Après les jours et les mois si troublés de 1848, il avait été doux pour M. Roussel de pouvoir quitter en bonne conscience la capitale et de chercher calme et retraite dans les Cévennes, sa patrie bien-aimée, dont il parlait si souvent au milieu de la vie agitée de Paris. Le beau soleil du midi, la solitude bienfaisante de la campagne, le retour au pays de son enfance avaient toujours eu pour lui en perspective un charme tout exceptionnel. Il se retira donc avec sa famille aux environs du Vigan, dans une campagne presque abandonnée, le Miraillet. Ce fut là qu’il passa d’abord quelques mois dans une retraite relative, mais non dans l’oisiveté. Partout il trouvait l’occasion de servir son Maître, de travailler, d’évangéliser ; il allait chaque dimanche prêcher dans une ou deux des églises des environs, partout désiré, appelé et reçu avec empressement. Quelques lettres de lui à cette époque nous le font voir aussi bon et généreux dans ses affections de famille que zélé dans cette œuvre de prédications.
Le Vigan, 17 novembre 1848.
« Cher oncle,
Vous ne me dites pas quelle somme vous serait nécessaire. C’est cependant l’important, car ce qui me manque, ce n’est pas la bonne volonté, mais l’étendue des moyens pour vous obliger. Veuillez donc me fixer la somme qu’il vous faut au juste… La république a singulièrement réduit mes ressources. Mon transport de Paris au Vigan en donne une idée, et ce qui me reste est en actions ou créances que je ne puis pas transformer en argent. Le peu d’espèces que j’ai à la maison me suffira difficilement pour payer nos dépenses journalières. Cela semble incroyable ; c’est cependant la vérité. Si vous ne pouvez pas négocier le billet dont je vous parle, j’essaierai de le faire au Vigan…
Dites à mon père que je prêche à Nîmes le 3 décembre, et que les dimanches suivants je prêche encore dans la direction de Sauve. J’ai aussi l’intention de m’arrêter à Sauve et même d’y coucher, etc. »
Ce que Napoléon Roussel ne dit pas à ce parent qu’il désirait obliger, c’est l’impossibilité de réaliser des fonds après la révolution, la nécessité dans laquelle il s’était trouvé de battre monnaie avec son argenterie, les charges qu’il avait volontairement acceptées vis-à-vis des élèves évangélistes, et la stricte économie qu’il devait apporter dans son propre ménage.
Toutefois, la diminution de ses ressources n’avait point resserré son cœur. Nous en voyons encore la preuve dans cette lettre, qui suivit de près la précédente :
Le Vigan, 22 novembre 1848.
« Cher oncle,
Je partage en frère avec vous l’argent comptant que je possède : je garde 200 francs et vous envoie 250 francs. Ce billet de banque sur Montpellier sera reçu partout sans perte et sans difficulté.
Votre bien affectionné neveu, N. Roussel. »
Il écrit encore :
Le Vigan, 31 décembre 1848.
« Cher oncle,
Jamais fin d’année ne m’a paru plus solennelle. Les bouleversements de notre patrie, la mort de nos parentsa sont bien propres à nous faire tourner nos pensées vers le Seigneur. Je sais, cher oncle, que votre cœur a déjà pris cette direction, et je m’en réjouis vivement. Plus vous avancerez, plus aussi vous reconnaîtrez que là, et seulement là, se trouve la joie véritable, la paix de l’âme que rien ne peut plus ôter. N’est-il pas vrai que la vie ne vous a pas tenu ce qu’elle vous avait fait espérer ? Et cependant, dans un autre sens, n’est-il pas vrai que la bonne nouvelle du salut que vous avez récemment entendue et acceptée vous apporte un bonheur bien plus grand que toutes les espérances trompées de cette vie ?
a – Non. son père et sa mère, qui vivaient encore, mais des membres de la famille de son oncle.
Donneriez-vous votre espérance céleste contre un siècle de vie pleine de jouissances terrestres ? Je ne le pense pas. Tant il est vrai que l’Evangile est cette eau qui désaltère et après laquelle on n’a plus soif.
Aussi je ne forme pour vous qu’un seul vœu, c’est que le Seigneur fortifie votre foi jusqu’à la pleine assurance du salut.
Je vous envoie le Culte du dimanche, parce que je crois que vous avez le Culte domestique.
Adieu, cher oncle, je vous embrasse cordialement et j’espère vous voir bientôt à la consécration de mon cousinb.
b – M. Arbousse-Bastide, aujourd’hui à Paris, l’agent infatigable de la Société des traités religieux, pour lequel il avait et eut toujours une affection fraternelle.
Votre affectionné, N. Roussel. »
La lettre suivante donne au courant de la plume un aperçu des dimanches de M. Roussel pendant ces mois de repos.
Le Vigan, 22 février 1849.
« Cher cousin,
Lundi 26 courant, à midi, chez M. Nines, à Ganges, aura lieu la première réunion de pasteurs orthodoxes projetée. Tâchez de vous y rendre et de nous apporter une proposition bien méditée d’avance.
J’ai chargé votre père de vous informer que je prêcherai le premier dimanche de mars à Anduze, selon que vous avez exprimé le désir de le savoir.
J’ai prêché dimanche dernier à Saint-Hippolyte, le précédent à Granges, en sorte qu’aujourd’hui je suis allé partout, excepté à Lasalle. Je compte bien tenir ma promesse pour Saint-Paul, mais peut-être vaut-il mieux attendre que je sois fixé à Montpellier. »
Et un mois plus tard :
Montpellier, 27 mars 1849.
