Histoire du christianisme

Roma christiana, Roma aeterna
La place acquise par l’Église de Rome pendant l’Antiquité tardive

La victoire de Constantin sur son rival Maxence au pont Milvius, le 28 octobre 312, ne lui avait pas seulement ouvert les portes de Rome et du pouvoir, elle a signé l’avènement de l’Antiquité tardive. Au cours de cette période longue de quelque trois siècles, les dates les plus significatives pour l’histoire de l’Église romaine tiennent à deux années marquées par des événements survenus hors de la Ville, mais qui étaient gros d’avenir pour elle : 330 et 429.

Le 11 mai 330, le nouveau prince fondait Constantinople ; par là, il se ralliait à une politique de régionalisation de l’Empire qui a connu son achèvement sous Théodose. Et cela a conduit à une semblable régionalisation de la chrétienté. En est témoin le troisième canon du concile de Constantinople de 381 : « Que l’évêque de Constantinople ait la primauté d’honneur après l’évêque de Rome, car cette ville est la nouvelle Rome », auquel a fait écho de façon plus appuyée encore le vingt-huitième canon du concile de Chalcédoine, en 451. Rome a bien pu chaque fois protester, c’en était fini pour elle de la primauté universelle qu’elle entendait tenir non de son statut politique mais de ses origines apostoliques. L’Orient lui était désormais largement fermé, même si ses Églises ont continué à se tourner vers elle lorsqu’elles étaient en délicatesse avec l’empereur.

Au printemps 429, d’autre part, quatre-vingt mille Vandales, hommes, femmes et enfants, passèrent le détroit de Gibraltar et s’emparèrent presque sans coup férir de l’Africa romaine. Acquis à l’arianisme, les nouveaux maîtres voulurent imposer leur foi à leurs sujets ; il s’ensuivit un siècle de persécution, tantôt féroce, tantôt feutrée. Même si l’Église locale sortit victorieuse de l’épreuve, elle avait connu une longue éclipse et ne retrouva jamais son éclat. Or le nombre de ses évêchés, la gloire de ses martyrs et le vivace souvenir laissé par des pasteurs comme Cyprien ou Augustin faisait d’elle la seule Église occidentale qui pût rivaliser avec Rome ; son effacement permit à l’Église romaine d’exercer en Occident ce primat qu’elle n’avait pu sauvegarder en Orient. Car, si l’Italie du Nord résista un temps, les jeunes Églises des Gaules et des Espagnes virent d’emblée dans le pape de Rome le patriarche indiscuté de l’Occident.

Au moins à l’origine, la faveur impériale a beaucoup contribué à cette aura reconnue à l’Église romaine car, à peine entré dans l’Urbs, Constantin multiplia les initiatives à son endroit. Avec la basilica Constantiniana (Saint-Jean-de-Latran), il la dota d’une vaste et luxueuse cathédrale, plus apte que les « maisons de prière » à rassembler les fidèles autour de leur évêque. Il éleva pour Pierre une basilique non moins vaste au Vatican, pour Paul une autre église – sans doute plus modeste – sur la route d’Ostie, tandis que, sur l’Appia, la basilica Apostolorum (Saint-Sébastien) célébrait conjointement ces deux « colonnes » de l’Église locale. Pour lui-même enfin, il fit construire sur la via Labicana une église funéraire et un mausolée dans lequel reposa finalement sa mère Hélène. Et, tout au long du IVe siècle, les princes ont poursuivi dans la même voie, les constantinides en élevant Saint-Laurent et Sainte-Agnès, la dynastie théodosienne en reconstruisant Saint-Paul-hors-les-Murs pour en faire l’égal de Saint-Pierre, que sa dédicace saluait comme une « demeure royale ».

Au Ve siècle, les évêques de Rome étaient devenus assez puissants pour édifier des basiliques qui puissent rivaliser avec ces fondations impériales, comme Sainte-Marie-Majeure, sur l’Esquilin, œuvre de Sixte III (432-440). Et, si leurs prédécesseurs ont été moins ambitieux, ils ont contribué eux aussi à l’émergence dans l’Urbs d’une topographie chrétienne dont Charles Pietri a magistralement reconstitué le tempo. En ville, cela est passé par la construction des tituli, à la fois églises et centres de catéchèse, dont le réseau était devenu si dense dès le Ve siècle qu’il n’était pas un fidèle qui eût à parcourir plus de cinq cent mètres pour assister à l’office. Et il en est allé de même hors les murs, avec la multiplication des cimetières et les catacombes de sanctuaires plus ou moins importants en l’honneur des martyrs. Aucune autre ville ne pouvait entrer en concurrence avec Rome pour le nombre et la qualité de ses édifices ; Rome offrait par là un modèle d’équipement ecclésiastique d’autant plus remarquable qu’il était au service d’une pastorale originale, dont les traits principaux ont été acquis dès l’épiscopat de Damase (366-384).

