❦ 1657-1728 ❦
Daniel de Superville, originaire du Béarn, d’une famille qui vint en France à la suite de Henri IV, naquit à Saumur en 1657. Son bisaïeul, son grand-père et son père avaient été médecins. Il fit ses études classiques à Saumur avec une grande distinction, et étant encore étudiant en philosophie, il fut appelé plusieurs fois à remplacer son professeur.
« Sortant de philosophie, trop jeune encore pour se donner tout à fait à la théologie, il étudia seul pendant une année, et il a souvent nommé cette année la plus utile de sa vie. Peu content de la philosophie d’Aristote, qu’il avait apprise, il voulut connaître celle de Descartes et il l’étudia avec plaisir. Il donnait cependant une partie de son temps aux belles-lettres. Les progrès qu’il y fit le mirent en état de faire des remarques sur quelques auteurs. Il composa aussi alors et dicta à un de ses amis un long traité sur la géographie ancienne[m]. » — Séduit par l’attrait de ces études, il fut sur le point d’abandonner la théologie ; mais une force irrésistible l’y ramena, et il se rendit en 1677 à Genève, où il étudia sous Mestrezat, Turretin et Tronchin, recherchant les instructions particulières plus que les leçons publiques.
[m] « Mémoire touchant la vie de M. de Superville, dans le tome XIII du Journal littéraire, publié à La Haye. Année 1729. Pages 198-199.
Rappelé auprès de son père mourant, il perdit peu après son premier maître de théologie, le professeur De Brais, seul homme de mérite que possédât alors l’académie de Saumur ; mais il suppléa par ses études particulières à ce que les cours publics ne pouvaient lui donner. Sa réputation commençait à s’établir par ses sermons et quelques disputes qu’il soutint avec succès contre des prêtres catholiques ; l’Église de Loudun le choisit pour son pasteur, au moment où il se décidait à passer en Angleterre. C’était en 1683. Après deux ans d’un ministère béni, il fut accusé d’avoir prêché séditieusement et il se vit forcé de suivre la cour pendant trois mois à Paris, à Versailles et à Fontainebleau, jusqu’à ce que cette persécution individuelle se perdit dans la grande persécution qui chassa de France tous les pasteurs. [« Il y avait depuis peu à Loudun un jeune ministre nommé Superville, qui, dans une grande jeunesse, avait acquis déjà la maturité, la sagesse et la réputation des plus âgés. On le crut le plus propre à servir d’objet à la surprise, comme suspect d’imprudence à cause de sa jeunesse, et parce que sa retenue et sa modestie rompirent ces mesures, on y suppléa par la calomnie. On dressa un procès-verbal d’un de ses sermons, sur lequel on obtint un ordre qui lui enjoignait d’aller au conseil rendre compte de sa conduite. On l’y retint sans l’expédier, jusqu’à ce que la révocation de l’Édit le mit, comme tous les autres, dans la nécessité de se retirer du royaume[n]. »] |
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[n] Benoît, Histoire de l’Édit de Nantes. Tome III, partie III, page 761.
Au commencement de l’année 1686, il fut appelé comme pasteur surnuméraire à Rotterdam, et il demeura dans ce poste pendant près de six ans, malgré les appels réitérés qui lui furent adressés de Londres, de Berlin et de Hambourg. Enfin, en 1691, il fut nommé pasteur ordinaire de l’Église wallonne de Rotterdam. Dans le discours qu’il prononça lors de sa confirmation, il exprima en ces termes sa reconnaissance envers l’Éternel :
« Dieu nous accorde une seconde grâce à vous et à nous[o] : à nous, en nous confirmant dans le ministère ; à vous, mes frères, en ayant pris dans votre sein même deux pasteurs, qui étaient déjà vôtres par vos bienfaits, par leur affection et par un engagement commencé, pour vous les attacher par des nœuds plus étroits et par un engagement plus solennel, qui les va obliger à redoubler leurs efforts pour votre consolation et votre salut. Nos ennemis avaient cru, en nous chassant de notre malheureuse patrie, anéantir notre ministère et ses fruits, arrêter les progrès de l’Évangile et nous réduire à la nécessité de n’apporter ici que des harpes muettes pour les pendre à vos saules, et à n’être que comme des flambeaux éteints ou des chandelles sous le boisseau. Mais béni soit le Seigneur, qui nous fait triompher de leur malice à la louange de sa gloire, et qui nous ouvre de plus en plus la porte de la Parole au milieu de vous ! Grâces à Dieu, qui nous fait toujours triompher en Christ et qui manifeste par nous l’odeur de sa connaissance en tous lieux[p] ! »
[o] M. Basnage avait été appelé en même temps que lui au poste de pasteur ordinaire.
[p] Le Triomphe de l’Évangile. (Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Rotterdam, 1714, Tome II pages 407-408.)
Superville fut souvent employé dans les affaires générales des Églises réfugiées. « Il était, dit son biographe, très propre aux affaires. Un sens extrêmement net et droit, qui les lui faisait d’abord saisir, le mettait en état de proposer son sentiment avec autant de force que de clarté, et la douceur de son caractère, jointe avec beaucoup de politesse et de facilité d’expression, achevait de faire goûter son avis[q]. »
[q] Journal littéraire de La Haye. Tome XIII, page 205.
Il commença, en novembre 1691, à donner tous les mois une Lettre sur les devoirs de l’Église affligée, et il continua pendant un an. Ces douze lettres, réunies plus tard en un volume, furent bien reçues des réformés de France.
Malade et craignant de ne plus pouvoir édifier son troupeau de vive voix, il céda aux sollicitations de ses amis, en publiant quarante-trois sermons, en quatre volumes, parvenus en 1726 à leur septième édition[r].
[r] On y a ajouté, quinze ans après sa mort, en 1743, un cinquième volume, tous le litre de Nouveaux Sermons.
En 1706, il publia son traité sur les Vérités et les devoirs de la religion, bien connu sous le nom de Catéchisme de Superville. Enfin, en 1718, parut son Vrai communiant, qui fut aussi très bien reçu.
Il correspondit pendant vingt ans avec les confesseurs de la foi sur les galères françaises. Il s’était proposé d’écrire l’histoire de leurs souffrances ; on dit que le goût du public refroidi pour ce sujet lui en fit abandonner le dessein. Il n’acheva pas non plus un livre qu’il avait projeté sur les Erreurs populaires.
Il était d’un caractère extrêmement doux et obligeant. « Jamais personne, dit son biographe, ne s’est fait aimer plus universellement ni ne s’est attiré moins d’ennemis. Avec cela, ferme dans l’occasion et d’une droiture à toute épreuve, rien ne l’aurait fait plier, quand il croyait défendre la vérité ou la justice. Pacifique au milieu des démêlés, il était heureux à les assoupir…
Peut-être quelques prédicateurs ont-ils eu plus d’éclat ; mais il y en a peu dont les sermons ont pu être plus utiles, et c’était là le seul but qu’il se proposait. » Ses discours étaient ornés, mais avec mesure. « Persuadé, d’ailleurs, que les émotions subites s’évanouissent pour l’ordinaire aussi promptement qu’elles ont été produites, il employait rarement cette sorte d’éloquence foudroyante et souvent déplacée, qui transporte l’auditeur et le laisse retomber, un moment après, dans sa première langueur. Il allait au cœur par une route plus sûre : il éclairait l’esprit et assaisonnait ses instructions de tout ce qu’une charité tendre, soutenue d’un raisonnement solide, a de plus pressant et de plus persuasif[s]. »
[s] Journal littéraire de La Haye. Tome XIII, page 208.
On lui reproche un peu d’abondance, surtout dans les ouvrages de sa jeunesse ; son biographe l’attribue à la fertilité de son imagination, qui le portait aussi aux comparaisons et aux allusions à l’Écriture sainte, « sorte d’ornement, ajoute-t-il, qu’on néglige peut-être trop aujourd’hui, mais qui, dispensé avec sagesse, soutient l’attention et délasse l’auditeur[t]. » Il serra son style en avançant en âge.
[t] Journal littéraire de La Haye. Tome XIII, page 209.
On loue son aménité dans le commerce de la vie et l’agrément de sa conversation ; il attirait par.un air de douceur et de modestie répandu sur toute sa personne.
Peu de prédicateurs se sont aussi bien soutenus dans tous leurs discours ; il écrivait les siens avec beaucoup de soin et, bien que doué d’une très grande facilité d’élocution, il ne voulut jamais improviser.
Trois ans avant sa mort, accablé par des infirmités dont il souffrait depuis longtemps, il dut se démettre de ses fonctions ; mais on lui conserva son rang de pasteur, avec ses appointements, et on appela son fils[u] pour le remplacer. Il mourut en 1728, entouré d’une grande considération.
[u] Il a aussi publié des sermons.
Superville a des discours de théologie proprement dite, de spéculation religieuse et de morale. Cette distinction toutefois n’est pas absolue : les mêmes éléments se retrouvent plus ou moins partout, mais les proportions varient. Nous présenterons des analyses de chaque espèce, et nous commençons par deux discours de spéculation ou de philosophie religieuse, sur cette parole de l’Ecclésiaste : Voici ce que j’ai trouvé : c’est que Dieu a bien fait l’homme droit, mais ils ont cherché beaucoup de discours. (Ecclésiaste 7.29) Étudions d’abord pour nous ce texte, avant de voir les sermons de Superville. Nous diviserions le discours comme le texte est divisé.
I. Dieu a créé l’homme droit. — Droit est ici le mot important. C’est une métaphore. Au moral comme au physique, être droit c’est tendre à son but par le chemin le plus court et sans déviation aucune. Chaque être a sa ligne à suivre. L’être dont il est dit ici que Dieu l’a créé droit, ce n’est pas l’homme qui naît aujourd’hui, mais le premier homme, par conséquent l’humanité qu’il représentait. D’intention divine, l’humanité a été créée droite, c’est-à-dire tendant à son but, qui était Dieu, par le plus court chemin. — Il s’agit maintenant d’expliquer ces mots, et cette explication nous servira de preuve.
Dieu n’a pas créé l’homme pervers[v], ni partagé entre le bien et le mal, moitié droit et moitié pervers, — ni dans un état d’indifférence, — ni saint, — mais droit, et cette droiture consiste en ceci, que Dieu a orienté l’homme, mettant dans son sein une boussole, qui se dirigeait toujours droit au but.
[v] Méchant, mal cheant.
II. Mais ils ont cherché beaucoup de discours. — Discours signifie raisonnement ou pensée ; Pascal l’emploie encore dans ce sens. Il ne faut pas se prévaloir de ce pluriel pour dire avec Rousseau : L’homme est bon, les hommes sont méchants. La forme de langage de notre texte n’est pas rare dans la Bible : Ne crains point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume. Cependant ce pluriel a son intérêt. C’est surtout ensemble, en compagnie, qu’on cherche beaucoup de discours ; la pensée de l’un excite et féconde la pensée de l’autre ; la discussion multiplie les combinaisons de l’esprit ; ils étaient plusieurs dans le paradis lorsqu’ils cherchèrent beaucoup de discours.
Le mot mais établit une opposition générale entre les deux membres de phrase. Qu’est-ce à dire ? Est-ce seulement après les avoir cherchés et trouvés qu’ils ont cessé d’être droits ? Non, ils avaient déjà cessé d’être droits dès qu’ils se sont mis à chercher beaucoup de discours ; ils les ont cherchés parce qu’ils n’étaient plus droits ; mais les discours trouvés ont augmenté leur perversité[w].
[w] Il y aurait intérêt à traiter ce texte historiquement, et le dialogue entre Ève et le serpent nous fournirait tous les traits nécessaires.
Ainsi un premier défaut de droiture nous fait chercher beaucoup de discours, et les discours altèrent de plus en plus notre droiture. Les discours sont donc effet et cause de la perversité. Le texte, à notre avis, renferme ces deux idées.
1. L’origine, le point de départ du péché, sa semence, c’est le besoin de l’indépendance, le besoin, d’exister par nous-mêmes, d’abuser du droit que Dieu nous a donné de dire moi. Ce n’est pas une idée, ce n’est pas un discours, c’est un mouvement de l’âme, tout comme l’appétit n’est pas une idée ni un discours. Le discours vient à l’aide et en seconde ligne. Mais sans son aide, il faudrait, ou renoncer à ce que veut ce mouvement d’indépendance et d’hostilité, ou se l’avouer à soi-même, faire le mal comme mal, sans illusion, sans prétexte, sans excuse, se ranger ouvertement du parti du démon : deux choses que nous ne voulons pas.
Alors viennent les discours, ou plutôt beaucoup de discours. Car le bien a aussi son discours. Le bien se pense et même se raisonne, ou du moins peut se penser et se raisonner ; mais il ne lui faut pas beaucoup de discours. Il en faut beaucoup pour mal faire (je dis pour mal faire avec tranquillité), et il faut les chercher bien loin, toujours plus loin. La pensée qu’on oppose à l’instinct du bien et à la voix de la conscience a besoin elle-même d’être justifiée ou rendue spécieuse ; voici venir les distinctions, les exceptions, les prétextes, les motifs de doute[x], tout un monde tiré du néant, toute une science née de la négation.
[x] L’homme aussi est νεφεληερ’της, assembleur de nuages.
2. Quel est l’effet de tous ces discours, qu’on a cherchés parce qu’on manquait de droiture ? C’est que peu à peu on en manque toujours plus. Ils forment par le croisement et l’entrelacement de leurs fils comme un tissu épais et serré par-dessus la vérité. Le faux n’est pas prouvé, mais la vérité est obscurcie, et cela suffit, puisque la vérité morale n’est rien si elle n’est évidente, ou qu’elle perd sa force avec son évidence, et que si on ne s’y rend pas dès l’entrée, il n’y a point de fin à raisonner et à douter.
Voici un exemple proposé par Kant, dans son livre sur la prétendue opposition entre la théorie et la pratique (Ueber den Gemeinspruch : Dus mag in der Theorie richlig seyn, aber nicht in der Praxi. — Tome III des Œuvres de Kant, édition de Halle, 1799, page 200 :
« Quelqu’un a entre les mains un dépôt dont le propriétaire vient à mourir. Ses héritiers ignorent cette confiance et ne pourront jamais rien en savoir. Le dépositaire se trouve ruiné par un concours de circonstances malheureuses où il n’y a rien de sa faute. Il est entouré d’une femme et d’enfants en proie à une misère dont il pourrait les tirer sur-le-champ en s’appropriant ces valeurs. Lui même est d’ailleurs bienfaisant, les héritiers sont riches, égoïstes, libertins et prodigues : leur remettre cet argent c’est le jeter à la mer. — Qu’on expose tout ce détail à un enfant de huit à neuf ans, et qu’on lui demande si dans des circonstances pareilles il croit permis de s’approprier le dépôt. Certainement il répondra : Non, c’est injuste, c’est-à-dire contraire au devoir, et il s’en tiendra là.
Rien n’est plus clair ; mais ce qui n’est pas clair du tout, c’est que par cette restitution le dépositaire travaille à son propre bonheur. S’il faisait dépendre sa résolution d’un calcul de ce genre, il se dirait peut-être : Si je restitue spontanément cette somme à ses vrais propriétaires, ils m’en récompenseront, ou s’ils ne le font pas, j’y gagnerai du moins une réputation de probité qui pourra m’être fort avantageuse. Mais tout cela est fort incertain. La conduite opposée ne laisse pas d’offrir des inconvénients qui donnent beaucoup à penser : Décidé à m’approprier le bien d’autrui pour me tirer d’affaire, j’exciterai des soupçons si je l’emploie immédiatement, car on se demanderait d’où me sont venues ces ressources inconnues ; si je ne m’en sers que peu à peu, mes engagements peuvent s’accroître dans l’intervalle à tel point que le dépôt lui-même ne suffira pas à les couvrir.
Ainsi la volonté qui cherche sa règle dans l’intérêt bien entendu oscille entre divers partis, parce qu’elle considère le résultat, qui est très incertain. Il faut une bonne tête pour se tirer du dédale des raisons pour et contre sans se tromper dans son calcul. Au contraire, celui qui demandera ce que commande ici le devoir n’aura pas un moment d’incertitude ; il saura immédiatement ce qu’il doit faire. Si le devoir est quelque chose à ses yeux, il aura horreur même de peser les avantages qu’il trouverait à le violer, comme s’il y avait encore un choix possible. »]
Dieu a voulu que l’évidence morale fût dans l’intuition, et qu’aussitôt qu’on sort de là l’obscurité commence.
De là est résultée, par contre-coup, une nécessité singulière. Il a fallu que le bien, à son tour, cherchât beaucoup de discours. Par ce moyen il est arrivé, non à reconstituer l’évidence en sa faveur (après avoir dépouillé le fruit de sa fleur, pourrait-on la lui rendre ?), mais du moins à obliger le mal à douter de lui-même.
Quand Dieu a voulu restaurer l’humanité, ce n’est pas par beaucoup de discours qu’il y est parvenu. C’est dans un fait qu’est le principe de notre restauration. Dieu n’a parlé qu’en agissant ; il nous a montré la vérité en action, en personne : la Parole a été faite chair. Il est vrai qu’en cela l’Éternel a donné de quoi parler ; mais ces discours sont l’effet et non la cause de son œuvre. Ainsi, beaucoup de discours pour tomber ; beaucoup de discours inutiles pour se relever, beaucoup de discours découlant de l’œuvre de grâce que Dieu a faite : voilà l’historique de notre situation morale.
Nous n’avons pu mettre tout cela en un seul discours qu’en subordonnant la première partie à la seconde. L’explication que nous avons donnée dans la première partie est la preuve, mais seulement la preuve a priori ; à supposer notre exécution bonne, cette première partie est donc faible.
Voici maintenant, en extrait, les deux discours de Superville. Ce ne sont pas tant des sermons que des dissertations animées et nourrissantes. Il faut, pour les comprendre, une érudition philosophique dont manquaient sans doute la plupart de ses auditeurs. Ses discours sont, du reste, généralement un peu laborieux à lire ; on lirait plus facilement deux sermons de Du Bosc qu’un de lui.
Premier discours : La Gloire de la première innocence.
Plan :
- En quoi consiste la justice originelle d’Adam.
- Réfutation des fausses idées touchant cet état d’intégrité.
- Prouver qu’en effet l’homme était droit[y].
[y] La seconde partie n’est au fond qu’un appendice à la première, et un appendice malheureux. Superville y déploie un grand talent de discussion ; mais cette partie, toute de philosophie abstraite, intercalée dans le corps du discours, en rompt l’harmonie et refroidit l’intérêt. La troisième partie est très intéressante.
I. Ce que c’est que cette droiture :
« Le mot hébreu signifie droit, bon, juste, équitable, sincère, intègre, en un mot il signifie une rectitude morale. Et l’opposition que Salomon fait ici de cette droiture avec les égarements, les détours, les obliquités de l’homme pécheur et les vaines pensées qui l’ont précipité dans le péché, nous fait assez entendre qu’il veut dire que Dieu avait créé l’homme dans un état d’intégrité et de justice originelle. Dieu avait revêtu sa créature non seulement de toute la perfection naturelle qui était nécessaire pour la constitution de son être, mais aussi de toute la perfection morale qui était requise pour la fin à laquelle il l’avait destinée[z]. »
[z] Tome Ier, pages 391-392.
1. Perfection naturelle de l’âme et du corps. — Voici ce qui se rapporte à l’âme :
« Dieu lui avait donné une âme pure et un corps bien réglé, un entendement qui n’était imbu d’aucuns préjugés, ni prévenu d’aucuns faux principes, mais capable de connaître et de comprendre la vérité, de quelque ordre qu’elle fût, pourvu qu’elle lui fût distinctement proposée. Il avait imprimé dans l’âme de l’homme les premières idées des choses et les premiers principes qui servent de base et de règle pour ses jugements. Il lui avait donné une volonté libre, d’une étendue presque infinie, d’une activité sans bornes, touchée de l’amour du souverain bien, avec une inclination véhémente et invincible vers ce bien, une volonté capable d’embrasser et d’aimer ce qui lui serait proposé par l’entendement comme bon et comme vrai, sans y être forcée par aucune chose extérieure. Elle était en état de suspendre son consentement jusqu’à ce que l’entendement eût aperçu les choses avec évidence et les eût considérées de tous les côtés. Elle pouvait et devait ne se rendre qu’à la force même de la lumière et au bien clairement connu. D’ailleurs, toutes les inclinations que Dieu avait données à l’homme, ses mouvements naturels, ses appétits, ses passions, ne tendaient que vers le bien et n’étaient propres qu’à le faire travailler plus promptement et plus sûrement à la conservation et à la protection de son être. Tous ces mouvements-là étaient soumis à la raison. Ils l’avertissaient sans lui commander. Ils réveillaient l’âme sans la troubler. Ils excitaient son activité et ses forces sans l’emporter trop loin. Après l’avoir avertie, ils attendaient ses ordres sans impatience, ils suivaient ses lois sans passer au delà et sans l’entraîner plus loin que le but. Ses affections n’étaient ni trop ferventes ni trop relâchées, également éloignées de l’excès et de la langueur, du trop et du trop peu. Elles se portaient toujours vers de bons objets, et elles s’y portaient d’une manière convenable et légitime. Elles ne désiraient rien qui ne fût désirable et elles ne demeuraient pas oisives et indifférentes ; elles n’oubliaient pas à désirer ce qui était digne de l’être, lorsqu’il leur était présenté[a]. »
[a] Tome Ier, pages 392-394.
