La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

3.3 Période de la Réformation (XVIe et XVIIe ss.)

L’époque de la Réformation, qui fut l’âge de la controverse et de la polémique, se montra peu féconde dans le champ de l’apologie. Il n’y a guère à citer que les traités de Luther contre les Juifs : Wie mit den Juden, sie zu bekehren, zu handeln (1523) ; Wider die Sabbatter (1538) ; Von den Juden und ihren Lügen (1543).

Un peu plus tard cependant, trois grands ouvrages sont à retenir. Dirigés contre l’indifférentisme, le scepticisme et bientôt l’athéisme qui, sous les noms de Rabelais, Montaigne, La Rochefoucauld, Saint-Évremont, commençait à entraîner les esprits, ils sont dus tous trois à des plumes protestantes. — Le premier en date est celui de Duplessis-Mornay, dédié à Henri de Navarre et intitulé : De la vérité de la religion chrétienne, contre les Athées, Épicuriens, Payens, Juifs, Mahumédistes et autres infidèles (1579-1583). Le but qu’il annonce est « de repeindre au vif devant les yeux la vraie religion, et la joie, l’heur et la gloire qui la suit, afin que les voluptueux y cherchent leur joie, les avares leur bien, les ambitieux leur gloire, s’adressant de tout leur cœur à celle seule qui peut remplir leur cœur et saouler leur désir ». — Amyraut (de l’école de Saumurh) composa (1631-1652) un Traité des religions contre ceux qui les estiment indifférentes. Trois parties : I. A ceux qui admettent un Dieu, mais nient la Providence ; II. A ceux qui admettent la Providence, mais nient la Révélation ; III. A ceux qui admettent la Révélation, mais « n’estiment pas que cela oblige à suivre une forme de religion certaine et déterminée : secte de gens inconnue des anciens et née de nos temps ». Viguié nous avoue que la lecture de cet écrit lui a causé une déception. Il s’attendait « à être ébloui par les aperçus, les éclairs, les illuminations sortant de ces pages », qui ne lui ont procuré en définitive qu’une jouissance honnête. Il en conclut sagement que la théologie d’Amyraut n’a été « ni au-dessus ni au-dessous de l’idéal qu’il s’en était fait, qu’elle a été autrei  » tout simplement ; œuvre de transition et de conciliation, non de création. — Le plus célèbre, enfin, des apologistes de ce temps fut Hugo Grotius (arminien). Son ouvrage : De veritate religionis christianæ (1627), rédigé spécialement en vue des marins hollandais exposés à perdre leur croyance par le contact continuel avec les mahométans et les païens, eut un succès immense et fut traduit non seulement dans toutes les langues européennes, mais en arabe, en hindoustani et en chinois. Il comprend six livres. Les trois premiers traitent : I. de la religion générale ; II. de la vérité de l’Évangile ; III. de la crédibilité des Écritures. Le IVe réfute le paganisme ; le Ve le judaïsme ; le VIe le mahométisme. Le vice de forme éclate aux yeux : incohérence et manque de gradation. Le vice de fond est un intellectualisme incurable. Le christianisme est conçu comme une doctrine rationnelle divinement accréditée (exactement comme chez les apologistes du iiie siècle), et le Christ est ramené au rang d’un fondateur de religion, divin sans doute, supérieur à Moïse et à Mahomet, mais ne constituant pas l’objet même de la foi.

h – Réaction contre le calvinisme pur de Sedan, Montauban et Genève ; transition à l’arminianisme.

i – Viguié, ouvr. cité, p. 98.

Le plus grand nom du xviie siècle et l’un des plus grands de tous les temps, dans le domaine de l’apologétique, est celui de Blaise Pascal († 1662, 1re édition des Pensées 1669). Entre le dilettantisme sceptique de Montaigne, le doute scientifique de Descartes, et l’autoritarisme dogmatique de la hiérarchie romaine, Port-Royal défendait tout ensemble les droits de la vérité en elle-même et ceux de l’individu. C’est à ce courant que se rattache Pascal ; mais il le porte d’un coup, par la force du génie, jusqu’à sa conception suprême.

L’apologétique de Pascal commence par établir la concordance du christianisme avec les besoins actuels mais éternels de la nature humaine, et part du véritable état de l’homme, à la fois si grand et si misérable, pour arriver à Jésus-Christ. — Elle ne néglige pas cependant, comme on est parfois disposé à le croire, l’usage des preuves externes ou historiques. C’est ce qu’atteste l’ordre des Preuves de la religion dressé par Pascal lui-même en ces termes : « Morale, — Doctrines, — Miracles, — Prophéties, — Figures » ; et la série des arguments résumée sous les douze chefs que voici :

  1. La religion chrétienne [prouvée] par son établissement (par elle-même établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature) ;
  2. la sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne ;
  3. les merveilles de l’Ecriture sainte ;
  4. Jésus-Christ en particulier ;
  5. les apôtres en particulier ;
  6. Moïse et les prophètes en particulier ;
  7. le peuple juif ;
  8. les prophéties ;
  9. la perpétuité ;
  10. la doctrine, qui rend raison de tout ;
  11. la sainteté de cette loi ;
  12. par la conduite du monde.

Ce planj, donné d’abord et développé oralement à l’un des Pères de Port-Royal, jeté ensuite sur un chiffon de papier, n’a jamais, à vrai dire, été exécuté. Ce que nous possédons de Pascal ne s’y rapporte que d’une manière très vague ; et la majeure partie des Pensées actuelles devaient probablement entrer dans une introduction. Il est clair que le plan est inférieur comme enchaînement et gradation aux Pensées elles-mêmes. Aussi ne faut-il pas préjuger d’après lui de la valeur positive de l’œuvre complète qui en serait sortie. Il n’en était qu’une expression provisoire.

jPensées de Pascal (2me édit. Astié, p. 17 et p. 602).

