Nous avons esquissé, jusqu’ici, l’histoire des chrétiens pendant les deux premiers siècles. Cherchons maintenant à nous rendre compte de ce qu’étaient leur culte et leur organisation ecclésiastique.
« Quand les membres d’une synagogue, dit Hatcha arrivaient à la conviction que Jésus était le Christ, ils n’avaient rien à modifier à leur vie religieuse habituelle…, ils pouvaient continuer à pratiquer le même culte qu’auparavant. La célébration hebdomadaire du jour de la résurrection s’ajoutait à la célébration habituelle du sabbat, mais ne la remplaçait pas. La lecture de la vie de Christ et des lettres des apôtres venait s’adjoindre à celle des prophètes et à l’antique chant des psaumes, mais ne les remplaçait pas. » Cependant ces derniers étaient parfois entremêlés d’hymnes chrétiens composés dans ce but.
a – Organization of the Early Christian Churches, lect. III, 59, 60.
De même lorsque des Gentils se joignaient à la communauté, rien ne changeait pour cela. Il était au moins aussi important qu’ils fussent au courant des révélations de Dieu sous l’Ancienne Alliance, qu’il l’était d’éclairer pleinement Juifs ou Païens sur la doctrine du Christ et l’Alliance Nouvelle. D’ailleurs, la rareté et le prix des manuscrits, la pauvreté de la plupart des chrétiens et le fait que tous ne savaient pas lire, faisaient que beaucoup d’entre eux n’avaient pas d’autre moyen de connaître les livres sacrés, que d’en entendre la lecture. C’est ce qui explique l’apparition de traductions latines à des dates fort reculées. Dans les Églises, où le grec ni le latin n’étaient compris, comme, par exemple, dans celles de certaines villes d’Egypte ou de Syrie, on avait des interprètes attitrés. Ainsi en avaient eu les synagogues juives.
[Neander, I, 419. « A cette époque primitive, dit Augustin, quiconque pouvait se procurer un manuscrit grec, se mettait à le traduire, pour peu qu’il se figurât savoir le grec et le latin. De christiana doctrina, liv. II, ch. 11, § 16.]
Des exhortations et des explications d’une grande simplicité suivaient ces lectures. Ceux qui les faisaient devaient se rappeler de parler « selon les oracles de Dieu… et selon que Dieu communique (1 Pierre 4.11). » Il en était de même pour les prières. Elles jaillissaient du cœur et reflétaient les besoins du moment. On ne rencontre dans l’Église primitive aucun formulaire de prières quelconque. Nous prions, dit Tertullienb, « les yeux levés au ciel, les mains étendues parce qu’elles sont pures, la tête nue parce que nous n’avons à rougir de rien, sans ministre qui nous enseigne des formules de prières, parce que c’est le cœur qui prie. » Aussi loin qu’on puisse remonter, la prière du Seigneur elle-même ne forme pas un des éléments ordinaires du culte. Le Nouveau Testament n’en parle pas, et les plus anciens écrivains ecclésiastiques jusqu’à Tertullien ne font aucune allusion à un usage de ce genrec.
b – Tertullien, Apologie, ch. 30.
c – Lyman Coleman, Christian Antiquities, ch. 10, § 9, et la note.
L’exercice du ministère n’était pas seulement accordé au lecteur ou à l’interprète, ou même aux presbytres, prédicateurs attitrés de la communauté. Lorsque, le jour de la Pentecôte, le Saint-Esprit descendit sur les disciples de l’un et de l’autre sexe et qu’ils commencèrent à parler diverses langues, Pierre déclara aux Juifs qu’ils assistaient à l’accomplissement de la prophétie de Joël relative à l’effusion de l’Esprit sur toute chair (Actes 1.14 ; 2.1-18). Ces dons spirituels ainsi prédits et ainsi accordés continuèrent à se manifester librement dans l’Église pendant une certaine période de temps. Nous lisons dans la première Épître aux Corinthiens, que lorsque les congrégations s’assemblaient, l’un avait un cantique, l’autre une instruction, d’autres une langue, une révélation ou une interprétation. Les femmes n’étaient point exclues. Sans doute l’apôtre leur défend de parler, c’est-à-dire, probablement, de poser des questions ou peut-être d’enseigner : mais, d’autre part, il leur reconnaît le droit de prophétiser ou de prier dans l’assemblée, puisqu’il dit qu’elles ne doivent pas le faire la tête découverte (1 Corinthiens 11.5-16).