2. Perfection morale, c’est-à-dire obéissance aux lois naturelles et aux lois positives. Dieu avait joint des menaces et des promesses pour retenir l’homme dans l’obéissance. Qu’y avait-il donc à faire pour lui que Dieu n’eût fait ? En quoi Dieu avait-il manqué pour le rendre juste et droit ? Et comment pourrions-nous nous plaindre aujourd’hui de l’état où Dieu nous avait mis par la création[a] ? »
[a] Tome Ier, p. 401.
3. De tout cela résultait que l’homme était heureux. — L’orateur n’a rien exagéré, il n’a pas même dit tout ce qu’il eût pu dire. Je ne vous parle point, ajoute-t-il, de la science qu’Adam pouvait avoir, et je n’emprunte rien des conjectures que l’on fait là-dessus. Je ne vous parle pas même de l’immutabilité, ou du pouvoir de ne point mourir, qu’Adam possédait certainement, ni de ce droit de domination sur les animaux qu’il avait reçu et qui faisait sans doute une de ses prérogatives les plus remarquables. Je ne vous entretiens point des délices du jardin d’Éden, et je ne cherche point à vous peindre un ciel toujours riant, un printemps perpétuel joint avec les fruits de l’automne, des éléments toujours d’accord, un air toujours pur, une terre qui a produit sans être cultivée, et en un mot, tout ce que nous pouvons concevoir des plaisirs d’un lieu formé pour l’homme heureux, où tout devait conspirer à sa félicité. Ce serait nous écarter de notre texte ; car, entre toutes les diverses parties dont le bonheur du premier homme était composé, il n’est parlé que de sa justice. C’est à celle-là que nous avons dû nous arrêter ; c’était la principale ; c’était celle qui entraînait toutes les autres ; c’était celle qui ne se pouvait perdre sans que tout le reste se perdît[b]. »
[b] Tome Ier, pages 402-403.
II. Erreurs réfutées.
Quelques-uns nient que cet état ait été un état de justice formelle et positive. Ils font l’homme table rase. Ils disent que ce qui est naturel n’est pas volontaire, pas libre. Ils disent que l’homme ne se portait que vers les biens nécessaires à la conservation de sa vie, etc.
Réponses. — 1. Il est faux que l’homme ne se porte naturellement que vers les biens nécessaires à sa subsistance. « Le désir de savoir et de connaître ce qui est vrai, et le désir d’être heureux et de jouir de ce qui est bon, ne sont pas moins naturels à l’homme que le sentiment de la faim et de la soif. Encore aujourd’hui l’homme ne peut rien désirer que sous l’idée du bien. Il a une impression forte et invincible, qui le pousse à chercher ce qui le peut rendre heureux. Qui est-ce qui nous fera voir le bien ? est la voix de tous les hommes, la voix de la nature même. Et qui ne voit que cette pente, ce désir, est une impression générale de l’auteur de notre être, qui nous pousse vers lui comme vers notre centre et notre dernière fin[c] ? »
[c] Tome Ier, p. 406.
2. Il ne faut pas croire qu’une chose ne puisse être naturelle et volontaire tout ensemble.
3. Il est faux que l’essence de la liberté consiste dans une absolue indifférence et une égale indétermination pour le bien et le mal. La liberté essentielle demeure dans les créatures, lors même qu’elles sont déterminées d’un côté ou de l’autre. Les anges et les saints glorifiés, quoique déterminés infailliblement vers le bien, aiment Dieu et font le bien librement ; et les méchants dans l’état du péché, bien qu’ils soient entièrement déterminés vers le mal, pèchent pourtant librement et n’ont pas perdu la liberté essentielle, quoiqu’ils aient perdu le bon usage de leur liberté. Il est vrai que quand l’on considère la volonté de l’homme, par une abstraction de l’esprit, avant qu’elle produise aucun acte, avant qu’aucun objet interne ou externe lui soit proposé, avant qu’elle voie dans aucun objet aucun caractère de vérité ou de fausseté, de bonté ou de perversité, cette volonté ainsi considérée en elle-même, séparée des raisons qui la déterminent et de l’attrait qui la fait pencher, peut être conçue comme indéterminée et en équilibre. J’avoue encore que sa liberté consiste à pouvoir suspendre son consentement jusqu’à ce que l’entendement lui propose clairement les choses. Mais quand on considère la volonté comme agissante par rapport à quelque objet proposé, il n’est pas vrai que sa liberté consiste dans l’indétermination et l’indifférence. Cette indétermination et ce balancement, qui laisse flotter l’âme dans le doute : Ferai-je, ne ferai-je pas ? Dois-je aimer ou haïr, embrasser ou fuir cet objet ? est un défaut. C’est ou un mauvais usage de la liberté, ou une imperfection qui vient de quelque chose qui manque, soit dans l’objet même, soit dans la proposition qui nous en est faite, soit dans l’attention avec laquelle nous le considérons. Si la créature raisonnable voyait toujours clairement ce qui est vrai et bon, et ce qui est non seulement bon, mais ce qui est le meilleur dans la comparaison de deux choses, et si elle avait assez de force pour s’attacher fermement à ce qui est son vrai bien, jamais elle ne serait longtemps en suspens et embarrassée sur le choix. Quoique toujours libre, elle ne serait jamais longtemps indifférente. Il suffit donc, pour conserver sa liberté essentielle, qu’elle ait suspendu son consentement jusqu’à ce qu’elle ait vu ce qu’elle devait faire ; qu’elle ne se détermine que par la connaissance et le dictamen de l’entendement, et qu’elle ne se détermine qu’après une connaissance suffisante ; de telle manière que soit qu’elle fuie un objet, soit qu’elle l’embrasse, elle sente toujours qu’elle n’est nécessitée ni contrainte par aucune chose extérieure, mais qu’elle s’y porte par connaissance, par choix et avec plein consentement. Le premier homme pouvait-il, par exemple, être indéterminé et balancer s’il devait aimer Dieu ou non ? Cela est absurde à penser. Il est vrai que lorsque l’homme n’avait point encore eu de pensées actuelles et qu’aucun objet ne lui avait été proposé, on le peut concevoir sans détermination actuelle. Celui qui n’agit point, ne se détermine pas encore. On le peut regarder alors comme indécis et indéterminé quant à l’acte, quoiqu’en même temps il puisse avoir une pente habituelle, je veux dire une certaine disposition dans ses facultés, qui l’incline plus vers une chose que vers l’autre. Mais dès lors qu’il agit, qu’il pense actuellement, qu’il se propose un objet, il est impossible qu’il soit longtemps indéterminé. Or, quoique l’homme n’ait guère demeuré dans l’état d’innocence, n’avait-il pas déjà fait usage de ses facultés ? N’avait-il pas connu Dieu comme son créateur ? Il n’était donc pas resté indifférent, il avait fait quelques actes moralement bons, il s’était déterminé vers le bien, quoiqu’il ne fût pas encore confirmé dans cette bonne habitude, qu’il fût encore muable et capable d’être tourné vers le mal par une forte tentation. Non, non, s’imaginer l’homme dans un état où, connaissant son Dieu, il n’avait aucune disposition qui le portât vers lui, c’est s’imaginer l’homme créé dans un état mauvais et blâmable. S’il eût été dans l’indifférence sur l’amour et la haine de Dieu, il eût déjà été actuellement dans un état vicieux contraire à sa destination. Être si fort dans le voisinage du vice et de la vertu, sans aucune pente vers la dernière plutôt que vers l’autre, est un état incommode et blâmable[d]. »
[d] Tome Ier, pages 407-410.
4. Enfin il n’est pas vrai qu’à la rigueur l’homme dans sa création ne fut qu’une simple table d’attente, puisque Dieu lui donna certaines premières idées qui nous restent encore aujourd’hui ; qu’il grava dans son âme les lois naturelles ; qu’il se fit connaître à lui, et intérieurement, et par révélation externe. Concluons donc que l’innocence du premier homme n’a pas consisté uniquement en ce qu’il n’avait point encore commis de crime, et que sa droiture n’a point été une simplicité aussi nue que celle des enfants sans malice. Il fut créé homme fait, dans un âge de raison, où l’imperfection des organes ne pouvait affaiblir ses opérations, et dans un état où les mouvements du corps ne le pouvaient porter trop vers les biens sensibles. Il fut revêtu de la connaissance de son Créateur et de qualités morales propres à le mettre en état de servir et de glorifier ce Créateur : Dieu avait fait l’homme droit[e]. »
[e] Tome Ier, pages 410-411.
Discussion de quelques opinions particulières à l’Église romaine, de celle-ci, par exemple, que la justice d’Adam était surnaturelle, l’innocence étant une belle robe, un vêtement magnifique, dont Dieu avait couvert et orné sa créature[f]. » L’auteur se prononce pour une justice naturelle.
[f] Tome Ier, page 412.
III. Preuves.
1. Déclaration de Dieu, que tout ce qu’il a fait est bon. Dieu aurait-il rendu ses autres œuvres complètes et achevées dans leur espèce, et laissé l’homme, qui était son chef-d’œuvre, imparfait et défectueux ? N’aurait-il pas été très défectueux, s’il eût été dénué de bonté morale, indifférent seulement pour le bien et pour le mal, sans aucune vertu, aucune disposition louable moralement[g]. »
[g] Tome Ier, page 415.
2. Il est dit que Dieu a créé l’homme à son image.
3. On le peut conclure aussi de ce qui reste à l’homme de son état primitif. Voulez-vous, mes frères, une autre considération pour vous convaincre que Dieu avait fait l’homme droit en le créant ? Regardez, je vous prie, les ruines de ce beau chef-d’œuvre, les masures de notre innocence, les débris de notre naufrage, je veux dire ce qui reste encore à l’homme tombé, cette connaissance du bien et du mal, cette conscience, ces idées de l’honnête, ces notions communes qu’il a conservées. D’où nous viennent de si beaux restes ? D’où nous sont demeurées des reliques si précieuses, si ce n’est de cette intégrité et de cette première excellence que Dieu nous avait donnée ? On admire les beaux ouvrages, les chefs-d’œuvre de sculpture ou d’architecture, non seulement lorsqu’ils sont debout et dans leur entier, mais quelquefois même lorsqu’ils sont brisés, renversés par terre. Ce n’est pas seulement pendant que les temples subsistent que l’on dit, comme les disciples, de celui de Jérusalem : Voyez quels bâtiments ! Lors même qu’ils sont ruinés, on s’étonne souvent d’en voir les masures et les ruines, et l’on juge par là de la grandeur et de la beauté de l’ancien édifice. Le voyageur cherche encore les restes des merveilles que l’antiquité a vantées, et à la vue de ces masures, qu’il tâche de déterrer sous la poudre qui les couvre, il s’é-crie : Jugez par là ce qu’étaient ces mausolées, ces amphithéâtres, ces colosses, ces palais anciens ! Nous pouvons connaître de même ce que nous étions par ce que nous sommes encore. A travers l’horreur de notre débris et sous les masures confuses de notre nature tombée, n’apercevons-nous pas l’excellence de notre première condition ? J’avoue qu’aujourd’hui tout est pêle-mêle, le marbre, le porphyre, l’or, l’argent, avec la terre et la poudre. Le vice et la vertu, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres sont si mêlés en nous qu’ils font une espèce de chaos. Mais cependant n’est-il pas aisé de remarquer, à travers tout cela, quelle était la beauté de notre nature, lorsque tout y était dans la régularité et dans l’ordre ? Quand on voit dans quelques païens tant de belles connaissances, tant de principes de sagesse, n’est-ce pas une marque que Dieu avait fait l’homme droit[h] ? »
[h] Tome Ier, pages 419-421.
Conclusion. La considération de cette gloire primitive est triste dans notre état actuel ; mais elle est utile :
1° Pour rendre justice à Dieu (pour le décharger de la responsabilité de notre péché) ;
2° Pour mieux savoir où nous en sommes.
« Rien n’est plus utile et plus nécessaire que de déplorer notre ruine, de regretter amèrement notre perte et de nous faire une juste idée de notre premier bonheur pour tâcher d’en rapprocher. Les sages païens eux-mêmes ont reconnu que l’âme, dégradée aujourd’hui de sa première excellence, doit faire tous ses efforts pour y remonter ; qu’ayant beaucoup dégénéré de son origine, elle doit se retracer l’idée de son ancienne pureté, pour tâcher de la racquérir. Sus donc, homme criminel ; souviens-toi d’où tu es déchu, et te repens. Quand le marchand a perdu son bien par sa négligence ou sa mauvaise conduite ; quand l’esclave a vendu lui-même sa liberté ; quand le voyageur s’est jeté dans la fosse par son imprudence, ou que le malade s’est attiré son mal par ses excès, ils ne regagnent pas leur santé, leur liberté, leurs biens, ils ne sortent pas de l’état où ils sont simplement en se condamnant et en se lamentant sur leurs pertes ; mais c’est un grand remède pour les enfants d’Adam que de déplorer le péché de leur premier père et les leurs propres, et d’être extrêmement sensibles à la perte de cette intégrité qui faisait au commencement l’ornement de notre nature. Nous pouvons nous appliquer une partie de ce que Job disait au chapitre 29 : Oh ! qui me ferait être comme dans les mois de jadis, selon les jours auxquels Dieu me gardait ? Oh ! qui me ferait être comme quand le Tout-Puissant était encore avec moi ? J’étais vêtu de justice et elle me vêtait ; mon équité m’était comme une manteline et comme une thiare ; ma gloire se renouvelait en moi. Adam pouvait parler ainsi après sa chute. Et comme sans le péché nous aurions été ce qu’il était, et que ce qu’il a perdu il l’a perdu pour lui et pour nous, ne pouvons-nous pas dire aussi : Qui me ferait être comme dans cet heureux temps, où il n’y avait point de tache dans notre nature, point de séparation entre nous et Dieu ? — L’enfant prodigue, après avoir dissipé son bien, ne fit-il pas sagement de se souvenir de l’état où il avait été dans la maison de son père ? Ce fut alors qu’il dit : Je me lèverai et m’en irai vers mon père, et par ce retour il recouvra tout ce qu’il avait perdu. La femme, après avoir perdu sa drachme, la recherche jusqu’à ce qu’elle l’ait trouvée. Notre drachme, c’était notre innocence ; c’était comme la pièce d’or, la monnaie que Dieu nous avait donnée, frappée à son coin. Nous avons perdu notre drachme : ne nous mettrons-nous point en peine de cette perte, et ne chercherons-nous point à la réparer ? Ce n’est pas assez de dire comme cette femme affligée de la perte de l’arche : Ikabod, il n’y a plus de gloire, la gloire est transportée d’Israël : l’innocence de l’homme est perdue. Il faut retirer l’arche des mains des Philistins ; il faut retirer notre âme des mains du démon et relever notre justice de dessous les masures qui l’ont accablée. Nébucadnetzar, chassé d’entre les hommes et obligé de paître avec les bêtes, lève enfin les yeux vers le ciel lorsque son sens lui revient ; il donne gloire à Dieu, et par ce moyen il retourne à la gloire de son royaume et à sa magnificence. Le premier homme, qui était en honneur, pour avoir manqué d’intelligence, est devenu semblable aux bêtes qui périssent. Mais, ô homme, si tu te lasses d’être au rang des brutes, toi qui avais été fait un peu moindre que les anges, souviens-toi de ta création ; que le sens et la mémoire te reviennent ; lève les yeux vers le Créateur de toutes choses. — Seigneur, j’ai défiguré ton ouvrage. Tu avais fait notre nature droite ; mais le crime de nos premiers parents, qui est le mien par imputation, par propagation, par imitation, ce péché d’Adam et les miens propres m’ont ôté cette droiture. Daigne reformer en moi ton image, et me donner une justice immuable, au lieu de celle que j’ai perdue !
Mes frères, ne serait-ce pas encore beaucoup pour nous, quand nous n’aurions pu regagner par la grâce que les mêmes prérogatives dont Adam jouissait dans l’état de la nature ? Mais, béni soit Dieu, nous recouvrons plus par le second Adam que nous n’avions perdu par le premier. On dit qu’un homme ayant demandé à Alexandre qu’il lui donnât seulement dix talents pour marier ses filles, et que ce serait assez, ce prince lui répondit : Ce serait assez pour Perillus, mais ce ne serait pas assez pour Alexandre. Au lieu de dix talents, il lui en donna cinquante. Si Dieu avait demandé à l’homme tombé : Que veux-tu que je te donne ? Hélas ! c’aurait été beaucoup pour nous qu’il nous eût rendu notre première innocence et notre premier bonheur. Seigneur, aurions-nous dit, rends-nous l’Éden et notre intégrité originelle ; rends-nous l’apanage de nos premiers parents, et cela nous suffira. Mais il semble que Dieu nous a dit : Ce qui aurait été assez pour vous, n’est pas assez pour ma puissance et pour ma bonté ; ce qui aurait été trop même par rapport à ce que vous méritez, serait trop peu par rapport au mérite de mon Fils. Au lieu de la terre, je vous veux donner le ciel ; au lieu d’une justice muable, je vous veux donner une justice inamissible et une félicité qui ne changera jamais. Il ne fait pas comme David, qui, en rétablissant Méphibosceth, ne lui rendit que la moitié des biens qu’il lui avait auparavant donnés : Dieu nous donne cent fois davantage que nous n’avions eu. Il est vrai qu’ici-bas nous ne recouvrons la sainteté et la félicité qu’en partie, et que nous nous sentons encore de notre premier désastre. Mais là-haut notre nature sera mille fois plus glorifiée que dans la création. C’est alors que nous verrons toutes choses sous nos pieds, et que nous bénirons à jamais celui qui nous aura élevés sur le trône, pour nous faire régner éternellement avec son Fils, auquel, comme à lui et au Saint-Esprit, soit honneur et gloire à jamais ! Amen[i]. »
[i] Tome Ier, pages 425-430.
Cette conclusion se rattache mal aux principes que Superville a d’abord établis, et d’après lesquels il semblait que l’état primitif fût le meilleur. Il y avait, du reste, à ce point de vue, une idée essentielle à ajouter. L’épreuve devait faire passer l’homme de l’état d’enfant à l’état d’homme fait ; mais, au lieu de cela, elle a été l’occasion de sa chute. Jésus-Christ l’a relevé en mourant pour lui, et ceux qui croient recueillent dès ici-bas les fruits moraux de cette mort.
Le second discours sur le même texte est intitulé : L’Homme perdu par lui-même. Le sujet était proprement celui-ci : « Comment l’homme a-t-il détruit en lui l’œuvre de Dieu ? » Mais Superville, au lieu de s’attacher à l’idée exprimée par les mots beaucoup de discours, se renferme dans celle qu’indique le titre du sermon. C’est un beau sujet, mais pour lequel il aurait dû choisir un autre texte, de l’Écriture. Quoi qu’il en soit, voici comment il le traite.
Exorde : Curiosité de l’homme à l’égard des phénomènes de la nature. Il y en a un plus grand que tous les autres : la corruption de la nature humaine.
Division :
- L’homme n’est plus ce qu’il était.
- Ce changement doit être imputé à l’homme et non à Dieu.
I. L’homme est bien changé. Venez, humains, déplorer votre misère et la regarder dans sa source. Venez voir Adam. Ce n’est plus cet homme sain dans toutes ses facultés, qui jouit de toutes ses forces. C’est un lépreux souillé depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, avec le voile de la honte sur la face et les habits déchirés. C’est un homme dénué de toute justice, infecté d’une maladie qui a gagné partout et qui ne laisse rien d’entier en lui. Il peut s’appliquer ce que Job disait dans un autre sens, au dix-neuvième chapitre de son livre, et dire du péché : Il a fermé mon chemin, tellement que je ne saurais passer, et il a mis les ténèbres sur mes sentiers. Il m’a dépouillé de ma gloire ; il a ôté la couronne de mon chef ; il m’a détruit de toutes parts, et je m’en vais. Adam et sa postérité se sont égarés et ont été ensemble rendus inutiles. Je ne m’étendrai pas à vous prouver une chose que l’Écriture et l’expérience mettent assez hors de doute. Faisons plutôt quelques remarques sur ce changement[j]. »
[j] Tome Ier, pages 436-437.
1. Ils ont cherché beaucoup de discours ou de pensées : ils n’en devaient avoir qu’une.
2. Ce sont aussi (car on peut ainsi traduire) de grandes, d’ambitieuses pensées.
3. Mais, direz-vous, puisque c’est le démon qui séduisit nos premiers parents, pourquoi Salomon nous dit-il qu’ils ont cherché beaucoup de discours ? Ils ne cherchaient pas à se perdre, ils étaient dans leur simplicité et la pureté de leur cœur, lorsque le serpent les tenta. Mes frères, les paroles du Sage ne doivent pas être poussées au delà de son but. Il oppose ici, non pas l’homme à Satan, mais l’homme à Dieu ; il nous veut faire entendre que l’homme est tombé par sa faute ; que Dieu, qui était l’auteur de son innocence, n’est point l’auteur de son péché ; que sa chute a été volontaire. Il est vrai qu’il y a cette différence entre la chute de l’homme et celle de l’ange apostat, que dans celle de l’ange il n’y a point eu de tentateur au dehors. Il n’y avait encore aucun être méchant pour séduire les autres. C’est l’ange rebelle et orgueilleux qui a cherché de lui-même et en lui-même beaucoup de mauvais raisonnements, des pensées d’orgueil et d’ambition. Nous ne voyons rien dans l’Écriture ni dans la droite raison, qui nous puisse faire croire qu’aucune tentation de dehors ait sollicité les anges au mal. Si l’un d’eux a entraîné les autres, celui-là s’est perdu de lui-même. Artisan unique de sa ruine, il, n’a lieu de s’en prendre qu’à soi. Au lieu que l’homme est plus digne de pitié et d’excuse en ce qu’il a été attaqué par un ennemi, trompé par un adversaire fin et rusé. Cependant, bien qu’il ne soit pas tombé sans être poussé, il est certain pourtant qu’il a cherché beaucoup de discours et qu’il est coupable de sa propre perte, en ce qu’il a aisément consenti à la séduction et qu’il a fourni de son propre fonds une partie des raisons qui l’ont malheureusement séduit. Satan lui a tendu l’appât et l’hameçon, mais il l’a avidement avalé. Il a prêté aisément l’oreille, et son cœur ne s’est presque point défendu. Où est son combat et sa résistance ? Eve se défend un moment, et puis elle rend les armes. Adam succombe aux paroles et à l’exemple de sa femme. La première reçoit et embrasse les promesses du démon. Le second en fait de même, lorsque ces promesses lui sont répétées par une bouche chérie. Ils boivent tous deux le poison, comme le poisson boit l’eau. Après tout, Satan ne les force point, il ne les nécessite point par aucune contrainte. Il ne fait que leur présenter des raisons apparentes ; et si leur cœur entre dans ces fausses raisons, s’il leur en suggère qui appuient la tentation, n’est-il pas vrai de dire qu’ils ont cherché beaucoup de pensées, c’est-à-dire qu’ils ont volontairement consenti à des pensées fausses et dangereuses[k] ? »
[k] Tome Ier, pages 439-441.