M. Boutroux divise ainsi l’apologétique de Pascal : 1. De l’homme à Dieu ; 2. Dieu ; 3. de Dieu à l’hommek. Mais toute l’anthropologie du grand janséniste doit se placer auparavant. L’homme, à la fois comme sujet et comme objet de la connaissance, c’est là le point de départ.

kRevue hebdomadaire des cours et conférences. 24 mars à 24 mai 1898. C’est en suivant cette importante étude que nous donnons l’analyse ci-après.

Apologétique de Pascal

L’homme

A. — Grandeur de l’homme. — L’homme est grand parce qu’il est divers (changeant) et complexe. Complexité et diversité au prix desquelles le changement et la multiplicité des choses matérielles ne sont que torpeur et pauvreté.

1° L’homme est changeant parce qu’il est pensée et passion. — L’homme est pensée ; il est né pour penser (Descartes). Mais les pensées pures promptement le fatiguent et l’abattent. Il lui faut du remuement et de l’action ; il est nécessaire qu’il soit agité par les passions. La passion est notre être effectif et réel. La passion seule nous rend heureux. Or la passion n’est pas l’opposé de la raison (comme le voulaient les stoïciens) ; c’est le mode de la pensée. C’est la pensée appropriée à la condition d’un être qui ne la peut soutenirl. A mesure qu’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes. La qualité de la passion fait celle de la raison. Dans une grande âme, tout est grand. — La passion est grande ; elle est aussi puissante. Rien n’est fort comme la passion. Plus que la pensée pure, elle nous rapproche de notre fin : l’infinité. — Seulement l’homme ne supporte, à la longue, pas davantage la passion que la penséem ; Le rythme est l’artifice qu’emploie le fini pour se grandir et se rapprocher de l’infini. Il faut que l’homme se ramasse dans le recueillement, pour se déployer ensuite brusquement. Sans ce rythme (entre la pensée et la passion) on ne concevrait pas cette inondation de passion qui (dans l’amour par exemple) est nécessaire pour ébranler et remplir une grande âme. — Mais si l’homme est tout passion, et si la passion est essentiellement une alternance de repos et de mouvement, comment s’étonner qu’il fasse paraître un continuel changement ?

l – N’est-ce pas déjà une marque de faiblesse et de misère ? Mais Pascal ne le remarque pas.

m – N’est-ce pas encore un signe de faiblesse ?

2° L’homme n’est pas seulement un être divers ; il est de plus singulièrement complexe. La matière, mode de l’étendue, se divise en parties homogènes : tel n’est pas le cas de l’esprit. Il se compose, au contraire, de parties hétérogènes ; qualités et facultés tellement liées entre elles qu’à prétendre les isoler on les altérerait radicalement. La complexité infinie de l’âme humaine se manifeste par la difficulté même qu’il y a à porter sur les hommes un jugement exact. Les principes du géomètre (ou du logicien), clairs mais gros, qui ne conviennent qu’aux choses relativement simples, ne sont ici d’aucune utilité. Les principes qui expliqueraient les actions humaines sont au contraire excessivement déliés et en nombre infini ; les saisir d’emblée est impossible. Il faut voir les choses d’un coup d’œil, embrasser le tout d’un regard, et non marcher d’une partie à l’autre par le raisonnement. L’esprit qui est de mise pour connaître l’homme, ce n’est pas l’esprit géométrique, mais l’esprit de finessen, lequel va, non des parties au tout, mais du tout aux parties.

n – Sens psychologique, intuition morale. Qu’il faille l’employer pour connaître l’homme, c’est précisément un signe de sa grandeur.

Tel est le premier aspect sous lequel l’homme nous apparaît. C’est un infini de changement et de complexité infiniment supérieur à tout ce que la matière peut produire de plus parfait. En ce sens, tout en l’homme est grandeur et noblesse.

B. — Misère de l’homme. — Essayons de définir les « raisons de ces effetso » en pénétrant plus avant.

oRaison des effets. Titre de plusieurs pensées sur ce sujet.

L’homme est essentiellement changeant. Quelle est la cause de ces changements ? — On peut concevoir que le changement naisse d’une tendance de l’indéterminé vers la détermination, d’une marche vers le progrès (Aristote, H. Spencer). Mais le mouvement peut avoir une autre cause. Il peut être l’effet d’une contradiction interne : l’impossibilité de demeurer dans un état mauvais et douloureux. — De même la complexité peut être l’union harmonieuse d’éléments complémentaires, ou la réunion brutale de parties disparates. — De ces deux explications, laquelle pour l’homme, est la vraie ?

Une étude attentive et impartiale montre que c’est la dernière. L’homme intérieur est un composé de contradictions. Considérons-les d’abord dans nos facultés, puis dans notre nature, puis dans le moi lui-même.

Nos facultés. — En ce qui concerne les facultés affectives, tout homme recherche le bonheur : c’est la loi de son être, un mouvement naturel et nécessaire. Or, ce bonheur, il est hors d’état de l’acquérir. Nous avons, en effet, des inclinations contradictoires. Nous désirons à la fois le repos et l’agitation, la science et le plaisir. De ces inclinations, l’une ne peul être satisfaite que si l’autre est contrariée. Ici donc, point de joie qui n’enveloppe une souffrance. Partant point de bonheur possible.

De plus, chaque inclination est soumise à un perpétuel changement. L’effort même que nous faisons pour la satisfaire la modifie, jusqu’à la changer, par dégoût ou lassitude, en inclination contraire. Comment construire sur ce fonds qui se dérobe ? Le bonheur, pour cette deuxième cause, est impossible.

