La justice marchera devant lui, et affermira ses pas dans le sentier.
La semaine suivante, l’évêque s’en revenait, fort tard dans la soirée, d’une assemblée de grévistes, et marchait les mains derrière le dos, quand deux hommes s’élancèrent de derrière une barrière délabrée qui séparait de la rue une fabrique abandonnée. L’un d’eux braqua un pistolet sur le visage de l’évêque, pendant que l’autre le menaçait avec un gros bâton informe, qu’il venait évidemment d’arracher à la palissade.
— Levez les bras un peu vite ! dit l’homme au pistolet.
L’endroit était solitaire, l’évêque ne pensa pas un instant à résister. Il fit ce qu’on lui ordonnait, et l’homme au bâton se mit à fouiller ses poches. L’évêque restait parfaitement calme, pas un de ses nerfs ne tremblait. Un spectateur, passant là par hasard, aurait pensé peut-être qu’il priait pour ces deux hommes ; c’était bien ce qu’il faisait, et sa prière devait être exaucée d’une manière bien singulière.
Il n’avait pas l’habitude de porter grand argent sur lui, aussi l’homme au bâton proféra-t-il un jurement, en voyant le peu de monnaie qu’il trouvait, au fond des poches si soigneusement retournées.
— Arrachez-moi sa montre, cria l’autre, qui tenait toujours son pistolet en main. Il faut que nous tirions tout le profit possible de notre coup.
L’homme au bâton se disposait à s’emparer de la chaîne de montre, quand un bruit de pas l’arrêta.
— Allons derrière la barrière. Nous n’avons pas fini. Tenez-vous tranquille, si vous ne tenez pas à…
Le pistolet s’approcha plus près encore du front de l’évêque, tandis qu’un bras le poussait au travers de l’ouverture pratiquée dans la barrière.
— Avez-vous la montre ?
— Non ! la chaîne est prise, je ne sais pas où, répondit le bandit, avec un nouveau juron.
— Cassez-la !
— Non, ne la cassez pas, dit l’évêque qui n’avait pas encore dit un mot. C’est un souvenir d’un ami bien cher, je serais peiné de la voir abîmée.
Au son de cette voix, l’homme au pistolet trébucha, comme s’il venait d’être frappé par sa propre arme. D’un brusque mouvement il tourna le visage de l’évêque vers le mince rayon de lumière, qui filtrait au travers de la brèche par laquelle ils avaient passé, et s’approcha davantage de lui. Mais, à la stupéfaction évidente de son compagnon, il s’écria d’une voix rude :
— Laissez cette montre ! Nous avons l’argent, cela suffit…
— Cela suffit ! Cinquante centimes ! Vous oubliez que… Avant qu’il eût pu ajouter un mot de plus, il se trouva en face de la bouche du pistolet.
— Lâchez cette montre, je vous dis ! Et remettez l’argent à sa place ! C’est l’évêque, avez-vous compris ?
— Qu’est-ce que cela peut me faire ! Le président des Etats-Unis ne serait pas de trop bonne prise pour nous !
— Si vous n’avez pas remis l’argent en place dans cinq minutes, je vous lâche une balle dans la tête, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire !
Pendant une seconde l’homme hésita, puis il replaça la monnaie dans une des poches de l’évêque.
— Vous êtes libre, monsieur, dit l’autre d’un ton brusque, mais respectueux, sans toutefois quitter son compagnon des yeux, comme s’il se méfiait encore de lui.
L’évêque, cependant, ne se hâtait point de s’éloigner, mais restait là, confrontant les deux hommes.
Celui qui semblait évidemment le chef répéta :
— Vous pouvez aller, ne restez pas là pour nous. Après quoi il s’assit sur une pierre, tandis que l’autre continuait à se tenir debout, les yeux fixés à terre, le regard vicieux.
— C’est justement pour vous que je reste ! répondit l’évêque, en s’asseyant à son tour sur une poutre qui faisait partie des débris de la barrière.
— Il faut croire que notre société vous plaît ! Les gens ont parfois de la peine à se séparer de nous ! fit l’homme qui se tenait debout, avec un gros rire moqueur.
— Taisez-vous ; cria l’autre. Ce qui est sûr c’est que nous sommes sur le chemin de l’enfer, et que nous avons besoin d’une meilleure compagnie que la nôtre et celle du diable !
— Si vous me laissiez essayer de vous aider, dit l’évêque d’une voix cordiale.
L’homme assis sur la pierre resta un moment silencieux, puis se décida à parler :
— Vous souvenez-vous de m’avoir déjà vu ?
— Non, dit l’évêque, il fait sombre, et je n’ai pas encore pu distinguer vos traits.
L’homme ôta son chapeau, se leva et se penchant en avant : Me reconnaissez-vous, à présent ?
Il avait des cheveux d’un noir d’ébène, au milieu desquels se détachait, droit au-dessus du front, une mèche absolument blanche. L’évêque fit un mouvement de surprise. Un souvenir, vieux de quinze ans, s’éveillait en lui. L’homme vint au secours de sa mémoire :
— Ne vous souvenez-vous pas qu’un jour, en 81 ou 82, je ne sais plus au juste, où un homme vint chez vous, vous raconter que sa femme et son enfant avaient été brûlés dans un incendie à New-York ?