Le chapitre 16 de l’Épître aux Romains nous indique, d’ailleurs, toute la part de travail qui incombait aux femmes dans ces jours de vigueur et de simplicité de l’Église primitive. Parmi les fidèles que l’apôtre fait saluer, un tiers environ sont des femmesd. Cinq ou six d’entre elles sont même l’objet d’une mention spéciale, à cause de la place qu’elles occupent dans l’Église ou de leur activité intense pour le Seigneur. De Priscille et d’Aquilas, l’apôtre dit : « Ce n’est pas moi seul qui leur rends grâces, ce sont encore toutes les Églises des païens. » De quatre autres, qu’elles ont travaillé ou beaucoup travaillé pour le Seigneur. Encore cette énumération ne comprend-elle pas Phœbé, la sage et active diaconesse, à laquelle l’apôtre rend ce beau témoignage, qu’elle a donné aide à plusieurs et à lui-même.
d – Ce sont : Prisca, Marie, Junias ?, Tryphène et Tryphose, Perside, la mère de Rufus, Julie et la sœur de Nérée.
La seule limite que mette Paul à la libre manifestation des dons spirituels dans les assemblées est le respect nécessaire de l’ordre et de la soumission réciproque (1 Corinthiens 14.29-33).
Nous avons encore à mentionner un trait caractéristique de la vie sociale et religieuse des premiers chrétiens : le repas ou souper en commun, devenu plus tard l’Eucharistie.
Lorsque Notre Seigneur s’assit à son dernier repas, il prit du pain, et, ayant rendu grâces, il le rompit et dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps ; puis il prit la coupe, et ayant rendu grâces, il la leur donna, disant : Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de la [nouvelle] alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés. Et il ajouta, d’après Luc : Faites ceci en mémoire de moi (Matthieu 26.26-28 ; Luc 22.19); et d’après Paul (1 Corinthiens 11.23-25) : Faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. Notre Seigneur et ses disciples célébraient à ce moment-là le repas solennel institué en souvenir de la délivrance des Israélites, lorsque Dieu frappa les premiers-nés des Égyptiens. Ce qu’ils faisaient, on le faisait au même moment dans chaque maison juive de Jérusalem. Il y avait cependant cette différence que, dans la Chambre-Haute, le Seigneur expliquait aux siens le sens typique de cette fête si longtemps célébrée. Il leur disait que cette observance, comme toutes celles que Moïse avait prescrites, allait être accomplie en lui ; que le temps de l’ombre devait faire place à celui de la réalité ; qu’au lieu de l’agneau pascal égorgé et mangé et de l’aspersion du sang, Christ, l’Agneau de Dieu, le véritable Agneau pascal, allait être immolé, pour que, par l’aspersion de son sang et la participation spirituelle à son corps, l’humanité pût être délivrée du péché et de la mort.
Rien ne prouve que le Seigneur ait voulu instituer par là une nouvelle observance cérémonielle à laquelle l’Église serait tenue de se conformer dès lors et à toujours. L’esprit de l’Évangile est contraire à une telle conclusion. Christ établissait la nouvelle alliance, dont avait parlé le prophète Jérémiee ; non pas une alliance pareille à celle qui avait été établie avec Israël, lors de la sortie d’Egypte, mais une alliance spirituelle, scellée avec le sang du véritable Agneau pascal. Sous-cette nouvelle alliance, le peuple de Dieu aurait sa loi écrite dans le cœur, et les péchés du peuple seraient oubliés.
e – Jérémie 31.31-34 ; Hébreux 8.6-13. Le passage de Jérémie est le seul de l’Ancien Testament où on trouve l’expression : une nouvelle alliance.