Enfin il y a en nous un mystère plus étrange encore. Le plus souvent, ce que nous désirons, c’est tout simplement autre chose que ce que nous avons. Une chose qui n’est ni plus belle, ni plus rare, ni plus raisonnable, ni plus solide, mais qui est autre. — D’où vient cela ? D’une puissance décevante qui est en nous, dont le propre est de ravaler l’objet que nous possédons pour parer des plus vives couleurs celui qui nous manque : l’imagination. C’est l’imagination qui donne le prix aux choses, non la raison. Elle nous occupe du passé et de l’avenir. Ainsi nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Nos facultés intellectuelles (de perception, ou de connaissance) sont entre elles dans une contradiction analogue. — L’homme qui cherchait le bonheur cherche maintenant la vérité. Et la vérité lui échappe comme lui échappe le bonheur. Les sens et la raison ne voient pas de la même manière. Les uns voient les choses comme finies ; l’autre les voit comme infinies. Où est la vérité ?

Contradiction encore entre la raison et le cœur. La raison juge par principes ; le cœur par sentiment. La première se règle sur la lumière naturelle ; le second sur notre plaisir ou sur nos affections. Comment asseoir la vérité ?

Il y a plus. Notre raison même porte en soi une contradiction interne. Elle prétend juger, elle a l’impérieux besoin de juger, et, en fait, elle manque de principes de jugements. En dépit des allégations des philosophes, il n’y a pas de principes rationnels. La raison n’est, au fond, que la faculté de raisonner : elle suppose des principes et doit les recevoir du dehors. Elle les reçoit en effet, mais sans se l’avouer à elle-même. Elle les reçoit indifféremment de ce qu’il y a de plus relevé dans le cœur et de ce qu’il y a de plus bas dans les sens. Elle ne trouve pas en elle de raison pour préférer ceci à celap. C’est une machine qui travaille à sa façon la matière quelconque qui lui est fournie. Dès lors comment formuler la vérité ?

p – La preuve, c’est que tout a été déclaré rationnel, la vertu et le vice, au cours de l’histoire de l’esprit humain.

Notre nature. — Il en va de notre nature comme de nos facultés. On pourrait croire ou espérer (on l’a cru bien souvent) lever ces difficultés, résoudre ces oppositions en poussant plus avant, en pénétrant jusqu’à la nature humaine ; en prenant pour guide l’unité permanente de la nature humaine. Sequere naturam, c’était la devise des anciens. La nature est la grande conciliatrice. — Mais qu’est-ce que la nature ? Pascal a appris de Montaigne et de sa propre observation à mesurer la force de la coutume. Elle contraint la nature. Elle transforme la nature. Elle devient, une seconde nature. Dès lors qui nous prouve que ce que nous appelons notre nature n’est pas une première coutume ? Notre nature elle-même nous fuit d’une fuite éternelle. Nous ne la saisissons, nous ne l’arrêtons, nous ne la fixons nulle part. Nous sommes et nous ne sommes pas. Tout notre être n’est que contradiction. Et la vérité nous échappe irrémédiablement avec notre être même.

Tel est l’aspect second sous lequel l’homme nous apparaît. Il ne nous apparaît plus grand et noble, mais chétif et misérable. Un chaos de forces, d’appétits, de besoins, d’aptitudes, contradictoires et fuyants.

Le moi. — Nous n’avons pas encore épuisé ce qui constitue l’homme. Par delà ses actions, ses facultés, sa nature intérieure, il y a le moi qui se pense et se connaît. Aurait-il peut-être la force et l’unité nécessaires pour mettre l’harmonie dans sa nature et dans le jeu de ses facultés ? — Mais au moment même où je cherche à m’y appuyer pour ordonner ma nature et ma vie, je remarque qu’il y a en moi un mal extraordinaire qui a échappé jusqu’ici à mon attention : c’est le besoin impérieux et continuel de divertissement. Considérons la fin dernière de tous nos actes : ce qu’on envie et ce qu’on prise dans le monde, la richesse, la puissance, la gloire, tout cela n’a d’autre mérite que de nous empêcher de penser à nous. Quelle est la fonction de ce grand nombre de gens qui entourent constamment le roi et l’accablent de plaisirs, d’occupations et d’affaires ? C’est de l’empêcher de penser à soi. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. « Le paysan, le maçon, le soldat se plaignent de leur travail. Qu’on les mette à ne rien faire. » Ils souffriront bien davantage.

Qu’est-ce donc que ce moi qui nous cause une telle horreur et une telle épouvante ? Dans le Discours sur les passions de l’amour, Pascal a écrit une phrase remarquable : « Les petites choses flottent dans la capacité [infinie] du cœur de l’homme. » C’est là le dernier mot de notre condition. Notre cœur est comme un abîme infini et vide. Nous avons horreur de ce vide qui, à le bien prendre, est une mort. Nous cherchons donc à remplir notre cœur. Mais le monde ne nous offre que des objets finis, tous également impuissants à nous satisfaire. Pour tromper notre souffrance, nous passons constamment de l’un à l’autre, mais notre souffrance demeure, parce que nous sommes toujours également loin du but où nous tendonsq. — Voilà pourquoi nous sommes en fuite perpétuelle de nous-même. Nous sentons que c’est en nous-mêmer qu’est la cause de tous nos maux et qu’il n’y a nul moyen de nous guérir. Il faut donc nous distraire.

q – La réponse est insuffisante. Il y a plus que la distance de l’infini au fini.

r – Oui, en nous-même, et non dans le rapport de l’infini du cœur et du fini des choses. (C’est en nous-même que gît le mal moral, la mauvaise conscience, la culpabilité.)