— Oui, murmura l’évêque, je commence à m’en souvenir. Le second individu paraissait prendre, enfin, de l’intérêt à ce qui se passait à côté de lui ; il cessa de creuser, avec son bâton, un trou dans la terre et croisa les bras, comme pour mieux écouter.
— Vous rappelez-vous que vous m’avez recueilli chez vous, ce soir-là, que le lendemain vous avez passé presque toute la journée à me chercher de l’ouvrage, et que, quand vous m’en avez enfin trouvé dans un entrepôt, je vous avais promis de cesser de boire, comme vous me le demandiez ?
— Je m’en souviens, répondit l’évêque, et j’espère que vous avez tenu votre promesse.
— Ma promesse ! J’étais ivre avant la fin de la semaine. Je n’ai jamais cessé de boire depuis lors ; mais je n’ai jamais oublié ni vous, ni votre prière. Quand vous avez fait le culte, le matin, chez vous, vous m’avez dit d’y assister. C’est ça qui m’allait ! Mais ma mère priait, elle aussi ; je crois la voir encore agenouillée près de mon lit, quand j’étais enfant. Un soir qu’elle était ainsi, mon père est rentré ivre et s’est mis à lui donner des coups de pied. N’empêche que je n’ai jamais oublié votre prière de ce certain matin. Vous avez prié pour moi, tout juste comme le faisait ma mère, sans vous inquiéter de mes habits en désordre, ni de ce que j’étais à moitié ivre quand j’ai sonné à votre porte. Mon Dieu ! quelle vie j’ai mené ! Le cabaret a été ma maison, mon chez moi, et a fait, pour moi, de la terre un enfer. Mais, de temps à autre, cette prière me revenait. Deux dimanches ne s’étaient pas passés que j’avais jeté ma promesse à tous les vents, perdu ma place, et échoué dans une prison. Mais je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pu vous oublier et je ne voudrais pas vous faire le moindre mal, ni permettre à personne de vous en faire. Voilà pourquoi vous êtes libre de vous en aller. Une heure sonna à une église dans le lointain. L’homme avait remis son chapeau et s’était rassis. L’évêque semblait réfléchir profondément.
— Depuis quand êtes-vous sans ouvrage ? demanda-t-il enfin, et ce fut l’homme qui se tenait debout qui répondit :
— Il y a plus de six mois que nous n’avons rien fait qui vaille la peine d’être mentionné. A moins que vous ne comptiez comme de l’ouvrage le genre de métier auquel nous étions consacrés ce soir ! C’est un ouvrage pas mal pénible, surtout quand on le fait ainsi pour rien.
— Si je vous trouvais de l’ouvrage à tous les deux, renonceriez-vous à ce métier pour recommencer la vie à nouveaux frais ?
— A quoi bon ? dit l’autre, j’ai essayé cent fois de me réformer. Chaque fois je suis retombé plus bas ; le diable a déjà commencé à me détruire. C’est trop tard !
— Non ! s’écria l’évêque, qui n’avait pas cessé un instant de supplier Dieu de prendre ces deux âmes et de les sauver : Non ! il n’est pas trop tard ! Savez-vous ce que Dieu veut pour vous ? Ce que moi je veux importe peu, mais c’est lui qui veut vous sauver, parce que vous êtes d’un prix infini à ses yeux… Et la merveilleuse mémoire de l’évêque vint à ce moment à son secours, pour lui permettre d’adresser à cet homme un appel, qu’en ce moment aucun autre que lui n’aurait pu rendre aussi pathétique : il venait de se rappeler son nom.
— Burns, reprit-il avec un accent de supplication presque irrésistible, si vous consentez à venir avec moi cette nuit, vous et votre ami, je vous trouverai aux deux des emplois honorables. Je veux croire en vous, et me fier à vous. Vous êtes tous les deux encore comparativement jeunes. Pourquoi Dieu devrait-il vous perdre ? C’est une grande chose que de retrouver l’amour du Père. Cela signifie peu de chose que moi je vous aime, mais si vous avez besoin de sentir qu’il y a encore de l’amour dans ce monde, vous me croirez, quand je vous dirai que je vous aime, mes frères, et qu’au nom de Celui qui a été crucifié pour nos péchés, je ne puis supporter l’idée de vous voir perdre ce qui fait la gloire de la vie humaine ! Venez, soyez des hommes ! Faites encore un effort avec l’aide de Dieu ! Personne d’autre que Dieu, vous et moi, ne saura ce qui s’est passé ici cette nuit. Il vous l’a pardonné, vous le comprendrez à l’instant où vous le lui demanderez. Venez, nous lutterons ensemble, vous et moi. L’enjeu en vaut la peine : c’est la vie éternelle ! C’est pour sauver les pécheurs que Christ est venu ! O Dieu ! donne-moi de pouvoir te rendre les âmes de ces deux hommes !
L’appel de l’évêque se fondit dans une ardente prière ; elle en était comme la continuation naturelle.
Il n’y avait qu’un instant qu’il priait, quand Burns cacha sa tête dans ses mains et se mit à pleurer. Les prières de sa mère, où étaient-elles ? Ne se confondraient-elles pas avec celle qu’il entendait maintenant ? Son compagnon, plus dur, moins préparé que lui à se laisser gagner, s’appuyait à la barrière d’un air indifférent ; mais peu à peu l’émotion le gagnait également.