4. Comment l’homme pur et droit a-t-il pu tomber ? « C’est ici où nous pouvons dire que l’homme, après s’être perdu en cherchant beaucoup de discours, comble la mesure de l’égarement en invente tant des objections sur sa propre chute, comme s’il la voulait rendre douteuse ou s’en disculper à force de la rendre difficile à comprendre. L’homme fait ici à peu près comme ces animaux qui tâchent de cacher leur gîte par mille traces confuses qu’ils font sur les mêmes voies, coupant tellement les sentiers de leurs pas, qu’on a bien de la peine à suivre leurs vestiges et à découvrir leur piste. Les difficultés que l’on fait sur la chute de l’homme sont des efforts de notre esprit gâté et de notre cœur corrompu, qui voudrait bien se cacher à lui-même son malheur, en faire oublier la source, ou la rejeter tout entière sur la fatalité, la nécessité, la tentation, c’est-à-dire, en un mot, sur Dieu et sur le démon. Mais nous avons beau faire, nous ne saurions nous dérober au juste reproche de nous être perdus par notre propre faute…
Mais est-ce que nous n’avons rien à dire de raisonnable sur cette question, comment l’homme créé. droit a pu tomber dans le péché ? Voici, ce me semble, de quoi satisfaire les esprits sages.
Premièrement, bien que l’homme fût droit et juste, il l’était d’une manière muable, capable de changement ; il n’était point encore confirmé dans le bien par beaucoup d’actes réitérés et par une longue habitude. Il était bien disposé moralement, il était déterminé vers le bien ; mais cette disposition et cette détermination pouvaient être changées, détournées par le moyen d’une forte tentation, jointe à quelque négligence de la part de l’homme, suivie d’un faux jugement et d’un consentement précipité. L’homme, en qualité de créature, tenait toujours quelque chose du néant dont il avait été tiré. La créature a toujours nécessairement en soi un mélange d’imperfection et un reste de faiblesse. Je ne puis donc trouver étrange que l’homme, en qualité de créature finie et bornée, ait été capable d’altération et de changement. C’était là un accompagnement et une suite de sa condition. Une créature limitée n’est pas capable naturellement de voir et de considérer toutes choses à la fois. Elle n’a qu’une certaine étendue, en appliquant même toutes ses forces, et par conséquent il était fort possible que l’homme tombât dans quelque inaction, quelque diversion d’esprit, quelque distraction dans ses pensées, quelques doutes sur les objets proposés, quelque inattention. Si l’homme avait des forces, il pouvait ne les employer pas toujours également avec la même application et la même contention, et par là il pouvait tomber dans quelque négligence et dans ce que l’école appelle incogitance, c’est-à-dire dans un état où l’on ne pense pas à certaines choses. Cela ne l’eût pas fait succomber, pourvu qu’il en fût demeuré simplement là, et qu’il se fût réveillé et excité lui-même comme il le pouvait et qu’il se fût ensuite toujours déterminé pour le bon parti. Mais une tentation survenant et causant à l’âme une surprise et une diversion très forte, n’était-il pas tout à fait conforme à la situation d’une créature bornée et muable qu’elle pût tomber ? Et la chose étant si possible, est-il étrange et inconcevable qu’elle soit actuellement arrivée[l] ? »
[l] Tome Ier, pages 442-445.
A cette première considération, il faut en joindre une autre, c’est que Dieu avait mis l’homme en Éden comme dans un lieu d’épreuve ; et pour que l’épreuve eût lieu, il fallait que l’homme fût abandonné à lui-même.
II. La chute de l’homme a été volontaire et ne peut être imputée à Dieu.
1. L’homme, quand il fait le mal, a le sentiment de n’être point forcé.
2. Il est absurde et blasphématoire d’imputer le mal qui est dans le monde à un principe éternel.
Discussion du manichéisme. Il est contradictoire en soi. Il n’explique pas les faits. (On ne peut supposer entre les deux principes une transaction volontaire ni involontaire.) Il est inutile pour les expliquer. L’Écriture les explique mieux.
La conclusion de tout ceci, c’est que le péché de l’homme ne peut être imputé à Dieu : vérité évidente, quoiqu’elle laisse subsister à côté d’elle des obscurités.
Objections : 1. Mais la défense fut l’occasion du péché. — Le législateur est-il la cause du crime, parce qu’il le défend ? Le maître est-il la cause de l’infidélité de son serviteur, parce qu’il lui donne un commandement pour l’éprouver ?
2. Mais c’est Dieu qui a donné à l’homme le libre arbitre. — Il est vrai, sans franc arbitre l’homme ne serait pas tombé ; mais sans une volonté libre, qui agit par connaissance et par choix, l’homme n’eût pas été une créature raisonnable, capable a d’aimer Dieu, capable de vertu et de jouir d’un bonheur infini et souverain. Or, n’est-ce pas quelque chose d’excellent qu’une âme libre, capable d’aimer, de goûter, de posséder le souverain bien, et de jouir d’une félicité parfaite, si nous le voulons[m] ? »
[m] Tome Ier, page 466.
3. Dieu ne pouvait-il pas empêcher la mutabilité d’Adam ? — Il ne s’agit pas de ce que Dieu pouvait faire, mais de ce qu’il a jugé devoir faire, selon sa sagesse et son bon plaisir, que l’homme ne peut vouloir contrôler sans extravagance. Disons plus. Par quelle raison croyons-nous que Dieu fût obligé à changer l’ordre de la nature et à recourir à des voies surnaturelles et miraculeuses pour arrêter la mutabilité de l’homme ? N’était-ce point assez que Dieu lui eût donné toutes les perfections nécessaires à sa nature et suffisantes pour le rendre heureux dans l’état naturel ? Il l’avait laissé muable, il est vrai ; mais cela était convenable aux lois de l’ordre. Car ce qui est purement naturel est muable, capable d’altération et de changement. Toutes les créatures du monde sont sujettes au changement, chacune en leur genre. Comment est-ce que l’homme ne l’aurait pas été dans le sien ? Il n’y a aucune créature qui puisse être exempte de cette mutabilité que par une voie surnaturelle et par grâce. Or Dieu n’était pas obligé d’ajouter la dispensation de la grâce à celle de la nature ; car, outre qu’il est libre et maître de ses dons, c’est qu’il s’était sans doute prescrit cette loi d’ordre, d’agir successivement et par degrés, comme nous voyons qu’il le fait dans tous ses ouvrages, et qu’il avait résolu de n’ajouter la grâce à la nature que lorsque la première voie aurait manqué et aurait été insuffisante. Ne dites donc plus : Pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé Adam immuable ? ou pourquoi n’a-t-il pas fixé son franc arbitre par des moyens surnaturels ? C’est qu’il voulait laisser les choses dans l’ordre naturel, suivant lequel Adam pouvait demeurer debout, s’il eût fait tout ce qu’il pouvait faire. D’ailleurs, Dieu est libre ; c’est ce qui paraît par l’admirable diversité des êtres. Pourquoi n’a-t-il pas créé les hommes aussi parfaits que les anges, les bêtes aussi parfaites que les hommes, et les pierres aussi parfaites que les animaux ? Pourquoi suit-il les lois d’ordre dans la génération et l’accroissement de toutes les choses vivantes ? Pourquoi chaque arbre commence-t-il par une petite plante ou par une petite semence ? Pourquoi les hommes ne croissent-ils pas en un jour ? C’est une folle pensée que de vouloir que Dieu ait dû faire tout ce qu’il pouvait. Certes, cette extrême variété qui se trouve dans les créatures nous enseigne qu’il a été libre à Dieu de donner à chaque être telle portion et telle mesure de perfection qu’il lui a semblé bon, et qu’il s’est plu dans cette diversité. Puis donc qu’il a été libre à Dieu de distribuer les perfections comme il l’a trouvé à propos, pourquoi ne lui aura-t-il pas été permis de créer une nature intègre, mais muable, pour la conduire ensuite à un état plus parfait ? Ainsi l’on ne peut accuser Dieu de ce qu’il n’a pas créé l’homme immuable : premièrement, parce qu’il ne devait rien à l’homme ; secondement, parce qu’il lui avait donné des lumières, des lois et une pente dans sa volonté, qui devaient arrêter sa mutabilité, l’empêcher de changer en mal ; en troisième lieu, parce qu’il l’avait fait tellement muable que pourtant peu à peu et avec le temps, par degrés, par l’expérience et par l’habitude, cet homme pouvait devenir ferme et confirmé dans le bien, et enfin arriver, après le temps d’épreuve, à un état incapable de changement[n]. »
[n] Tome Ier, pages 466-469.
4. Dieu ne pouvait-il pas prévenir la chute par quelque action de sa part ?— « Souvenons-nous que Dieu voulait laisser l’homme pour quelque temps dans un état d’essai et d’épreuve, comme nous vous ce l’avons fait voir. Or, n’aurait-il pas été contraire à ce ce dessein que Dieu eût empêché la tentation, ou prêté un secours surnaturel à l’homme ? Éprouverai-je la fidélité de mon serviteur, si j’empêche moi-même par quelque moyen invincible qu’il ne puisse être en état de me désobéir s’il le veut ? Il est vrai qu’aujourd’hui, dans la grâce, Dieu, en nous commandant la fidélité, nous détermine en même temps, en qualité de père, par une grâce irrésistible, à lui obéir ; mais c’est que nous ne sommes plus sous le simple bénéfice de l’alliance de la nature, et que nous sommes sous celui de l’alliance de grâce, où Dieu agit d’une autre manière et par une dispensation surnaturelle fondée en Jésus-Christ[o]. »
[o] Tome Ier, page 469.
5. Dieu avait prévu tout ce qui est arrivé : comment se plaint-il encore ? — Dieu n’a point été un spectateur oisif dans ce grand événement ; il l’a vu, il l’a prévu ; mais sa prescience n’a point influé dans l’événement pour le produire, et elle n’en a a point été la cause efficiente. Sa prescience n’a point forcé l’homme. Dieu a résolu, décrété de permettre cette chute, de la laisser arriver, mais non de la produire ni de l’opérer. Il a soutenu et conservé l’homme dans l’usage de ses facultés naturelles selon les lois qu’il s’est établies lui-même pour le concours nécessaire à la conservation de tous les êtres. Mais en conservant l’homme, il n’a eu aucune part au défaut de son action, à la malice, au mauvais tour de ses pensées et au détour qu’il a fait de sa volonté, en abandonnant le souverain bien pour se tourner vers le bien apparent et faux[p]. »
[p] Ibid., page 470.
Conclusion : Arrêtons-nous ici, mes frères. La malice de l’esprit humain et la témérité des impies qui cherchent beaucoup de discours et qui sont tous les jours féconds en nouvelles inventions pour attaquer l’Écriture et la religion, nous ont obligé ce comme malgré nous d’approcher de ces abîmes. Heureux si, sagement effrayés de leur hardiesse et affermis de plus en plus dans la foi, nous repoussons toutes leurs vaines chicanes et faisons taire nos propres doutes, pour nous tenir fermement aux vérités révélées. Apprenons de plus en plus à justifier Dieu et à nous accuser nous-mêmes… Je n’ai pas le temps de vous faire voir comment nous nous égarons tous à l’exemple de notre premier père et de vous montrer dans ses descendants la vérité de ce que dit le Sage que les hommes ont eux-mêmes cherché beaucoup de discours, beaucoup de pensées, qui sont la cause commune et ordinaire de toutes leurs chutes. Ce serait un détail utile et agréable, si nous avions le loisir d’y descendre, que de suivre les pécheurs dans leurs différentes routes et de vous faire voir comment chacun est fertile en illusions pour se séduire et se déguiser le mal, actif à chercher de faux biens et à se promettre à soi-même mille chimères, mille plaisirs dans le péché, habile à se couvrir et à excuser ses fautes quand elles sont faites. Artifices trompeurs ce d’un cœur corrompu, opposés à notre première droiture ! Voies d’égarement, qui nous conduisent infailliblement à la fin dans une damnation éternelle ! Sortons, sortons pour une bonne fois, mes frères, de ce chemin de perdition ; renonçons au péché et à tout ce qui nous y mène… Humilions-nous en pensant à notre chute, et recourons à la grâce pour nous relever[q]. »
[q] Tome Ier, pages 471-473.
Voici encore un sermon de spéculation religieuse, La vanité du monde et la certitude du bonheur des justes, sur cette parole de Jean : Le monde passe, et sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. (1 Jean 2.17)
Nous citons le commencement de l’exorde :
« C’est un assez beau spectacle que celui d’un large fleuve, qui roule ses eaux avec bruit. C’est un objet qui attache agréablement, surtout dans un jour serein d’été, où l’eau paraît claire et pure et la rivière chargée d’hommes et de bateaux. Là on aperçoit les poissons qui nagent et jouent ; ici un pêcheur qui leur tend l’appât trompeur de l’hameçon, ou qui les enveloppe dans ses filets ; ailleurs un nageur qui fend les vagues ou qui tâche de remonter le courant ; et çà et là des barques et des vaisseaux, dont les uns montent avec peine et les autres descendent avec rapidité, emportés par le fil de l’eau, que les matelots aident encore par les efforts de leurs bras. Il est malaisé, lorsqu’on se trouve sur le bord, de ne s’attacher pas à tous ces objets et de ne suivre pas, au moins des yeux, les flots rapides qui s’entre-poussent et dont on admire la vitesse. Mais à mesure qu’on les regarde, ils s’en vont. L’eau qui coule toujours, fuit pendant qu’on la considère ; elle ne demeure pas un moment la même dans son lit ; elle se hâte de porter son tribut à la mer, où elle va se perdre ; les objets qu’elle présentait changent ou s’éloignent, et la barque fait son chemin. Il n’y a que le bord et le spectateur tranquille qui y est affermi, qui demeurent les mêmes. Le flot roule à ses pieds, les vagues passent, et lui, sans s’embarquer sur le courant, les laisse passer, et après les avoir suivies quelque temps des yeux et de la pensée, il se retrouve dans le même état sur le rivage, où il est ferme et en repos. Mes frères, c’est là, ce me semble, une image assez naturelle du monde et du vrai chrétien[r]… »
[r] Tome II, pages 3-5.
Cet exorde est heureux ; mais on sent qu’il manque à Superville, comme à Du Bosc, certaines qualités de style qu’ont possédées à un haut degré les maîtres de la chaire catholique : l’art de peindre, de grouper, de présenter les choses d’une manière attachante, comme aussi l’élégance et le fini.
La division est celle du texte.
I. Le monde passe avec sa convoitise.
Définition des mots : monde, passer et convoitise.
Introduction : Toutes les créatures, comme entraînées dans le péché de l’homme, sont sujettes à la vanité. Ainsi, tout ce qui fait partie du monde, passe :
- Le monde naturel.
- Les établissements des hommes.
- Nos relations de famille.
- Les objets de notre convoitise (honneurs, richesses, voluptés).
- La convoitise elle-même, qui s’éteint par le désespoir de réussir, — par le succès même, — par la mort. « S’il y a encore des passions dans les enfers, ce ne sont pas celles-là ; ce sont la haine, l’envie, le désespoir, des passions qui sont en elles-mêmes de véritables supplices. Mais pour celles qui avaient les biens, les honneurs, les voluptés pour objet, elles ne peuvent plus y avoir lieu[s]. »
- Nos facultés, nos dons.
- Enfin, ce qui fait le dernier trait du tableau :
[s] Tome II, page 28.
« Le comble de tout le reste, c’est que nous-mêmes nous passons, nous nous écoulons, nous consumons nos jours comme une pensée, nous abandonnons malgré nous le monde et les créatures. Or, quand le monde n’aurait rien de passager que notre vie, quand il ne devrait finir qu’à notre égard, par cette mort si certaine et si peu éloignée qui nous arrachera d’ici, ne devrait-ce pas être assez pour nous détacher de ce présent siècle ? Oui, c’est assez de notre tombeau et de notre poudre pour nous a instruire de la vanité du monde. Quiconque se considérera un moment dans un linceul mortuaire, renfermé dans un cercueil et couché dans une de ce ces caves qui sont sous nous, et qui se demandera à soi-même : Que feront alors pour moi le monde et sa convoitise ? que me serviront alors mes richesses, ma gloire, mes charges, mes amis, mes flatteurs, ma réputation ? que seront devenus en un moment pour moi mes plaisirs, mes joies, mes passions ? Oh ! que celui-là comprendra bien que tout cela n’est qu’une vaine figure qui s’évanouit, et qu’il y a quelque chose de meilleur et de plus solide à désirer et à chercher. C’est ce que saint Jean nous enseigne par l’opposition qu’il met entre le monde qui passe et le fidèle qui doit jouir d’un bonheur sans fin[t]. »
[t] Tome II, pages 28-29.
II. Celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.
Explications : Celui qui la fait, non celui qui la connaît ; — celui qui fait la volonté de Dieu, non celle du monde ; — celui qui la fait par amour.
A la mutabilité du monde, l’Écriture oppose l’immutabilité de Dieu, — de sa parole, — du siècle à venir, — du fidèle. Il s’agit ici de la dernière.
Mais comment peut-on dire que le fidèle demeure éternellement ? Quoi ! n’est-il pas, comme les autres choses du monde, assujetti à la vicissitude du temps, à la mort ? Avec tous les autres êtres naturels, il passe par différents états et par les changements successifs d’accroissement et de diminution. Il a sa naissance, ses âges, son période, sa décadence. Son esprit n’est pas toujours dans le même état, non plus que son corps. Il change souvent de pensées, de désirs et de situation. Enfin, avec tous les autres hommes, il s’écoule, il s’en va, et après avoir fait quelques tours sur le théâtre du monde, il disparaît et n’y laisse plus que son nom[u]. »
[u] Tome II, pages 34-35.
1. « Ce n’est pas la vie corporelle de l’homme régénéré, ni son état extérieur, ses liaisons et ses relations ici-bas, qui demeurent. Non, cela est sujet aux mêmes changements que les autres choses de ce présent siècle. Mais c’est la vie intérieure et spirituelle du chrétien, ce sont ses relations avec Dieu, qui subsistent et durent toujours ; c’est le fidèle en tant que fidèle qui demeure. Il demeure ; c’est-à-dire, premièrement, qu’il est ferme au milieu de l’inconstance du monde, de ses agitations et de ses révolutions. S’il reçoit des secousses, il n’est pas entièrement terrassé ; s’il est abattu, il n’est point perdu ; s’il tombe, il se relève, et en se tenant à Dieu, il se soutient, il résiste à toutes sortes d’attaques, il demeure victorieux. C’est ce que disait le prophète : Ceux qui se confient en l’Éternel seront comme la montagne de Sion, laquelle n’est point ébranlée, mais qui subsiste à toujours. Et ailleurs : Pas un de ceux qui s’attendent à l’Éternel ne sera confus. L’espérance du fidèle est une ancre sûre et ferme, qui pénètre jusqu’au dedans du voile et qui l’affermit au milieu des plus rudes tempêtes. Sa foi est une subsistance des choses qu’il espère et une ferme attente de celles qu’il ne voit pas encore, et cette foi est la victoire du monde. Il a la lune sous ses pieds, aussi bien que l’Église au douzième de l’Apocalypse. Élevé au-dessus du monde par son espérance, il en voit passer au-dessous de soi les orages, les révolutions ; il en foule les biens à ses pieds, il en méprise la vanité, assuré que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni hautesse, ni profondeur, ni aucune créature, ne le pourra séparer de la dilection de Dieu en Jésus-Christ. Voilà sa fermeté, voilà comment il demeure[v]. »
[v] Tome II, page 36.
2. Celui qui fait la volonté de Dieu demeure, c’est-à-dire qu’il persévère dans la grâce, sans en déchoir jamais tout à fait… Ces paroles sont une preuve pour la persévérance des saints[w]. »
[w] Tome II, page 37.
