Nous sommes arrivés à Irénée, qui clôt cette première période de la formation du recueil évangélique. Ce Père est l’un des derniers porteurs des souvenirs personnels légués à l’Église par les membres du cercle apostolique, souvenirs qu’il avait apportés avec lui d’Asie Mineure en Gaule. Il appelle le recueil des évangiles canoniques « la colonne et l’appui de l’Église. » L’authenticité et l’autorité de ces quatre écrits, qui pour lui n’en font qu’un, l’Évangile à quatre faces, sont à ses yeux des faits aussi incontestables que, dans l’ordre de la nature, celui des quatre points cardinaux, et, dans le domaine de l’histoire, celui des quatre formes de l’alliance divine, celles de Noé, d’Abraham, de Moïse et de Jésus-Christ. Ce n’est certainement pas des analogies tirées de ces deux domaines qu’il conclut à la nécessité de quatre évangiles, ni plus, ni moins ; mais c’est parce que ce nombre lui était donné d’une manière absolument certaine par la tradition de toute l’Eglise, qu’il croit pouvoir en constater l’analogie avec ces faits, non moins divins et inébranlables, de la nature et de l’histoire.
A peu près à l’époque d’Irénée, nous rencontrons deux paroles écrites l’une en Egypte, l’autre en Syrie, qui s’accordent avec les déclarations de ce Père : celle, déjà citée, de Clément d’Alexandrie, qui, à l’occasion d’un passage de l’évangile des Égyptiens mentionné par lui, ajoute expressément cette remarque : « Mais cet écrit n’est point au nombre des quatre évangiles qui nous ont été transmis » (Strom. III, p. 553) ; l’autre, de Sérapion, évêque d’Antioche, vers 190, qui ayant trouvé l’évangile dit de Pierre dans une paroisse de son diocèse, nommée Rhossus, l’approuva ; d’abord, puis le rejeta après examen plus approfondi, en donnant cette explication : « Pour nous, frères, nous recevons Pierre et les autres apôtres comme le Christ ; mais, en gens avisés, nous rejetons les écrits faussement publiés sous leurs noms, sachant bien que ces écrits-là ne nous ont pas été transmis » (γιννώσκοντες οτι τὰ τοιαῦτα οὐ παρελάβομεν, Eus. H. E., VI, 12).
On peut affirmer avec certitude que cette reconnaissance de nos quatre évangiles et d’eux seuls était un fait définitivement acquis trente à quarante ans avant la fin du second siècle. Les âges suivants n’y ont rien changé. Au commencement du troisième siècle, Origène s’exprime ainsi (Eus. H. E. VI, 25) : « Selon que je l’ai appris par la tradition touchant les quatre évangiles qui seuls aussi sont reçus sans contradiction dans toute l’Église de Dieu qui est sous le ciel. » Un siècle plus tard, une déclaration toute semblable d’Eusèbe prouve que, dans l’intervalle, rien n’avait été changé ni par le retranchement d’un des quatre, ni par l’adjonction d’un cinquième. Il dit (III, 25) : « Au premier rang des livres universellement reçus on doit placer le saint quadrige des évangiles (τὴν ἁγίαν τῶν εὐαγγελίων τετρακτύν). » Lors donc que vers le milieu et dans les dernières années du quatrième siècle intervinrent pour la première fois des décisions officielles, les évêques, réunis en synodes à Laodicée, à Hippone et à Carthage, n’eurent autre chose à faire qu’à constater et à sanctionner ce que la tradition et l’histoire avaient fait avant eux.