Les anges seuls auraient pu dire ce qui se passait, sous l’influence du Saint-Esprit, dans ce cœur brutal et endurci. Mais la puissance surnaturelle qui terrassa Paul sur le chemin de Damas, qui s’était manifestée dans l’Eglise d’Henry Maxwell, le matin où il demandait des disciples prêts à suivre les traces de Jésus, et qui, plus récemment encore, avait éclaté irrésistiblement dans la congrégation de l’avenue de Nazareth, cette même puissance agissait en cet instant, dans ce coin perdu de l’immense cité, et dans ces deux hommes si bas tombés qu’on aurait pu les croire morts à tous les appels de la conscience. La prière de l’évêque semblait avoir brisé l’enveloppe qui les séparait de toute communication divine. Ils en étaient confondus eux-mêmes. Enfin, l’évêque se leva, en s’écriant :
— Venez, mes frères ! Dieu est bon. Vous logerez à la Colonie, jusqu’à ce que j’aie pu tenir ma promesse et vous trouver de l’ouvrage.
Ils le suivirent en silence. Quand ils atteignirent la Colonie, il était plus de deux heures. L’évêque les conduisit dans une chambre vacante. Sa grande taille imposante en remplissait presque la porte, et sur son visage resplendissait un reflet de la gloire divine.
— Que Dieu vous bénisse, mes frères ! leur dit-il, et avec cette bénédiction il les quitta.
Il éprouvait une certaine appréhension de les revoir à la lumière du grand jour, mais les impressions de la nuit ne s’étaient pas effacées encore, comme il le craignait. Fidèle à sa promesse, il leur trouva de l’ouvrage. Le portier de la Colonie ne suffisait plus à sa tâche, il avait besoin d’un aide, la place fut donnée à Burns, et son compagnon put entrer, en qualité de charretier, chez un négociant des environs. Le Saint-Esprit commençait son œuvre merveilleuse de régénération dans ces deux hommes si bas tombés.
C’était dans l’après-midi qui suivit le jour où Burns était entré dans sa place d’aide-portier. Un balai à la main, il nettoyait les marches du perron de la Colonie. Bientôt il s’arrêta et se mit à regarder tout autour de lui, comme pour reconnaître les lieux où il se trouvait.
La première chose qui attira son attention fut l’enseigne d’un cabaret situé juste en face de lui. La rue était si étroite, qu’en étendant le bras il aurait pu le toucher du bout de son manche à balai. Il y en avait deux autres, plus grands, un peu plus loin.
Tout à coup, la porte de celui qui était situé le plus proche de lui s’ouvrit pour laisser passer deux consommateurs. Une forte odeur de liqueur pénétra jusqu’au perron de la Colonie.
Burns serra son balai plus fort, et reprit son ouvrage. Il avait un pied sur le seuil de la porte, un autre sur la première marche. Il en descendit une seconde, toujours balayant. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, malgré le froid. La porte du cabaret s’ouvrit encore, des hommes entrèrent et sortirent. Il descendait toujours, les doigts crispés sur son manche à balai.
Il fit un effort pour remonter. Mon Dieu ! se disait-il, si seulement l’évêque était là ! Un combat violent se livrait en lui. Ses yeux tombèrent sur la dernière marche du perron ; elle était couverte de poussière, ce lui fut une excuse pour descendre au niveau de la rue. Ne fallait-il pas la balayer un peu, là, devant la Colonie ? Cela aurait meilleure façon, pourtant ! L’odeur de rhum et de whisky devenait plus forte. Ses lèvres étaient sèches, sa langue se collait à son palais ; il passa à plusieurs reprises son bras sur son front, pour en essuyer la sueur. Un bruit de verres et de voix arrivait à ses oreilles. Enfin, n’y tenant plus, il s’avança et posa la main sur le pêne de la porte du cabaret. Au même moment quelqu’un tournait le coin de la rue : c’était l’évêque.
Il saisit Burns par le bras, et l’entraîna vers la Colonie. Mais le malheureux semblait repris par la frénésie de l’alcool. Il se débattait et, avec un jurement, frappa l’évêque de son poing fermé. Savait-il qui était celui qui cherchait ainsi à l’arracher à la tentation ? Peut-être que non, mais une large tache rouge marbrait la joue de l’évêque.
Sans une plainte, sans une parole, celui-ci saisit Burns à bras le corps et le porta dans le vestibule de la Colonie. Il était si grand, et l’homme si pauvrement bâti, que ce fardeau semblait ne lui peser guère.
— Priez, Burns, lui dit-il, quand il eut refermé la porte sur lui, priez comme vous ne l’avez jamais fait encore. Rien d’autre ne peut vous sauver.
— Oh ! mon Dieu ! Priez avec moi ! Sauvez-moi, sauvez-moi de l’enfer ! cria Burns, et l’évêque pria avec lui comme lui seul aurait pu le faire.
Après cela Burns s’en alla dans sa chambre. Quand il en sortit vers le soir, il était humble comme un petit enfant. L’évêque semblait vieilli par l’expérience par laquelle il venait de passer. Vraiment, il commençait à savoir ce que c’est que de suivre les traces de Jésus.