Il faut ajouter à cela que les expressions du Sauveur ne dénotent pas de sa part l’intention d’instituer un rite nouveau. Point de directions, en effet, sur la manière dont ce rite doit être accompli ; rien qui indique qu’il faille le célébrer plus fréquemment que la Pâque des Juifs. Bien plus, les mots : aussi souvent que vous en boirez, suggèrent la pensée que Jésus-Christ avait en vue la ruine de Jérusalem comme le temps où la fête cesserait d’être célébrée. Or, nous, savons que l’Église Judéo-chrétienne continua à célébrer la Pâque jusqu’à l’époque de la destruction de cette ville, et toujours en lui donnant son vrai sens, évangélique.
En tous cas, comme nous l’avons dit, la Pâque n’était célébrée qu’une fois par an. Il faut donc chercher une autre explication de l’usage fréquent de la fraction du pain dans la primitive Église. Or, nous trouvons que c’était l’habitude des Juifs de rendre grâces, au commencement de chacun de leurs repas. C’était, c’est encore le devoir de chaque chef de famille de prendre le pain et de dire : Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, des fruits de la terre que tu nous donnes ! Et quand le pain a été rompu et distribué, de prendre la coupe et de dire i Béni sois-tu, ô Dieu, du fruit de la vigne, que tu nous donnes !
[En 1551, le concile de Trente admit que, pendant la captivité de Babylone, les Juifs avaient institué, au lieu de l’Agneau pascal, qui ne pouvait être immolé qu’à Jérusalem, une sorte de post-cœnam (repas adjoint au souper) avec le pain et le vin. Sarpi, Hist. du Concile de Trente, trad. angl. de N. Brent, Londres, 1676, p. 336. Mais on peut faire observer sur ce point que, dès le début de l’institution pascale, le pain avait fait partie du repas et que le vin, comme nous l’avons dit, n’était pas spécial à cette fête.]
Familiarisés avec cette coutume, les apôtres semblent l’avoir associée à la remarquable application que le Seigneur se faisait à lui-même de la Pâque. Franchissons, en effet, quelques semaines pour en arriver à l’effusion du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte : tous ceux qui croyaient, nous est-il dit, -étaient dans le même lieu, et ils avaient tout en commun… Ils étaient chaque jour assidus au temple, ils rompaient le pain à la maisonf… Non seulement donc, les chrétiens avaient toutes choses en commun, mais ils avaient l’habitude de prendre ensemble un des repas de la journée. Bientôt cet essai de communauté des biens, qu’on ne trouve qu’à Jérusalem, dut être abandonné. Quant au repas en commun, après avoir été quotidien, il devint hebdomadaire.
f – C’est-à-dire, pas dans le temple. Actes 2.46 ; 4.32.
Cet usage juif se répandit naturellement dans les autres Églises composées, comme celle de Corinthe, par exemple, de Juifs et de Gentils. Bien plus, les Églises composées de Gentils seulement ne devaient éprouver aucun étonnement en face d’un usage auquel les païens étaient accoutumés eux-mêmes. « Dans presque toutes les parties de l’empire, dit Hatch, il y avait, comme dans notre société moderne, des associations ou cercles. Les uns, pour les intérêts commerciaux ; d’autres pour l’assistance réciproque ou pour l’amusement. Les membres de ces cercles avaient souvent, sinon d’une manière régulière, des repas en commun. » La conséquence de ces usages, en ce qui concerne l’Église, fut l’institution d’un repas périodique, où la sociabilité et la religion avaient également leur part, et auquel toute la congrégation était invitée. On l’appelait la Cène du Seigneur, le repas de charité, l’agape. Les aliments étaient fournis par les fidèles riches ; le repas fini, ce qui restait, était emporté par les plus pauvres.