3. Il jouit infailliblement après cette vie de la gloire permanente de l’éternité. Le mot demeurer marque une habitation fixe et un état de repos. Nous n’avons point ici de cité permanente ; nous n’avons rien qui ne nous quitte ou que nous ne devions quitter ; nous roulons dans ce monde comme des voyageurs ; notre corps même n’est qu’un tabernacle portatif, une tente où notre âme séjourne pour quelque temps dans le désert, contrainte à la fin d’en sortir par cet arrêt irrévocable qui ordonne à tous les hommes de mourir une fois. Mais le fidèle trouve là-haut une cité qui a fondement, une nouvelle Jérusalem, qui a douze bases, douze pierres sur lesquelles ses murailles sont fondées. Il trouve un royaume qui ne peut être ébranlé, un palais d’immortelle structure. Le temps n’en ébranlera point les fondements ; le feu, les mines, le canon n’en détruiront point les murailles ; les séditions, les guerres civiles ou étrangères ne troubleront point, ne bouleverseront point ce royaume ; la famine, la peste, la persécution, l’épée, les arrêts injustes n’obligeront point les habitants à changer de demeure. On n’entendra plus parler de violence en notre pays, ni de dégât, ni de froissure en nos contrées. Nous appellerons nos murailles sauveté, et nos portes louange. Nous habiterons dans un nouveau monde, qui ne sera plus corruptible comme celui-ci. Le péché, qui a assujetti toutes les créatures sublunaires à la vanité, en sera banni pour jamais. Nous y serons, non en qualité de serviteurs, comme le premier homme dans le paradis terrestre, mais en qualité d’héritiers qui demeurent à toujours[x]. »
[x] Tome II, pages 40-41.
Objection : Où est la preuve de cette durée du juste, qui commence ici-bas par la pureté et s’accomplit là-haut dans la gloire ?
« Je ne chercherai point ici, répond l’orateur, les preuves que la raison, le consentement des peuples et les idées communes à tous les hommes nous fournissent sur l’immortalité de l’âme, sur la subsistance après la mort, sur le jugement à venir et sur un état de repos et de béatitude qui doit être la récompense de la vertu dans un autre siècle. Je ne vous dirai pas simplement que, puisque le monde passe, il faut nécessairement qu’il y ait un autre lieu, un autre temps, un autre bonheur pour l’homme de bien que celui de cette vie ; que, puisque ce monde passager n’est point proportionné avec la durée d’une âme immortelle, et à considérer la nature même des choses, il est impossible qu’il n’y ait rien de meilleur à attendre pour la vertu que cet état de vicissitude et d’inconstance où nous roulons toujours pendant notre séjour ici-bas. J’insisterai seulement sur l’immutabilité de Dieu, sur la fermeté de ses promesses, sur la certitude de sa parole, et sur la communion que nous avons avec lui et avec Jésus-Christ son Fils, par notre foi et notre obéissance, par l’union intime et l’opération efficace de son Saint-Esprit habitant en nous[y]. »
[y] Tome II, page 45.
La preuve est donc :
- Que le fidèle est uni à un Dieu immuable ;
- Que la parole de Dieu, qui est une semence incorruptible et qui demeure éternellement, demeure dans le fidèle ;
- Que l’Esprit de Dieu, la scellant au dedans de nous, est l’arrhe de notre héritage.
Conclusion. Le monde passe : détachons-nous du monde. Dieu nous a donné les espérances de l’éternité : tournons-nous du côté de l’éternité.
La seconde partie de ce sermon est moins bonne que la première. On peut y remarquer, entre autres, combien Superville est inférieur à Du Bosc sous le rapport de la clarté. Les idées de Superville ne sont pas toujours nettement distinguées ; elles sont parfois confuses à leurs limites. Ce n’est pas sans peine, par exemple, qu’on saisit les preuves qu’il donne de l’immutabilité du chrétien. Cette démonstration est d’ailleurs trop didactique ; la logique y tient trop la place de la psychologie. Or la logique ne fait pas voir les choses ; son rôle est de les réunir, comme un écrin réunit des objets précieux ; mais chez Superville, comme en général chez tous les prédicateurs que nous avons étudiés, l’écrin cache trop son contenu.
Pour bien fonder la seconde partie, il était nécessaire de bien expliquer ce que c’est que celui qui fait la volonté de Dieu et ce que c’est que demeurer éternellement. L’immortalité n’appartient essentiellement qu’à Dieu et à la vérité. Tout le reste est ou mortel, ou immortel par pure concession. — Le méchant dure éternellement comme le juste ; mais sa durée est une mort perpétuelle : il renaît incessamment pour mourir, il ne demeure pas. Demeurer ! remarquez l’énergie de cette expression ; elle implique vie et félicité ; celui qui demeure a bâti sur le roc ; son ouvrage subsistera ; il aura fait une œuvre éternelle ; cependant c’est de lui qu’il est dit : Il demeure, parce qu’en effet nous nous sentons atteints nous-mêmes par l’instabilité de nos œuvres. Il s’agit d’en faire que le torrent ne puisse pas emporter ; or comment aucun torrent peut-il emporter Dieu et la vérité ? En tant que l’homme fait la volonté de Dieu, c’est-à-dire qu’il a conformé sa volonté à celle de Dieu, et sa pensée à la vérité, il ne peut pas être emporté. Sa fidélité pourrait-elle être emportée ? Grande question. Mais nous sommes autorisés à y répondre en général négativement. La récompense de celui qui fait la volonté de Dieu, c’est d’aimer toujours plus cette volonté. Dieu est fidèle. Celui vers qui montèrent les aumônes de Corneille, recueille aussi, et à plus forte raison, les œuvres du fidèle.
Nous arrivons maintenant aux discours de théologie proprement dite, et nous commencerons par celui intitulé : La naissance et les grandeurs du Fils de Dieu, sur ce texte : L’Enfant nous est né, le Fils nous a été donné, et l’empire a été posé sur son épaule ; et on appellera son nom l’Admirable, le Conseiller, le Dieu fort et puissant, le Père d’éternité, le Prince de la paix. (Ésaïe 9.5)
Exorde : Louanges prématurées, décernées par la flatterie aux enfants des rois. On peut à meilleur droit louer l’enfant Jésus, dont le passé, le présent, l’avenir sont merveilleux.
Division :
- La naissance du Sauveur. L’Enfant nous est né, etc.
- L’empire qu’il reçoit. L’empire a été posé sur son épaule.
- Les titres par lesquels il doit être connu. On appellera son nom, etc.
I. Cet enfant est Jésus-Christ. « C’est une chose reconnue de tous les chrétiens, avouée même des anciens Juifs, comme il paraît entre autres par la paraphrase chaldaïque, qui nomme ici expressément le Messie[a]. » — Réfutation de ceux qui veulent que ce soit Ézéchias.
[a] Tome II, page 214.
Cette venue est bien digne d’être célébrée. C’est le plus grand de tous les miracles, la source de notre bonheur et le plus grand effort de la sagesse, de la puissance et de l’amour de Dieu pour les hommes. Ésaïe la considère dans cette vue ; car tout ce qu’il dit sent l’admiration et la joie. Il ne voit rien de commun dans cet enfant dont il publie la naissance. Il y honore le don de Dieu et il le regarde comme une source de félicité pour les hommes, un bien public pour son peuple. L’Enfant nous est né, le Fils nous a été donné. Que de choses là dedans, pour peu que nous prêtions à la prophétie les lumières de l’Évangile[b]. »
[b] Tome II, page 217.
1. C’est l’Enfant, le Fils, par rapport aux promesses — et en lui-même.
2. Il nous est né, il nous a été donné.
a. Il faut qu’il soit né, c’est-à-dire qu’il soit homme, pour nous sauver.
Objection : Ne pouvait-il pas être homme sans naître comme nous ?
« C’est ainsi que l’orgueil et une fausse raison s’amusent à disputer contre les humiliations de ce Fils que Dieu nous envoie, au lieu de donner tout à l’admiration et de n’être touchés que de son amour. Mais quoi qu’en pensent les Juifs et les impies, jamais les souffrances et les abaissements d’un Homme-Dieu ne seront indignes de lui, quand il ne les souffre que parce qu’il nous aime, parce qu’il les choisit, parce qu’il s’en veut servir pour notre salut. Christ a voulu être homme, parce qu’il a voulu mourir pour nous racheter et que, s’il n’eût pris de nous une chair mortelle, il était par lui-même immortel et impassible. Christ n’a pas pris son humanité dans le ciel et ne s’est point fait un corps d’une substance céleste pour venir paraître au monde d’une manière qui fit briller en sa chair même quelque chose de plus qu’humain, parce qu’il a voulu être notre frère, semblable à nous en toutes choses, excepté le péché, et que pour nous racheter selon la loi, il fallait qu’il fût notre proche parent, par conséquent tiré du même sang que le nôtre. Ses infirmités sont notre consolation, parce que, sachant qu’il a été tenté comme nous, nous savons qu’il est puissant pour secourir ceux qui sont tentés. S’il n’eût point eu une nature absolument semblable à la nôtre, nous n’oserions tirer de conclusion de lui à nous, pour espérer l’immortalité et la gloire à laquelle il a été élevé. Christ enfin a voulu naître, malgré tout ce que la naissance présente de bassesse, parce que, comme disait Tertullien, Christ n’a pas laissé d’aimer l’homme, tout formé et né qu’il est au milieu de tant de choses qui choquent. Il a aimé l’homme tout entier, avec sa naissance et sa chair. Et pour nous apprendre que son union avec notre humanité n’a pas été une union imaginaire ou partagée, mais réelle, parfaite et entière, il a voulu passer successivement par divers âges, et porter depuis la crèche jusqu’au Calvaire toutes les marques de la vérité de notre nature. Il a voulu consacrer, s’il faut ainsi dire, tous les états de la vie en sa personne, et ne voulant être homme que pour mourir, il était bien convenable qu’il commençât aussi sa vie par les larmes, les gémissements et les douleurs de l’enfance. Adam fut créé homme fait : Jésus est né enfant. Adam fut placé d’abord dans un Éden, comme dans un magnifique logis, où il trouva tout ce qui était nécessaire et pour le besoin et pour le plaisir : Christ naît dans une hôtellerie, dans une maison étrangère, où il ne trouve pour préparatifs et pour logement qu’une étable, du foin, une crèche. Mais plus l’abaissement est profond, plus l’amour qui le produit est admirable ; plus il est descendu, plus sa charité paraît élevée. Voyez comme le Père nous a aimés, puisqu’il nous donne son Fils, et qu’il nous le donne de telle manière qu’il semble qu’il l’abandonne à tout. Voyez comme ce Fils nous aime, puisqu’il n’a rien refusé pour nous. Tout ce qui nous paraît choquant dans les humiliations de sa naissance, de sa vie et de sa mort, est un sacrifice qu’il a fait à son amour ; c’est pour nous qu’il est né, c’est à nous qu’il a été donné, dit Ésaïe[c]. »
[c] Tome II, pages 224-226.
b. Ésaïe parle de cette naissance comme d’un fait déjà accompli. Ce que notre foi fait pour regarder le passé et se l’appliquer comme présent, celle des anciens fidèles le faisait pour l’avenir, qu’elle anticipait[d]. »
[d] Tome II, page 226.
c. C’est pour nous qu’il est né, il nous a été donné. Ah ! il n’avait pas besoin de naître pour lui-même, comme chaque homme qui ne sort du néant, ou qui du moins ne devient une portion de la société, un être vivant séparé des autres et jouissant d’une subsistance propre, que lorsqu’il sort des flancs de sa mère. Mais Christ n’avait qu’à se reposer éternellement dans le sein de son Père. Il y vivait dans la gloire et dans la félicité. Ce n’est donc pas pour lui, mais pour nous, pour notre profit et non pour le sien, qu’il est venu naître sur la terre. Voilà le privilège des hommes de pouvoir dire : Il nous est né, il nous a été donné. Quand l’ange annonça sa naissance aux bergers, il ne parla pas ainsi ; il leur dit : Je vous annonce une grande joie, c’est qu’aujourd’hui vous est né le Sauveur. Bienheureuses intelligences qui avez gardé votre origine, vous n’aviez pas besoin d’un réparateur ; c’était nous à qui le médecin était nécessaire. Exempts des maux qui nous affligent, vous n’avez pas aussi le même remède. Nous avons le même Maître, sans avoir le même Sauveur. C’est à nous que le Père le donne. Quel présent ! quel excès de bonheur après notre chute ! Un abîme de misère appelle un ce abîme de miséricorde. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique[e]. »
[e] Tome II, pages 226-228.
d. Pourquoi est-il né ? dans quel but ? Considérez la seconde partie du texte.
II. Quel intervalle de la naissance à l’empire ! Ésaïe le franchit.
1. Ce qu’il faut entendre par cet empire : ce n’est pas le pouvoir dont il a joui de tout temps en tant qu’il est Dieu avec Dieu son père ; c’est l’autorité et le règne qu’il possède en qualité de médiateur. « Si la terre ne le reconnaît pas encore, le ciel le reconnaît déjà. Dieu lui a promis l’empire, et cet empire est si assuré qu’on peut dire qu’il est né dans la pourpre et déjà revêtu du manteau royal[f]. » En effet, ces mots l’empire a été posé sur son épaule sont peut-être une allusion à l’antique coutume d’envelopper de pourpre dès leur naissance les héritiers des rois.
[f] Tome II, page 232.
2. Ces paroles n’expriment pas seulement la destination du Christ à la royauté, mais son installation même. Peut-être sont-elles expressément employées pour marquer le poids et la grandeur de la charge du Seigneur Jésus et la force divine avec laquelle il la soutient. Il ne gouverne pas simplement son empire, il le porte ; car c’est lui qui porte toutes choses par sa parole puissante. Il y a longtemps qu’on a dit que les couronnes étaient bien pesantes et qu’on a vu d’illustres malheureux gémir sous leur pesanteur et se plaindre que leur grandeur était un joug auquel ils étaient attachés et qui les accablait… Mais voici une épaule divine qui ne pliera point sous le faix. C’est pourtant celui du globe tout entier, de cette vaste machine, qui renferme l’Église et le monde. Jésus-Christ, sans aide et sans partage, sans s’en décharger sur autrui, soutiendra lui seul tout ce poids : l’empire a été mis sur son épaule.
Vous savez que cela arriva lorsqu’ayant vaincu tous ses ennemis et les nôtres, il fut élevé à la droite du Père et qu’il reçut un nom par-dessus tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou se ploie. Auparavant il était roi de destination et de droit, ayant été consacré dès sa naissance par l’onction du Saint-Esprit qu’il reçut sans mesure. Mais il ne fut pleinement installé et reconnu qu’après son ascension[g]. »
[g] Tome II, pages 234-236.
3. Cet empire qu’il a reçu est un empire juste et légitime, — glorieux, — s’étendant sur les cœurs, — bienfaisant, — universel.
III. — 1. On le nommera, c’est-à-dire il méritera tous ces noms, il sera tout ce que ces noms expriment. Opposition avec les princes, qui ont souvent les noms sans les qualités.
2. Il faut conclure de tous ces noms la divinité de Jésus.
3. Ces noms mêmes, quels sont-ils ? Admirable, — en tant que Dieu, — en tant qu’homme, — en tant que Dieu et homme à la fois (médiateur).
Conseiller. « On admire ces princes sages, qui savent, de leur cabinet, régler heureusement leurs États, démêler toutes les affaires, décider du sort de leurs voisins et donner la guerre ou la paix. Ils sont rares ces princes, et leur habileté n’est jamais universelle et à l’épreuve de tout. Mais voici le nôtre qui est le conseiller tout parfait. Chez lui la lumière est sans ombre, la connaissance sans défaut, la sagesse sans bornes, la prudence sans obliquité. Il est ce conseiller avec lequel Dieu consultait disant : Faisons l’homme à noire image. Il est ce conseiller avec lequel Dieu a formé ce conseil de paix qui produit notre salut. C’est la Sapience et la Parole qui est venue nous instruire et nous diriger. En lui sont cachés tous les trésors de sagesse, et de lui est sortie toute la vérité qui nous a été révélée. Il est son propre conseiller pour bien conduire toutes choses, les faire arriver à leur fin malgré tous les obstacles et confondre toutes les ruses et les machinations de l’enfer. Il est le nôtre ; car c’est lui qui, selon l’expression du prophète, nous conduit par son conseil, par sa Parole et par son Esprit[h]. »
[h] Tome II, page 240.
Fort et puissant. « Lorsque les rois ont la tête pour conduire, ils n’ont pas toujours le bras pour exécuter… Mais notre Sauveur aura également et la puissance, et la sagesse, et la tête, et le bras… Ses ennemis ne seront pas les maîtres… La justice divine qu’il a désarmée, la mort qu’il a vaincue, le péché qu’il a expié, l’empire du diable qu’il a détruit, nous disent assez ce qu’il est[i]. »
[i] Tome II, page 247.
Père d’éternité. Un tel père ne nous laissera point orphelins, comme les pères de notre chair qui meurent et que la mort oblige de nous abandonner… Il n’est point de ceux chez qui l’amitié meurt et la tendresse s’étouffe… Ajoutons que Christ est le Père d’éternité, c’est-à-dire l’auteur des choses éternelles, le fondement et la cause de ce siècle à venir et bienheureux que nous espérons. N’est-ce pas lui qui en a jeté le fondement par sa croix, qui nous l’a révélé par l’Évangile, qui en a pris possession pour lui et pour nous par son ascension, qui nous y appelle et nous y conduit par sa Parole et par son Esprit, et qui nous y introduira un jour par sa puissance[j] ? »
[j] Tome II, pages 247-248.
Prince de la paix. Il est l’auteur de cette triple et paix qui fait notre bonheur, la paix avec Dieu, la paix avec les hommes, la paix avec nous-mêmes. Le Père lui-même, réconcilié pour l’amour de lui, devient le Dieu de paix[k]. »
[k] Tome II, pages 248-249.
Conclusion : Ce n’est point assez de l’admiration et de la joie : Christ est né pour nous ; il nous faut naître pour lui, etc., etc.
L’exorde de ce sermon a été qualifié de sublime par un critique catholique. L’idée en est belle en effet, mais la diction en est parfois un peu faible. Le sermon lui-même est un des meilleurs de Superville. Il est bien dans le ton du texte : l’accent lyrique y retentit du commencement à la fin. Toutefois, bien des beautés d’ensemble sont effacées par cette méthode artificielle des divisions, qui déjà alors envahissait la chaire ; chez Superville, cette méthode, qui ne répond à aucun besoin de notre âme, est parfois poussée à l’extrême : il morcelle, il émiette, sans s’inquiéter assez de réunir. La règle, c’est de considérer d’abord la grande idée du texte, de contempler le tronc avant d’en venir aux rameaux.
C’est encore un sermon théologique que celui des Avantages de l’Évangile sur la loi. En voici le texte : La loi a été donnée par Moïse ; la grâce et la vérité est avenue par Jésus-Christ. (Jean 1.17)
Exorde : La lune et te soleil, images de la loi et de l’Évangile.
Division. Triple opposition :
- Entre la loi et la grâce.
- Entre la loi et la vérité.
- Entre Moïse et Jésus-Christ.
I. Différents sens du mot loi dans l’Écriture sainte. Il signifie ici : toute l’économie de l’Ancien Testament.
La loi a été donnée par Moïse, c’est-à-dire qu’elle a été donnée de Dieu par le ministère de Moïse.
Ce qu’elle comprend : loi morale, cérémonielle, judiciaire, et quelques promesses (prémices de l’Évangile).
Le nom de grâce signifie bienveillance, faveur, douceur, miséricorde, don gratuit. Tout l’Évangile est grâce dans tous les sens. « J’avoue que dans cet Évangile il y a encore des lois, des préceptes, des menaces qui lui sont propres, outre celles qu’il emprunte de la loi. Mais chaque chose doit prendre son nom de sa partie principale ; et comme dans l’Évangile les clauses et tout le génie de l’alliance nouvelle ne respirent que grâce et qu’amour ; que les menaces n’y sont semées que loin à loin, et ne sont proprement que contre ceux qui rejettent l’Évangile, il n’est pas étonnant que toute l’alliance nouvelle, toute la révélation de Jésus-Christ porte le nom de grâce. Cela supposé comme le fondement de notre discours, voyons à présent comment la loi a été opposée à la grâce et combien la grâce l’emporte sur elle[l]. »
[l] Tome II, page 314.
La loi est un ministère de rigueur et de condamnation par rapport à l’Évangile. Cela se voit :
- Dans les miracles qui se firent pour l’établir et pour la faire observer[m] ;
- Dans la manière dont la loi fut donnée ;
- Dans les clauses et les conditions de l’alliance ;
- Dans la sévérité des peines des coupables.
[m] Cela est trop absolu ; il y eut aussi des miracles d’un tout autre caractère.
« Joignez à cela que la loi ne parlait point par elle-même de repentance, de ressource pour le pécheur, de planche après le naufrage, de pardon ni de rémission. Sévère et inexorable, elle n’écoutait plus l’homme dès qu’il avait péché. Elle promettait tout à l’innocence, mais elle ne connaissait point d’autre voie pour arriver au bonheur. En vain chez elle les larmes, la confession du péché, la résolution de mieux vivre ; tout cela auprès d’un Dieu non apaisé, d’un juge rigoureux revêtu de tous ses droits et attaché à la rigueur de ses propres arrêts, faisait bien la conviction du coupable, hâtait son procès et sa sentence, mais ne pouvait lui procurer l’abolition et le pardon du crime une fois commis. J’avoue qu’au milieu de cette nuit de la loi, je vois souvent briller des rayons de miséricorde ; j’entends des promesses de grâce, j’entends des confessions du péché, je vois des larmes de repentance qui coulent des yeux et du cœur des fidèles. Mais, comme je l’ai déjà dit, c’est par d’autres motifs que par ceux de cette économie ; c’est que les fidèles, renonçant à la loi, recouraient à la grâce. Cependant, comme quelques éclairs ne dissipent pas la noirceur d’une profonde nuit, et font même trouver, lorsqu’ils sont passés, la nuit a plus obscure qu’auparavant, et comme quelques gouttes de rosée sur un petit coin de terre ne suffisent pas pour abreuver une vaste campagne altérée, brûlée des ardeurs du soleil : aussi les mélanges de la grâce n’empêchaient pas cet air de rigueur régnant et prédominant dans la dispensation légale[n]. »
[n] Tome II, pages 318-319.