Mais le cabaret ! il restait là, comme une trappe, toujours tendue devant les pas de Burns. Combien de temps résisterait-il à l’odeur enivrante ? L’évêque sortit sur le perron : la ville entière semblait imprégnée d’une odeur d’eau-de-vie, et il ne put s’empêcher de s’écrier : Oh ! jusques à quand ! Le Dr Bruce vint le rejoindre. Les deux amis se mirent à causer de Burns et de ses tentations.
— Vous êtes-vous jamais informé du nom du propriétaire de cette maison d’en face ? demanda l’évêque.
— Non, je n’en ai pas encore eu le temps ; je vais le faire, si vous pensez qu’il en vaille la peine. Mais, Edouard, que pouvons-nous faire contre les cabarets répandus dans cette grande ville ? Ils sont aussi fortement établis que les Eglises ou les autorités civiles. Quelle puissance pourrait lutter contre eux ?
— Dieu le fera, avec le temps, comme il a fait cesser l’esclavage, dit gravement l’évêque, en attendant nous avons le droit de savoir de qui dépend celui que nous avons là, à notre porte.
— Je le découvrirai, répondit le Dr Bruce.
Deux jours plus tard, il entrait dans le bureau d’un des membres de l’Eglise de l’avenue de Nazareth, et demandait à lui parler. Il fut très cordialement reçu par son ancien paroissien, qui le pria d’entrer dans son cabinet particulier, et l’assura qu’il avait tout le temps de l’écouter.
— Je suis venu vous voir, à propos du bâtiment qui fait vis-à-vis à la Colonie que nous habitons, comme vous le savez, l’évêque et moi. Je vais vous parler franchement, parce que la vie est trop courte et trop sérieuse pour nous deux, pour que nous l’employions à de longues circonlocutions. Clayton, croyez-vous que ce soit bien de louer cet immeuble pour un cabaret ?
La question du Dr Bruce était aussi directe que possible ; elle produisit un effet instantané sur l’homme auquel elle s’adressait.
Il devint très rouge, puis très pâle, et cacha sa tête dans ses mains. Quand il la releva, le Dr Bruce fut frappé de son trouble.
— Docteur, savez-vous que j’avais pris l’engagement avec les autres, ce certain dimanche ?
— Oui, je m’en souviens.
— Mais vous n’avez jamais su combien j’ai été tourmenté de mon incapacité à le tenir. Cette propriété a été la tentation dont le diable s’est servi pour m’empêcher d’être fidèle. C’est le meilleur placement que je possède. Et pourtant, au moment où vous êtes entré, j’étais dans une agonie de remords à la pensée que, pour un peu de gain terrestre, je reniais ce Christ que j’avais promis de suivre. Je sais parfaitement que jamais il n’aurait loué une de ses propriétés dans un but pareil. Vous n’avez pas besoin, docteur, de me dire un mot de plus à ce sujet.
Clayton tendait sa main ; le Dr Bruce la serra fortement. Un moment après il repartait, et ce ne fut que beaucoup plus tard qu’il apprit l’intensité de la lutte par laquelle M. Clayton avait passé. L’évêque et lui, absorbés par leur œuvre, toujours plus étendue, ignoraient tout ce qui se passait dans la ville immense. Ils ne savaient pas avec quelle puissance l’Esprit agissait, suscitant de nouveaux disciples prêts à tous les sacrifices, touchant les cœurs longtemps froids et fermés, inspirant à des hommes d’argent la résolution de vivre pour autre chose que pour augmenter leur fortune, réveillant enfin les Eglises comme elles ne l’avaient encore jamais été. Ils avaient vu déjà de grandes choses se produire autour d’eux ; ils devaient voir, dans la suite, la puissance de Dieu se manifester d’une manière infiniment plus merveilleuse que tout ce qu’ils auraient cru possible à notre époque.
Moins d’un mois plus tard, le cabaret situé près de la Colonie fut fermé. Le bail du tenancier expirait justement. Non seulement M. Clayton ne le renouvela pas, mais encore il mit sa propriété à la disposition des directeurs de la Colonie, dont l’œuvre prenait des proportions telles, que le bâtiment primitif ne suffisait plus à contenir les industries nouvelles qui se créaient, au fur et à mesure que le besoin s’en faisait sentir.
Une des plus importantes était la cuisine populaire, dont l’initiative appartenait à Félicia. Aussitôt que le local occupé par le cabaret fut devenu vacant, elle y installa non seulement un restaurant, mais une école pour les jeunes filles désireuses de se placer comme servantes. Elle appartenait maintenant à l’œuvre générale et demeurait avec les Bruce. Martha, la jeune violoniste, restée dans la maison où l’évêque les avait découvertes un jour, venait plusieurs soirs par semaine donner des leçons de musique à la Colonie.
Au cœur de l’hiver, Chicago présentait, comme toutes les grandes villes du monde le présentent aux yeux de la chrétienté, le contraste le plus frappant entre les riches et les pauvres, entre la culture, l’élégance, le luxe, le confort d’un côté, et l’ignorance, la dépravation, l’âpre lutte pour l’existence de l’autre. C’était un hiver rude, mais fort gai. Jamais on n’avait vu pareille succession de fêtes, de réceptions, de bals, de dîners, de banquets et de divertissements de tous genres. Jamais, non plus, pareil déploiement de bijoux, de toilettes et de somptueux équipages. Jamais, d’autre part, la misère n’avait été si profonde et la souffrance si cruelle, si aiguë, et si meurtrière. Jamais vent si glacé n’avait soufflé sur le lac et au travers des murailles trop minces des immenses baraques pressées autour de la Colonie. Jamais les demandes de vêtements, de charbon, de nourriture n’avaient pareillement importuné la population de la ville, et ne s’étaient présentées à elle sous une forme aussi palpable. Nuit après nuit, l’évêque, le Dr Bruce et leurs aides s’en allaient par les rues, pour arracher des hommes, des femmes et des enfants, aux tortures des privations physiques.
