Je vis alors qu'ils se mirent à gravir une éminence préparée pour servir de point de vue aux Pèlerins. C'est sans doute là que Chrétien vit pour la première fois son frère Fidèle. Nos voyageurs s'y assirent pour se reposer; ils mangèrent, burent, et se réjouirent d'avoir été délivrés d'un ennemi aussi dangereux. Tandis qu'ils étaient ainsi occupés, Christiana demanda à Monsieur Grand-Cœur s'il n'avait reçu aucune blessure pendant le combat.
— Non, répondit-il, sauf une légère entaille ; mais loin de m'avoir porté préjudice, elle est maintenant une preuve de l'amour que je porte à mon Maître et à vous, et servira, par grâce, à m'obtenir, à la fin, une plus grande récompense.
— Mais n'avez-vous pas été bien effrayé, cher Monsieur, quand il est arrivé sur vous avec sa massue ?
— C'est mon devoir de me défier de mes propres forces, afin de m'appuyer sur Celui qui est plus fort que tous (2 Corinthiens 4.10-11 ; Romains 8. 37).
— Mais qu'avez-vous pensé lorsqu'il vous a, au premier coup, étendu sur le sol ?
— J'ai pensé que mon Maître lui-même a été maltraité ainsi, et que cependant, c'est lui qui a triomphé à la fin, répondit Grand-Cœur.
— Quoi que vous ayez pensé, dit Matthieu, je trouve que Dieu a été merveilleusement bon envers nous, d'abord en nous faisant sortir de cette vallée, puis en nous délivrant de la main de cet ennemi. Pour ma part, je ne vois aucune raison pour que nous doutions jamais de lui à l'avenir, puisqu'il nous a donné maintenant, dans un tel lieu, un semblable témoignage de son amour.
Ensuite ils se levèrent et partirent. A une petite distance se trouvait un chêne, et sous cet arbre, un vieux pèlerin dormait. Ils connurent que c'était un pèlerin à ses habits, à son bâton et à sa ceinture.
Le guide l'éveilla, et le vieillard, levant les yeux, s'écria :
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
— Ne vous fâchez pas ; nous sommes des amis, répondit Grand-Cœur.
Le vieillard se leva et se tint sur ses gardes, voulant savoir qui ils étaient. Alors le guide lui dit :
— Je me nomme Grand-Cœur ; je suis le guide de ces Pèlerins qui se rendent à la Contrée céleste.
— Alors, je vous demande pardon, dit Monsieur Honnête ; je craignais que vous ne fussiez de ceux qui, il y a quelque temps, ont volé l'argent de Petite-Foi ; mais maintenant je vois bien que vous êtes d'honnêtes gens.
— Si nous avions été de ces gens-là, qu'auriez-vous fait pour vous défendre ?
— Ce que j'aurais fait ? J'aurais combattu jusqu'à mon dernier souffle, et vous n'auriez pas eu le dessus, car un chrétien ne peut être vaincu, à moins qu'il ne se rende lui-même.
— Bien parlé, père Honnête, dit le guide ; par ce que tu viens de dire, je vois que tu es de la bonne espèce, car tu as dit la vérité.
— Et moi, je vois que tu sais ce que c'est qu'un vrai pèlerinage, car tout le monde croit que nous sommes facilement vaincus, répliqua Monsieur Honnête.
— Puisque nous avons fait si bonne connaissance, laissez-moi m'informer de votre nom, et d'où vous venez.
— Je ne puis vous dire mon nom, mais je viens de la ville Stupidité, distante de quatre lieues de la cité de Destruction.
— Oh ! êtes-vous de cette ville ? Alors je sais qui vous êtes. Votre nom est Vieille-Honnêteté, n'est-ce pas ?
Le vieillard rougit et dit :
— Non pas Honnêteté, nom abstrait, mais Honnête est mon nom, et je souhaite que ma nature soit d'accord avec lui. Mais Monsieur, comment avez-vous pu savoir qui je suis par le nom de ma ville ?