II. « Dans la création de l’univers, les ténèbres précédèrent la lumière ; le chaos confus et la terre sans forme et vide furent devant le monde formé, arrangé dans cette belle symétrie où nous le voyons. Il est arrivé quelque chose de semblable dans la création du nouveau monde qui est l’Église. Les ténèbres et les ombres de la loi ont précédé la lumière de la grâce. On a vu le mélange, si je puis ainsi dire, du ciel et de la terre, avant que de voir les nouveaux cieux et la nouvelle terre dans ce bel ordre que nous admirons. L’économie légale, mêlée de cérémonies charnelles et de préceptes spirituels, de promesses terriennes et de promesses célestes, a devancé l’Évangile ; la grâce n’a plus été cachée ni la vérité voilée : La vérité est avenue par Jésus-Christ[o]. »
[o] Tome II, page 330.
Nous ne dirons pas à combien d’égards l’Évangile peut être appelé la vérité, nous arrêtant seulement à ce qui se rapporte au but de saint Jean, dans l’opposition qu’il fait de la loi à l’Évangile.
1. Vérité signifie accomplissement. Les Juifs avaient des promesses que l’Évangile réalise.
2. Vérité signifie réalité, la solidité d’une chose par rapport aux ombres et aux figures. Comme l’ombre reçoit la forme du corps et qu’elle en dépend, c’a été sur la vérité des choses de l’Évangile que Dieu a formé les types et les cérémonies de la loi. Comme l’ombre a bien quelque figure du corps, mais inégale, obscure, grossière, imparfaite, de même la loi n’a représenté les choses de l’Évangile que faiblement, grossièrement, obscurément. Les ombres se meuvent, s’arrêtent, se tournent selon les mouvements du corps qui les forme ; mais avec cette apparence d’action, elles n’ont pourtant en elles-mêmes ni vie ni réalité. Ainsi les cérémonies, les figures mosaïques pouvaient bien avoir quelque vertu par rapport à la vérité qu’elles représentaient ; mais en elles-mêmes elles étaient destituées de force et d’efficace pour vivifier et pour sauver l’homme. Enfin comme, dès que le soleil frappe à plomb sur nos têtes et jette également et perpendiculairement ses rayons derrière et devant nous, à droite, à gauche, de tous les côtés, nos corps ne forment plus d’ombres, elles disparaissent : ainsi, depuis que par l’Évangile Jésus-Christ, le soleil de justice, s’est levé pour nous dans son midi, nous frappant de toutes parts par sa lumière, les ombres légales ont disparu[p]. »
[p] Tome Ier, pages 233-234.
3. Enfin, la vérité se prend pour la perfection d’une chose. « La loi n’a rien amené à perfection ; mais l’Évangile a perfectionné tout ce qui paraissait en quelque sorte défectueux. On pouvait trouver dans la morale de Moïse quelque chose d’imparfait, que Dieu avait voulu tolérer pour un temps à cause de la dureté du cœur des Juifs, comme la loi du divorce, la polygamie, la loi du talion, certaines vengeances permises en certaines occasions ; comme encore les différences trop grandes que les Juifs faisaient entre un de leurs compatriotes et tous les étrangers, ne se croyant obligés à l’égard des Gentils à aucun des devoirs presque de l’humanité. Mais la morale de Christ condamnant la polygamie, le divorce, la rétribution du mal, prescrivant partout et envers tous une charité pure, vive, tendre, universelle, une patience à toute épreuve, a porté véritablement les choses à la perfection. La loi de Moïse semblait représenter la Divinité comme partiale en quelque sorte, s’il m’est permis de parler ainsi, n’ayant d’amour et d’égard que pour un seul peuple, un peuple si petit, si méprisable en soi qu’il était comme inconnu même aux nations voisines et aux historiens païens. Cependant il semblait faire toutes les délices de Dieu : Il avait donné ses ordonnances à Jacob et ses statuts à Israël ; il n’avait pas fait ainsi à toutes les nations. Je comprends, à la vérité, que Dieu est libre et qu’il peut faire grâce à qui il veut. Je comprends que, ne devant rien à des hommes pécheurs, corrompus, il a pu laisser marcher pendant longtemps la plupart des peuples en leurs voies. Je conçois surtout que la distinction et la séparation du peuple juif d’avec toutes les autres nations étant utile et nécessaire pour faire mieux connaître un jour le Messie, né dans un peuple si singulier, si bien caractérisé, si séparé d’avec les autres, cette distinction a été parfaitement sage par rapport à Jésus-Christ qui devait venir. Mais qu’en soi-même et pour toujours ce Dieu qui nous dit qu’il est bon envers tous, qu’il n’a point d’acception de personne, ce Dieu qui a formé d’un seul sang tout le genre humain, pût se cacher à toute la terre, hors à la Judée, et n’étendre pas plus loin sa révélation que les bornes étroites de la Palestine, ah ! c’est ce qui était impossible ! C’était donc une imperfection de l’alliance légale de ce qu’elle était si bornée, si resserrée ; mais aujourd’hui l’alliance de grâce et de vérité est salutaire à tous les hommes[q]. »
[q] Tome II, pages 337-339.
III. Moïse et Jésus-Christ. — La prééminence de Moïse parmi les prophètes paraît :
- Dans le mode de la révélation ;
- Dans les miracles opérés ;
- Dans la fonction de médiateur.
Mais à tous ces égards, Jésus-Christ l’emporte sur lui.
Conclusion.
1. Malheur et aveuglement des Juifs d’aujourd’hui.
2. Notre propre bonheur.
3. Nos devoirs.
a.) Nous avons la grâce et la vérité : gardons-les.
b.) « Ne changeons point la grâce en dissolution et la liberté en libertinage… Si la grâce elle-même devient une fois votre ennemie, qui est-ce qui vous défendra ? Si la grâce vous accuse qui est-ce qui vous justifiera[r] ? »
[r] Tome II, page 352.
c.) Christ nous a apporté la grâce et la vérité : imitons-le en faisant éclater partout la douceur, la miséricorde, la paix, la sincérité, la vérité dans toute notre conduite.
Ce discours est juste dans toutes ses parties, quoique la première ne soit pas suffisamment claire. Mais je voudrais une forme moins didactique, plus historique, — moins de découpure, — plus de liaison et de fluidité.
Je ne voudrais pas faire deux parties parallèles de la comparaison des personnes et de celle des choses : la loi et la grâce, la loi et la vérité, d’une part, — et puis Moïse et Jésus-Christ, de l’autre. Je ne ferais même qu’une seule partie de la comparaison des choses, considérant la grâce et la vérité comme une seule chose, ou la grâce comme étant la vérité, ce que la loi n’est pas.
Où en était l’humanité quand Moïse survient ? Elle n’avait ni loi ni grâce. Moïse, de la part de Dieu, donne la loi, rien que la loi. Ce mot ne signifie donc pas l’Ancien Testament, mais précisément la loi comme loi. Voilà ce que Moïse a donné. On doit y joindre, comme dépendance nécessaire, les dispensations merveilleuses qui ont introduit la loi, les bénédictions temporelles assurées à son accomplissement, mais rien de plus. Le reste (je veux dire les promesses spirituelles, les dons spirituels et la révélation des faits primitifs) est autre chose que la loi, est un à-compte de l’Évangile.
La loi est un don ; mais elle ne le serait pas en elle-même et sans la grâce.
Jésus-Christ vient, il ne survient pas comme Moïse ; il ne donne pas quelque chose hors de lui ; ce qu’il donne c’est lui-même ; la grâce et la vérité, c’est lui. La grâce, c’est le pardon (ou l’alliance inconditionnelle) et un nouvel esprit (l’esprit franc). En donnant cela, il donne la vérité. La vérité ne s’oppose pas seulement au mensonge et à l’erreur, mais au symbole et à la vérité incomplète. La loi avait des réalités et des symboles. Les symboles, Jésus-Christ les réalise ; les vérités incomplètes, il les complète. Il nous dit par sa grâce toute la vérité sur Dieu, sur l’homme et sur le devoir de l’homme. Ainsi, même sur le terrain de la loi, la grâce est plus complète que la loi. Il faudrait montrer, en terminant, comment toutes ces vérités sont enveloppées dans la grâce.
Analysons maintenant quelques-uns des sermons de Superville qu’on peut considérer comme des sermons de morale, mais en nous souvenant, ainsi que je l’ai dit, que la distinction que j’ai proposée n’est pas absolue. On le peut voir déjà par le titre du premier que nous examinerons : La lutte entre la chair et l’esprit, et par son texte : La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair, et ces choses-là sont opposées l’une à l’autre, tellement que vous ne faites point les choses que vous voudriez. (Galates 5.17)
Exorde : Les guerres civiles et les tremblements de terre sont les fidèles images de l’état intérieur de l’homme. Le cœur de l’homme est un état qui n’est jamais en repos, toujours agité de guerres civiles et intestines ; c’est un royaume divisé contre lui-même, comment subsistera-t-il ? C’est un petit monde, mais perpétuellement secoué par des émotions subites et intérieures, qui y font souvent d’étranges bouleversements. Il n’y a rien de plus étonnant que cette contrariété qui se trouve en l’homme, en quelque état qu’on le considère, rien de plus surprenant que ces combats qu’on y remarque. Il cherche la vérité, et il la hait. Il désire le bien, et il le fuit. Il souhaite d’être heureux, et il s’abandonne à tout ce qui le rend misérable. Le corps demande de certaines choses, l’entendement y résiste et en veut de tout opposées. La raison veut être quelquefois la maîtresse, et les passions font à leur tour de subites irruptions qui ravagent tout. Le péché est souvent comme un vainqueur insolent, qui mène toutes les pensées et toutes les affections de l’homme en captivité. Mais la conscience revient aussi de temps en temps troubler sa possession et reporter la guerre dans l’âme, qui, dans ces agitations et ces combats, ne peut souvent s’empêcher de s’écrier avec Rébecca : S’il est ainsi, pourquoi suis-je[s] ? »
[s] Tome II, pages 256-257.
Division :
- Les combattants.
- Le combat, ou la double lutte de la chair contre l’esprit et de l’esprit contre la chair.
- L’événement du combat.
I. Les combattants. — Heureux état de l’homme innocent. « C’était un état de paix ; il n’y avait point encore de désordre dans l’homme, point de discorde au dedans. Adam, dans ses premiers beaux jours, qui durèrent si peu, ne connaissait, pour ainsi dire, ni la chair ni l’esprit. » Il avait un corps, mais soumis à la raison ; l’âme, encore maîtresse du char, pouvait le conduire à sa guise. Adam, dans l’état purement naturel, n’avait pas besoin de ce que l’Écriture appelle l’Esprit, cet autre principe surnaturel que Dieu n’a donné que pour réparer la nature tombée. Mais depuis que par la tentation du démon, par la négligence de a l’homme, et par le mauvais usage qu’il fit de sa liberté, le péché fut une fois entré dans son âme ; depuis que par le péché le désordre fut introduit dans notre nature et que la balance fut penchée du côté des biens sensibles, grossiers et terrestres ; enfin, depuis que, par cette pente violente, l’âme a été assujettie à l’empire du corps et des convoitises, un seul principe est devenu le dominant dans l’homme pécheur, et ce principe c’est la chair, c’est-à-dire la corruption morale de la nature. C’est cette corruption universelle, qui s’est répandue dans toutes les facultés de l’homme, que saint Paul entend dans notre texte par le mot de chair[t]. »
[t] Tome II, pages 260-261.
Réfutation de l’opinion romaine que par la chair il faut entendre le corps.
Si Dieu avait laissé l’homme sans aucun secours surnaturel, il ne serait que chair. « Mais en vertu de l’alliance nouvelle faite par le Fils de Dieu et pour l’amour de lui, le Père a trouvé bon de donner à ceux d’entre les hommes qu’il a choisis selon son propos arrêté une grâce spéciale, divine et surnaturelle, qui, procédant du Saint-Esprit, est elle-même appelée l’Esprit de Dieu, parce qu’elle en est l’effet, et un effet si lié avec sa cause que l’Esprit lui-même est dit habiter au dedans de nous, en tant que sa vertu et son efficace y résident… C’est l’âme de l’homme, en tant qu’elle est aidée et vivifiée par l’Esprit de Dieu[u]. »
[u] Tome II, pages 265-266.
Lorsque la conscience avertit et condamne, le combat n’est que passager s’il n’est soutenu par la grâce. La conscience seule n’est presque émue que par les péchés atroces ; elle n’est pas délicate sur les petites fautes. La conscience n’est ordinairement fort émue qu’après le crime commis : c’est la frayeur qui l’ébranlé par un mouvement d’esclave, et elle ne s’avise guère dans un homme irrégénéré de parler fort haut avant que le mal soit fait. De plus, la conscience est sujette à s’endurcir peu à peu, à devenir cautérisée, insensible dans les grands pécheurs. Ce n’est donc pas même la raison et la conscience seule que saint Paul entend par l’esprit qui convoite contre la chair. Il veut parler d’un principe fixe, certain, qui agit constamment dans les fidèles ; qui s’oppose au péché, sous quelque forme qu’il se présente ; qui s’y oppose par une vue noble, à cause de Dieu et par amour pour lui ; qui s’y oppose non seulement dans les crimes atroces, mais aussi dans les plus petits péchés et dans les fautes les plus légères ; qui s’y oppose enfin, non simplement après le crime commis, mais même dès qu’il se forme dans le cœur le moindre penchant vers le mal. Ce principe est, si vous voulez, la conscience, mais non celle de l’homme naturel ; c’est la conscience du fidèle, animée, purifiée par l’Esprit de Dieu ; c’est la raison, mais la raison changée, élevée, perfectionnée par la grâce ; c’est, en un mot, l’habitude de la régénération, formée en lui peu à peu par l’opération du Saint-Esprit. C’est là le principe qui lutte contre la chair[v]. »
[v] Tome II, pages 269-270.
Or ces deux choses sont opposées l’une à l’autre. Comment elles peuvent subsister dans le même homme. C’est un mélange de qualités contraires, comme dans le crépuscule, comme dans la convalescence.
Pourquoi Dieu permet-il cette contrariété dans l’homme ? Parce qu’il a résolu de distinguer l’état de la grâce d’avec celui de la gloire, et qu’il agit et par des lois d’ordre, qui conduisent peu à peu le fidèle à la perfection. Si Dieu avait voulu produire dès le commencement dans ses élus une sanctification sans combat et sans résistance, il aurait fallu qu’il eût changé tout d’un coup, par miracle, la constitution de l’homme et les lois de l’union du corps et de l’âme. Il aurait fallu qu’il nous eût voulu sauver absolument sans nous, sans nous faire faire aucun usage de notre liberté, sans nous faire entrer pour rien dans la victoire sur le péché. Ce n’a pas été le dessein de cet Être tout sage ; il n’a voulu agir dans cette vie que d’une manière proportionnée à l’état présent du monde, à celui de nos corps et de nos facultés, et conforme à notre liberté. Il a voulu nous faire agir, nous faire combattre et nous faire triompher à la fin, mais comme les soldats de la terre par une longue milice où nous ne devenons habiles, expérimentés, maîtres dans l’art de vaincre, qu’à force de combats et de blessures reçues, et par des victoires difficiles, remportées avec peine et avec péril. Voilà pourquoi il y a encore des choses opposées l’une à l’autre dans les fidèles. Voilà pourquoi la chair et l’esprit y subsistent ensemble. Voyons maintenant leur lutte. C’est notre seconde partie[w]. »
[w] Tome II, pages 273-274.
II. L’Apôtre exprime ce combat par le mot de convoiter, ou de former des désirs : la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair. Ce terme de convoiter était de lui-même général dans son origine, également propre à marquer toute sorte de désirs, les bons aussi bien que les mauvais… Par ce mot saint Paul exprime tout ce que la chair et l’esprit produisent en nous, désirs, inclinations, délibérations, actions. Les désirs sont la production la plus naturelle du cœur humain, la première source de ses actions, qui commencent par là, avant que d’en venir à la résolution et à l’exécution. Il a donc fort bien représenté par les termes de convoiter l’un contre l’autre ce que nous exprimons par l’idée d’un combat ou d’une lutte entre ces deux partis opposés[x]. »
[x] Tome II, pages 275-276.
1. L’Apôtre commence par la lutte de la chair. Il a eu raison de la faire marcher la première : elle est l’aînée, elle a la première possession ; c’est le vieil Adam ; elle est en nous avant l’esprit, et comme Ésaü, elle veut faire valoir son droit d’aînesse. C’est l’homme fort qui garde la maison ; il n’est pas facile de le lier et de le déposséder de là. Dans l’état d’irrégénération, cette chair est comme un roi exactement et tranquillement obéi[y]. » Quand la loi survient, il se produit déjà quelque agitation ; mais le vrai combat commence quand Christ vient apporter les lois de son Évangile et agir par son Esprit dans l’âme des fidèles.
[y] Tome II, page 275. — Ceci ne va-t-il pas trop loin ? Un simple malaise n’est-il pas déjà une lutte, et tous ne sentent-ils pas ce malaise ?
Remarques générales. — Ce combat est rude et dangereux. La chair est forte ; sa force résulte de bien des causes ; tout l’aide, se joint à elle et la favorise.
Ce combat est long et opiniâtre ; il dure toute la vie. Dans le grand monde, les désordres ne sont jamais de longue durée ; les vents impétueux n’agitent pas toujours les airs ; les orages sont bientôt suivis du beau temps et le calme succède de près aux tempêtes. Mais il n’en est pas ainsi dans l’homme, qui est le petit monde. Comme un flot pousse un autre flot, une passion succède à l’autre, et il n’est point de temps où l’on puisse dire qu’il y ait un calme parfait. Les autres guerres ne durent pas toujours ; elles ont leurs surséances, leurs trêves, qui en suspendent le cours, et d’heureuses paix qui les suivent et les finissent. Ici je vois une guerre qui ne finit point, un combat dont nul âge, nulle condition, nul sexe n’est exempt. La vieillesse elle-même, où l’on quitte le harnois et la milice, n’est point un temps de repos du côté des passions. On ne voit guère de vieillards qui puissent dire : Je n’ai plus qu’à pendre mes armes, comme on faisait autrefois dans les temples des dieux lorsqu’on ne voulait plus aller à la guerre. La vieillesse a d’autres combats que la jeunesse, mais après tout, la chair y convoite encore contre l’esprit. En un mot, bien qu’ici-bas la grâce affaiblisse les passions, qu’elle les surmonte, on peut dire qu’elles restent toujours les armes à la main tandis que l’homme est vivant. Ce sont des ennemis vaincus, mais qui se défendent encore, et qui reviennent souvent à la charge. Ce n’est qu’en mourant que le fidèle peut dire : J’ai vaincu. Ce n’est que lorsque le temple de son corps est renversé que les Philistins meurent avec lui[z]. »
[z] Tome II, pages 278-280.
Mais ces remarques sont trop générales ; descendons dans un plus grand détail.
La chair convoite contre l’esprit avant la conversion ; — après la conversion ; — même dans les fidèles les plus avancés.
La chair convoite, en mêlant l’imperfection à chaque bonne action.
« Enfin, cette chair revient quelquefois par des attaques encore plus dangereuses, par des irruptions violentes qui désolent tout. Soit qu’alors quelque négligence ait précédé, qui, en ralentissant la piété et contristant l’Esprit de Dieu, ait fait passage aux passions et ait ôté à l’âme ses deux gardes, la vigilance et la prière ; soit que l’impression forte de quelque objet extérieur soulève si subitement et si violemment les passions et l’imagination, que l’âme soit terrassée avant que d’avoir pu se mettre en défense : toujours n’est-il que trop certain par divers exemples, que les saints eux-mêmes tombent quelquefois dans de grands crimes ; de sorte qu’alors il est vrai de dire, non seulement que la chair convoite contre l’esprit, mais qu’elle triomphe pour un temps[a]. »
[a] Tome II, page 284.
Cette pensée était délicate à exprimer ; mais dès que l’orateur l’exprimait, il devait s’y arrêter davantage. Ces chutes soudaines étonnent comme la foudre qui éclaterait dans un ciel d’azur ; elles peuvent faire douter les esprits superficiels de la fidélité de Dieu ; elles effraient, et l’orateur aurait dû faire passer cet effroi dans l’âme de ses auditeurs.
2. Passons au combat de l’esprit contre la chair. — L’esprit combat par les vérités qu’il nous rappelle et par les impulsions qu’il nous imprime.
Il faut distinguer ici deux époques :
Avant la conversion, il agit par la frayeur, — par l’horreur du péché, — par l’amour de Dieu : c’est la conversion.
Après la conversion, il agit :
1. Par les avertissements qu’il nous donne et l’examen auquel il nous porte. (Pourquoi ne pas mentionner ici la prière, dans laquelle le secours de l’Esprit nous est promis ?)
2. En nous relevant quand nous sommes tombés.
3. En nous excitant à l’héroïsme, à de nouveaux progrès.
4. En nous faisant profiter des moindres occasions pour nous avancer, en éclairant nos entendements pour nous faire distinguer le trop du trop peu et éviter ce qui pourrait rendre notre piété moins pure.
Ces distinctions sont justes, mais ne sont pas assez fondues, ne coulent pas assez l’une dans l’autre.