Mais cet effort pour nous divertir en nous fuyant nous-même est-il suivi du succès ? — Nous nous fuyons toujours ; nous ne nous échappons jamais. La contradiction demeure. Le moi infini continue à se dresser en face du moi fini.

Tel est le dernier aspect sous lequel l’homme se présente à lui-même. Ni simplement grand, ni simplement misérable, mais à la fois grand et misérable ; grand par cela même qu’il se sent misérable.

Que conclure ? Un être aussi étrange est-il bien ce qu’il devrait être ? Sa nature ne serait-elle pas dénaturée ? N’y aurait-il pas, dans un monde qui lui serait supérieur, un ordre de choses propre à fournir l’explication et le remède de sa condition présente ? Il le semble. En effet, considérez l’homme au point de vue matériel ou physique. Il est un milieu entre deux infinis, l’un de petitesse, l’autre de grandeur ; un tout à l’égard de l’atome, un néant à l’égard de l’univers. Cette situation dans le monde visible ne serait-elle pas une image, un symbole ? l’image, le symbole de la situation de l’homme dans l’ensemble des choses ? Pourquoi n’y aurait-il pas, au-dessus du monde humain (monde de la pensée, qui dépasse infiniment le monde des sens), un monde qui dépasserait infiniment le monde de la pensée : le monde supérieur, le monde absolu, le monde de l’amour ? — La raison, à elle seule, ne le peut savoir. Mais elle peut le pressentir, le supposer, puisqu’elle est invitée à cette recherche par les problèmes que lui pose sa propre nature. L’homme, ce « monstre incompréhensible » à lui-même et aux autres, qu’il faut « abaisser quand il se vante », qu’il faut « vanter lorsqu’il s’abaisse » ; l’homme, contradiction douloureuse et énigme à soi-même ; l’homme doit chercher, s’il sent du moins ce qu’il est ; et chercher au-dessus de lui, s’il veut espérer trouver une solution qui soit l’harmonie, c’est-à-dire le bonheur et la vérité.

II. de l’homme à Dieu

Infiniment grand et infiniment misérable, l’homme cherche. Les philosophes ont cherché et cherchent encore. Ils ne trouvent rien, parce qu’ils n’ont connu que l’ordre naturel, et qu’ils sont ainsi retombés toujours sur la même contradiction d’où ils partaient. Dogmatistes et pyrrhoniens, stoïciens et épicuriens (qui sont en définitive l’aboutissant de toutes les philosophies et leur dernier mot) s’y efforcent vainement. Il y a dans la raison quelque chose qui résiste à tous les pyrrhonismes, et dans la nature encore quelque chose qui résiste à tous les dogmatismes ; parce que cette nature, comme cette raison, est double et opposée à elle-même : grande dans sa misère, misérable dans sa grandeur. A qui ne dispose que d’un seul sujets il est impossible de sortir de la contradiction, car les deux états ne peuvent ni subsister seuls, à cause de leurs défauts, ni s’unir, à cause de leurs contradictions.

s – C’est-à-dire à qui conçoit l’homme comme simple, un.

Le problème est-il donc insoluble ?

Voici : en dehors des philosophies, il existe des enseignements, qui se donnent comme révélés. Ces enseignements sont les religions, et parmi elles, la religion chrétienne. Dans la déroute des philosophies, il importe de les consulter. Or, selon le christianisme, l’homme a passé par deux états : un état de pureté et de sainteté, puis un état de péché et de corruption. Mais Jésus-Christ est venu comme réparateur et, par lui, le rétablissement de l’homme dans sa grandeur primitive a été rendu possible. Telle est la doctrine chrétienne.

Comparée avec le problème que nous offre la nature humaine, cette doctrine s’y adapte singulièrement. En effet, la philosophie ne pouvait résoudre la question parce qu’elle ne connaissait qu’un seul sujet : la nature humaine, où elle mettait à la fois la grandeur et la misère. Mais la religion chrétienne nous donne deux sujets distincts : la nature et la grâce. A la première se rapporte la misère, à la seconde la grandeur. Cette dualité de sujets lève la contradiction.

Est-ce à dire que l’apologie de la religion chrétienne est achevée ? — Elle est à peine commencée. Le christianisme se présente maintenant à l’homme qui cherche comme une hypothèse. Cette hypothèse est-elle la vraie ? Toute la question est là. Il y a bien des hypothèses qui, pour être plus ou moins commodes, c’est-à-dire explicatives, n’en sont pas plus vraies (telle la matière subtile de Descartes). Il faut donc maintenant nous approcher de plus près, considérer la religion chrétienne en elle-même, et, pour cela, fixer notre attention, non plus sur l’homme, mais sur Dieu.

III. Dieu

C’est le troisième moment de l’apologie de Pascal. Il se divise en trois phases : De la connaissance à la foi ; la foi ; de la foi à la connaissance.

A. — De la connaissance à la foi. — L’homme qui cherche la foi unit dans son effort toutes les facultés et toutes les énergies de son être ; mais s’il fait effort, il obéit aussi et se rend à la grâce divine. Il y a coopération intime de toutes nos facultés, et coopération de l’homme et de Dieu. Et ainsi ce que nous allons décrire successivement (selon l’esprit géométrique) et séparément, doit être conçu comme simultané et inséparable.

Analysons d’abord la part qui revient au sujet, puis celle qui revient à l’objet, dans le passage de la connaissance à la foi.

Le sujet, c’est l’homme. L’homme a trois moyens pour s’élever de la connaissance à la foi : la raison, la coutume, l’inspiration.