D’énormes quantités de provisions, de vêtements, et de fortes sommes d’argent étaient distribuées par les Eglises, les institutions charitables, les autorités civiles, les sociétés d’utilité publique, mais la difficulté consistait à trouver des chrétiens disposés à se mettre personnellement à la brèche. Où étaient-ils les disciples obéissant au commandement du Maître et sachant se donner eux-mêmes, pour ajouter à leurs offrandes ce qui en fait la valeur éternelle ? L’évêque se le demandait, et le cœur lui manquait quand il constatait combien ils étaient rares. Les gens voulaient bien donner de l’argent, mais cet argent ne représentait pas un sacrifice, parce qu’ils n’en sentaient pas la privation. Ils donnaient ce qui leur coûtait et les dérangeait le moins. Etait-ce donc là suivre Jésus, le suivre le long du chemin, et jusqu’au bout ? L’évêque s’était adressé à la plupart des membres de sa brillante et aristocratique congrégation ; il avait été confondu du petit nombre de ceux qui consentaient à s’imposer quelque renoncement positif, pour l’amour de l’humanité souffrante.
La charité consiste-t-elle à donner des vêtements hors d’usage, où à tendre un billet de dix dollars à un collecteur payé ou au caissier de quelque société charitable ? L’homme du monde n’ira-t-il jamais distribuer ses dons lui-même ? La femme élégante ne se privera-t-elle jamais d’une réception, d’un dîner, d’un concert, pour toucher, du bout de ses doigts à elle, la misère humaine, telle qu’elle se manifeste dans les grandes villes ? La charité continuera-t-elle à s’exercer par le moyen conventionnel et facile des comités ? Serait-il donc possible d’organiser l’amour du prochain, de telle manière qu’il puisse accomplir toutes les choses désagréables par procuration ?
Tout cela, l’évêque se le répétait souvent, à mesure que les souffrances, causées par les rigueurs exceptionnelles de l’hiver, se multipliaient autour de lui. Il portait sa croix avec joie, mais il ne pouvait s’empêcher de bouillonner intérieurement, quand il voyait combien nombreux étaient ceux qui se déchargeaient sur quelques-uns des devoirs imposés par la charité véritable. Cependant le Saint-Esprit agissait, sans bruit mais sans trêve, dans les Eglises et même dans le cœur de leurs membres les plus aristocratiques, les plus riches, les plus épris de leurs aises, de ceux qui fuyaient les terreurs des problèmes sociaux à l’égal des pires maladies contagieuses.
L’évêque, et tous ceux qui s’occupaient de l’œuvre de la Colonie, en eurent, un jour, une preuve saisissante et qui leur fit comprendre que le mouvement commencé dans l’Eglise de l’avenue de Nazareth, et l’exemple donné par le Dr Bruce et son ami, commençaient à porter des fruits cachés jusqu’alors à tous les yeux.
Le déjeuner réunissait toute la famille de la Colonie. C’était son heure de délassement, la seule où tous ces infatigables ouvriers se permettaient de respirer un peu. Une franche gaieté régnait alors au milieu d’eux, les vives réparties, les bons rires francs, partaient en fusée autour de la table de la salle à manger. Le Dr Bruce racontait ses meilleures histoires ; l’évêque possédait un fond inépuisable d’anecdotes. Il y avait, chez tous ces disciples, une bonne humeur saine et bienfaisante. L’évêque disait souvent que la gaieté était aussi un don de Dieu ; en ce qui le concernait, c’était la soupape de sûreté de ses facultés, soumises à une trop haute pression ; sans elle, il n’eût peut-être pas résisté au fardeau de soucis et de préoccupations qui pesait sur lui.
Le jour en question, l’évêque lisait à ses compagnons un journal du matin. Tout à coup, il s’arrêta, et son visage s’assombrit. Chacun tourna vers lui un regard interrogateur et anxieux :
« Hier, vers la fin de l’après-midi, un homme s’est tué d’un coup de pistolet, dans une maison de l’Est de la ville. Sa famille mourait de froid et il n’avait pas d’ouvrage depuis six mois. Sa femme et ses six enfants ont été trouvés entassés dans une unique chambre, dénuée de meubles. Un des enfants était couché à peine couvert par les lambeaux d’un châle, dans un vieux seau à charbon ! »
Ces lignes étaient écrites en lettres grasses ; le docteur s’arrêta un instant, puis il continua à lire lentement les détails donnés par un des reporters du journal, qui s’était transporté sur les lieux du suicide. La gaieté de la petite compagnie s’était enfuie, refoulée par le flot montant de la souffrance humaine, dont l’existence venait de lui être rappelée d’une façon si poignante.