On ne rencontre aucune mention de la Pâque (sauf comme date) ni de la fraction du pain en commun, tous les jours ou plus rarement, pendant les vingt-cinq années qui suivent la Pentecôteg. Par contre, en 58, ces usages sont en pleine vigueur à Corinthe. L’apôtre Paul en parle, et ce qu’il en dit nous montre que de graves abus s’étaient introduits. Ceux qui prenaient part à ces repas oubliaient qu’ils célébraient la mort du Seigneur. « Lors donc que vous vous réunissez, écrit l’apôtre, ce n’est pas pour manger le repas du Seigneur ; car, quand on se met à table, chacun commence par prendre son propre repas, et l’un a faim tandis que l’autre est ivre. » Et il ajoute, comme moyen de se garder de ces malheureuses pratiques : « Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe, car celui qui mange et boit, sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit sa propre condamnationh. »
g – Actes 12.4. L’exemple raconté dans Act. ch. 20, se reproduisit plus tard.
h – 1Cor., ch. 10-11. Voy. The Lord’s Supper, a Scriptural argument, par Isaac Brown.
Seuls, les frères, les fidèles étaient admis à ces repas en commun. La persécution rendit même les Églises encore plus circonspectes et plus exclusives. On fermait les portes, et les précautions les plus minutieuses étaient prises, pour éviter les intrusi. Pendant un certain temps, le repas en commun conserva son vrai caractère. Nul besoin de prêtre pour consacrer les aliments ; tous étaient prêtres, et le Seigneur lui-même présidait, invisible. Quelles douces heures ont dû passer les chrétiens dans ces réunions, alors que les faits de l’histoire évangélique, présents à toutes les mémoires, faisaient le sujet de leurs conversations ! Dans les temps de persécution, surtout, où les vides créés par la prison et les supplices resserraient encore les liens des survivants entre eux, combien ne devaient-ils pas sentir qu’ils ne faisaient qu’un seul corps en Christ, le pain de vie !
i – Lyman Coleman, ch. 16, § 4.
Ce simple repas devait devenir, par des additions successives et par l’action de l’élément sacerdotal, l’institution de l’Eucharistie ou sacrement de la Cène. A ce développement devait correspondre et correspondit l’oubli complet de son caractère social. On n’en vit plus que le caractère religieux. « Graduellement, dit le doyen Stanley, le repas devint distinct de l’acte religieux. Le repas devint de plus en plus séculier, l’acte religieux de plus en plus sacré. De siècle en siècle, la rupture s’accusa davantage. On ne sépara pas, tout d’abord, mais on distingua. Le repas précéda ou suivit immédiatement le sacrement. Alors, les seuls ministres furent chargés de distribuer les éléments de la Cène. Au second siècle, repas et sacrement ne furent plus célébrés tous les joursj, mais seulement les dimanches et fêtes. Puis le repas, devenu entièrement distinct, prit le nom d’agape, et on en vint à considérer ce que les apôtres disaient de la dernière cène du Seigneur, comme s’appliquant à un repas entièrement distinct du sacrement. Enfin le repas lui-même tomba en discrédit. Augustin et Ambroise le condamnèrent et, au Ve siècle, ce qui était la forme originale de l’Eucharistie fut condamné comme profane par les conciles de Carthage et de Laodicée ».
j – Pas à Carthage, car Cyprien (vers le milieu du iiie siècle) dit : « Nous recevons journellement l’Eucharistie… » De l’oraison dominicale, ch. 18. Voy. aussi le passage de Tertullien cité ci-dessous.
Nous devons encore mentionner un point de moindre importance : le baiser de charité ou de paix que les chrétiens se donnaient au cultek. Des abus ne tardèrent pas à se produire. Clément d’Alexandrie parle du baiser profane et du baiser de pure forme. « Ce n’est pas le baiser, dit-il, qui prouve la charité ; ce sont les sentiments bienveillants, et tel peut faire retentir ses baisers dans l’église, qui manque entièrement de charitél. »
k – Romains 16.16 ; 1 Corinthiens 16.20 ; Justin-Martyr, Ire Apologie, ch. 65.
l – Pédagogue, liv. III, §11. — Athénagore, Message pour les chrétiens, ch. 32.