La raison. Elle ne démontre pas les choses de la foi. Mais elle peut préparer les voies en ôtant les obstacles. — Elle prouve (par l’incertitude même et la diversité de ses principes, qu’elle reçoit de toutes mains) que les raisons pour la foi valent bien les raisons contre, de sorte qu’on peut se décider pour la foi sans que la raison soit contredite.

Il y a plus. Elle est capable (comme faculté de raisonner, et là elle est infaillible) d’apporter une raison décisive de se décider en faveur de la foi. C’est ici que se place le fameux argument du parit. Il consiste à démontrer que si la raison incertaine se décide à jouer l’existence de Dieu à pile ou croix, elle doit prendre croix que Dieu est. L’argument se ramène à ces deux thèses : a) Il faut, nécessairement parier. « Nous sommes embarqués », c’est-à-dire que nous vivons et que chacune de nos actions implique une décision sur notre destinée. Il est clair que nous ne pouvons pas agir de même si Dieu est ou si Dieu n’est pas. Une action, c’est un parti que nous prenons nécessairement pour ou contre Dieu. Une action, c’est une gageure. Nous ne pouvons pas ne pas parier. Comment parierons-nous ? — b) Nous devons parier que Dieu est. En effet, il y a deux choses à considérer dans un pari : le nombre des chances et l’importance du gain ou de la perte. La raison que nous avons de choisir l’un ou l’autre des termes de l’alternative est exprimée par le produit de ces deux facteurs. Or, considérons que poser Dieu, c’est poser l’infini. Faisons maintenant le nombre des chances que Dieu existe aussi petit que l’on voudra : disons qu’il y a une chance que Dieu soit contre cent, contre mille, contre un million ou un milliard — il n’importe — que le monde existe seul. D’autre part faisons aussi grande que l’on voudra la somme des biens que la vie présente nous promet ; aussi grande que l’on voudra, mais cependant finie, puisque le monde est fini. Dans ces conditions, le terme du pari que Dieu est, représente une chance multipliée par l’infini, donc un nombre infini de chances. Tandis que le terme du pari que Dieu n’est pas, étant considérable, mais toujours limité, il est clair que la première quantité est supérieure à la seconde. Il y a mathématiquement un nombre considérable, mais limité de chances que Dieu ne soit pas ; il y a mathématiquement un nombre infini de chances que Dieu soit. C’est l’intervention de l’infini qui impose ce résultatu.

t – Qui n’est point un hors-d’œuvre dans la doctrine de Pascal, un simple argument ad hominem à l’usage du sceptique chevalier de Méré (comme on l’a cru). C’est le terme où doit aboutir nécessairement une raison qui va jusqu’au bout de son raisonnement.

u – Mais on remarquera que ce résultat, s’il vaut pour l’existence de Dieu, ne signifie rien pour la vérité du christianisme. — De plus, vaut-il même mathématiquement ce que Pascal croit qu’il vaut ? Cela lui a été contesté.

Ce raisonnement est rigoureux mathématiquement. Cependant, précisément parce qu’il est mathématique, il ne convainc que la raison. Et que sert dans la vie, que sert pour la foi une connaissance purement rationnelle ? — Il faut donc aller plus loin, et faire passer l’affirmation de Dieu de l’intelligence dans le cœur.

La coutume. Le moyen de ce passage c’est la coutume. Nous savons ce que représente la coutume relativement à la nature : une seconde nature. Il s’agit donc de modifier la nature, le cœur, par la coutume. C’est dans ce sens que Pascal écrit : « Prenez de l’eau bénite, faites dire des messes ; naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. » — On s’est souvent scandalisé de cette parolev. Il importe d’en saisir le sens et la situation. Pascal ne parle pas à un incroyant endurci, mais à un sceptique qui voudrait croire ; à un homme que sa raison a convaincu de l’existence de Dieu, mais dont le cœur ne suit pas la raison. Il ne s’agit donc pas de recommander des pratiques machinales ou hypocrites, comme substituts ou même comme sources de la croyance. Il s’agit, pour un homme convaincu par la raison que Dieu est, de se livrer aux pratiques qui ouvrent la voie du cœur, parce qu’elles diminuent les passions et rendent à l’esprit sa sincérité et sa simplicité premières. (Cela vous « abêtira » de toutes les fausses philosophies et traditions de l’esprit qui sont devenues parties intégrantes de votre nature. Abêtir de la sorte, dans la pensée de Pascal, c’est assagirw.)

v – Pour beaucoup elle est devenue un argument en faveur du scepticisme de Pascal.

w – « Vous voulez guérir de l’infidélité, et vous en demandez le remède… Cela diminuera vos passions qui sont vos grands obstacles. »

L’inspiration. Mais la pratique, la coutume restent encore insuffisantes. Une seule chose suffit : la grâce, l’inspiration divine. Si la raison et la coutume ont quelque valeur, c’est que déjà elles sont inspirées par la grâce ; elles traduisent et rendent sensibles l’action de la grâce : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. » « S’offrir par les humiliations aux inspirations », qui seules produisent le vrai et salutaire effet, la certitude et la vérité, voilà le terme de l’effort du sujet dans sa marche de la connaissance à la foi.

Quelle est maintenant la part de l’objet ?

L’objet qui doit fournir une base à votre foi c’est la Biblex. Livre étrange et unique en son genre. En effet, c’est le livre des juifs, et il les dépeint infidèles, il les condamne. Expression de la religion juive, il annonce sa propre péremption. L’histoire que raconte ce livre offre un autre contraste : elle présente à côté d’une religion statutaire et rituelle, une religion intérieure et vivante. Et les deux s’y combattent à mort, jusqu’à ce que la religion spirituelle triomphe, ce qui n’est le cas dans les annales d’aucune autre religion.

x – Sur ce point j’abrège beaucoup, d’abord parce que c’est ici la partie la plus confuse des notes de Pascal et la moins développée ; ensuite parce que nombre des pensées de Pascal relatives à la Bible n’ont plus aujourd’hui la même valeur.

