures, l’essor nouveau et puissant des sciences et des arts, qui, en se retrempant à leur source primitive, pénétreront les générations nouvelles d’un souffle vivifiant d’enthousiasme et de grandeur morale, enfin l’influence féconde, que l’Évangile, semblable aux arômes les plus exquis de l’Arabie, peut exercer sur les diverses branches de l’activité intellectuelle, en les parfumant de son esprit. Ces paroles généreuses durent trouver un écho sympathique dans l’âme de Luther. Il dut saisir les liens intimes et profonds, l’accord providentiel, qui existe entre les études renaissantes, et l’Évangile remis par lui en lumière ; il dut reconnaître que la vérité chrétienne ne pouvait être un trésor réservé pour l’usage exclusif de quelques âmes pieuses, mais que, sans rien perdre de sa dignité et de sa vertu, elle était appelée à pénétrer tous les domaines de l’activité humaine. Luther entretint une correspondance affectueuse avec Reuchlin et Erasme. La Réforme n’y gagna pas seulement des alliés précieux, mais se préserva aussi à leur contact du grave danger de tomber dans un mysticisme sectaire, ou dans une ignorance systématique. C’est à Mélanchthon qu’elle est redevable de l’influence qu’elle fut bientôt appelée à exercer sur les littérateurs, les diplomates et les hommes d’État des diverses nations civilisées.
L’humanisme fut à plus d’un point de vue utile à l’Évangile ; il lui ouvrit l’accès des documents les plus antiques et les plus respectables, mit à sa disposition les armes de la logique et de la dialectique, accoutuma les esprits à repousser les ténèbres et les superstitions de la Rome papale, et à accepter les clairs et purs enseignements de la Parole. Il a été comme le trait d’union entre l’humanité et le christianisme. L’âme généreuse de Luther était capable de saisir la portée et les conséquences de cette union ; comment expliquer autrement l’intensité instinctive de son affection pour Mélanchthon ? Quelle ne fut pas l’influence qu’exerça sur sa vive intelligence cet homme qui unissait en sa personne, sous une forme à la fois si gracieuse et si harmonique, la science et l’Évangile, la conviction chrétienne et l’érudition polie ? Elle se révèle à nous dans ses lettres de cette période, dans lesquelles il place toute son espérance dans la jeunesse généreuse, qui grandit sous ses yeux, et tressaille d’un légitime orgueil, en rêvant à l’Allemagne nouvelle, pieuse, savante et libre. Mélanchthon se laissa quelque temps subjuguer par l’influence de Luther, et unit ses anathèmes à ceux du réformateur contre Aristote et la philosophie, mais, revenu bientôt à la tendance naturelle de son esprit, il nourrit le noble espoir de découvrir dans le christianisme la vraie philosophie, et dans la renaissance une philosophie chrétienne, et non plus exclusivement aristotélicienne. Bien qu’il n’ait pas réalisé par lui-même cette œuvre grandiose, et qu’il se soit borné à commenter les ouvrages d’Aristote et en particulier son Ethique, à partir de 1520, il n’en a pas moins donné à la vérité évangélique sa forme systématique, et sa clarté, qui la rendent accessible aussi bien à l’intelligence qu’au cœur. C’est à lui que la formation allemande est redevable de sa dogmatique. Il lui a rendu de notables services par son Apologétique, que ses adversaires eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher d’admirer, et dont nous devons reconnaître la profondeur, la conviction, la souplesse, qui lui permet de se placer au point de vue de ses adversaires, et de s’assimiler la part de vérité éternelle que renferment les systèmes les plus erronés. On le voit, soutien infatigable de la bonne cause, la défendre dans des négociations et des colloques multipliés, et devant les diètes elles-mêmes. Ses discours, ses voyages, ses règlements ecclésiastiques nous révèlent à quel degré remarquable il possédait les talents d’organisateur. Sur le terrain scientifique et théologique, il s’est particulièrement consacré à la morale ; et en effet, il se distingue moins par l’intensité du sentiment religieux et par la génialité de la foi, que par le caractère moral d’une vie uniformément austère et sérieuse, consciencieuse jusque dans les plus minutieux détails et tout entière consacrée au service de l’Église ; il est gentilhomme dans le sens anglais du mot, plein de courage, mais remarquable surtout par sa résignation dans la difficulté et dans l’épreuve. Son caractère apparaît jusque dans son exposition dogmatique de la vérité.
Quelle que soit l’infériorité de Mélanchthon en présence de la puissante individualité religieuse de Luther, son originalité éclate dans tous les points de doctrine qui se rattachent plus directement à la morale, et il maintient énergiquement son indépendance en présence de Luther lui-même sur plusieurs points essentiels, tels que la liberté et la chute de l’homme, la prédestination, et, chose remarquable, c’est le point de vue de Mélanchthon qui l’a emporté, sinon dans les confessions officielles, du moins dans l’enseignement, et au sein des écoles de l’Église luthérienne. Son traité dogmatique le plus considérable, les Lieux communs, sortis de ses lectures sur l’épître aux Romains (1520), se relie étroitement dans la première édition (1521) au point de vue de Luther, sur les questions non seulement de la foi, mais encore de la science et de la philosophie. Les éditions subséquentes, jusqu’en 1559, ont un caractère moral plus accentué, mais la première édition se distingue par la spontanéité et la suave expression d’une vie religieuse intense, et par la profondeur des pensées.