« … Vous me demandiez de vous dire quand j’irais prêcher à Alais ou à Anduze, et aujourd’hui je réponds que, s’il plaît à Dieu, ce sera pour le lundi avant Pâques à Alais, et le lendemain à Anduze ; dans les deux villes probablement le soir ; cependant peut-être à trois heures.
Tous les jours de la semaine sainte sont promis depuis longtemps, depuis Alais, par étape d’église, jusqu’à Aulas. Jusqu’à présent voici mon projet : le lundi à Alais ; mardi à Anduze ; mercredi à Sauve ; jeudi à Saint-Hippolyte ; vendredi à Ganges ; samedi au Vigan ; dimanche à Aulas.
Si vous-même n’étiez pas retenu à Saint-Paul, je vous attendrais bien sur un de ces points, mais je n’ose guère l’espérer ; le formalisme ayant fait de cette semaine une expiation des péchés par la crucifixion de l’auditeur dans le temple avec sept ou huit clous de sermon ! Pauvres gens ! Traitez donc ce sujet dans la semaine sainte. Pour moi, je compte bien le faire un peu partout et un peu toujours. »
Les prédications de M. Roussel, très simples, mais incisives, pénétrantes et très évangéliques, devenaient de plus en plus populaires. Elles réveillaient partout un certain nombre d’âmes ; elles portaient, presque partout, la lumière de l’Evangile et la vie du Saint-Esprit dans des Églises que le rationalisme des pasteurs et le formalisme des auditeurs avaient depuis longtemps endormies. Aussi excitèrent-elles bientôt, chez quelques-uns de ses collègues, une jalousie et une opposition auxquelles on ne s’était pas. attendu tout d’abord.
Le premier symptôme de ces dispositions malveillantes se manifesta à l’occasion d’un discours de consécration que M. Roussel avait été prié de prononcer. En présence du candidat et des douze pasteurs réunis pour lui donner l’imposition des mains, le prédicateur, pénétré du néant de toute cérémonie religieuse dont la vie est absente, insista très fortement sur ce fait : que par elle-même, et si elle n’est accompagnée de la foi vivante en la présence de Jésus-Christ et en la puissance du Saint-Esprit de Dieu, l’imposition des mains ne confère rien, rien, RIEN !
Cette sortie ne fut pas immédiatement relevée ; c’eût été de la part de ces messieurs reconnaître trop naïvement qu’ils ne croyaient guère à la nécessité de l’œuvre du Saint-Esprit. Mais deux mots, dits en passant, dans le sermon, sur ce que le candidat, élève de professeurs rationalistes à Genève, avait ensuite embrassé le pur Évangile, ces deux mots servirent de prétexte à un petit article de journal intitulé Un scandale à Alais, article déclarant que, d’après une décision du Consistoire, la chaire serait désormais interdite à tout prédicateur qui n’aurait pas reçu une autorisation spéciale du Consistoire tout entier.
M. Roussel se demanda si, pour sa justification, il publierait le discours incriminé. Les amis chrétiens présents dans cette circonstance ne le jugèrent pas opportun ; et lui, par amour de la paix, laissa tomber l’affaire. Mais, à partir de ce moment, l’opposition, sourde d’abord, s’accentua de plus en plus contre lui. Aimé des troupeaux, recherché par eux avec ardeur, il se voyait refuser la chaire par plusieurs des pasteurs, non seulement à Alais, mais dans tous les environs.
Il écrit à ce sujet de Montpellier le 17 septembre 1850 : « Vous savez sans doute que j’ai prêché en dissident à Saint-Jean-du-Gard devant de nombreux auditoires, matin et soir, en plein champ… Ici s’ouvre pour moi une voie toute nouvelle. Évidemment si j’y entre il faudra abandonner les temples nationaux. Mais pour le moment du moins je ne pense pas que je doive répondre aux appels de ce genre. »
Il était, en effet, homme de paix, ennemi des rivalités et des discussions personnelles. S’il avait cru autrefois devoir répondre à l’appel de populations catholiques romaines, privées de la vérité et de la lumière de l’Evangile, il ne se sentait pas appelé à prêcher contre le gré des pasteurs officiels, même quand les troupeaux le faisaient appeler.
D’ailleurs le calme était rétabli dans la capitale. Les études de ses fils, commencées à la faculté de Montpellier, pouvaient être encore favorisées par le retour à Paris. Il se décida donc à quitter son cher midi, où les portes semblaient se fermer devant lui. Il se défit même par économie du mobilier complet qu’il avait apporté avec lui, et retourna avec sa famille dans ce Paris qu’il avait encore et toujours à cœur d’évangéliser.
Ce zèle missionnaire itinérant n’était pas sans inconvénients matériels. L’habitude et le désir persévérant de travailler sans salaire ne facilitaient pas les transports du nord au midi et du midi au nord. Il fallut faire à Paris une nouvelle installation (rue de l’Odéon), acheter un nouveau mobilier. Et cela était arrivé si souvent que sa femme, un peu fatiguée, déclara alors que si jamais elle était appelée à déménager de nouveau elle n’achèterait plus qu’une table en bois blanc et quatre chaises en paille ! Elle n’eut pas l’occasion de se tenir parole !