De plus ce livre pose des problèmes qu’on ne rencontre point ailleurs. Il abonde en contradictions. Il montre Dieu comme présent et comme absent. Il mentionne des prophéties dont les unes se réalisent et les autres ne se réalisent pas. Il est parfois très clair et parfois très obscur, très spirituel et très matériel, ordonné et désordonné, mélange bizarre d’enseignements sublimes et de récits insignifiants.

Quelle est la clef de ces contradictions ? Elle se trouve dans une contradiction suprême qui les résume toutes.

Dans ce livre lui-même, en effet, il nous est dit que Dieu a voulu aveugler les uns et éclairer les autres ; et le Dieu qui se révèle se nomme en même temps un Dieu caché. — Mais si cette contradiction explique logiquement tout le reste, elle demeure inexplicable en elle-même. Comment Dieu peut-il se plaire à tromper et à perdre ses créaturesy ? Ce qui paraît blasphématoire au sens naturel (à l’homme lisant la Bible avec les seules lumières de sa raison) va nous devenir cependant très intelligible et sera jugé très digne de Dieu, quand nous l’aurons compris à la lumière de la foi.

y – Voilà tout le problème de l’ inévidence morale, et ce que Pascal dit ici de la Bible peut s’appliquer à l’ensemble de réalités spirituelles.

B. — La foi. — Nous étions jusqu’ici dans la marche qui va de la connaissance à la foi ; l’objet de la connaissance qui conduit à la foi, c’était la Bible. Et maintenant l’objet de la foi elle-même, c’est Jésus-Christ. — Par Jésus-Christ nous obtenons l’inspiration, la grâce. Mais de quelle manière ? Nous ne pouvons la conquérir nous-mêmes : elle cesserait d’être grâce si on la méritait. D’autre part Dieu ne nous sauve pas sans notre participation : nos actes ne sont pas indifférents ou inutiles, Jésus-Christ ne prend pas purement et simplement notre place devant le tribunal de Dieu. La vérité, c’est qu’il y a concomitance et que Jésus-Christ est le moyen de cette concomitance. En lui la nature et la grâce se sont réunies. Par lui notre nature rejoint la grâce, et la grâce rejoint notre nature. Nous ne sommes sauvés que si nous renouvelons en nous la passion de Jésus-Christ, si nous souffrons et prions avec lui. Il y a là une union mystérieuse en laquelle l’homme n’est nullement anéanti. C’est l’union que produit l’amour (c’est la vérité de foi qui précède et engendre toutes les autres). Grâce à cette capacité ou propriété de l’amour, ni l’homme n’est anéanti dans son union avec Jésus-Christ, ni son action ne s’ajoute à celle de Dieu, comme les choses matérielles s’additionnent les unes aux autres. Mais l’homme pénètre Dieu, et Dieu l’homme, comme des personnes se pénètrent les unes les autres.

Et dès lors nous comprenons cette proposition étrange, scandale et clef de tous les scandales bibliques : « Dieu veut éclairer les uns et aveugler les autres. » Cela signifie que Dieu aveugle les superbes, parce que les moyens qu’il emploie sont destinés à aveugler ceux qui ne croient qu’en eux et en leur propre raison. Mais Dieu éclaire les humbles, parce que les moyens qu’il emploie sont destinés à éclairer ceux qui confessent leur misère et attendent de Dieu la lumière. Il est juste et nécessaire que les premiers soient livrés à leur orgueil impuissant ; il est juste et nécessaire que les seconds soient sauvés de leur impuissance douloureuse.

Tout se passe comme si nous pouvions, par nous-même, obtenir le secours de Dieu. Et en effet, il dépend de nous de l’obtenir ou non. Mais en même temps le seul moyen de l’obtenir est de renoncer à notre vaine sagesse, à nos vains plaisirs ; en un mot, de nous renoncer nous-même.

C. — De la foi à la connaissance. — Si maintenant nous redescendons de la loi à la connaissance et que nous relisions la Bible, tout s’y éclaire et s’y concilie. La conduite de Dieu dans les événements, jugés à la lumière de la foi, nous apparaît merveilleuse.

Nous trouvions dans la Bible des prophéties non réalisées ; c’est que nous les entendions mal. Nous leur attribuions un sens matériel, terrestre, tandis qu’elles ont un sens spirituel. Les Juifs attendaient un Messie puissant selon le monde parce que, charnels, ils lisaient charnellement les prophéties. Le croyant, l’homme que la foi éclaire, sait que l’ordre de la grandeur matérielle n’est rien devant l’ordre de la charité, et il entend le Messie dans l’ordre de la grandeur morale.

Il en est de même des figures. Les figures veulent être prises pour ce qu’elles sont, et il y faut un œil qui voie à travers les voiles.

Il en est encore de même des miracles. Les miracles veulent être discernés, comme les figures, et il y faut un esprit qui ne se laisse pas tromper par l’existence des faux miracles.

Et de même encore de l’univers entier que la foi contemple désormais dans son essence, dans son harmonie, dans sa beauté spirituelle. Et ainsi de suite. διὰ πίστεως γὰρ περιπατοῦμεν, οὐ διὰ εἴδους. C’est le mot d’ordre du croyant.

IV. De Dieu à l’homme.

Fermons le cercle, revenons à notre point de départ : l’homme. — Livré à lui-même, à sa raison naturelle et à sa nature elle-même, il était un assemblage de contradictions. Les lumières de la foi et l’œuvre en lui de la foi (ou de la grâce) vont y rétablir l’ordre et l’harmonie.