— J'ai entendu parler de vous par mon Maître, car il sait tout ce qui se passe sur la terre. Je me demandais toujours si quelqu'un viendrait de votre ville, qui est pire que la cité de Destruction elle-même.
— Oui, nous sommes plus éloignés du soleil, et, par conséquent, plus froids et plus insensibles ; mais lors même qu'un homme serait enfermé dans une montagne de glace, si le soleil de justice se lève sur lui, son Cœur glacé se dégèlera. C'est ce qui m'est arrivé.
— Je le crois, père Honnête, je le crois, car je sais que vous dites la vérité.
Alors le vieillard salua toute la compagnie d'un saint baiser de charité ; il demanda le nom de chacun des pèlerins, et comment ils avaient effectué leur voyage jusque-là.
— Je suppose que vous connaissez mon nom, dit Christiana ; le bon Chrétien était mon mari, et voici ses quatre enfants. Mais que pensez-vous que fit le vieillard quand il apprit qui elle était ? Il sauta de joie, sourit et leur fit mille bons souhaits, disant :
— J'ai beaucoup entendu parler de votre mari, de ses labeurs et des luttes qu'il soutint pendant son voyage. Que cela vous console de savoir que son nom retentit dans tout ce pays. Sa foi, son courage, son endurance et sa sincérité en toute occasion, l'ont rendu célèbre.
Il se tourna alors vers les garçons et demanda à chacun son nom. Ils le lui dirent. Puis il leur parla ainsi :
— Matthieu, sois comme Matthieu le péager, non par ses vices, mais par ses vertus (Matthieu 10.3).
— Samuel, sois comme Samuel le prophète, un homme de foi et de prière (Psaumes 99.6).
— Joseph, sois comme Joseph de la maison de Potiphar, chaste et vainqueur de la tentation (Genèse 39).
— Et toi Jacques, sois comme Jacques le Juste, et comme Jacques, le frère de notre Seigneur (Actes des Apôtres 1.13-14).
On lui parla de Miséricorde, comment elle avait quitté sa ville et sa parenté pour suivre Christiana et ses fils. Alors le vieillard lui dit :
— Miséricorde est ton nom : par la miséricorde tu seras soutenue et portée à travers toutes les difficultés que tu rencontreras sur ton chemin, jusqu'à ce que tu parviennes à la Source de la miséricorde que tu contempleras de tes propres yeux.
Pendant tout ce temps, Monsieur Grand-Cœur était très heureux, et regardait ses compagnons en souriant.
Comme ils poursuivaient ensemble leur route, le guide demanda au vieillard s'il ne connaissait pas un Monsieur Craintif, qui était parti en pèlerinage des environs de sa ville.
— Oui, je l'ai bien connu, répondit-il. C'était un homme qui possédait la vérité en lui, mais il était un des pèlerins les plus ennuyeux que j'aie vus de ma vie.
— Je m'aperçois que vous l'avez connu, dit Grand-Cœur, car vous venez de le dépeindre exactement.
— Si je l'ai connu ! J'ai été son compagnon et j'ai fait une partie de la route avec lui. Quand il commença à envisager ce qui pourrait nous arriver plus tard, j'étais avec lui.
— Et moi, reprit Grand-Cœur, j'ai été son guide depuis la maison de mon Maître jusqu'aux Portes de la Cité céleste.
— Alors vous savez que c'était un désagréable compagnon.
— Je l'ai bien supporté, car dans mon métier, on est souvent exposé à conduire des hommes comme lui.
— Racontez-moi alors, je vous prie, comment il s'est comporté sous votre direction, demanda Honnête.