Ce lugubre récit suscita des commentaires divers, de la part de ceux qui venaient d’en entendre la lecture. Un des nouveaux venus à la Colonie, un jeune homme qui se préparait à entrer dans le ministère, demanda comment cet homme ne s’était pas adressé à une des sociétés charitables qui aurait pu venir à son secours, ou aux autorités de la ville elles-mêmes ?
— Je ne puis admettre, disait-il, même en mettant les choses au pire, que cette ville pleine de chrétiens laisserait, le sachant et le voulant, qui que ce soit mourir, faute de vivres ou de combustible.
— En effet, répondit le Dr Bruce, elle ne le ferait pas ; seulement nous ne connaissons pas l’histoire de cet homme. Il se peut qu’il eût déjà sollicité tant de fois des secours, qu’à la fin, dans un moment de désespoir, il se soit décidé à en finir avec la vie. Ce n’est pas le seul cas de ce genre dont j’aie eu connaissance cet hiver.
— Ce qu’il y a de terrible dans le cas présent, c’est que cet homme n’ait pas eu, depuis, six mois, la possibilité de travailler, fit remarquer l’évêque.
— Pourquoi ces gens ne vont-il pas à la campagne ? demanda l’étudiant en théologie.
Une des personnes présentes, qui avait fait une étude spéciale de cette question, expliqua qu’après enquête, il était prouvé que les places stables sont rares à la campagne, qu’elles ne sont, en général, offertes qu’à des célibataires et que la question du voyage et du déménagement est une difficulté à mettre en ligne de compte.
Dans le cas spécial, comment cet homme aurait-il trouvé la somme, — si minime fût-elle, — nécessaire pour le transport de sa femme et de ses six enfants ?
— En attendant, ils sont là, cette femme et ces enfants, s’écria Mme Bruce. C’est affreux ! Où avez-vous dit que cela s’est passé ?
L’évêque consulta le journal. Mais, c’est tout près d’ici, dit-il. Cela doit être même dans cette énorme agglomération de maisons qui appartiennent à M. Penrose, elles sont parmi les pires de la ville. Et Penrose est membre d’une Eglise !
— Oui, il fait partie de l’Eglise de l’avenue de Nazareth ! murmura le Dr Bruce à demi-voix.
L’évêque se leva de table avec une exclamation d’indignation. Il ouvrait la bouche, pour prononcer une parole de sévérité rare chez lui, quand on sonna à la porte d’entrée. Quelqu’un alla ouvrir.
— Dites au Dr Bruce et à l’évêque que je désire les voir. Je suis M. Penrose, — Clarence Penrose. — Le Dr Bruce me connaît.
On entendait dans la salle à manger chacune des paroles prononcées sur le seuil de la porte d’entrée. L’évêque échangea un regard d’intelligence avec le Dr Bruce, puis tous deux s’avancèrent dans le vestibule.
— Entrez ici, M. Penrose, dit le Dr Bruce, en introduisant le visiteur dans le parloir, voisin de la salle à manger.
Clarence Penrose était un des hommes les plus élégants de Chicago. Il appartenait à une famille aristocratique, fort riche et fort haut placée dans la société. Il possédait de nombreux immeubles dans différents quartiers de la ville. Il avait été toute sa vie membre de l’Eglise du Dr Bruce.
Il regardait l’évêque et son ancien pasteur avec une agitation qui prouvait qu’il se passait chez lui quelque chose d’inusité. Il était très pâle, et ses lèvres tremblaient. Depuis quand Clarence Penrose se laissait-il pareillement dominer par l’émotion ?
— Cette histoire de suicide ! Vous comprenez ! — je viens de la lire ! — La famille vivait dans une de mes maisons. C’est une terrible affaire, mais elle n’est pas la cause de ma visite.
Il balbutiait et interrogeait avec anxiété le visage des deux hommes assis en face de lui. L’évêque avait un air sévère ; il ne pouvait s’empêcher de se dire que cet oisif élégant aurait pu alléger, dans une large mesure, les misères amoncelées dans les maisons qu’il possédait, qu’il aurait peut-être même empêché la tragédie qui venait de s’y passer, s’il avait seulement sacrifié un peu de son luxe et de ses aises pour améliorer le sort de ses locataires.