Il faut, dans la prédication, que les faits soient montrés dans leurs rapports. L’esprit aime les distinctions, mais l’âme se plaît dans la synthèse.
III. Effet de la lutte : tellement que vous ne faites point les choses que vous voudriez.
Distinguer deux volontés : la volonté proprement dite et la velléité.
Distinguer aussi en l’homme deux temps : l’un quand il balance, l’autre quand il se résout.
Effets de la contrariété de ces deux principes :
1. Nous sommes souvent en doute, hésitants, flottants.
2. La chair, quand elle triomphe, dit : Je veux. Il reste bien à l’esprit le Je voudrais, mais qui ne nous absout pas ; toutefois cela fait une différence entre le fidèle et les autres hommes.
3. Quand l’esprit parvient à dire : Je veux, il reste à la chair le Je voudrais, ou la velléité.
Conclusion. 1. S’examiner. 2. Mortifier la chair ; à plus forte raison, ne pas la nourrir. 3. Surveiller le péché favori. 4. Résister aux premières attaques de la chair. 5. non seulement mortifier la chair, mais nourrir l’esprit, en employant tous les moyens : calme, prière, action, action surtout.
Ajoutons quelques remarques à celles que nous avons faites dans le cours de notre analyse. Superville paraît n’avoir pas saisi le vrai sens du texte. Il s’agit en première ligne des obstacles suscités par la chair, qui s’entête et revient constamment à la charge.
Superville exagère l’infirmité de l’homme inconverti. Celui-ci dit aussi parfois : Je voudrais. Si la chair commençait par être complètement victorieuse, rien sans doute ne pourrait lui arracher sa proie.
Signalons encore la trop grande décomposition des idées, une distinction subtile et pénible entre la conscience et l’esprit, et le sens étroit donné au mot chair dans un passage de la conclusion que nous avons omis de citer.
On lira avec intérêt le sermon sur le Prix de l’âme.
Texte : Que profite-t-il à l’homme s’il gagne tout le monde et qu’il fasse perte de son âme ? Ou que donnera l’homme pour récompense de son âme ? (Matthieu 16.26)
Explications préliminaires. — Que faut-il entendre par gagner tout le monde ? Jésus-Christ, poussant les choses jusqu’où la plus énorme ambition des mortels et les imaginations les plus échauffées peuvent aller, parle du monde entier, afin qu’on ne pût rien concevoir au delà en matière de choses temporelles[b]. »
[b] Tome III, page 7.
Que faut-il entendre par perdre son âme ?
I. Le fait.
1. Il est possible de perdre son âme.
2. Cette perte est infaillible pour les incrédules et les impénitents.
3. Extrême difficulté de gagner le monde sans perdre son âme. (Jésus-Christ ne le dit pas, mais il le fait entendre.)
a.) Dans les temps fâcheux, le monde nous donne le choix entre la perte de nos biens et la perte de notre âme.
b.) Dans les temps tranquilles, il nous séduit par l’espérance de gagner des biens en abandonnant l’intérêt de notre âme.
II. La conséquence du fait : Folie de hasarder son âme, fût-ce pour acquérir la possession de l’univers.
1. L’âme est plus excellente en soi et par rapport à nous que le monde entier. Ce que Dieu l’a faite et ce qu’il a fait pour elle.
2. Le gain du monde est une chose à peu près impossible, au lieu que la perte de l’âme est très possible et très facile. — Nous citons ce passage comme un modèle de la manière d’exposer de Superville :
« Je vous l’ai dit, quand Jésus-Christ a parlé de gagner tout le monde, il a plutôt regardé à la convoitise insatiable de l’homme qu’à la possibilité de sa supposition. Il savait que la cupidité est cette sangsue des Proverbes qui dit toujours : Apporte, apporte ! L’avare, dit l’Ecclésiaste, ne met point de fin à son travail, et même son œil ne voit jamais assez de richesses. Il joint maison à maison, dit Ésaïe, et approche un champ de l’autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lieu et qu’il se rende seul habitant du pays. L’homme puissant est orgueilleux, ne se tenant point tranquille chez soi, d’autant qu’il élargit son âme comme le sépulcre et qu’il est comme la mort et ne se soûle point, et amasse à soi toutes les nations et recueille tous les peuples. Voyez cet ambitieux, qui ne se rassasie point d’honneurs et de gloire. Il en est du monde pour lui comme de l’horizon à l’égard d’un voyageur. A mesure qu’il avance, il voit son horizon s’avancer aussi ; il lui semble qu’il n’attrape jamais ce terme qui était devant ses yeux et jusqu’où il pouvait porter sa vue, parce qu’à mesure qu’il fait de nouveaux pas, il trouve aussi une nouvelle étendue devant soi. Eh ! je vous prie, combien coûte-t-il de peines et de sueurs dans le monde pour y acquérir seulement quelque rang et quelque fortune considérable ? Avant que l’on se soit un peu avancé, la vie se passe et la mort vient. Combien trouve-t-on d’oppositions, de traverses, de compétiteurs et de rivaux, qui vous disputent le prix que vous voulez remporter ? Avant que quelques heureux téméraires aient enfin découvert le nouveau monde et les richesses des Indes, combien de vaisseaux avaient fait naufrage ! Combien de gens avaient péri sans y avoir réussi ! Et ceux qui en ont fait la découverte, quelle part ont-ils eue à la possession de ce nouveau monde et combien en ont-ils joui ? Parmi tant de gens qui se sont entêtés de faire des conquêtes, combien peu ont eu le bonheur de s’assujettir autant de peuples que les Cyrus, les Alexandre, les Tamerlan et quelques autres ? Ceux-là mêmes ont-ils possédé tout le monde et ont-ils gardé longtemps ce qu’ils avaient conquis ? Ils ont dépouillé d’autres hommes de ce qu’ils avaient, et la mort les a ensuite dépouillés eux-mêmes de tout. D’ailleurs, qu’appelle-t-on jouir ? Le plus grand monarque du monde jouit-il de tout ce qui relève de son empire ? Sa vanité se satisfait en pensant qu’il en est le maître ; son imagination repasse avec plaisir sur ces vastes pays qui lui sont soumis, et il s’enfle par là à ses propres yeux : mais après tout, jouit-il proprement que de ce qu’il voit, qu’il tient, qui lui sert ? Peut-il lui seul jouir de l’air, de la lumière, de la santé, goûter tous les plaisirs ensemble ? Il ne lui faut, comme aux autres, qu’une certaine portion de biens, de mets et de plaisirs. Il a le privilège de varier plus souvent ses voluptés, d’être environné de plus de personnes : c’est-à-dire qu’il a de quoi se rendre plus délicat, plus difficile, et souvent plus malade que les autres hommes. Sou-vent, comme étouffé dans la foule de ceux qui le suivent, ne pouvant presque rien faire sans avoir mille regards sur soi, il a moins de liberté que la plupart de ceux qui n’ont qu’une fortune médiocre. Voilà donc le grand privilège du gain du monde, à quoi si peu de gens peuvent parvenir, et quand ils y sont parvenus, ils en voudraient davantage. On ne possède jamais tout ce qu’on voudrait posséder. Oui, je le répète encore, les ordres de la Providence et les passions des hommes rendent les grandes fortunes très rares et très difficiles à acquérir. La Providence veut conserver quelque égalité dans le genre humain. Elle a partagé les habitations, les possessions, les biens, pour conserver les sociétés et les entretenir. Elle ne permet pas que quelques-uns puissent tout usurper et tout envahir sur les autres, et nos passions à tous sont de bonnes gardes pour empêcher que quelques-uns ne se rendent maîtres de tout le trésor. De là les querelles, les procès, les guerres. Voilà cependant pour quelle espérance nous perdons notre âme : pour une espérance folle, que presque personne n’ose avouer, qui est celle de gagner tout le monde-, pour une espérance à peu près impossible, semblable à une ombre après laquelle on court et qu’on n’embrasse jamais, et pour des biens dont on ne saurait jouir que jusqu’à un certain point et une certaine mesure. Ou si l’on veut réduire ses désirs et ses prétentions à quelque chose de possible et de raisonnable, c’est pour le désir d’une certaine fortune et pour l’espérance d’être plus heureux, chacun dans notre condition, que mille et mille autres ; espérance si souvent trompeuse ! C’est pour cela, dis-je, que nous perdons volontairement et infailliblement notre âme pour l’éternité. Quelle extravagance ! d’autant plus grande que ce ne sont pas seulement ceux qui ont possédé le monde qui perdent leur âme, mais ceux-là mêmes qui ont trop désiré et trop cherché ce gain, quoiqu’ils n’aient pas joui de ce qu’ils souhaitaient[c]. »
[c] Tome III, pages 29-33.
3. Le gain du monde ne peut apporter qu’une félicité imparfaite, au lieu que la perte de l’âme est la plus grande et la plus réelle de toutes les misères :
« Permettez-moi d’appliquer ici une histoire que Sénèque nous a rapportée. Un Romain riche et puissant, nommé Vedius Pollion, qui traitait ses esclaves comme des bêtes et les faisait mourir pour la moindre chose, donna un jour à manger chez soi à l’empereur Auguste. Un esclave eut le malheur de rompre un beau vase de cristal. Là-dessus son maître barbare commande qu’on le fasse mourir d’un certain genre de mort. Ce malheureux s’échappe, se va jeter aux pieds de César, lui demande grâce, ou qu’au moins on ne le fasse point mourir de cette sorte de supplice. Que fit l’empereur, touché de la cruauté de Pollion ? Non seulement il fit grâce à l’esclave, mais pour corriger la brutalité du maître et lui montrer combien la vie d’un homme lui devait paraître plus précieuse qu’un vase, il fit rompre en sa présence tous les vases de la maison. Pécheurs, mondains, avares, ambitieux, vous ne faites point mourir vos serviteurs, mais vous faites mourir votre propre âme pour quelques biens fragiles et périssables. Vous vous perdez vous-mêmes pour acquérir ou pour conserver des choses qui ont plus d’éclat que de solidité. Dieu le voit, et votre procédé l’étonne. Que fait-il souvent pour vous en faire voir l’extravagance ? Il prend en main la verge de sa justice ; il casse tous ces cristaux que vous estimez tant ; il brise votre fortune, il vous enlève vos richesses et vos honneurs par mille accidents imprévus. Allez, malheureux, vous dit-il ; apprenez que l’âme d’un homme vaut mieux que tous ces biens pour lesquels vous la faites périr. En effet, bon Dieu, quelle comparaison de cette félicité que le gain du monde peut apporter, de cette félicité imaginaire, sujette à tant de revers, avec la perte réelle de l’âme ! Une perte que rien n’adoucira, ne balancera, qu’on sentira à chaque moment ! Ah ! que c’est une chose terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant[a] ! »
[a] Tome III, pages 35-38.
4. Le gain du monde n’est que pour un temps : la perte de l’âme est d’une éternelle durée.
5. Si l’on ne gagne pas le monde, on peut s’en dédommager par le gain du ciel ; mais la perte de l’âme est irréparable, et rien ne peut la compenser :
a.) Il n’y a plus de moyens établis pour la racheter et la sauver.
b.) L’âme ne peut plus passer de l’état du péché et du désespoir à celui de la sainteté et de l’espérance, puisqu’il n’y a plus pour elle ni promesses, ni grâces, ni motifs à lui présenter, et que toutes ses mauvaises habitudes sont tellement enracinées, qu’elles sont devenues immuables.
c.) L’âme ne peut cesser d’être ; elle ne peut passer de la vie à la mort, de l’être au néant, parce qu’elle est immortelle.
d.) Elle ne peut passer de l’état de condamnation à celui d’absolution, parce que l’arrêt est prononcé, arrêt définitif, que la justice divine ne peut changer.
Conclusion. 1. Si le monde vaut moins que notre âme, d’où vient que nous aimons si fort celui-là, et que nous négligeons si fort celle-ci ?
2. Comment pouvons-nous sacrifier notre âme, non pas à un monde, mais à une bagatelle ?
3. Revenons toujours à ces deux points, la mort et le jugement. Que penserons-nous de notre choix au moment de la mort, à l’heure du jugement ?
Terminons par deux citations, qui nous permettront de mettre en parallèle Superville et Saurin. Ce dernier a traité le même sujet d’après le même texte ; seulement il en a négligé la première partie, s’attachant uniquement à montrer la grandeur de l’âme, grandeur qui ressort de ces trois faits : 1° l’excellence de sa nature ; 2° l’infinité de sa durée ; 3° le prix de sa rédemption. On reconnaît bien là l’orateur.
Le passage de Saurin que nous voulons citer est le commencement de la troisième partie. Mais voyons d’abord le passage de Superville. C’est le développement de la première réflexion de la première partie du sermon que nous venons d’analyser :
« Pour comprendre l’excellence de notre âme, voyez ce qu’elle est en elle-même et ce que Dieu a fait pour elle. Elle est intelligente, libre, immortelle. Nous ne connaissons qu’imparfaitement son activité et l’étendue de son intelligence, parce qu’elle est rétrécie et diminuée par l’esclavage du corps. Cependant combien de choses, combien d’idées, combien de sensations, de connaissances, de raisonnements, de sciences différentes dont elle est capable ! Avec quelle promptitude, quelle force agit-elle, se porte-t-elle vers la vérité et le bien ! Considérez de quelle augmentation d’idées et de connaissances elle sera susceptible dans l’autre vie et successivement pendant toute l’éternité ! Considérez le privilège qu’elle a d’être libre, comme une reine sur le trône, qui ne doit reconnaître qu’un seul Seigneur : c’est Dieu, parlant par la raison et par l’Écriture ; et d’être tellement libre qu’elle ne peut proprement ni ne doit jamais être gênée ou contrainte. Est-ce encore peu de chose que d’avoir une durée qui ne sera point mesurée par les années ou par les siècles, pendant que tous les corps sont dévorés par le temps, et que toutes les parties de la matière s’altèrent, changent de forme successivement, se désunissent et se détruisent ? Enfin pense-t-on bien ce que c’est que d’être capable de plaisir et de mille différents plaisirs, qui naissent ou de ses diverses sensations, ou de ses différentes réflexions, et ce que c’est que d’être capable de joies multipliées pendant l’éternité ? Quand l’éternité s’attache à un bien ou à un mal, pour petit qu’il soit, elle le rend infiniment plus grand. Par exemple, le plaisir d’un jour est un bien, le plaisir de deux jours est un bien deux fois plus grand, le plaisir de quelques années est un plaisir autant de fois plus grand qu’il est multiplié de jours. Et la joie d’une éternité, que doit-ce être ? Quelle proportion avec les plaisirs présents ? Quelle chose donc ici-bas peut égaler le prix de l’âme capable de cette éternité ?
Assurément les biens du monde ne peuvent pas valoir autant, ni considérés en eux-mêmes, ni considérés par rapport à nous. En eux-mêmes, ce sont des choses mortes, sans intelligence ; ce sont des choses corruptibles, sujettes au temps et qui changent tous les jours. Cela peut-il valoir une âme immortelle ? Ils ne peuvent pas non plus être d’un aussi grand prix par rapport à nous. Car le monde et ses biens sont hors de nous ; ils ne peuvent proprement entrer en nous ; bien moins s’unir éternellement à nous. Ils ne nous causeraient jamais aucun plaisir si nous n’avions point d’âme. C’est l’âme qui sent la joie ; c’est l’âme qui en peut sentir sans eux et après eux ; c’est l’âme qui est à nous, qui est en nous, qui est nous-mêmes. Aussi nous trouvons dans saint Luc qu’au lieu du mot d’âme, qui est dans notre texte, il y a celui de soi-même. Que profite-t-il à l’homme s’il gagne tout le monde et qu’il fasse perte de soi-même ? Comment le monde entier serait-il comparable avec notre âme ?
Considérez aussi, je vous en conjure, tout ce que Dieu fait pour elle. Afin de savoir la juste valeur d’une chose, il faut s’en rapporter aux connaisseurs. Chrétiens, qui pourrait mieux connaître le prix des âmes que celui qui les a faites ? Et jugez combien il les estime par tout ce qu’elles lui coûtent. C’est pour sauver nos âmes que le Fils de Dieu est venu au monde. Notre âme est la drachme perdue qu’il est venu chercher, la brebis égarée après laquelle il court, il sue, il travaille. C’est pour notre âme que le Père a donné son Fils et son Esprit : la lumière de son Évangile pour l’éclairer, la grâce de son Esprit pour la sanctifier, le sang de Christ pour la racheter. Seigneur, comment demandes-tu : Que donnera l’homme pour échange ou pour récompense de son âme ? Tu le sais bien, ce qu’il faut pour la payer, c’est ton sang. Il est vrai, l’homme seul n’a rien à donner ; car le rachat de son âme est trop cher et il ne le fera jamais. Elle ne peut être rachetée ni par or ni par argent, mais elle l’est par le sang de l’Agneau sans macule et sans tache. L’Homme-Dieu a donné ce que nous ne pouvions trouver dans tout le monde sans lui et ce qui vaut mieux que tout le monde. Eh quoi ! chrétiens, nous méprisons, nous négligeons ce que Jésus-Christ a tant estimé et payé si cher : cette âme, dont le Fils éternel veut bien faire son épouse, que Dieu veut renouveler à son image, faire le sanctuaire de son Saint-Esprit et l’arche où il habite ; cette âme qu’il veut sceller de son sceau, remplir de sa grâce, introduire dans sa gloire ; cette âme pour laquelle il a fait un paradis si nous le voulons, ou un enfer si nous sommes assez insensés pour vouloir nous perdre ! Elle est donc pour nous une chose vile, indigne de nos soins ; elle est pour nous moins précieuse que le monde qui passe, que les richesses qui périssent, que le corps qui meurt. Ah ! quelle folie ! quel renversement de raison ! Car que profite-t-il à l’homme s’il gagne tout le monde et qu’il fasse perte de son âme[b] ? »
[b] Tome III, pages 25-28.
Écoutons maintenant Saurin :
« Enfin nous faisons une réflexion d’un autre genre, pour vous convaincre de la grandeur de vos âmes et pour vous persuader que rien ne peut être donné de trop précieux pour leur échange. Elle est prise des merveilles que Dieu a faites en leur faveur. Et pour nous borner à une seule idée, elle est prise de l’inestimable prix que Dieu a payé pour les racheter et elle roule tout entière sur ces paroles de l’Écriture : Vous avez été rachetés par prix ; vous avez été rachetés de votre vaine conversation, non pas par or, ou par argent, ou par quelque chose de corruptible, mais par le précieux sang de Jésus-Christ.
Peut-être quelqu’un de vous nous dira-t-il qu’étant contraints par les limites de ces exercices de ne produire à vos yeux qu’une des merveilles que Dieu a faites pour sauver vos âmes, nous devions choisir du moins celle qui était la plus propre à vous frapper, au lieu de nous arrêter à ramener l’idée d’un sacrifice qui ne fait désormais plus que des impressions superficielles sur les esprits. Peut-être si nous vous avions dit que, pour sauver vos âmes, Dieu a bouleversé jadis, toutes les lois de la nature, ou pour parler avec un prophète, qu’il a ébranlé les cieux, la terre, la mer et le sec ; peut-être si nous vous disions que, pour sauver vos âmes, il diffère la consommation des siècles, éloigne ces dernières vicissitudes qui doivent mettre fin à la durée de cet univers, il est patient envers tous, selon l’expression de saint Pierre ; peut-être que si nous vous disions que, pour sauver vos âmes, il viendra un jour porté sur les nuées du ciel, assis sur un trône, entouré des anges de sa gloire, accompagné de voix retentissantes, afin de les délivrer avec plus de pompe et de les sauver avec plus d’éclat ; peut-être qu’en retraçant toutes les merveilles faites pour vos âmes, nous vous donnerions de plus vives idées de leur grandeur que par celle que nous avons choisie et à laquelle nous voulons nous borner. Mais surmontez, si vous le pouvez, l’indolence que vous donne la coutume, et formez-vous une idée de la grandeur du sacrifice de Jésus-Christ, afin de bien concevoir la grandeur de cette âme dont il a été le prix.
Allez l’apprendre dans le ciel. Voyez la Divinité. Approchez-vous de son trône. Voyez ces milliers qui le servent et ces dix mille milliers qui sont continuellement devant lui. Regardez ces feux étincelants qui partent de ses yeux, cette majesté et cette force qui sont autour de son sanctuaire, et par la grandeur de la victime sacrifiée, jugez du prix du sacrifice.
Allez l’apprendre dans toutes les économies qui ont précédé ce sacrifice. Voyez ces types qui l’ont figuré, ces ombres qui l’ont tracé, ces cérémonies qui l’ont dépeint, et par la grandeur des préparatifs connaissez celle de la merveille préparée.
Allez l’apprendre sur le Calvaire. Voyez les foudres et les carreaux lancés sur la tête de Jésus-Christ. Voyez ce sang dégouttant en terre, cette coupe d’amertume où votre Sauveur est abreuvé. Regardez ces mains et ces pieds cloués, ce corps qui n’est bientôt qu’une plaie, cette populace effrénée, acharnée à sa croix et assouvie de ce qu’il y a de barbare dans son supplice ; et par l’horreur des causes qui ont contribué à cette mort, jugez de cette mort même.
Allez l’apprendre de l’incrédule. Faites réflexion que c’est par là qu’il a attaqué la religion chrétienne, et il a eu raison ; car s’il y a quelque côté par où l’on puisse attaquer cette religion avec quelque ombre de succès, c’est ce côté. Oui, si les preuves de la religion chrétienne n’étaient pas au-dessus de toute contestation, s’il y a un article dans l’Évangile où l’on ait besoin de toute la docilité de son esprit, de toute la soumission de la foi, de toute sa déférence pour l’autorité d’un Dieu qui parle, c’est l’article du sacrifice de la croix. Pesez ces objections, et par la grandeur des difficultés jugez de celle du mystère.