— Eh bien, il avait toujours peur de ne pas parvenir où il désirait aller. Il s'effrayait de tout ce qu'il entendait dire, dès qu'il prévoyait l'ombre d'un obstacle. J'ai appris qu'il était resté un mois à gémir dans le bourbier du Découragement, n'osant pas s'aventurer plus loin quoiqu'il vit d'autres pèlerins le dépasser et qu'ils lui eussent même tendu la main pour l'aider. Il ne voulait pas non plus retourner en arrière, disant qu'il mourrait s'il ne parvenait pas à la Cité céleste, et cependant il se décourageait à chaque difficulté, et trébuchait à chaque paille qu'il rencontrait sur son chemin. Après qu'il fut ainsi resté longtemps dans le bourbier, comme je vous l'ai dit, il s'aventura à le quitter un beau matin ensoleillé, et se trouva, je ne sais comment, de l'autre côté. Quand il en fut ainsi sorti, il ne pouvait croire que c'était vrai. Je crois qu'il avait dans son esprit un bourbier de découragement qu'il portait partout avec lui, autrement il n'aurait pu être ainsi. Il arriva enfin à la porte qui est à l'entrée de ce chemin, et là, encore, il resta longtemps avant de s'aventurer à frapper. Quand la porte fut ouverte, il voulut se retirer et laisser la place à d'autres, disant qu'il n'était pas digne d'entrer, et quoiqu'il fût arrivé un des premiers, beaucoup de ceux qui étaient derrière lui entrèrent avant lui.
Il restait là, tremblant, à l'écart ; je crois qu'il aurait fait pitié à n'importe qui ; cependant il ne voulait pas s'en aller. A la fin, il saisit dans sa main le marteau suspendu à la porte, et frappa un ou deux faibles coups. On lui ouvrit, mais il se retira comme auparavant. Celui qui avait ouvert courut après lui et lui dit :
— Que veux-tu, trembleur ?
A ces mots, il tomba par terre. Celui qui lui parlait fut étonné de le voir si faible, et lui dit :
— « La paix soit avec toi ! » lève-toi, car j'ai ouvert la porte devant toi. Entre, tu es béni !
Alors il se leva et entra en tremblant. Quand il fut dedans, il eut honte de montrer son visage. Après l'avoir encouragé et gardé un moment, comme vous savez qu'on le fait à cet endroit, on lui dit de continuer son chemin et on lui indiqua la route qu'il devait suivre. Il avança jusqu'à ce qu'il parvînt à notre maison. Il se comporta à la porte de mon Maître l'Interprète de la même façon qu'il s'était comporté à la porte du chemin. Il resta au froid un grand moment, avant d'oser s'aventurer à frapper, cependant il ne voulait pas rebrousser chemin. Les nuits étaient longues et froides. Il avait, dans son sein, une lettre de recommandation pour mon Maître afin qu'il le reçût dans sa maison pour le réconforter, et lui donnât un vaillant conducteur puisqu'il n'avait qu'un cœur de poulet. Malgré cela, il n'osait frapper à la porte. Il resta là — le pauvre homme — jusqu'à ce qu'il fût presque mort de faim. Son abattement était si grand que, bien qu'il vît d'autres personnes frapper et entrer, il n'osait faire comme elles. A la fin, je regardai par la fenêtre et le voyant, j'allai à lui et lui demandai qui il était. Mais, le pauvre homme avait les yeux pleins de larmes, et je compris ce qu'il désirait. J'entrai donc et parlai aux habitants de la maison qui firent connaître la chose à notre Seigneur, celui-ci m'envoya le prier d'entrer, mais j'eus beaucoup de peine a le décider. A la fin, j'y parvins, et je dois dire que mon Maître fut merveilleusement tendre avec lui. Il y avait quelques bons morceaux sur la table, on les lui donna. Alors il présenta sa lettre ; mon Seigneur la lut et lui dit que ses désirs seraient exaucés. Quand il eut passé là un certain temps, il sembla reprendre courage et se trouver mieux, car mon Maître, il faut que vous le sachiez, a des entrailles de miséricorde surtout pour ceux qui sont craintifs. Il se comporta avec lui de manière à l'encourager. Quand il eut visité ce qu'il y avait à voir dans la maison et qu'il fut prêt à partir pour la Cité, mon Seigneur lui donna, comme il l'avait fait pour Chrétien, une bouteille de cordial et de bonnes choses à manger. Nous partîmes et je marchai devant lui, mais il ne parlait presque pas ; il se contentait de soupirer très fort.