M. Penrose se tourna vers le Dr Bruce.
— Docteur, s’écria-t-il, avec un accent qui ressemblait à celui d’un enfant en détresse, je suis venu vous dire que j’ai passé par une crise, trop extraordinaire pour pouvoir être attribuée à autre chose qu’à une puissance surnaturelle. Vous vous souvenez que j’étais un de ceux qui s’étaient engagés à faire ce que ferait Jésus. Je croyais alors, pauvre fou que j’étais, qu’il y avait longtemps que je vivais en vrai chrétien. Je donnais largement à l’Eglise et aux œuvres charitables. Je ne m’étais jamais donné moi-même, je n’avais pratiqué le renoncement en aucune façon. J’ai vécu, dès lors, dans un véritable enfer de contradictions. Peut-être vous rappelez-vous que ma petite Diane avait pris l’engagement avec moi. Elle m’a posé, ces derniers temps, une foule de questions sur les pauvres et sur les logements qu’ils habitent. J’ai été obligé de lui répondre. Hier soir une de ces questions m’a touché au vif : « Possédais-je de ces maisons où les pauvres demeurent ? Etaient-elles jolies et chaudes comme la nôtre ? » Vous connaissez la persistance que les enfants mettent dans leurs questions. Je me couchai tourmenté par les tiraillements de ma conscience. Je ne pouvais dormir, il me semblait assister au jour du jugement. Je me voyais en face du Juge, obligé de rendre compte de mes actes : « Combien de pécheurs avais-je visité dans les prisons ? Comment avais-je administré mes biens ? Qu’en était-il de ces grandes casernes où l’on gèle en hiver, et où l’on étouffe en été ? Y avais-je jamais songé autrement que pour encaisser les loyers ? En quoi consistaient mes renoncements ? Jésus aurait-il agi comme je l’avais fait ? Avais-je rompu mon engagement ? Comment avais-je employé l’argent, l’éducation, l’influence sociale que je possédais ? M’en étais-je servi pour le bien de l’humanité, pour soulager la souffrance, pour apporter la joie aux désolés, et l’espérance aux désespérés ? J’avais beaucoup reçu, combien avais-je donné ? »
Je voyais toute cette scène aussi distinctement que je vous vois maintenant et, pourtant, j’étais parfaitement éveillé. La fin de cette vision s’est perdue dans une sorte de brouillard, je voyais confusément le Christ souffrant étendre vers moi son doigt, pour me condamner, puis tout s’est effacé. Il y a vingt-quatre heures que je n’ai pas dormi, et la première chose que j’ai lue, ce matin, c’est l’histoire du suicide d’un de mes locataires ! Je n’ai pas encore pu surmonter le sentiment d’horreur que cette histoire m’a causé. Je suis un grand coupable devant Dieu !
Il se tut tout à coup. Les deux hommes auxquels il venait de faire cette confession le regardaient d’un air solennel. Ne fallait-il pas que le Saint-Esprit eût agi puissamment, pour remuer aussi profondément l’âme de cet heureux de ce monde, de ce membre d’une société habituée à passer, les yeux fermés, à côté des misères d’une grande ville, et à ignorer absolument ce que c’est que de renoncer à soi-même, pour l’amour de Jésus ?
Le grand souffle qui avait passé déjà sur l’Eglise d’Henry Maxwell, et sur une partie de celle de l’avenue de Nazareth, passait, à ce moment, dans le parloir de la Colonie.
L’évêque posa une de ses mains sur l’épaule de M. Penrose, en disant :
— Dieu a été bien près de vous, rendons-lui en grâce.
— Oui, murmura Penrose, qui ajouta, après que l’évêque eût prié : Voulez-vous m’accompagner jusqu’à cette maison ?
Pour toute réponse le Dr Bruce et l’évêque mirent leurs manteaux et l’accompagnèrent chez la veuve de l’homme qui venait de se tuer. Ce fut l’aurore d’une vie étrange et nouvelle pour Clarence Penrose. De l’instant où il mit le pied dans l’affreux taudis, qui était censé représenter une chambre, et où, pour la première fois, il se trouva en présence d’un abîme de souffrance et de désespoir, dont il n’avait jamais soupçonné la profondeur, data pour lui un complet changement d’existence.
Il faudrait écrire un volume, pour raconter comment, dès lors, il tint son engagement. Que ferait Jésus, s’il avait de grandes maisons à louer, dans un des quartiers pauvres de Chicago ou de quelqu’autre grande ville ? Tous ceux qui trouveront la vraie réponse à cette question se représenteront aisément ce que Clarence Penrose a fait pour ses locataires.
Dans l’après-midi de cette même journée, Félicia sortait de la Colonie, tenant à la main un panier, plein de produits de sa cuisine ; elle allait les porter chez un boulanger du voisinage, qui désirait en avoir un dépôt. Par une de ces coïncidences trop remarquables pour être fortuites, Stephen Clyde ouvrait au même moment la porte de son atelier de menuiserie situé au sous-sol de la maison. Il rattrapa la jeune fille comme elle mettait le pied dans la rue.
— Laissez-moi porter votre panier, je vous en prie, ma…, commença Stephen, qui rougit et ne finit pas sa phrase.
— Pourquoi vous arrêtez-vous ? demanda innocemment Félicia, en lui tendant son panier.
— J’allais vous dire, puisque vous tenez à le savoir : Laissez-moi porter votre panier, ma chère Félicia, fit résolument Stephen, en la regardant d’un air qui disait, à ne pas s’y méprendre, qu’elle représentait pour lui tout ce qu’il y a de meilleur au monde.
Jamais Félicia n’avait été si jolie. Elle continua son chemin pendant un moment, sans tourner la tête du côté du jeune homme, auquel elle savait bien, pourtant, que son cœur appartenait depuis quelque temps déjà. Enfin, elle lui dit, tandis qu’un rayon de tendresse brillait dans ses yeux veloutés :
— Pourquoi ne le diriez-vous pas ?
— Me le permettez-vous vraiment ? demanda Stephen si vivement que Félicia, craignant pour ses bols et ses assiettes, s’écria :
— Ne laissez pas tomber mon panier, de grâce !
— Mais je ne le laisserais pas tomber pour un empire, ma chère Félicia, répondit Stephen, qui semblait marcher sur les nuages.
Ce qu’ils se dirent encore était trop intime pour être raconté. Le fait que ce jour-là le panier n’atteignit pas sa destination appartient, cependant, à l’histoire.