On dut de bonne heure établir des règles et des limites à cet usage, qui s’est perpétué dans l’Église d’Occident jusqu’au xiiie siècle, et dans la plupart des Églises d’Orient jusqu’à nos joursm.
m – Dict. Christ. Antiq. Ante-Nic. Library, II, 63, n. 3.
Tout ce que nous venons de dire se rapporte à l’âge apostolique. Mais, pour les cent années qui le suivirent, nous n’avons presque point de renseignements. Chose étrange ! Clément de Rome, Barnabas, Polycarpe, l’auteur de la Lettre à Diognèten ne font aucune allusion à la Cène. Ignace lui-même (d’après la recension syriaque) ne dit rien de l’acte extérieur, mais parle toujours de la communion spirituelle. « Je veux le pain de Dieu, qui est Jésus-Christ, comme nourriture ; je veux le sang de Christ, qui est l’amour incorruptible, comme breuvage. »
n – On peut en dire autant des premiers Apologistes, Minucius Félix, Athénagore, Tatien et Théophile d’Antioche. L. Coleman, XVI, § 4.
La plus ancienne allusion à la Cène, ou même au culte, que nous possédions, se trouve dans la lettre de Pline à Trajan déjà citée : « Ils s’assemblaient à jour marqué, avant le lever du soleil ; ils chantaient tour à tour des hymnes à la louange de Christ… Après cela, ils avaient coutume de se séparer et se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents ». »
Justin-Martyr est le premier écrivain ecclésiastique qui parle avec quelques détails du culte des chrétiens. C’est dans sa Première Apologie, présentée à Antonin le Pieux vers l’an 138. On lit et on commente encore l’Écriture ; les prières et les chants ont conservé beaucoup de la simplicité des premiers jours ; mais déjà on ne trouve plus, de la part de la congrégation, la libre manifestation des dons spirituels, si nécessaire à la vie saine et puissante de l’Église. Le service religieux, devenu didactique et officiel, est presque tout entier accompli par une seule personne.
« Au jour appelé du soleil, dit Justin, tous les fidèles de la ville ou des campagnes environnantes s’assemblent en un même lieu. On lit autant des mémoires des apôtres ou des écrits des prophètes que le permet le temps dont on dispose. Lorsque le lecteur a terminé, celui qui préside le culte ajoute des instructions et des exhortations orales et y propose aux fidèles l’imitation des belles choses qui viennent d’être lues.
[On lisait parfois les écrits d’autres auteurs. Denys, évêque de Corinthe, écrivant vers cette époque à l’Église de Rome, dit : Nous avons célébré le saint jour du Seigneur et lu l’Epître qui vous a été adressée. Une pareille lecture, comme aussi celle de l’Epître qu’autrefois nous adressa Clément, remplissent nos cœurs d’avertissements excellents. — Voy. Eusèbe, H. E., liv. IV, ch. 23.]
Puis tous se lèvent et prient. Quand nous avons fini de prier, on apporte du pain, du vin et de l’eau. Le président se lève alors, prie et rend grâces selon son pouvoir, et le peuple s’écrie : Amen. Vient ensuite une distribution générale des aliments consacrés ; tous ceux qui sont présents y participent, et les diacres sont chargés de porter aux absents leur part. Ceux des fidèles qui en ont le moyen et la volonté versent une libre contribution. Ce qui est ainsi recueilli est remis au président ; celui-ci est chargé d’assister, avec ces fonds, les orphelins, les veuves, les malades, les malheureux, les prisonniers, les étrangers, en un mot tous ceux qui en ont besoin (ch. 67). »
Dans un autre chapitre, Justin insiste plus particulièrement sur la manière de célébrer l’Eucharistie. Les expressions qu’il emploie pourraient même, peut-être, faire supposer qu’il croit à la présence réelle. Il s’agit de la réception d’un converti immédiatement après son baptême. « Nous offrons, dit-il, de ferventes prières pour lui et pour nous-mêmes et, ces prières terminées, nous nous saluons les uns les autres par un baiser. Puis on apporte à celui qui préside du pain et une coupe pleine de vin et d’eau mêlés. Il les prend et donne gloire et louange à Dieu le Père de toutes choses, au nom du Fils et du Saint-Esprit, et lui rend de longues actions de grâces de nous avoir jugés dignes de recevoir de si grands dons. Lorsqu’il termine, tous les assistants disent : Amen. Cela fait, ceux que nous nommons les diacres donnent à tous les fidèles présents une part du pain et du mélange d’eau et de vin, au sujet desquels les actions de grâces ont été rendues ; ils en portent également aux absents.