Quand nous arrivâmes à l'endroit où les trois hommes étaient pendus, il dit qu'il craignait de finir comme eux. Il ne parut satisfait que lorsqu'il vit la Croix et le Sépulcre. Il désira s'y arrêter un moment, et eut l'air heureux pendant un certain temps. Quand il arriva à la colline de la Difficulté, il n'eut pas d'hésitation, et il n'eut pas peur des lions, car ce n'étaient pas des choses semblables qui l'effrayaient ; sa crainte était de ne pas être reçu à la fin.
Je le conduisis au Palais Plein-de-Beauté, avant qu'il le désirât, je crois. Lorsqu'il fut entré, je lui fis faire la connaissance des jeunes filles qui l'habitent, mais il avait honte d'être en compagnie ; il préférait être seul, quoiqu'il ait toujours aimé les bonnes conversations. Souvent, il allait les écouter derrière un paravent. Il aimait beaucoup aussi voir les choses anciennes, et méditer sur elles. Il me dit ensuite qu'il aurait. aimé prolonger son séjour dans les deux maisons d'où nous venions, mais qu'il n'aurait pas eu la hardiesse de le demander.
Quand nous quittâmes le Palais Plein-de-Beauté pour descendre la colline qui conduit à la vallée de l'Humiliation, il descendit si bien que je puis dire que je n'ai jamais vu de ma vie un homme descendre ainsi; il se souciait fort peu de l'humiliation pourvu qu'il fût heureux à la fin. Oui, je crois qu'il y avait une sorte de sympathie entre lui et cette vallée, car je ne l'ai jamais vu mieux portant, pendant tout son pèlerinage, que dans cet endroit. Il se jetait par terre, embrassait le sol et baisait les fleurs qui croissaient dans ce lieu (Lamentations de Jérémie 3.27-29). Il se levait chaque matin à l'aube pour parcourir la vallée en tous sens.
Mais quand nous arrivâmes à l'entrée de la Vallée de l'Ombre-de-la-Mort, je crus perdre mon homme ; non qu'il voulût retourner en arrière — il avait cela en horreur — mais il faillit mourir de peur.
— Oh ! les démons vont me prendre ! les démons vont me prendre ! criait-il, et je ne pouvais le calmer. Il faisait tant de bruit, et criait si fort, que s'ils l'avaient entendu, cela les aurait certainement encouragés à nous tomber dessus. Mais je remarquai soigneusement que cette Vallée était plus tranquille quand il la traversa que je ne l'ai jamais vue avant ou depuis. Je suppose que les ennemis avaient reçu un avertissement spécial de notre Seigneur afin qu'ils n'intervinssent pas durant le passage de Monsieur Craintif.
Il serait fatigant de tout vous raconter ; je vous citerai cependant encore un ou deux incidents. Quand il arriva à la Foire aux Vanités, je crus qu'il allait se battre avec les hommes de la foire ; je craignis qu'ils ne nous tombent dessus, tant il prenait leurs folies en mauvaise part. En traversant le Sol enchanté, il fut très vigilant ; mais quand il parvint au bord du fleuve où il n'y a pas de pont, il fut de nouveau très angoissé.
— Maintenant, disait-il, je vais me noyer, et je ne verrai jamais ce visage qui doit me consoler, alors que j'ai parcouru tant de lieues pour le contempler.
Ici encore, je remarquai que les eaux du fleuve étaient plus basses que je ne les ai jamais vues de ma vie. Il le traversa enfin ; l'eau ne lui venait guère plus haut que la cheville.
Quand il approcha de la porte d'entrée, je pris congé de lui et lui souhaitai une bonne réception là-haut.
— Oh ! je serai bien reçu, oui je le serai ! me dit-il. Puis nous nous séparâmes, et je ne le revis plus.
— Il semble qu'il fut heureux à la fin ?
— Oui, certainement, je n'ai jamais douté de lui. C'était un homme à l'esprit cultivé, seulement il était toujours abattu, et cela rendait la vie pénible pour lui et pour les autres (Psaumes 88). Par dessus tout, il avait horreur du péché ; il craignait tellement d'offenser les autres, qu'il se refusait à lui-même ce qui était permis par la loi (Romains 14.21 ; 1 Corinthiens 8.13).