Pensez que Dieu n’a pas cru devoir refuser le sang de son Fils pour le rachat de nos âmes. Il fallait que ces âmes fussent bien précieuses aux yeux de Dieu, puisqu’il les a rachetées par un si grand prix. Il fallait que la misère où elles allaient être plongées fût bien affreuse, puisqu’il a fait mouvoir de si grands ressorts pour les en tirer. Il fallait que la félicité dont elles étaient susceptibles et à laquelle il voulait les élever fût bien estimable, puisqu’il lui en a tant coûté pour les y faire parvenir. Car qu’y a-t-il de plus précieux que le sang du Fils de Dieu ? Disparaissez, toutes les autres merveilles faites en faveur de nos âmes, prodiges miraculeux opérés pour la confirmation de l’Évangile, retardement de consommation des siècles, signes éclatants et terribles qui devez précéder la seconde venue du Fils de Dieu, disparaissez devant la merveille de la croix : cet objet vous offusque tous ; cette lumière fait évanouir toute votre lumière, et je ne trouve rien de grand quand j’ai rempli mon imagination de la grandeur de ce sacrifice. Mais si Dieu, si le juste estimateur des choses a tant estimé nos âmes, les estimerons-nous si peu ? S’il a tant donné pour elles, croirons-nous pouvoir trop donner pour elles ? S’il a sacrifié pour elles ce qu’il y avait de plus grand dans le ciel, croirons-nous qu’il y a quelque chose dans le monde de trop grand pour les échanger[c] ? »
[c] Le Prix de l’âme. — Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, par Jacques Saurin. Édition de Paris. Tome II, pages 380-382.
Voici l’autre passage dans lequel les deux orateurs se rencontrent. C’est le second point de la conclusion de Superville :
« Si c’est une extravagance que de hasarder son âme, même pour le gain de tout le monde, d’où vient que nous la perdons la plupart pour infiniment moins, et que nous la vendons à beaucoup meilleur marché ? Quelqu’un disait que s’il fallait violer le droit et fouler aux pieds la justice, il fallait que ce fût pour régner ; mais il y a peu de ces gens qui ne se donnent que pour des couronnes. Ceux-là s’estiment au moins assez pour ne vouloir pas se perdre sans se faire acheter fort cher. Mais d’où vient que presque tous les chrétiens sont encore plus insensés ? Car, je vous prie, qu’est-ce de vendre son âme avec Judas pour trente pièces d’argent, avec Achan pour une manteline et un lingot d’or, avec Achab pour la vigne de Naboth ? Qu’est-ce de la risquer, comme nous faisons tous les jours, pour un petit gain, un petit plaisir ? On s’étonne quelquefois comment on trouve tant de soldats qui, pour une petite paye, veulent aller hasarder leur vie ; mais il y a bien plus lieu de s’étonner comment, pour une récompense aussi médiocre que celle que le monde nous peut donner, on voit tant de chrétiens qui veulent bien risquer une âme rachetée par le sang de Christ. Ton âme, mon frère, est aussi précieuse devant Dieu que celle des plus grands monarques, et tu la risques presque pour rien !… N’est-il pas temps de voir notre aveuglement, d’en rougir, d’en avoir honte, d’en revenir promptement, de nous hâter de penser à notre salut, de peur d’y penser trop tard[d] ? »
[d] Tome III, pages 44-45.
Voici comment Saurin aborde les mêmes idées :
« Nous voulons bien le reconnaître, si nous étions dans le cas supposé par Jésus-Christ, s’il était à notre choix de gagner le monde entier en perdant nos âmes, ou qu’étant actuellement monarques universels, il fallût sacrifier ce vaste empire pour racheter des âmes déjà perdues ; si, éblouis de l’offre qui nous serait faite, ou épouvantés du prix immense de notre rançon, nous préférions le monde à nos âmes, nous pourrions alors, sinon disculper notre conduite, du moins lui donner quelque couleur ; nous pourrions, sinon gagner notre cause, du moins la plaider avec vraisemblance. Une raison d’État, un motif de politique, comme celui de régner sur tout l’univers, doivent naturellement être d’un grand poids sur nous. Ces titres de souverain, de potentat, de monarque doivent naturellement charmer de petits esprits tels que nous sommes. Ces palais somptueux, ces superbes équipages, cette multitude de courtisans dévoués, abattus, prosternés, et tout cet éclat extérieur qui environne les grands de la terre, doivent naturellement éblouir de faibles yeux et frapper des imaginations comme les nôtres. Et encore une fois, si c’était à la conquête de l’univers que nous sacrifiions nos âmes, nous pourrions, sinon disculper notre conduite, du moins lui donner quelque couleur ; nous pourrions, sinon gagner notre cause, du moins la plaider avec vraisemblance.
Mais est-ce là notre cas ? Est-il en notre pouvoir de gagner tout le monde ? Est-ce à ce prix que nous vendons nos âmes ? O honte de la nature humaine ! O lâcheté plus capable de nous confondre que tout ce qui peut jamais nous être reproché ! Cette âme intelligente, cette âme immortelle, cette âme qui a été estimée digne d’être rachetée par le sang du Sauveur du monde, nous la donnons souvent pour rien et pour moins que rien. Dans l’état où nous sommes pour la plupart, placés comme nous sommes pour la plupart dans une condition médiocre, quand, à force de distraction et d’indolence, d’injustice et d’iniquité, de malice et d’obstination, nous aurons tiré du crime toutes les récompenses que nous en pouvons prétendre, que gagnerons-nous ? Des villes ? des provinces ? des royaumes ? un règne long et heureux ? Dieu n’a pas laissé ces choses à notre choix. Sa charité n’a pu permettre qu’il nous exposât à une si violente tentation. Aussi ne mettons-nous pas nos âmes à un si haut prix. Pour quel prix donne son âme ce vieillard plus mort que vivant, accablé d’années, courbé, déjà comme descendu vers le tombeau ? Pour quatre jours de vie, pour quelques plaisirs, s’il faut ainsi dire, affaissés sous le poids des ans et ensevelis sous les glaces de la vieillesse. Pour quel prix donne son âme ce guerrier, qui croit seul connaître la véritable grandeur ? Pour la fausse gloire de jurer avec facilité, de blasphémer avec politesse. Pour quel prix donne son âme cet artisan ? Pour quelque arpent de terre, pour avoir une cabane plus commode et moins resserrée.
Lâches, si nous voulions renoncer à notre grandeur, que ce fût du moins pour quelque grandeur apparente ! Esprits rampants, si nous voulions nous désister de nos prétentions, que ce fût du moins pour d’autres prétentions qui eussent quelque réalité ! O cieux, soyez étonnés et ayez-en de l’horreur ; car mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi qui suis la source des eaux vives, pour se creuser des citernes crevassées, qui ne contiennent point d’eau. Sentez-vous, mes frères, l’énergie de cette plainte, que Dieu faisait anciennement à son peuple et qu’il vous fait aujourd’hui ? Ce n’est pas le génie ni l’érudition qui peuvent nous l’expliquer ; en ce cas vous pourriez peut-être espérer de l’entendre. C’est une certaine élévation, c’est une a certaine grandeur d’âme, ce sont certains sentiments du cœur, qui peuvent seuls servir de commentaire à ces paroles ; voilà pourquoi je crains qu’elles soient inintelligibles à plusieurs de nous. O cieux, soyez étonnés et ayez-en de l’horreur ; car mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi qui suis la source des eaux vives, pour se creuser des citernes crevassées, qui ne contiennent point d’eau. Dieu nous aime ; il veut être aimé de nous. Il fait tout pour se concilier notre amour. Pour nous, il fait venir son Fils au monde. Pour nous, il désarme la mort. Pour nous, il trace le chemin d’une éternité triomphante, et tout cela pour se rendre maître de nos cœurs et pour nous engager à lui rendre amour pour amour et vie pour vie. Nous résistons à ses attraits, nous lui préférons d’autres objets. N’importe, il nous passera cette ingratitude, si les objets que nous lui préférons sont capables de nous rendre heureux, s’ils ont du moins quelque apparente proportion à ceux qu’il offrait à nos espérances. Mais ce qui l’irrite, mais ce qui l’outrage, mais ce qui excite ces reproches qui devraient percer nos cœurs s’ils étaient encore sensibles, c’est le vide, c’est le néant des biens que nous lui préférons. Cette âme, pour l’échange de laquelle le monde entier ne serait pas un assez grand prix, nous la donnons souvent pour ce qu’il y a de plus bas, de plus vil, de plus méprisable dans le monde même : O cieux, soyez étonnés et ayez-en de l’horreur ; car mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi qui suis la source des eaux vives, pour se creuser des citernes crevassées, qui ne contiennent point d’eau[e]. »
[e] Le Prix de l’âme. — Sermons de Jacques Saurin. Tome II, pages 384-387.
L’observation principale que la comparaison de ces passages nous suggère, c’est que Saurin a de plus que Superville la première condition de l’éloquence : l’intuition, la perception immédiate des choses. Superville les connaît, il en sait la forme et les dimensions, mais il ne les voit pas ; tout au moins il n’a pas cette imagination qui en reproduit les détails et les différentes faces. Peut-être a-t-il un sentiment plus sérieux des vérités évangéliques ; mais il s’agit ici du point de vue oratoire et non du point de vue chrétien, il s’agit d’imagination et non de conscience. Tous deux sentent en chrétiens, mais Saurin sent de plus en orateur, il voit. L’orateur ressemble au prophète : comme lui, il a des visions. Aussi chez Saurin quels tableaux animés ! L’imagination donne des ailes à la pensée chrétienne. Chez Superville rien de semblable, mais des pensées élaborées, comme toujours, avec beaucoup de soin et de conscience.
Quant au discours lui-même, nous avons une observation générale à faire. Il y a une manière naïve de saisir, de concevoir les textes de l’Écriture, qui n’est pas à l’usage de tous les prédicateurs et qui est cependant une des premières conditions d’une éloquence dont la base est un texte. Or la naïveté suppose la passivité. Comprendre un texte de cette manière, c’est en être frappé comme on le serait sans aucune préoccupation homilétique ; c’est s’en laisser dominer et imprégner ; c’est en saisir non seulement l’idée, mais la forme, le sentiment, le mouvement, de telle sorte que ce texte fasse corps pour l’orateur et se présente à lui d’une manière concrète. Pour arriver à ce résultat, M. Curtat, avant de traiter un texte, se le répétait souvent à haute voix.
Il ne suffit pas de dégager la pensée principale d’un texte, il faut en rendre l’individualité. Pour construire un jardin, on peut soumettre toutes les ondulations du terrain à un plan conçu d’avance, comblant les parties basses et abaissant les points plus élevés ; on peut aussi accepter toutes les conditions du terrain, mais en tirer le meilleur parti possible. Ce dernier système sera celui de l’orateur de la chaire. Il ne s’arrêtera pas toutefois à enseigner à propos de tous les détails. Il doit tendre à un but et construire un chemin qui y conduise à travers les sinuosités de son texte.
Superville ne saisit pas le sien avec assez de naïveté ; il le développe méthodiquement, mais le mouvement, la vie manquent ; il abandonne son texte dès qu’il en a tiré l’idée principale, et le sermon sort comme la chenille de sa peau, — nous ne disons pas comme le papillon de sa coque, parce que réellement il n’en sort pas avec des ailes.
Il faut recueillir la première émanation de la parole sacrée ; ce qui vient après est moins exquis. Quelle est l’idée immédiate et naïve du texte ? L’Apôtre dit : « Que servirait-il à l’homme de gagner le monde entier s’il perd son âme ? » Eh bien ! voilà le sujet. Il faut prouver d’abord qu’il ne sert de rien d’avoir gagné le monde entier si, en le gagnant, on a perdu son âme ; — ensuite, que quiconque voudra gagner le monde perdra son âme.
I. Jésus-Christ ne parle pas proprement de l’âme, mais de la vie[f]. C’est une similitude. Tous les biens du monde sont nuls pour un mort. Il les laisse après lui, et il y a souvent, sur la tombe des morts, joie et tumulte des survivants qui en héritent.
[f] Il n’y a pas de raison de traduire au verset 25 ψυχὴ par vie et au verset 36 par âme.
Or la vie de l’âme est la véritable vie, et la perte de l’âme est la véritable mort. Comment il faut entendre ces mots : la perte de l’âme. Il est question d’une perte définitive et absolue. L’âme est perdue quand elle est privée de Dieu. Elle en est privée, elle est donc perdue, mais non absolument, avant l’offre du salut ; mais elle est perdue d’une autre manière, véritablement perdue, quand le salut lui a été inutilement offert.
Or si, en gagnant tout le monde, on a fait cette perte, à quoi sert ce gain ? Pas à plus que ne sert à un mort d’avoir été riche, d’avoir laissé de grands biens. Il n’y a rien de si pauvre qu’un mort.
De quoi ces biens lui serviront-ils, son âme étant perdue ?
Malheur de l’âme impie, au milieu de tous les biens. Ils ne remplissent pas l’âme, ils la creusent ; ils ne la rassasient pas, ils l’affament. Biens empoisonnés par le remords et la terreur.
Ils ne suivent pas l’âme dans l’autre monde, ou s’ils la suivent c’est pour l’accuser ; car ils augmentent notre responsabilité. Le souvenir même de les avoir possédés est une partie de notre enfer. (Le mauvais riche.)
La perte du monde peut être balancée par des compensations infinies ; celle de l’âme est immense et irréparable. Que donnera l’homme en échange de son âme ? — A lui d’abord, à Dieu ensuite, à qui cette âme appartenait ? Quoi ? ses biens ? mais ils sont à Dieu, et ils sont hors de proportion avec l’âme[g] ; — quoi ? le gage de miséricorde donné par Dieu lui-même en la personne de son Fils ? mais précisément on a refusé de s’en prévaloir ; il y a plus : ce grand fait a augmenté la valeur de l’âme et rendu son rachat impossible : le rachat de leur âme est trop cher et il ne se fera jamais.
[g] Ici serait le lieu de parler de la valeur intrinsèque de l’âme ; mais nous nous garderions d’en faire, comme Superville et Saurin, le sens dominant ; car le texte ne parle que de la valeur de l’âme pour l’homme.
II. Mais, dit-on, nous avons supposé que c’est en gagnant tout le monde, ou pour l’avoir gagné, que nous perdons notre âme ; n’est-ce pas une supposition gratuite ? Qu’il y ait des hommes qui, en gagnant le monde, perdent leur âme, c’est possible, mais ces deux faits ne sont-ils pas indépendants ? ne peut-on pas aussi conserver son âme en gagnant le monde ? — Nous répondons que cela n’est pas absolument impossible, quoique peu probable ; nous répondons qu’il y a peu de gens qui aient possédé, nous ne disons pas tout le monde, mais une certaine abondance de biens (nous entendons par là les richesses, l’honneur, la gloire, la puissance, tout ce qui plaît au monde), et qui ne se soient engagés dans une voie dont il nous est impossible de croire qu’elle conduit au salut. Mais nous répondons surtout qu’il est question ici de gens qui veulent gagner le monde (et même tout le monde, car personne ne souhaite moins, et c’est la même chose de le vouloir tout entier ou d’en vouloir une partie ; car une once d’acide prussique tue aussi bien qu’une livre). Or les gens qui veulent gagner le monde perdent leur âme, parce que l’amour du monde est inimitié avec Dieu.
On dira : Non, ce n’est pas ceux qui veulent gagner le monde, mais ceux qui sacrifient Dieu ou leur âme au monde. — Mais nous répondons que quiconque ne sacrifie pas le monde à son âme, sacrifie nécessairement son âme au monde. Il n’y a pas de partage. Il faut que l’équilibre soit rompu.
On dira : Mais nous ne voulons pas gagner le monde entier ; nous ne voulons qu’un peu de considération, de gloire, de richesses. — Qu’importe ? entre les modérés et les extravagants, il y a inégalité de bon sens, de sagesse humaine ; mais aux yeux de la vérité et de Dieu, il n’y en a pas. Le monde entier, ou une partie de ses richesses, n’importe : l’amour du monde est le même chez tous ceux qui cherchent autre chose que Dieu. La mondanité n’est pas dans la mesure, mais dans la vivacité et dans l’impatience du désir.
Ici le prédicateur peut serrer de près ses auditeurs, dont il a réfuté toutes les objections, il peut leur demander, fussent-ils même d’entre les plus pauvres, à quoi ils sacrifient leur âme. Alexandre attendait en échange le monde entier ; la plupart en rabattent beaucoup : un peu de crédit, une place, un coin de terre, un cep de vigne… C’est toujours le même inconcevable aveuglement.
Nous terminerions en conjurant les auditeurs de se défendre de leurs illusions et de considérer ces choses au point de vue de la mort, qui est le vrai point de vue d’où il faut juger la vie.
Nous nous occuperons moins longuement du sermon sur l’Importance du salut.
En voici le texte : Comment échapperons-nous, si nous négligeons un si grand salut ? (Hébreux.2.3)
L’orateur y trouve trois choses :
- Un grand bien.
- Un grand crime.
- Une grande peine.
Ces divisions frappantes, que Bourdaloue affectionnait, sont bonnes en ce qu’elles se gravent facilement dans la mémoire. Toutefois rien ici n’était si frappant que le texte lui-même. Nous sommes perdus ; — un grand salut nous est offert ; — comment échapperons-nous si nous le négligeons ? » — Voilà les idées qu’il nous présente. C’est un défaut que de ne pas reproduire le mouvement du texte. Quand il coule, le sermon doit couler aussi. Superville n’y prend pas assez garde dans ce sermon ; l’élément statique et atomistique y domine, au détriment de l’élément dynamique.
I. Un grand bien. — Ce grand bien, c’est le salut. Ce que c’est que le salut. Ne le demandez pas à l’homme innocent, ne le demandez pas à la loi, mais à l’Évangile. C’est l’Évangile qui nous dit que le salut est le rétablissement de l’homme tombé, dans un état de sainteté, de justice et de gloire infiniment plus parfait, plus élevé et plus immuable que n’était le premier état d’innocence. C’est lui qui nous dit que le salut renferme la délivrance de tous les maux et la jouissance de tous les vrais biens ; que le salut consiste dès ici-bas dans la rémission de nos péchés, la justification, l’adoption, la sanctification, le droit à la vie éternelle, et qu’il renferme le bonheur de nos âmes après la mort, la résurrection de nos corps au dernier jour et la parfaite glorification de nos corps et de dos âmes dans l’éternité. C’est l’Évangile qui nous dit que le salut est le chef-d’œuvre de Dieu, ce qu’il a résolu devant tous les siècles, ce qu’il a voulu exécuter par l’envoi de son Fils au monde, ce que Jésus-Christ nous a mérité par son sang et par ses douloureuses souffrances, ce qu’il nous prépare par sa présence et son intercession dans le ciel, ce que le Saint-Esprit veut commencer en nous par sa grâce, ce que l’Évangile nous offre sous les conditions du monde les plus justes ; enfin ce que Dieu et Jésus-Christ son Fils, juge du monde, nous donneront infailliblement un jour, si nous embrassons avec joie et avec ardeur la promesse qui nous en est fait ici-bas, et si nous exécutons fidèlement et avec persévérance les conditions qui nous sont imposées. Voilà ce que c’est en abrégé que le salut dont nous parle saint Paul, et dont il nous parle ici en tant qu’il nous est présenté par l’Évangile, qui est appelé à cause de cela la parole du salut, la puissance de Dieu en salut à tout croyant, la grâce salutaire à tous les hommes, la parole qui peut sauver nos âmes[h].
[h] Tome Ier, pages 289-290.
Le but de l’Apôtre dans toute cette épître est de relever le salut. Ici il le proclame grand. Il est grand dans son projet, — dans son exécution, — dans la grandeur des maux dont il nous délivre (il compare cette délivrance à toutes les autres), — dans la grandeur des biens qu’il renferme.
Transition : Sans doute qu’étant si grand, il excitera le zèle des hommes ? Non. Or c’est un grand crime.
II. Un grand crime. — La négligence du salut est une chose étonnante — et générale.
1. C’est une chose étonnante, car ce que nous méprisons n’est ni petit, — ni incertain, — ni étranger à nous. Rien, au contraire, n’est plus grand, plus certain, rien ne nous touche de plus près ; et pour quels biens négligeons-nous ce salut ? « Pour une fumée d’honneur, pour une poignée d’or et d’argent, pour quelque plaisir des sens, pour satisfaire quelque boutade de nos tempéraments, quelque caprice de notre imagination[i]. »
[i] Tome Ier, page 309.
2. C’est une chose générale. Voyons-la, pour en juger, sous ses différentes formes, afin d’envelopper peu à peu tous ceux qui en sont coupables.
Première forme : mépris exprès, réjection formelle, — péché des Juifs, des chrétiens hypocrites, des apostats.
Seconde forme : négligence. On viole les conditions auxquelles le salut est offert, on néglige les moyens de l’acquérir, on laisse écouler le temps.
III. Une grande peine. — Trois choses à remarquer.
1. L’Évangile n’est pas sans menaces.
2. Les peines attachées au mépris de l’Évangile sont plus grandes que celles qui étaient attachées à la violation de la loi.
3. Elles sont inévitables après le mépris du salut. On peut échapper à la justice humaine, non à celle de Dieu ; on peut même échapper à celle de Dieu dans ce monde, mais non dans l’autre. L’annonce d’un jugement solennel enlève toute illusion. Mépriser Jésus-Christ, c’est justement mépriser notre seul refuge contre la colère déjà méritée. Pour croire échapper en négligeant le salut, il faut donner des démentis à Dieu.