Cette nourriture, nous l’appelons l’Eucharistie. Personne n’est admis à y participer, s’il ne croit à la vérité de la doctrine, s’il n’a reçu le baptême pour la rémission des péchés et la régénération, s’il ne vit, enfin, comme Christ le commande. Car ce pain et ce vin ne sont pas pour nous du pain et du vin ordinaires. Mais de même que Jésus-Christ notre Sauveur fut fait chair par la parole de Dieu, et posséda en vue de notre salut et la chair et le sang ; ainsi, on nous enseigne que ce pain et ce vin, sur lesquels ont été prononcées les paroles d’actions de grâces du Sauveur lui-même, et qui, en se transformant, nourrissent notre chair et notre sang, sont la chair et le sang de ce Jésus-Christ fait chair (ch. 65, 66). »
Dans le Dialogue avec Tryphon, Justin va encore plus loin. Il compare, suivant sa méthode allégorique, le pain et le vin aux offrandes légales des Juifs, et emploie, en parlant du pain et du vin, le mot de sacrifice. « L’offrande de fleur de farine imposée à ceux qui étaient guéris de la lèpre était, dit-il, une figure du pain de l’Eucharistie… Dieu dit, par la bouche de Malachie : … Car depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant, mon nom est grand parmi es nations et, en tout lieu, on brûle de l’encens en l’honneur de mon nom et l’on présente des offrandes pures ; car grand est mon nom parmi les nations… En parlant ainsi, Dieu nous désigne, nous qui, au milieu de tous les peuples, lui offrons des sacrifices, c’est-à-dire, le pain et la coupe de l’Eucharistieo. »
o – Lévitique 14.10 ; Malachie 1.11. Dialogue de Tryphon, ch. 41.
Soixante ans plus tard, nous rencontrons dans les écrits de Tertullien une belle description des usages religieux des chrétiens.
« Je vais montrer maintenant, dit-ilp, à quoi s’occupe la faction des chrétiens : après l’avoir défendue contre les calomnies, il faut la faire connaître. Unis ensemble par les nœuds d’une même foi, d’une même espérance, d’une même morale, nous ne faisons qu’un corps. Nous nous assemblons pour prier Dieu ; nous formons une sainte conjuration, pour lui faire une violence qui lui est agréable ; nous prions pour les empereurs, pour leurs ministres, pour toutes les puissances, pour l’état présent du monde, pour la paix, pour le retardement de la fin de l’univers. Nous nous assemblons pour lire les écritures, où nous puisons, selon les circonstances, les lumières et les avertissements dont nous avons besoin. Cette sainte parole nourrit notre foi, relève notre espérance, affermit notre confiance, resserre de plus en plus la discipline en inculquant le précepte. C’est là que se font les exhortations et les corrections, que se prononcent les censures au nom de Dieu. Certains que nous sommes toujours en sa présence, nous jugeons avec grand poids ; et c’est un terrible préjugé pour le jugement futur, quand quelqu’un a mérité d’être retranché de la communion des prières, de nos assemblées et de tout ce saint commerce. Des vieillards [anciens] président : ils parviennent à cet honneur, non par argent, mais par le témoignage d’un mérite éprouvé. L’argent n’influe en rien dans les choses de Dieuq ; et si l’on trouve chez nous une espèce de trésor, nous n’avons pas à rougir d’avoir vendu la religion. Chacun fournit tous les mois une somme modique, ou lorsqu’il le veut, s’il le veut et s’il le peut ; on n’y oblige personner : rien de plus libre que cette contribution ; c’est un dépôt de piété qu’on ne dissipe point en repas et en débauches : il n’est employé qu’à nourrir et à enterrer les pauvres, à soulager les orphelins sans bien, les domestiques cassés de vieillesse, les malheureux qui ont fait naufrage. S’il y a des chrétiens condamnés aux mines, détenus dans les prisons ou relégués dans les îles uniquement pour la cause de Dieu, ils y sont entretenus par la religion qu’ils ont confessée.
p – Apologie, ch. 39. Trad. de Gourcy.
q – Neque enim pretio ulla res Dei constat.
r – Nam nemo compellitur, sed sponte confert.