Le conflit, en gros, venait d’une rupture des rapports normaux et réciproques du cœur (ou volonté), de la raison et des sens.

1° Le cœur, livré à lui-même, allait d’une pente invincible vers le moi, qui se faisait le centre de tout et creusait ainsi cet abîme dans lequel flottaient les petites choses de ce monde. C’était l’effet du péché enraciné dans notre nature. — Dirigé, soutenu par la grâce, le cœur va vers Dieu et domine toutes nos facultés.

2° Les sens, que, dans l’état naturel, nous faisions juges des choses spirituelles et divines, et à l’aide desquels nous prétendions, à tort, trancher les questions de notre destinée, ne sont relatifs qu’au monde matériel (de l’espace, du temps et du mouvement). Ils perçoivent les faits matériels, et ne perçoivent que cela — l’homme le reconnaît en devenant croyant, — comme le cœur perçoit les réalités morales (le fond des choses, les premiers principes, le principe des principes : Dieu).

3° La raison est située entre ces deux facultés d’intuition (c’est-à-dire de perception des données premières) comme un serviteur entre deux maîtres. Ce fut notre mortelle erreur de lui attribuer des principes et une autonomie propres. La raison est une faculté purement formelle, celle de raisonner. Elle ne peut s’exercer que sur une matière qui lui est fournie du dehors. Cette matière, ce sont les données des sens — quand il s’agit de connaître le monde des corps, — et l’action de la grâce sur la volonté (le cœur) — quand il s’agit de connaître le monde de la charité.

Charité, esprit, corps, tels sont, à partir de Dieu, les trois ordres, les trois termes de la hiérarchie. — La diversité et la complexité, la passion et la pensée (grandeur de l’homme) restent ; mais les contradictions (sa misère) sont abolies.

Et ainsi va se résoudre le problème fondamental, où aboutissaient toutes les méditations de l’homme sur sa nature et sur sa condition. L’homme peut combler la capacité infinie de son cœur par la foi (ou la grâce) qui le met en relation avec Dieu et lui donne le moyen de jouir de Dieu, qui est l’infini même. A l’infinie capacité de l’homme correspond maintenant une substance infinie, qui le remplit. La disproportion qui faisait sa misère a disparu. Reposant en Dieu, alimentant sa vie de la vie de Dieu, il n’a plus besoin, ni de se distraire, ni de se fuir lui-même ; il a la vie, qui jaillit de Dieu en lui comme une source inépuisable de bonheur et de force.

Ainsi se termine cette apologie qui est, à vrai dire, autre chose et plus qu’une démonstration de la vérité, car elle réclame et implique la conversion même de l’incrédule et le salut du pécheur.

*

La méthode de Pascal peut être appelée la méthode du point de vue. Il tient pour capital, si l’on veut comprendre une doctrine, de se placer au point central d’où tout part et où tout se rapporte. Ce fut la méthode de tous les grands philosophes : Platon, Leibnitz, Descartes, Spinoza ; la propre méthode de la métaphysique. Mais, ici ; le moyen diffère de celui des métaphysiciens. Ils cherchent avec la raison seule ; Pascal veut que l’homme cherche avec toutes ses facultés : raison, cœur, volonté, sentiment, σὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ. De là vient l’envergure de son apologétique, qui contient et traverse successivement les principales disciplines du savoir humain : anthropologie, psychologie, philosophie, logique, histoire, théologie, théorie de la connaissance.

Il y a plus. L’action de l’âme n’est que le dehors de la méthode. L’intérieur et le vrai, c’est l’action de la grâce attirant l’homme et suscitant le travail de l’âme. Ainsi la méthode de Pascal est à la fois naturelle et surnaturelle. C’est Dieu même s’unissant à l’homme pour le transporter au centre de la vérité.

Cette vérité, point de vue suprême, n’est autre que Jésus-Christ. Qu’est-ce que Jésus-Christ ? La conciliation des contraires, l’harmonie des contradictoires, la synthèse de la misère et de la grandeur, du fini et de l’infini, de la nature et de la grâce, de l’homme et de Dieu. « Je suis le chemin, la vérité et la vie », telle est la parole qui résume le mieux le rôle que Pascal attribue à Jésus-Christ. En sorte que, si par le premier côté (la recherche de la vérité par tout l’homme) l’apologie de Pascal était profondément humaine, par ce second côté elle est profondément évangélique.

Et pourtant, elle reste plus métaphysique que morale (par son point de vue). La nature corrompue de l’homme y tient une plus grande place que son péché ; la douleur et la souffrance (besoin de divertissement du moi) une plus grande place que la coulpe et les jugements moraux de la conscience. Dieu y est déterminé plus par la substance et par l’infini que par la charité et la personne ; l’homme, par la pensée et par le fini, plus que par la responsabilité et la liberté. « Dans la première partie elle-même, où l’auteur s’est complu à faire saillir en traits étincelants les contrastes et les douloureuses contradictions de la nature humaine, afin d’établir sur l’aveu de ce désordre la nécessité d’un secours supérieur et divin ; dans ce tableau des multiples misères humaines, ce qui apparaît au premier plan, ce ne sont pas, comme dans le chap. 7 de l’épître aux Romains, les luttes de la conscience aux prises avec la loi divine, mais les oppositions de toute sorte qui surgissent entre l’homme et sa nature désorganiséez », les conflits qui éclatent au sein de l’homme lui-même, et entre l’homme et l’univers. C’est que Pascal est géomètre et catholique. On a pu dire avec raison que si les angoisses de Paul furent celles de l’Israélite en quête de la véritable justice, celles de Pascal furent davantage les anxiétés du philosophe en présence des mystères de l’espace et du tempsa. En sorte que là-même apparaît une certaine infériorité. Le nœud du problème est manqué. Les questions morales sont abordées sous un angle à la fois eudémoniste et intellectuel, qui les amplifie pour l’imagination et l’intelligence peut-être, mais les atténue pour la conscience.

z – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 32.

a – Voir Gretillat, Pascal et Montaigne (Chrétien évangélique, juillet 1890).