L’héroïque témoignage que Luther se vit appelé à rendre à la vérité, devant l’empereur et la diète, fit faire à la Réforme un pas décisif dans la voie du progrès et de l’action.
Les regards de toute l’Allemagne étaient tournés du côté de Wittemberg. C’est de là qu’on attendait la parole qui devait faire passer la Réforme dans le domaine de l’action, et le signal d’une transformation ecclésiastique, à laquelle des milliers d’églises, de villes et de bourgades étaient disposées à se rattacher. Luther, si énergique en paroles, si courageux jusqu’à l’héroïsme, quand sa personne seule était en danger, reculait cependant devant la mise en pratique de sa pensée. Il n’osait pas, pour ainsi dire, pénétrer dans le sanctuaire de la conscience de ses frères, et soumettre toutes ces individualités si différentes à une organisation commune. Ses ouvrages les plus virulents se contentent de tracer un programme général, et même devant le refus du pape et des évêques, récusent le droit d’initiative. Il ne se croit pas assez autorisé par son bonnet de docteur à remplir une mission qui semble réservée aux grands et aux puissants du monde. La moindre démarche de sa part pouvait avoir les conséquences les plus redoutables et engager sa responsabilité sans retour. Aussi fait-il appel aux nobles, et à l’empereur qu’il conjure de venir en aide à la malheureuse nation allemande.
Des circonstances plus puissantes que sa volonté le contraignirent à mettre la main à l’œuvre. L’excommunication majeure que l’absolutisme romain fulmina centre lui le 3 janvier 1521 y contribua puissamment. Cette bulle intolérante restait une lettre morte, tant que la diète ne l’avait pas enregistrée et transformée en une loi de l’empire. C’est à quoi tendirent toutes les intrigues du légat. Luther fut invité à se rendre à Worms, et déclara le 18 avril 1521 devant l’empereur et toute la diète, avec l’héroïsme d’un chrétien convaincu, qu’il était prêt à mourir pour la vérité, heureux, s’il pouvait conserver jusqu’à la fin une conscience irréprochable devant Dieu et devant les hommes. Ce témoignage éloquent ne l’empêcha pas sans doute d’être mis au ban de l’empire ; mais il lui valut l’estime et la sympathie de plusieurs des princes allemands, et la main paternelle de l’électeur de Saxe lui assura à la Wartbourg, sa Pathmos, un refuge assuré centre toutes les menées de ses ennemis. Replié en lui-même et jugeant avec indépendance du fond de sa retraite les événements et les hommes de son temps, Luther comprit que la connaissance intime des saintes Écritures au sein des populations pouvait seule imprimer à l’œuvre de la Réformation un caractère ineffaçable de pureté et de durée. Aussi consacra-t-il à la traduction du Nouveau Testament la plus grande partie de son année de captivité à la Wartbourg. Son absence ne pouvait arrêter un mouvement désormais irrésistible, mais qui, faute de conducteur, courut le risque de s’égarer, et de se perdre dans le désordre et dans les excès les plus graves. Wittemberg devint le foyer d’un incendie qui menaça de consumer l’œuvre tout entière dès son berceau, et ce n’était là pourtant que le signe avant-coureur des effroyables convulsions, qui pendant quinze années ébranlèrent jusque dans leurs fondements les masses populaires. Nous devons y rattacher toutes les manifestations diverses d’un fanatisme révolutionnaire, et en particulier, l’anabaptisme, dont jusqu’à nos jours, les adversaires de l’Église évangélique ont voulu faire retomber les excès sur la Réforme. Ces tempêtes redoutables ne nous attestent-elles pas, au contraire, combien sous la domination dix fois séculaire de Rome, s’étaient relâchés tous les principes moraux de la société chrétienne, quelle effroyable corruption de tous les principes religieux elle avait enfantée, combien enfin elle avait été impuissante contre la misère du cœur naturel ? Ne nous révèlent-elles pas aussi, et surtout, le caractère providentiel d’une réformation, qui jeta des racines si profondes sur un sol déchiré par tant d’orages, et qui, après avoir vaincu toutes les oppositions furieuses du fanatisme, de l’ignorance, et des convoitises déchaînées contre tout l’ordre social, sut se rattacher à toutes les tentatives antérieures de réforme, se fortifia et s’affermit dans sa double lutte contre les erreurs du passé, et les débordements du présent, et sut maintenir l’équilibre de la vérité évangélique entre les superstitions et les égarements des tendances les plus extrêmes ?
Le moyen âge avait vu s’élever contre l’Église romaine des sectes puissantes et nombreuses ; mais aucune n’avait exercé une influence durable, parce qu’aucune n’avait présenté au monde le principe évangélique dans toute sa pureté, et n’avait mis au service de la vérité une énergie capable de soulever, et de transformer les masses. On ne peut sans frémir songer aux conséquences possibles de l’effervescence populaire de cette période, si la Réforme n’était pas venue lui donner une direction sérieuse. On peut affirmer, que sans cette intervention providentielle, les peuples, révoltés contre Rome, seraient tombés dans les excès les plus effroyables de l’anarchie morale, religieuse et sociale. Luther fut appelé par Dieu à grouper autour de la Parole sainte toutes les forces saines de la nation allemande, à préserver les unes du désespoir, et les esprits de l’anarchie, à montrer à tous un asile assuré contre les tempêtes déchaînées de toutes parts sur la terre. Bien loin de révolutionner le monde, la Réforme peut seule lui faire comprendre la grandeur de la foi et du renoncement.