Il est également notoire que l’évêque, qui rentrait à la Colonie par une rue relativement déserte, entendit une voix connue qui disait, à quelques pas en avant de lui :
— Dites-moi, Félicia, quand vous avez commencé à m’aimer, et une autre voix répondre, avec un éclat de rire si frais, si doux et si pur, qu’il faisait du bien à entendre :
— Je me suis éprise du petit copeau qui s’était accroché à vos cheveux, juste au-dessus de votre oreille, le jour où, pour la première fois, je vous ai vu à l’atelier.
A ce moment, l’évêque se trouva à côté d’eux.
— Où portez-vous ce panier ? demanda-t-il d’un ton qu’il essayait de rendre sévère.
— Nous le portons… au fait, où le portons-nous, Félicia ?
— Mon cher évêque, nous le porterons à la maison, pour commencer…
— Pour commencer notre ménage, acheva Stephen, venant à la rescousse.
— Est-ce vrai ? dit l’évêque. J’espère que vous m’inviterez à prendre ma part de son contenu, car je sais ce que vaut la cuisine de Félicia.
— Vous serez toujours le plus honoré de nos hôtes, dit Félicia qui ne cherchait pas à cacher sa joie. Mon cher, cher évêque, êtes-vous content ?
— Oui, je le suis, répondit l’évêque, qui interpréta les paroles de Félicia comme elle le désirait.
Il fit une pause, puis il ajouta doucement :
— Que Dieu vous bénisse tous les deux, mes enfants ! Après quoi, il s’éloigna, une larme dans les yeux et une prière au fond du cœur, les laissant seuls avec leur bonheur. Ah ! la puissance divine de l’amour qui appartient à la terre ne peut-elle pas être goûtée et chantée par les disciples de l’homme de douleur, par ceux qui portent avec lui le fardeau du péché ! Oui, en vérité. Désormais cet homme et cette femme devaient marcher la main dans la main, dans le grand désert de souffrance de cette ville. Désormais ils s’encourageraient l’un l’autre, ils sentiraient leur amour grandir à chaque expérience partagée, ils suivraient les pas de Jésus de plus près, à cause de cet amour même. Désormais ils seraient plus capables d’être en bénédiction à des milliers de pauvres créatures perdues, parce qu’ils auraient un chez eux où recevoir les déshérités et les abandonnés de ce monde. « C’est pour cela, dit notre Seigneur Jésus-Christ, que l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme. »
Ce fut peu de temps après que l’histoire d’amour de la Colonie fut devenue une part de sa gloire, qu’Henry Maxwell vint à Chicago, avec Rachel Winslow, Virginia et Rollin Page, Alexandre Power et le président Marsh, pour prendre part à une grande réunion, qui devait avoir lieu dans la vaste salle dont le Dr Bruce et l’évêque disposaient maintenant.
L’évêque avait invité, pour ce soir-là, des ouvriers sans travail, des créatures misérables qui avaient perdu toute foi en Dieu et en les hommes, des anarchistes et des infidèles, des libres-penseurs et des gens qui ne pensaient pas même. Ceux qui se trouvaient rassemblés devant Henry Maxwell et ses compagnons, quand la réunion commença, étaient pris parmi ce que la population de la ville contenait de pire, de plus dépravé et de plus dangereux. Mais, ce soir encore, le Saint-Esprit se mouvait sur la grande ville égoïste, avide de plaisirs et souillée de vices, qui se trouvait dans la main de Dieu, sans savoir ce qui l’attendait. Chacun des hommes et chacune des femmes qui avaient répondu à l’appel de l’évêque, avaient lu, avant d’entrer dans la Colonie, ces paroles, tracées par l’étudiant en théologie sur un grand transparent lumineux : « Que ferait Jésus ? »
Quand Henry Maxwell passa sur le seuil, au-dessus duquel resplendissait cette question, il fut saisi d’une émotion profonde, au souvenir du jeune homme aux vêtements usés qui l’avait prononcée pour la première fois, en une matinée de printemps, dans la Première Eglise de Raymond.
Son grand désir de voir un réveil se manifester parmi les chrétiens allait-il se réaliser ? Le mouvement inauguré à Raymond allait-il s’étendre à tout le pays ? C’était en partie pour s’en assurer, qu’il était venu à Chicago, avec quelques-uns de ses amis, et maintenant il se trouvait en face du peuple même de cette ville. Il ne tremblait plus comme la première fois où il avait parlé aux ouvriers des ateliers du chemin de fer de Raymond ; mais, ce soir, comme alors, il implorait dans le fond de son cœur le secours d’En-Haut. A la vue de ces hommes et de ces femmes, qui depuis tant d’années avaient considéré l’Eglise en étrangers et en ennemis, il s’écriait intérieurement : « Oh ! mon Maître, enseigne à ton Eglise à suivre mieux tes traces ! » La prière d’Henry Maxwell sera-t-elle entendue ? L’Eglise répondra-t-elle à l’appel ? Consentira-t-elle à suivre Jésus sur la voie du renoncement et du sacrifice ? L’Esprit saint plane au-dessus de toi, Eglise universelle ! Ne le contriste pas, car il n’a jamais été plus près qu’aujourd’hui à révolutionner le monde !