Conclusion. « Que nous sommes heureux de n’être pas encore au temps de la justice et de vivre sous le bénéfice de la grâce… Nous échapperons en nous jetant entre les bras de Jésus-Christ crucifié, en l’embrassant par la repentance et par la foi, et en obéissant désormais fidèlement aux justes lois et aux conditions équitables qu’il nous impose pour nous rendre participants de son grand salut[j]. »
[j] Tome Ier, pages 326-327.
Le sermon sur les Devoirs du ministère a été prononcé en 1710 pour la confirmation d’un pasteur.
Texte : Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau dans lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques, pour paître l’Église de Dieu, laquelle il a acquise par son propre sang. (Actes 20.28)
Division :
- La dignité de notre ministère.
- Autorité et majesté du Commettant.
- Nature de l’emploi des pasteurs.
- Fin et destination de leur ministère.
- Dignité de l’Église.
- Ce que saint Paul nous ordonne pour nous-mêmes : Nous devons prendre garde à nous-mêmes.
- Dans la doctrine, — a. en sorte qu’elle soit suffisante, — b. qu’elle soit saine et orthodoxe, — c. et que nous écartions et repoussions l’erreur — de nous-mêmes — et d’autrui.
- Dans les mœurs et la conduite. a. Devoir : se préparer au ministère par une vie sainte, — être irrépréhensible dans toute sa conduite. b. Motifs : la contradiction entre la prédication et les mœurs est une pierre d’achoppement, un déshonneur pour la religion. — Il y va de notre propre salut. — C’est le moyen, la condition d’être utile.
- Quant aux talents et aux dons. a. Considérer auparavant si nous les avons. b. Considérer après si nous les employons.
- Ce qu’il nous recommande par rapport à l’Église :
- Il s’agit de tout le troupeau. Par conséquent, ne pas se charger de trop grands troupeaux.
- Nous devons nous attacher à toutes les fonctions, afin d’être utiles à tout le troupeau : prédication, prière publique, sacrements, discipline, catéchismes.
- Ne pas nous borner aux fonctions publiques et éclatantes ; descendre dans le détail, aller aux individus. — Voir tous nos paroissiens, — visiter les malades.
Les meilleurs usages ont leurs inconvénients ; c’est le cas pour l’usage des textes. Tel texte, si l’on s’astreint à le suivre rigoureusement, donnera une disposition et un ordre que le sujet n’aurait pas demandés. Quand on veut développer un sujet préconçu, il faut prendre un texte où l’on puisse se mouvoir à son aise. Superville a été ici un peu gêné.
[Voici l’analyse d’un sermon de M. Cook sur le même sujet et sous le même titre, sur 2Timothée.4.14 : Garde le bon dépôt par le Saint-Esprit qui habite en nous.
I. Un bon dépôt nous est confié. — 1. Le salut des Âmes. — 2. La gloire de Dieu — 3. Les moyens d’action sont la prédication et la discipline.
II. Ce dépôt ne peut être gardé que par le Saint-Esprit qui habite en nous. Ce secours est nécessaire :
- Pour que dans le choix de cette vocation et l’exercice de ce ministère, nos intentions soient pures et nos motifs légitimes.
- Pour que nous puissions triompher des obstacles qu’un ministère comme le nôtre doit rencontrer.
III. Assurez-vous donc la présence habituelle du Saint-Esprit.
- Veillez contre tout ce qui peut le contrister.
- Prenez garde à votre piété personnelle.
- N’employez pas les dons du Saint-Esprit à votre avantage particulier.
- Obéissez franchement à ses impulsions.
- Étudiez-vous à honorer le Saint-Esprit.]
Signalons, en terminant, trois sermons sur cette parole de Jérémie : Le cœur est trompeur et désespérément malin par-dessus toutes choses : qui le connaîtra ? (Jérémie.17.9) Ce ne sont pas tant des sermons que des discours riches de pensées et très utiles, mais, comme d’ordinaire, trop didactiques et trop découpés.
Voici l’analyse du premier discours, dans lequel l’orateur envisage seulement ces paroles : Le cœur de l’homme est trompeur.
Division :
- Son inconstance.
- Ses infidélités.
- Son amour excessif pour lui-même.
- Ses illusions.
- Inconstance.
- Description de cette inconstance.
- Causes de cette inconstance :
- Assujettissement de notre âme à notre corps.
- Relation par notre corps avec tout ce qui nous entoure.
- État présent de notre âme, ténébreuse, ignorante, vaste et vide.
- Infidélités.
- Description. (Que de vœux oubliés ! que de promesses violées !)
- Cause : c’est qu’il promet et s’engage sans avoir mesuré ses forces.
- Amour-propre. Ses séductions.
- Différence entre l’opinion que nous avons de nous-mêmes et celle qu’en ont les autres hommes.
- Fausseté des vertus humaines.
- Chaque homme croit ses voies droites.
- Illusions.
- Le cœur en impose souvent à l’esprit, jusque dans les jugements qu’il forme.
- L’imagination grossit l’idée des choses qui nous plaisent.
- Illusions qu’on se fait au sujet du péché.
- Illusions quand le péché est commis. Le cœur travaille à nous le faire oublier, ou à l’excuser, ou même à le défendre.
- Illusions jusque dans le repentir :
« Je pourrais joindre ici un amas d’illusions que le cœur de l’homme lui fait souvent en matière de religion et de foi, en matière de service et de culte extérieur, en matière de morale et de pratique. Croyez-vous que le cœur n’ait pas eu beaucoup de part à l’idolâtrie païenne ? Croyez-vous que ce ne fût pas lui qui avait corrompu l’entendement des hommes jusqu’à leur faire servir des divinités honteuses, ridicules, souillées de crimes ? C’est le cœur qui voulait adorer en elles ses véritables idoles, qui sont ses vices. Croyez-vous que le cœur n’ait pas beaucoup de part à toutes les religions charnelles et superstitieuses ? N’est-ce pas lui qui a fait inventer celles qui servent à la politique et qui cherchent la pompe mondaine, comme la religion de Rome ? Pensez-vous qu’il n’ait point contribué à la naissance des hérésies et de toutes les erreurs dans la foi : ces erreurs que la curiosité, l’orgueil, l’amour de la nouveauté et de la singularité, l’entêtement, l’opiniâtreté engendrent, nourrissent, défendent-, ces hérésies que saint Paul met entre les œuvres de la chair ? S’agit-il aussi du culte de la religion : il n’aurait jamais été chargé de tant de cérémonies si le cœur des hommes n’était pas trop amoureux des choses sensibles. C’est lui qui a substitué les services volontaires de la superstition aux devoirs de la vraie piété, et qui souvent a fait croire aux hommes qu’en s’acquittant exactement et scrupuleusement de ces services extérieurs on pouvait suppléer à tout : que dis-je ? faire plus que se sauver et avoir des mérites de reste. Enfin, s’agit-il de la morale et de la pratique : c’est le cœur qui a tant fait errer les hommes sur le souverain bien et sur le nombre des vertus et des vices. C’est ce dangereux conseiller qui nous fait toujours rabattre, retrancher quelque chose de nos devoirs et presque toujours en remettre l’observation. C’est le cœur qui empoisonne nos meilleures actions par quelque mauvaise vue, ou qui tire le mal du bien, faisant naître l’orgueil et la présomption de la vertu même et de la justice, ce qui fait une des plus dangereuses tentations des saints eux-mêmes. — Après cela, qui n’avouera que le cœur est plein de fraude et trompeur par-dessus toutes choses[k] ? »
[k] Tome III pages 234-236.
Conclusion. — Défions-nous de notre cœur, auquel nous sommes disposés à pardonner bien plus que jusqu’à septante fois sept fois. Ne nous fions jamais à notre cœur que comme à un lion apprivoisé[l]. » Soyons humbles, vigilants, persévérants à prier, soigneux de nous examiner sans cesse nous-mêmes. Le cœur des autres est trompeur aussi : souvenons-nous-en dans nos rapports avec notre prochain et dans l’éducation de nos enfants. Demi-chrétiens, qui vous flattez sur quelques marques extérieures que vous êtes les enfants de Dieu, prenez garde à vous, de peur que la pensée que voua avez ne soit une pure illusion, comme le songe de celui qui, selon l’expression d’Ésaïe, croit qu’il mange et qu’il boit, et voici, quand il est éveillé, son âme est vide[m]. » Enfin, tâchons tous d’acquérir une véritable sincérité devant Dieu.
[l] Ibid., page 238.
[m] Tome III, page 241.
Le second discours traite de la malice désespérée du cœur humain et la prouve par l’Écriture, la raison et l’expérience.
Le troisième discours traite de la difficulté de connaître notre propre cœur. Dans la première partie, l’orateur présente les preuves de cette difficulté ; dans la seconde, il en indique les sources.
Résumons maintenant notre opinion sur Daniel de Superville.
Il a traité des sujets de tout genre et de fort beaux, avec solidité, ampleur et méthode. Il l’emporte sur Du Bosc par le côté pratique de ses enseignements ; il a tout dirigé à l’édification, à l’assemblage du corps de Christ ; jamais il n’est resté purement spéculatif. Sa doctrine est saine et belle : c’est la vérité selon la piété, exposée par un esprit qui la connaît et un cœur qui la sent. Son âme est tempérée et bienveillante ; il controverse rarement et toujours sans aigreur. Nous remarquons cependant, dans le sermon sur la Vengeance défendue, un étrange exemple de prévention anticatholique.
« Je ne m’étonne pas, dit-il, de voir un païen, un infidèle, un homme du monde, qui ne connaît que les lois de la nature, suivre les mouvements de sa passion et courir à la vengeance. Je le plains dans sa fureur ; il ne connaît pas la grâce ; il ne connaît pas ce Dieu qui nous a aimés lorsque nous étions ses ennemis et ce Jésus qui est mort pour des injustes : mais qu’un chrétien haïsse, qu’un chrétien ne puisse rien souffrir et qu’il fasse gloire de se venger, c’est ce qui m’étonne. Je souffre qu’un homme de la religion romaine, qui ne connaît guère ni la grâce ni la vérité, et qui est imbu des maximes d’un zèle persécuteur, foule souvent aux pieds la charité : mais qu’un homme qui se dit chrétien réformé la viole, que dans sa fureur il n’écoute plus ni raison, ni devoir, ni exhortations, ni menaces, qu’il résiste à la voix du sang de Jésus-Christ, qui crie de meilleures choses que le sang d’Abel, et qu’il veuille, à quelque a prix que ce soit, assouvir son ressentiment et perdre celui qui l’a offensé, c’est là le prodige[n]. »
n Tome III, page 275.
Superville fait preuve, en général, d’un jugement sûr. Quand on a lieu de le critiquer sous ce rapport, c’est plutôt sur la dogmatique de son temps que tombe le blâme.
Sa forme est trop didactique, trop décousue, et reproduit trop peu le mouvement et la physionomie de ses textes. Il ne manque pas de clarté dans l’expression ; mais il est loin, sous ce rapport, de la lucidité cristalline de Du Bosc ; il est surtout moins clair dans la succession des idées et dans la manière dont il annonce les divisions.
Esprit moins agréable que Du Bosc, il l’égale pour le moins en grandeur et en effusion, comme aussi en savoir et en culture philosophique ; mais il ne sait pas toujours convertir son savoir et sa philosophie en éloquence. Il explique et définit bien les faits, mais ne les fait pas voir.
On rencontre souvent chez lui des images heureuses et habilement prolongées. Nous avons cité déjà celle qu’il développe dans l’exorde du sermon sur la Vanité du monde ; en voici une autre, empruntée au sermon sur le Désir d’être, avec Christ :
« Nous sommes ici étrangers et voyageurs ; la naissance nous fait entrer dans ce monde comme dans un pays auparavant inconnu ; nous y roulons quelque temps, et la mort met fin au voyage. Chrétien, pourquoi t’embarrasser de tant de soins et de tant d’affaires dans ce pays où tu es nouveau venu, où tu ne dois pas demeurer longtemps, et d’où à toute heure tu peux être obligé de partir ? Tu plantes, tu bâtis, tu démolis, tu t’agites, tu te lies à tous les objets qui t’environnent ; ne dirait-on pas que tu peux t’en assurer la possession pour toujours, ou du moins pour quelques siècles ? Le soldat qui campe dans un lieu tâche à la vérité de s’y reposer, de s’y rafraîchir s’il le peut. Mais le voit-on former là des plans, des projets de demeure, d’établissement ? Non, il attend l’ordre, le signal du général, prêt à plier d’abord sa tente, à partir, à marcher ? Un étranger vient sur vos côtes avec son vaisseau ; il entre dans vos ports ; il séjourne quelque temps dans vos villes ; il y trafique, il y vend, il y achète, mais toujours dans le dessein du retour. Le vent devient-il favorable, le pilote avertit-il qu’il faut lever l’ancre, mettre à la voile, le voilà prêt ; il abandonne votre rivage, il s’éloigne sans peine pour retourner dans sa patrie. Chrétiens, vous êtes ici-bas comme des soldats qui ne font que camper ; à toute heure, on peut crier, comme il est dit dans Michée : Debout et qu’on marche ! Vous êtes ici comme des passagers dont le vaisseau est quelque temps à l’ancre ou dans un port, mais qui doit faire bientôt voyage plus loin. Peut-être aujourd’hui ou demain le vent va changer ; il faudra s’appareiller, remettre en mer ; quittez, quittez sans regret un rivage étranger, presque tout ennemi, un rivage dangereux par mille écueils. Oh ! l’heureux vent que celui qui nous pousse vers le port du salut ! Oh ! l’heureux passage que celui qui nous porte de ce monde dans l’éternité ! l’avantageux délogement que celui qui nous fait quitter la terre pour nous faire trouver entre les bras de Jésus-Christ ! Mon désir tend à déloger de ce corps et de ce monde pour être avec mon Sauveur[o]. »
[o] Tome II, page 503.
Superville est ingénieux dans ses rapprochements et surtout dans ses allusions bibliques. — « Ce n’est qu’en mourant que le fidèle peut dire : J’ai vaincu. Ce n’est que lorsque le temple de son corps est renversé que les Philistins meurent avec lui[a]. » — Dieu ne bénit pas ordinairement des gens qui n’ont pas essayé sur eux-mêmes les remèdes qu’ils présentent aux autres. Les auditeurs, fort exacts à comparer la vie des pasteurs avec leurs leçons, ne se souviennent pas toujours de ce que disait Jésus-Christ des docteurs de la loi : Faites ce qu’ils vous disent, et non pas ce qu’ils font ; et ils laissent perdre le fruit des meilleures exhortations lorsqu’elles ne sont pas soutenues par des exemples. On dit à ces ministres : Vous avez la voix de Jacob, mais vous avez les mains d’Ésaü, et on ne les veut plus croire[b]. »
[a] Tome II, page 380.
[b] Tome III, pages 121-122.
On a reproché à Superville de prodiguer ces rapprochements. N’a-t-il pas encouru ce reproche dans le passage suivant du discours sur la Lutte entre là chair et l’esprit ?
Tous ceux qui veulent combattre contre des ennemis puissants, tâchent de faire ce que firent les Philistins à l’égard de Samson. On cherche soigneusement à découvrir en quoi consiste la principale force de l’adversaire, et puis on tâche de trouver des moyens pour lui ôter cette force et pour la surmonter. Faisons-en de même pour notre chair. Avant toutes choses, si nous voulons vaincre cet ennemi, ne le nourrissons pas, ne lui prêtons pas nous-mêmes des armes par un entretien de nos corps qui les engraisse, les rende plus intraitables, plus indociles. C’a été quelquefois un bon moyen pour surmonter certains peuples que de leur présenter des plaisirs, des délices, des femmes, du vin, de la bonne chère. Balaam sut perdre les Israélites par les femmes madianites. Un peuple efféminé est demi-vaincu. Annibal se perd par les délices de Capoue. Mais en vérité ce serait une méthode qui ne réussirait pas à l’égard de notre chair. Qui lui donnerait son aise, ses plaisirs, abondance toujours nouvelle de mets, de joie et de voluptés, bien loin de la trouver plus faible, moins aguerrie, la trouverait mille fois plus forte et plus invincible. Jamais on ne s’avisa d’envoyer soi-même des provisions dans une ville que l’on veut prendre, ou de laisser aux assiégés tous les passages ouverts pour faire venir des rafraîchissements et du secours tant qu’il leur plaît. On les serre de près, on leur coupe les passages, on ôte la liberté d’entrer et de sortir. Mes frères, il faut laisser à nos corps leur nourriture et même quelque liberté. Nous ne vous demandons pas les pratiques d’un zèle cruel contre votre propre corps ; mais tenez-le en certaines bornes ; prescrivez-lui, comme Salomon à Schiméhi, de ne sortir point d’une certaine enceinte (1 Rois 2.36) ; que la tempérance, la sobriété le a tiennent un peu à l’étroit[c]. »
[c] Tome II, pages 297-299.
On ne peut pas ranger Superville parmi les orateurs très éloquents ; mais cependant il a de l’âme, du mouvement, de la chaleur, et les instances de sa charité sont oratoires.
« O homme, s’écrie-t-il quelque part, tu ne peux te résoudre à former des désirs pour une autre vie ! D’où vient cela ? C’est que tu te tiens au présent, que tu vois, que tu tâtes, et pour l’avenir, cet obscur avenir, tu n’y peux pénétrer, dis-tu, ou tu ne le vois que si confusément que tes doutes, disputant toujours contre ta foi, refroidissent tous tes désirs. Mais quoi ! Christ n’a-t-il pas mis en lumière la vie et l’immortalité par l’Évangile ? Sa doctrine, ses promesses, ses miracles, son ascension dans le ciel doivent-ils te laisser encore dans l’incrédulité ? Si nous avons peu de foi, nous avons encore moins d’amour. Il faut bien que cela soit, puisque nous ne souhaitons pas de voir, de posséder l’objet aimé. L’amour demande l’union ; l’amour fait tout quitter pour ce que l’on aime. Vous dites que votre famille vous retient ici ; ne savez-vous pas que quiconque aime père, ou mère, ou enfants plus que Jésus-Christ, n’est pas digne de lui ? En vérité, nous faisons bien voir que nous ne sommes pas encore aussi las du monde et du péché que nous le devrions être et que nous voulons quelquefois qu’on le croie, puisque nous craignons tant la mort, bien loin de la souhaiter. Nous disons aisément beaucoup de mal du péché, nous nous plaignons des ravages qu’il fait dans le monde et dans notre propre cœur. A nous en croire, nous sommes bien las d’avoir sans cesse à lutter avec lui. Nous grondons même souvent contre le monde, qui ne nous est pas toujours si favorable que nous voudrions ; et dans les conversations, si l’on nous écoute, on trouvera que chacun de nous fera sans peine le prédicateur sur la vanité des créatures. Ah ! mes frères, moins de paroles, moins de beaux discours, moins de plaintes contre le siècle et contre le vice, et un peu plus de pratique, un peu plus de désir pour être avec Christ, un peu moins de crainte de la mort. C’est elle seule qui achèvera d’étouffer le péché chez vous et de vous délivrer de la vanité à laquelle toutes les créatures ont été assujetties. L’ouvrier craint-il la fin de son travail ? Le voyageur appréhende-t-il de voir finir ses longues courses et son voyage pénible ? Le malade a-t-il besoin d’être exhorté, pour apprendre à désirer de sortir de sa langueur et de recouvrer la santé ? Le matelot n’est-il pas bien aise de trouver le port après la tempête ? Chrétiens, d’où vient donc que, malgré les orages qui battent votre vaisseau, malgré les maladies qui vous travaillent, malgré les longues et fâcheuses peines de votre carrière, vous n’osez envisager qu’en tremblant une mort qui doit être la fin de tous vos travaux ? Après tout, sans la mort nous ne pouvons entrer maintenant dans le ciel ; nous n’avons point aujourd’hui de chariot pour nous y porter. Dieu nous a dit en quelque sorte, mais dans un autre sens qu’autrefois : Nul ne peut voir ma face et vivre. Eh bien, Seigneur, que nous cessions donc de vivre pour voir ta face ; que nos yeux se ferment pour le monde, afin de voir Jésus-Christ. Ce Jésus qui a bien voulu quitter le ciel pour nous : quoi ! ne quitterions-nous pas de bon cœur la terre pour aller à lui ? Mes frères, cette terre est-elle si aimable ? Réfugiés, y trouvez-vous tant d’agrément ? Est-ce ici-bas que vous avez une cité permanente ? Vous avez quitté votre patrie pour Dieu : ne pourriez-vous quitter le monde entier pour jouir de Dieu plus parfaitement ? Que nous pourraient faire nos plus cruels ennemis de pis, que de nous empêcher d’entrer dans le ciel ? Et nous voulons bien être ennemis de notre propre bonheur jusqu’à différer de telle sorte d’aller à Dieu, que je ne sais presque quand nous voudrions partir, s’il s’en remettait tout à fait à nous[d] ? »
[d] Le désir d’être avec Christ — Sermons sur divers textes. Tome II, pages 539-542.
On peut reprocher à Superville quelque diffusion ou lâcheté dans le style ; il manque de précision quelquefois et de concision toujours.
Sous le rapport de la langue, Du Bosc est plus habile ; il a plus de nombre et d’harmonie, plus d’élégance ; mais Superville, en revanche, a plus de naturel ; il n’a jamais la moindre trace d’affectation, de recherche ou de rhétorique.
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