Les inscriptions en vers à la calligraphie splendide que ce pontife avait prodiguées sur les tombes des martyrs ne se bornent pas à l’éloge des saints ; ce qu’elles célèbrent par leur retour régulier de cimetière en cimetière n’est autre que l’agrégation à la communauté romaine de ces héros de la foi chrétienne. « Christianisme de Rome et romanisation du christianisme » (Richard Kraut-heimer) sont ainsi les deux faces d’un même processus qui est allé croissant au long de l’Antiquité tardive et dont Damase n’a été que le premier chantre – mais quel chantre ! En est témoin l’éloge qu’il avait destiné à la basilica Apostolorum : s’il y concède, un peu du bout des lèvres, que Pierre et Paul avaient été « envoyés par l’Orient », c’est pour ajouter qu’à cause du sang qu’ils y avaient répandu « Rome peut les revendiquer comme des citoyens à elle » ; aussi les salue-t-il pour finir comme de « nouvelles étoiles », ce qui revenait à identifier ces princes de la Roma christiana aux Gémeaux Castor et Pollux qui veillaient depuis les origines, ou presque, sur le salut de la Roma aeterna.

Que Pierre et Paul aient ainsi été convoqués pour cette réinterprétation chrétienne de l’idéologie civile de Rome n’est évidemment pas innocent, les papes du IVe siècle n’ayant cessé d’exalter l’enracinement apostolique de leur Église et la figue de Pierre, derrière laquelle se dessinait en filigrane leur propre portrait de successeurs de l’Apôtre. Ce thème si abondamment orchestré par leurs écrits a également trouvé une traduction en images dans les peintures des catacombes et sur les sarcophages dont beaucoup ont été exportés, ce qui n’a pas peu contribué à diffuser en Occident l’idéologie pontificale. En témoignent les cuves du début du IVe siècle, sur lesquelles Pierre est représenté sous les traits de Moïse, tel un patriarche du « nouvel Israël », et surtout les scènes de la fin du siècle où le Christ, dans son palais céleste, remet sa Loi à Pierre en présence de Paul qui l’acclame. À la différence du tout premier art chrétien, qui offrait un accès immédiat aux Écritures, il est ici signifié que la réception de l’Écriture doit se faire en l’Église, et singulièrement par l’intermédiaire de l’Église de Rome.

Or, pour traduire cela, les artisans ont usé d’une composition hiératique et donné des protagonistes de la scène des traits dans lesquels l’iconographie chrétienne, jusqu’à nos jours, n’a cessé de puiser son inspiration. Ce n’est pas le moindre legs que l’Église de Rome de l’Antiquité tardive ait laissé à l’Église universelle, mais il en est un autre, propre à l’Occident, sur lequel il convient également d’insister : celui du langage.

Cela vaut pour la langue juridique – le droit canonique et sa jurisprudence – que la papauté a commencé à forger à partir du IVe siècle en s’inspirant étroitement du droit romain. En cela aussi, Damase a été un initiateur : la chancellerie pontificale qu’il a considérablement étoffée préfigure la curie, tandis que l’expression decreuimus dont il a usé dans ses rapports avec les Églises d’Occident annonce les décrétales du Moyen Âge. Du reste, l’appellation de « Siège apostolique » qui se répand sous son pontificat visait surtout à traduire l’idée que l’Église romaine était source de droit, et les images de Pierre-Moïse sur les sarcophages contemporains ne disaient pas autre chose : en privilégiant les scènes du Sinaï – remise de la Loi et « miracle de la source » –, c’est la figure d’un législateur qu’elles exaltent.

L’apport n’a pas été moindre dans le domaine de la langue sacrée. Damase – encore lui – avait sollicité son secrétaire Jérôme afin qu’il traduise en latin les Écritures ; ce qu’il reçut en réponse n’est autre que la Vulgate. Mais il en va de même de la substitution du latin au grec dans les célébrations : elle donna lieu à l’élaboration de la liturgie romaine, dont le formulaire est une création des plus originales, mélange harmonieux de grandeur et de sobriété, de simplicité et de dignité. Ce fin connaisseur de la culture antique qu’était Henri-Irénée Marrou le tenait pour « le dernier, et non le moindre, chef-d’œuvre de la civilisation classique ». Certes, il fallut attendre la réforme carolingienne pour que cette liturgie se répande à travers l’Occident, mais, dès lors et jusqu’à Vatican II, elle a été le patrimoine commun des fidèles catholiques romains.

JEAN GUYON

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