— Mais pourquoi un homme si bon est-il resté toute sa vie dans les ténèbres ? demanda Honnête.
— Il y a deux raisons à cela. L'une, c'est que le Dieu sage le voulait ainsi : les uns doivent jouer de la flûte et les autres pleurer (Matthieu 11. 16-17). Monsieur Craintif était de ceux qui jouent de la basse. Lui et ceux qui lui ressemblent font retentir la saquebute, (espèce de trombone. (Note du Traducteur)) dont les notes sont plus plaintives que celles d'autres instruments, quoique certains affirment que la basse est la base de la musique. Pour ma part, je ne tiens pas du tout à une profession de foi qui ne provient pas d'un esprit humilié. La première corde que touche ordinairement le musicien quand il veut accorder son instrument est celle qui donne la note grave. Dieu touche aussi cette corde quand il veut mettre une âme au ton. Seulement grâce à l'imperfection de Monsieur Craintif, il ne put jouer d'autre musique que la basse jusqu'à son dernier jour.
[Je dois dire que j'emploie ici la métaphore pour mûrir l'esprit de mes jeunes lecteurs, et parce que, dans le livre de l'Apocalypse, les élus sont comparés à un chœur de musiciens et de chanteurs qui jouent de la trompette et de la harpe, et chantent devant le trône (Apocalypse 7.14 ; 2.3)]
— C'était un homme très zélé, comme on peut s'en rendre compte, d'après ce que vous venez de nous dire, objecta Monsieur Honnête. Il ne craignait ni les difficultés, ni les lions, ni la Foire aux Vanités; il ne redoutait que le péché, la mort et l'enfer, parce qu'il avait quelques doutes sur la réception qui lui serait faite dans la Contrée céleste.
— Vous avez raison, répondit Grand-Cœur, ce sont bien ces choses qui le troublaient, et cela provenait de la faiblesse de son esprit et d'un manque de courage concernant le côté matériel de la vie de pèlerin. J'ose croire que, comme dit le proverbe, « il aurait passé au travers du feu, si son chemin l'avait conduit là ». Mais aucun homme ne peut se débarrasser facilement de ce qui l'oppresse.
— Ce que vous venez de dire de Monsieur Craintif m'a fait du bien, ajouta Christiana. Je croyais que personne n'était comme moi, mais je vois qu'il existe quelque ressemblance entre ce brave homme et moi. Seulement nous différons sur deux points : ses troubles étaient si grands qu'ils ont éclaté au dehors, tandis que j'ai gardé les miens en moi-même. De plus, ils l'empêchaient de frapper aux portes des maisons préparées pour les pèlerins, tandis que les miens me poussaient à frapper d'autant plus fort.
— Si je puis parler de ce que j'ai dans le cœur, dit Miséricorde, je crois que quelque chose de son caractère se retrouve en moi, car j'ai toujours été plus effrayée de la traversée du fleuve et de la perte d'une place dans le Paradis, que de toute autre chose. Oh ! pensais-je, que je puisse avoir le bonheur d'y habiter un jour ! cela me suffirait, quoique j'aie tout abandonné pour cela.
Alors Matthieu prit la parole :
— La crainte, dit-il, est ce qui m'a fait penser que j'étais loin de posséder ce qu'il faut pour être sauvé ; mais s'il en était ainsi pour un homme aussi bon que Monsieur Craintif, pourquoi n'en serait-il pas de même pour moi ?
Pas de crainte, pas de grâce, dit Jacques. Quoiqu'il n'y ait pas toujours la grâce là où il y a la crainte de l'enfer, il est cependant certain qu'il n'y a point de grâce où il n'y a pas la crainte de Dieu.
— Tu as bien parlé, Jacques, dit Grand-Cœur ; tu as touché le but, car « la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse », et il est certain que ceux chez qui manque ce commencement, il n'y a ni le milieu, ni la fin. Mais nous terminerons ici cet entretien sur Monsieur Craintif.