Il se trouve néanmoins des gens qui nous font un crime de cette charité. « Voyez, disent-ils, comme ils s’aiment ; » car, pour nos censeurs, ils se haïssent tous. « Voyez comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres ; » pour eux, ils sont plutôt prêts à s’entr’égorger. Quant au nom de frères que nous nous donnons, ils ne le décrient que parce que chez eux tous les noms de parenté ne sont que des expressions trompeuses d’attachement.… ! De véritables frères sont ceux qui reconnaissent pour père le même Dieu, qui ont reçu le même esprit de sainteté, qui, sortis du sein commun de l’ignorance, ont vu avec transport luire le jour de la même vérité…
Vous cherchez à décrier nos soupers, non seulement comme criminels, mais comme trop somptueux… Leur nom montre quel en est le motif : on les appelle agapes, d’un mot grec qui signifie charité. Quoi qu’ils puissent coûter, nous nous croyons bien dédommagés par l’avantage de nous faire du bien ; nous soulageons par là les pauvres… Vous voyez combien le motif de nos soupers est honnête : tout ce qui s’y passe y répond, et est également réglé par des vues de religion : on n’y souffre ni bassesse, ni immodestie ; on ne se met à table qu’après avoir fait la prière à Dieu. On mange autant qu’on a faim ; on boit comme il convient à des gens qui font profession de chasteté ; on se rassasie comme devant prier Dieu cette même nuit ; on converse comme sachant que Dieu écoute. Après qu’on s’est lavé les mains et qu’on a allumé les flambeaux, chacun est invité à chanter les louanges de Dieu, qu’il tire des saintes écritures, ou qu’il compose lui-même. On voit par là combien il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. »
Du temps de Tertullien, la substitution d’un seul homme (l’ancien qui présidait le culte), comme dispensateur du pain et du vin, au lieu de la participation mutuelle de tous autour d’une table commune, est devenue de règle. Il écrit quelque parts : « Le Seigneur a commandé de manger ce pain et de boire ce vin aux repas : tous doivent y participer. Nous les recevons, dans nos assemblées, avant la chute du jour ; ceux qui président ont seuls le droit de les distribuer. » — Tertullien paraît même avoir été le premier à donner à la Cène le nom de Sacrement.
s – De la couronne du soldat, ch. 3.
[Ibid. — Dans le latin classique, sacramentum fut d’abord une expression juridique. Plus tard il servit à désigner le serment militaire. Dans les anciennes versions du Nouveau Testament, il est fréquemment employé pour rendre le mot grec μυστήριον, mystère. Ainsi dans Éphésiens 1.9 ; Romains 16.39 ; 1 Corinthiens 13.2, etc. Dict. Christ. Antiq., art. Sacraments.]
Irénée, contemporain de Tertullien, se sert des mêmes expressions mystiques que Justin, mais en appuyant encore plus que lui. Il appelle aussi le pain et le vin un sacrifice, « l’oblation de l’Église que Dieu a commandé d’offrir dans le monde entier… mais que ne sauraient offrir les hérétiques dans leurs conventicules. » Et ailleurs : « De même que le pain produit par la terre n’est plus du pain ordinaire lorsque le nom de Dieu a été invoqué, mais devient l’Eucharistie, étant à la fois terrestre et céleste ; ainsi nos corps, lorsqu’ils participent à cette Eucharistie, ne sont plus corruptibles, mais peuvent espérer de ressusciter pour l’éternitét. »
t – Contre les hérésies, liv. IV, ch. 18, xvm, §§ 1, 4, 5.