Malgré cette légère déviation, on doit reconnaître dans l’apologétique de Pascal une donnée véritablement originale et créatrice. Cette donnée, non pas nouvelle puisqu’elle est chrétienne (évangélique, biblique) au plus haut point, mais pour la première fois employée dans un ouvrage de ce genre et jusqu’alors parfaitement étrangère à la philosophie, depuis Socrate jusqu’à Descartes, se trouve dans la théorie de la connaissance. Pascal ne fait dépendre la certitude religieuse, ni des témoignages sensibles, ni de l’exercice de l’intelligence, ni de l’autorité extérieure, mais du cœur, c’est-à-dire du seul organe humain qui soit conformé pour appréhender les vérités de cet ordre, — le cœur, dont Pascal dit qu’il a ses raisons que la raison ne connaît pas, et que nous appellerions aujourd’hui la conscience ou le sens intime. — En introduisant cette théorie de la connaissance religieuse et morale dans la pensée humaine, en la justifiant et en l’employant avec la maîtrise que l’on sait, Pascal a fait sortir l’apologétique — et avec elle toute la théologie et toute la philosophie morale — des vieilles ornières où elle se tenait. Il a préludé à l’apologétique moderne. Nous datons de lui sous ce rapport.

Mais il est évident qu’en basant de la sorte la certitude religieuse et morale, Pascal tombait du même coup dans le doute métaphysique. Il n’accordait aucune confiance aux certitudes rationnelles ou sensibles dans un domaine qui échappait aux prises des sens et de la raison. Il réalisait, avant Kant, et sans en avoir parcouru tous les intermédiaires, l’attitude que nous avons vu prendre à Kant dans la Critique de la raison pure, et redevenait sur ce terrain le disciple de Montaigne et l’émule de Descartes (dans sa première manière, celle du scepticisme transcendantal). Réduit à la raison, l’auteur des Pensées ne voit plus que motifs de doute et de contradiction, en lui-même, dans la nature et dans l’univers. Il s’exprime à ce sujet d’une façon qui a paru troublante à plusieurs. Il ne faut pas s’étonner dès lors qu’il se soit fait accuser de scepticisme par ceux qui n’ont pas compris ou qui n’ont pas voulu admettre ses prémisses, par les esprits superficiels, cartésiens ou éclectiques (en particulier V. Cousin) qui cherchent l’évidence morale là où elle n’est pas et la méconnaissent là où elle se trouve.

Huet, l’évêque d’Avranches, que son érudition a rendu presque légendaireb, fit paraître, presque en même temps que les Pensées, sa Demonstratio evangelica (1679). Le titre même en indique la méthode : c’est une démonstration. Ce que le mathématicien n’avait pas cru possible : démontrer mathématiquement la vérité chrétienne, le théologien le tenta. — Il fut d’ailleurs obligé d’en rabattre et confessa plus tard, dans son livre sur la Faiblesse de l’esprit humain, l’insuffisance de la méthode dialectique pour établir les vérités de la foi.

b – C’est de lui qu’on raconte qu’un paysan qui était venu plusieurs fois voir son évêque, et qui chaque fois avait été éconduit avec cette réponse : « Monseigneur étudie », s’écria enfin : « Quand Dieu nous donnera-t-il un évêque qui ait fini ses études ! »

Encore une apologétique protestante avant d’arriver au xviiie siècle : celle d’Abbadie, le théologien hollandais, dédiée à l’électeur de Brandebourg sous ce titre : Traité de la vérité de la religion chrétienne (1684). Ce livre est supérieur aux précédents parce qu’il est affranchi de l’érudition indigeste qui alourdissait ceux de Duplessis et d’Amyraut, mais il reste tributaire de leur méthode générale « qui place la force de la démonstration dans l’accumulation des preuves subsidiaires et des appuis réciproques que se prêtent mutuellement des arguments dont la certitude reste hypothétiquec. » Le succès de cette apologie fut prodigieux. « Les savants dans leurs recueils, écrit Viguié, ne trouvent pas de mots pour exprimer leur admiration, et les esprits éclairés, dans l’Eglise protestante, manifestèrent une joie bien légitime à l’apparition d’un ouvrage qui était une gloire pour eux tous. Mais c’est dans l’Église romaine que l’enthousiasme aussi est au comble ; les catholiques les plus fervents et les plus fanatiques prodiguent les éloges à Abbadie ; oui, Mme de Sévigné elle-même. On connaît son mot souvent répété : « C’est le plus divin de tous les livres ; cette estime est générale. Je ne crois pas qu’on ait jamais parlé de la religion comme cet homme-là, » et tous ces esprits cultivés rivalisent de louanges. Nous recueillons tous ces témoignages, nous les savons sincères et bien sentis, mais nous demeurons confondus au souvenir d’une date : nous sommes en 1685d. »

c – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 32.

d – Révocation de l’édit de Nantes (ThéoTEX). Viguié, ouvr. cité, p. 115 et 116.

Je ne cite que pour mémoire la Théodicée de Leibnitz, dont les prémisses déterministes et optimistes ne pouvaient que compromettre à la fois la cause de la religion et celle de la philosophie. On sait ce que devint la pensée de Leibnitz entre les mains de Wolff et de ses successeurs.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant